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La seconde chance - J. T. McINTOSH

La seconde chance - J. T. McINTOSH 
  
Encore te thème des univers parallèles ! J. T. McIntosh, dont la réputation n'est plus à faire, s'en sert pour traiter la situation du retour en arrière de la nouvelle chance qui permet de refaire sa vie et de réparer ses erreurs. Ce n'est pas à un tel auteur qu'on fera le reproche de ne pas savoir donner vie à des personnages et d'ignorer le sentiment. La brillante nouvelle que vous allez lire montre précisément que la science-fiction peut être sentimentale sans pour cela être bête ni plate7 .  
    
Un dernier adieu à ses amis et Gene Player sauta dans le taxi qui devait le conduire à l'immeuble de la Seconde Chance. En ce qui les concernait, il était à présent, mort : ils ne le reverraient jamais. Du moins, pas dans cet univers. 
Par contre, lui, les reverrait… 
Le chauffeur faillit s'évanouir à la vue du pourboire. 
— « Peut-être que je devrais la fermer, » dit-il, « mais je me connais, j'en deviendrais insomniaque. Vous m'avez donné cinq mille dollars, mon vieux. » 
Pour toute réponse, Gene désigna du doigt l'immeuble de la Seconde Chance. 
— « Oh ! » dit l'autre, « je comprends. Quand même, vous n'aviez personne à qui vous auriez aimé les laisser ? » 
— « Non, » dit Gene. 
Il avait déjà remis une partie de son argent à ceux de ses amis qui, pensait-il, en avaient le plus besoin. Suffisamment pour alléger leur existence. Une autre partie était allée aux bonnes œuvres. Le reste reviendrait à Belinda – même si elle était Mrs. Harry Scott. 
Il longea les vastes couloirs de l'immeuble, sans prêter la moindre attention à leurs étalages publicitaires. Il les avait déjà vus, dans neuf univers similaires, à quelques différences près. Il prêta, si possible, encore moins d'attention à ceux qui regardaient les vitrines : l'air hésitant, préoccupé, incertain, rongeant leurs ongles, un pas en avant pour deux en arrière, ou vice versa… 
Évidemment, la première fois, c'était une grande décision à prendre. Pour peu que vous ayez un tant soit peu réussi dans la vie vers 40, 50 ou 60 ans, la glorieuse perspective de vous retrouver à nouveau jeune, fort, en pleine santé, et probablement amoureux, était considérablement tempérée par une autre perspective : celle d'avoir à tout recommencer à zéro. Vous lever le matin à sept heures, et travailler dur toute la journée pour un salaire qui n'atteindrait pas le dixième de ce que vous gagniez présentement. Avoir, de nouveau, à affronter telle ou telle situation. Voir, de nouveau, vos parents mourir… 
De plus, il n'était pas le moins du monde certain que vous réussissiez mieux la seconde fois. Amolli par le succès, vous pouviez très bien ne pas travailler avec autant d'acharnement. Ou vous pouviez très bien donner dans une erreur que vous aviez su éviter auparavant. 
Bref, vous pouviez améliorer votre vie – ou vous pouviez la gâcher. 
Bien qu'il y eût 85 chances sur 100 pour qu'ils échouent de la même façon, les ratés de l'existence, surtout, étaient désireux de s'octroyer une Seconde Chance. Peu d'entre eux en avaient l'occasion, cependant, ne possédant pas le capital nécessaire pour s'offrir un Retour en Arrière. 
Parce qu'il se trouva soudain devant une cabine visiphonique vacante, Gene eut envie d'appeler Belinda. C'était parfaitement spontané, il ne lui avait pas dit au revoir, et n'en avait pas l'intention. 
Avant même d'avoir entièrement médité son geste, il se trouvait dans la cabine, et formait sur le cadran le numéro d'appel. 
Le visage de Belinda apparut sur l'écran, l'air surpris. 
— « Comment, Gene, vous aviez promis…» 
— « Je me trouve à l'immeuble de la Seconde Chance, » dit-il. « Je retourne en 1975. » 
Son regard s'adoucit. Elle garda le silence. 
Belinda Scott appartenait à ce type de femmes qui sont plus belles vers la trentaine qu'à vingt ans. Elle avait toujours été jolie, mais la maturité apportait à sa beauté un plénitude, un éclat précieux. 
— « Vous ne me verrez jamais plus, » dit Gene. « Mais moi, je vous reverrai. » 
Il y avait de l'affection dans les yeux de Belinda, mais pas d'amour. Il n'y aurait jamais d'amour. 
— « Gene, » dit-elle doucement, « ne pouvez-vous simplement accepter le fait que pour moi il n'y aura jamais que Harry ? » 
— « Et si Harry mourait ? Si je le tuais, par exemple ? » 
Elle secoua la tête, souriant. 
— « Vous ne feriez pas ça, Gene. » 
— « Non, » dit-il lentement, « je ne ferais pas ça… » 
— « Bonne chance, Gene…» Son chaud sourire s'évanouit en même temps qu'il coupait la communication. 

* * 
Il quitta la cabine et grimpa à l'étage. Il savait exactement où aller. Tiens, la secrétaire n'était pas la même, cette fois. Il se demanda ce qui avait pu arriver à l'ancienne petite blonde, ce qu'elle pouvait bien faire au lieu d'être la secrétaire de Pethick. 
Ce dernier n'avait pas changé. Il ne connaissait pas Gene. Mais cela n'avait pas d'importance. 
Pethick avait l'air d'un canard dodu. Un œuf sur un ballon, le tout supporté par deux petites jambes tristes et maigres. Il avança vers Gene, main tendue. 
— « Mr. Player ? Ravi de vous rencontrer. J'ai lu tous vos livres. » 
La première fois, Gene s'était senti flatté, avait parlé de ses romans et découvert que Pethick les avait effectivement tous lus. Par la suite, il ne s'était plus donné cette peine. 
— « Franchement, Mr. Player, » ajoutait Pethick, quoique, en tant que Directeur de la Compagnie de la Seconde Chance, je sois heureux et flatté de ce que vous ayez envisagé d'avoir recours à nos services, vous m'en voyez désolé en tant que fidèle lecteur. » 
— « Merci, » répondit Gene automatiquement. Les paroles les plus sincères peuvent paraître curieusement dénuées de sens lorsque vous les entendez pour la neuvième fois… « Mais je n'envisage pas. J'ai déjà envisagé. Je pars. » 
— « Il y a pourtant certaines choses qu'il me faut vous dire…» 
— « Je les connais. Je suis déjà passé par là. » 
— « Oh !…» Pethick parut très intéressé. « M'avez-vous déjà rencontré dans d'autres Univers ? » 
— « Toujours. » 
— « Toujours… Mais combien de fois…» 
— « Neuf fois. C'est la dixième. » 
Pethick parut stupéfait. 
— « Et chaque fois vous revenez ici ? Eh bien, vous devez avoir une importante raison…» 
— « Je l'ai. » 
— « Mr. Player, si, ayant tenté de changer quelque chose, vous avez déjà échoué neuf fois, il y a de fortes chances pour que vous ayez affaire là à une situation clef, ce que nous appelons un Immuable. Dans ce cas…» 
— « Je sais. Libre à moi de ressayer. » 
— « Bien sûr, mais…»  
— « Je désire revenir au 3 juin 1975. » 
— « C'est la date la plus reculée que nous puissions atteindre, » dit Pethick, frappé par la coïncidence, « Et ce n'est que depuis cette semaine que nous avons reçu l'autorisation de porter aussi loin nos Retours en Arrière. » 
— « Je le sais aussi. Voilà pourquoi je suis ici. » 
— « Vous avez attendu jusqu'à 1986 de façon à pouvoir revenir en 1975 ? » 
— « Oui. » 
Pethick était plus que surexcité. Il n'avait pas eu depuis longtemps un client aussi intéressant que ce Gene Player. 
— « Est-ce que ça marche toujours comme prévu ? Est-ce que vous atterrissez toujours exactement…» 
— « Onze heures trente, mardi 3 juin 1975. Il pleut toujours, et je me fais à chaque fois tremper. Je ne portais pas d'imperméable, ce jour-là. » 
— « Peut-être pourrions-nous vous faire arriver un peu plus tard dans la journée, disons…» 
— « Je vous en prie, Mr. Pethick. Je ne voudrais pas être désagréable, mais imaginez-vous que j'ai déjà tenu, neuf fois de suite, une conversation qui ressemblait étrangement à celle-ci. » 
— « Bien sûr, Mr. Player. » 
— « Peut-être pourrions-nous interrompre ce bavardage et passer aux choses sérieuses ? » 
Comme d'habitude, Pethick prit un air offensé. 
En vérité, d'univers à univers, peu de choses changeaient aussi peu que Pethick. À partir du moment où vous reveniez en arrière, vous faisiez, pensiez, disiez, des choses différentes, créant ainsi un monde nouveau. Cela n'avait pas la moindre incidence sur celui que vous laissiez : il continuait à tourner gaiement sans vous. Par contre, pour celui dans lequel vous entriez, ou rentriez, c'était une autre histoire. En quelques jours, vous pouviez être la cause de remarquables changements. 
Il y avait, cependant, quelques événements, quelquefois tout petits, quelquefois grands, quelquefois même d'apparence tout à fait insignifiante, qui ne changeaient pas. Qui ne pouvaient pas être changés. 
Les Immuables. 

* * 
Pas d'examen médical : quelques secondes après l'opération, le corps actuel serait, de toute façon, comme mort. 
Ce n'était pas exactement le voyage spatio-temporel. En fait, rien ne voyageait, si ce n'est la conscience et la mémoire. Voilà d'ailleurs pourquoi personne ne pouvait emporter d'argent. 
Votre conscience et votre mémoire étaient ramenées dans le « Vous » d'un autre univers, à n'importe quel moment situé entre le 3 juin 1975 – date à laquelle avait commencé cette pratique – et la date actuelle, soit, dans le cas de Gene, le 9 février 1986. 
Naturellement, l'opération ne pouvait avoir le moindre intérêt que dans la mesure où l'on se souvenait. Gene saurait exactement tout ce qu'il avait appris à la date du 9 février 1986, plus ce qu'il savait déjà le 3 juin 1975. Certes, le choc serait grand pour le Gene Player de 1975, mais il savait qu'il le supporterait. 
Le côté technique de la chose ne l'intéressait pas le moins du monde. C'était de la vieille histoire. 
Pethick avait été médusé lorsqu'il lui avait mis sous le nez un chèque d'un montant de 191 732 dollars, coût exact de l'opération, y compris les extras, taxes, etc. Mais cela non plus n'était pas nouveau. 
Ils le prévinrent que cela allait avoir lieu. Il se contenta de hocher la tête, sachant qu'il exaspérait tout le monde par tant de flegme. 

* * 
Il se trouvait dans une rue de la ville, courant pour s'abriter d'une averse soudaine. 
Le cerveau et le corps étaient ceux d'un Gene Player de 26 ans, non de 37 ans, et quoique son esprit de 1986 tentât immédiatement de prendre les rênes, le choc fut si grand qu'il trébucha de tout son long. 
Le temps de se relever, il était déjà trempé, et le problème de l'abri avait perdu de son urgence. La foule massée sous les portes cochères le regardait avec curiosité. 
Personne ne soupçonna ce qui venait de se produire, car si, effectivement, d'aucuns avaient pu entendre parler du Retour en Arrière, sorti ce jour même du stade expérimental pour passer officiellement dans le domaine commercial, ils n'y croyaient pas encore vraiment. 
La pluie stoppa brusquement, à sa grande surprise. Son arrivée n'avait tout de même pu produire un effet si immédiat sur le temps. Il regarda sa montre. Onze heures quarante et une minutes. Vingt et une minutes de retard sur l'horaire habituel. 
Fantaisie pour fantaisie, Pethick aurait bien pu, dans ce cas, reculer encore son heure d'arrivée de cinq minutes, pour lui éviter cette douche. 
Le soleil brillait à nouveau, et une vapeur montait des rues. La horde humaine quitta ses abris et trotta vers ses affaires. 
Le Gene de 1975 s'émerveillait, incrédule. Mais, comme d'habitude, c'était le Gene de 1986 qui se tenait aux contrôles. Avant une heure ou deux, ils auraient fusionné complètement. 
Les gens n'avaient pas changé, mais la mode ne laissait pas de l'étonner, chaque fois. Il était difficile de croire que le XXe siècle avait pu comporter une période de telle pudibonderie. Et cependant, elle s'étalait, là, sous ses yeux, dans sa phase la plus aiguë. En 1975, les Conseils des Cités avaient même fait interdire dans les salles la projection de films datant de plus de deux ans. Motif : la honteuse dépravation des vêtements féminins d'avant 1973. Les filles de vingt ans niaient avec la dernière violence avoir pu arborer à 17 ans des shorts ou des décolletés dénudant leurs épaules.  
Cette curieuse période ne devait avoir qu'une vie brève, et, Gene se le rappela, il ne se passerait pas six mois avant que la mode changeât à nouveau, pour en venir à la lubricité des années 80, suivie par la nudité, bien innocente en comparaison des années 85. 
Bien entendu, de mornes couleurs s'alliaient à la morne mode actuelle : des marrons, des bleus marine, des gris, des noirs. Personne, mais absolument personne, n'aurait osé porter du rouge. 
Gene se secoua. 1975 et sa sotte pudibonderie, toute superficielle, n'étaient pas réellement une surprise. Le choc avait été de l'ordre de celui que l'on peut ressentir à la vue d'une très vieille photographie. 
Il avait à faire. 
Premièrement, passer à la Banque et solder son compte. Avec ce qu'il avait dans les poches, cela ferait 347 dollars et 71 cents. Pas énorme, mais suffisant. À cette somme allait s'en ajouter une autre, car il allait être renvoyé. 
Il n'alla pas voir Mr. Kynock, des Wheatie Puffets, et lorsqu'à onze heures dix, il pénétra dans les bureaux de la Maison de Publicité Motet, Mr. Carswell l'attendait, bouillant de rage. 
— « Player, Mr. Kynock vient d'appeler. Il semble que vous ne soyez pas allé le voir. » 
— « Non, » dit Gene laconiquement. 
— « Et pourquoi, je vous prie ? »  
— « J'avais mieux à faire. » 
Carswell frisa l'apoplexie. 
— « Player, je vous fous à la porte ! » 
— « Merci, » dit George d'un ton reconnaissant. Ça c'était déroulé encore plus vite que d'habitude. 
Ses affaires sous le bras et son chèque dans la poche, il se disposait à quitter les lieux lorsqu'il buta sur Carswell, dans les couloirs. Ce dernier s'était considérablement calmé. 
— « Peut-être suis-je allé un peu vite, Player, » dit-il. « Je suis sûr que vous pourrez m'offrir une explication raisonnable de votre emploi du temps. Nous ne désirons pas réellement nous priver de vos services. Vous ne manquez pas d'un certain talent pour les trouvailles publicitaires. »  
— « Merci, vous êtes trop bon, » murmura Gene automatiquement, et sans s'arrêter il le dépassa et sortit. 
Voilà. Il suffisait de ne plus vouloir des gens pour qu'ils veuillent de vous. Et vice versa. 
Toujours philosophant, il se retrouva pour la seconde fois de la journée au milieu de la rue, et la chaleur de midi l'enveloppa. 
La Première fois, et même la Seconde, quoique avec déjà moins de conviction, il avait désiré conserver sa situation, avait plaidé sa cause auprès de Carswell, qui s'était montré inflexible. Par la suite, Gene n'avait plus eu qu'une envie : partir, et, bien entendu, dès ce moment, Carswell lui avait demandé de rester. 
Peut-être était-ce là une indication quant à la manière dont il devait se conduire avec Belinda. Il rumina la question durant le déjeuner. 
Inutile d'essayer de la joindre immédiatement. Elle avait déjà rencontré Harry Scott – il ne pourrait, hélas, jamais remonter jusqu'à elle avant ce moment crucial de son existence – et de la sienne. 

* * 
Harry Scott était un ami de Gene, et la première fois, celui-ci n'avait rencontré Belinda qu'après son mariage avec Harry. Les fois suivantes, il s'était arrangé pour faire sa connaissance dans bien des circonstances et des lieux différents. En tout cas, rejoindre Belinda au Canada, où elle devait se trouver en ce moment, c'était courir au-devant d'un échec : elle était accompagnée de sa tante, qui chaque fois éprouvait automatiquement pour lui, et ce dès le premier regard, une antipathie invincible, dont les résultats n'étaient rien de moins que désastreux. 
Non, Gene avait trouvé un moyen étrange, invraisemblable, dangereux et pour tout dire absolument insensé, de faire la connaissance de Belinda le jour même de son retour du Canada, qui se situait à quelques semaines de là. Et il ne voyait pas pourquoi ça ne fonctionnerait pas cette fois-ci aussi bien que les dernières fois. À ce point-là, tout paraissait toujours démarrer à la perfection. Ce n'était qu'après que Belinda tombait si amoureuse de Harry que rien au monde ne pouvait plus l'en détourner. 
Il s'agissait, cette fois, de tirer le maximum de leur première rencontre. S'il échouait durant ces minutes vitales, plus aucune chance ne lui serait laissée par la suite. 
Entre-temps, il avait du pain sur la planche, car, comme tout le monde, il lui fallait de l'argent. Cependant, il faisait si chaud qu'au lieu de rentrer tout droit dans son petit studio étouffant, il traîna un peu dans un parc voisin après déjeuner – ce qu'il n'avait jamais fait les autres fois. Et, immédiatement, une série de changements s'amorça. 
Le studio en question, encore que ce fût un bien grand nom pour une si petite chose, surplombait le parc, et il pouvait y être en cinq minutes, prêt à s'atteler à la tâche. Aussi s'assit-il en vue de l'effort prolongé qu'il allait devoir fournir. 
C'est alors qu'il vit la blonde. 
Elle aurait dû porter un pull-over et un short, et non pas cette horrible longue chose noire et grise qui l'enserrait jusqu'aux chevilles. Curieux qu'elle fût seule. Une fille comme celle-là devait attirer les hommes comme des mouches, même en 1975. 
Le fait de savoir que son futur était parfaitement déterminé à l'avance, et qu'il pouvait prévoir exactement ce qui allait arriver, le rendait en quelque sorte plus libre, plus insouciant, peut-être moins conscient qu'il l'eût été en temps ordinaire. 
Il était déjà à ses côtés. 
— « Vous n'avez pas fait tomber votre mouchoir ? » dit-il. 
Elle l'ignora. 
Elle était très jeune, probablement pas vingt ans. Et encore plus jolie qu'il ne l'avait cru de loin. 
— « Comment se fait-il que vous ne l'ayez pas fait tomber ? » 
— « Impossible. Je n'en ai pas. » 
— « Voulez-vous dire que si vous en aviez eu un sur vous, vous l'auriez laissé tomber ? » 
— « Je ne veux rien dire de la sorte ! » répliqua-t-elle vivement. « Et maintenant, voudriez-vous être assez aimable… » 
— « Merci. Très volontiers. » 
Et il s'assit à côté d'elle. 
Déconcertée, elle ne put s'empêcher de sourire. Bon début, décida-t-il. Curieux comme le fait qu'une seule femme au monde compte pour vous peut rendre les choses faciles avec les autres. Peut-être était-ce le même système qu'avec sa situation chez Motet. Vous pouviez obtenir n'importe quoi, pourvu de ne pas le désirer. 
— « Vous seriez pourtant jolie…» dit-il. 
Bien joué. Elle tourna vers lui un ravissant petit nez. 
— « Si quoi ? » 
— « Si vous portiez des vêtements féminins. » 
Le petit nez se releva vers le ciel. 
« Je m'appelle Gene Player, et je suis écrivain. » 
Pas de réponse. 
Après tout, ça lui était égal, et son travail l'attendait. Il se leva. 
— « Moi, Doreen Barett, » dit-elle tout de suite. 
Il se rassit. 
Bien entendu, tout ceci n'avait pas la moindre importance. La seule femme qui eût de l'importance, c'était Belinda. Il l'aimait à présent depuis… oui, depuis quatre-vingt-dix-neuf ans : 11 X 9.  
Et puis il commençait à être fataliste. Après tout, si ce qui arrivait toujours avec Belinda devait encore se produire, quel mal y aurait-il à avoir sous la main, éventuellement, une Doreen Barett ? 
Il réintégra son studio dans la soirée, et se mit au travail. Il s'agissait de rattraper le temps perdu. 
Il inséra une feuille de papier dans la vétuste machine à écrire, tapa le titre, « a la face du ciel », roman par Gene Player, et les pages succédèrent aux pages, au rythme d'une toutes les dix minutes. Lorsqu'il s'arrêta, à trois heures du matin, il avait écrit soixante pages, soit 15 000 mots. 
« À la face du ciel » devenait meilleur à chaque renaissance, constata-t-il. Débarrassé de tout délayage, de toute lourdeur inutile. Seule l'action réelle subsistait, mot pour mot. Et chaque fois le style en était plus ferme, plus sûr. Chose curieuse, en dépit de ces changements mineurs, qui, à la longue, finissaient par être considérables, on en vendait, à chaque fois, exactement le même nombre d'exemplaires. 
À l'origine, il n'avait écrit « À la face du ciel » que quelques années plus tard, après des mois de piétinement, et ne l'avait livré aux presses pour la première fois, en 1975, qu'avec la plus grande inquiétude. Il n'ignorait pas qu'un grand succès pouvait très bien n'être plus qu'un four simplement en paraissant dix ans plus tôt ou dix ans plus tard. Surtout un livre comme « À la face du ciel » avec ses passages osés, que les sévères années 75 pouvaient très bien blâmer et condamner, étouffant son succès dans l'œuf. 
Ses inquiétudes étaient sans sujet : dans les années 75, comme à l'époque victorienne, la moralité publique était contrebalancée par l'immoralité privée. Chacun crierait haro sur « À la face du ciel » mais chacun le lirait. 
Le lendemain, il écrivit 15 000 autres mots avant d'aller rejoindre Doreen dans le parc. Contrairement à sa promesse, elle n'était pas là. Qu'elle aille au diable ! Il rentra, écrivit encore 10 000 mots. 
Le surlendemain, à l'aube, il se remit devant sa machine, l'œil hagard, non rasé. Ce ne fut que vers l'heure du déjeuner qu'il abandonna, à bout de forces. Épuisé, les jambes tremblantes, trempé de sueur, le visage couvert de barbe, il descendit dans cet état dans le parc afin de prendre un peu l'air. 
Doreen était là, qui l'attendait, l'assourdissant d'explications et d'excuses pour n'être pas venue la veille, alors qu'elle l'avait promis… 
Dans son impatience à s'expliquer, elle n'avait pas pris le temps de le regarder vraiment. Son apparence la frappa soudain. 
— « Mais… que se passe-t-il ? » dit-elle. » Vous avez l'air de sortir de l'enfer. » 
— « J'en sors, » dit Gene. « Vous n'étiez pas là, hier. » 
Elle était très jeune… 
— « Oh ! vraiment, Gene, est-ce que cela vous importait à ce point ? Je n'aurais pas pensé…» 
Mais elle était aussi intelligente. Et, avec indignation : « Vous vous moquez ! Cela n'avait rien à voir avec moi ! » 
Il sourit. Elle était trop mignonne. 
— « Qu'est-ce que vous avez fait ? » demanda-t-elle. 
— « J'écris un livre. J'ai rédigé 40 000 mots, depuis que je vous ai quittée. » 
— « Cela vaut-il la peine d'y travailler si durement ? » 
— « Sûrement. Cela va être un best-seller. » 
— « Comment le savez-vous ? » 
— « Appelez ça la foi. » 
Doreen était intriguée, impressionnée. Elle avait dix-huit ans, et Gene commençait à regretter de l'avoir jamais rencontrée. De toute évidence, fraîche, franche, innocente, elle qui n'avait jamais été amoureuse de sa vie, n'avait jamais eu à ruser avec des hommes qu'elle n'aimait pas, elle était en train de tomber amoureuse de lui, et cela risquait d'être une complication. 
Il n'avait jamais perdu Belinda à cause d'une autre femme, mais il y avait un commencement à tout. 
D'un autre côté, s'il échouait, une fois de plus, auprès de Belinda, ce n'était peut-être pas la peine de briser d'avance le cœur de Doreen… S'il la perdait vraiment, il lui faudrait bien, quoique sans grand enthousiasme, se tourner vers quelqu'un d'autre… Pourquoi pas celle-ci ? 
Sauf que cette fois, il n'était pas question de perdre Belinda. Voilà pourquoi ce n'était pas très joli vis-à-vis de la petite. 
L'amour de Belinda pour Harry ne pouvait pas être un Immuable. Il se refusait à en admettre même la possibilité. 
Les Immuables… Personne ne savait au juste ce qui les constituait, quelle était leur raison d'être. C'était des événements qui devaient arriver, quelle que soit la manière dont ils étaient amenés. 
Par exemple cette explosion atomique à Pittsburgh, en 1981. Après qu'elle se soit produite, un technicien avait fait un Retour en Arrière de quelques jours, pour mieux en situer exactement toutes les causes, de façon à pouvoir, non pas la supprimer de l'Univers où elle avait déjà eu lieu, ce qui n'était plus possible, mais éviter qu'elle advienne dans les autres, en l'empêchant. 
Rien de surprenant à ce que le technicien qui se porta volontaire fût de ceux dont la femme et la famille entière avaient été tués dans la catastrophe. Il parvint à sauver sa femme et sa famille – mais l'explosion n'en eut pas moins lieu. Elle se produisit dans tous les Univers que Gene eut l'occasion de connaître – et il commençait à devenir un expert ès-Univers. On arrivait à limiter les effets du désastre, mais celui-ci se produisait toujours. Toujours. 
Il y avait un autre Immuable, de moindre importance, que Gene commençait à connaître par cœur : 
La Première fois, il avait assisté à un combat de boxe poids lourds, au cours duquel Frank Boisey avait remporté la victoire sur Fats Homeier, par K.O. au 7e round. La Seconde fois, il n'avait pas pris la peine de s'y rendre, sachant ce qui devait arriver. Or, cette fois-là, Boisey battit Homeier aux points sur plus de 15 rounds. 
Gene n'y prêta pas grande attention à ce moment-là, mais fut cependant suffisamment intéressé pour louer une place au premier rang, lors de la Troisième fois. Cette fois-là, Homeier battait Boisey à plate couture depuis neuf rounds, lorsque soudain Boisey gagna par K.O., le premier coup qu'il eût réellement porté depuis le début du combat. 
Gene avait depuis lors découvert que ce combat, qui de toute évidence n'était pas truqué, devait être l'un de ces étranges Immuables… Quoi qu'il s'y passât, et même si Homeier devait y dominer la situation pendant les neuf dixièmes du temps, Boisey devait gagner. 
Sachant tout cela, Gene se refusait néanmoins à admettre qu'il pût y avoir quoique ce soit d'immuable dans l'amour de Belinda pour Harry Scott. 
Immuables ou non, cette fois les choses allaient changer. 
Voilà pourquoi il avait ce sentiment de culpabilité vis-à-vis de Doreen. 

* * 
Lorsqu'il la revit, il en était à plus de cent mille mots. 
Le bureau où elle travaillait fermait deux heures pour le déjeuner. Il ne lui fallait pas quinze minutes pour picorer son repas, ce qui lui laissait beaucoup de temps à passer dans le parc… 
À présent, pas le moindre doute : elle était tombée complètement amoureuse de lui. Bien sûr, étant une jeune fille bien élevée, elle ne lui demandait que de la voir une heure ou plus dans le parc, chaque jour. Mais elle faisait tout ce qu'une jeune fille bien élevée pouvait faire pour se rendre aussi séduisante que possible à ses yeux. En 1975, où l'on ne pouvait guère compter sur les vêtements pour aider à ce rôle, ce n'était pas facile. Pour ce que Gene en pouvait voir, elle pouvait aussi bien avoir le corps d'Aphrodite que celui de sa grand-mère. 
En tout cas, lui menait une vie de forçat. Mis à part les quelques moments consacrés à Doreen dans le parc, après s'être lavé et rasé, et ceux où il lui fallait se sustenter et dormir, lorsqu'il y pensait, il passait vingt-quatre heures par jour à sa machine. Bien obligé. Les éditeurs sont des gens qui prennent leur temps pour vous payer un roman. De plus, Gene tenait à être débarrassé du bouquin avant le retour de Belinda du Canada. 
Il aimait autant que cela se passât ainsi. Normalement, un romancier doit prendre un certain recul, pour réviser ce qu'il a écrit, y repenser. Faute de quoi il s'expose à devoir en rejeter de grands tronçons, par la suite. Mais Gene connaissait son roman, les personnages, les situations. Il savait aussi que « À la face du ciel » était meilleur que jamais cette fois-ci. Ce qui ne laissait pas d'être une pensée réconfortante. 
Ignorant les tendres allusions de Doreen, il retourna au travail. Tard dans la soirée, il était si près du but qu'il décida de poursuivre jusqu'au bout, et ce ne fut que vers 7 heures du matin, après avoir frappé le mot « Fin », qu'il se laissa tomber avec reconnaissance sur son lit. 
Lorsqu'il entrouvrit des paupières gonflées de sommeil, le visage de la jeune fille était penché sur lui. Il s'aperçut, à sa grande surprise, que même accoutrée de la pire façon, une jolie fille de dix-huit ans qui se penche sur vous peut être sensationnelle. 
— « Comment êtes-vous parvenue jusqu'ici ? » marmotta-t-il, sans bouger. « Avez-vous été obligée de supprimer Mrs. Schukelmacher ? » 
— « Votre concierge ? Non, j'ai attendu qu'elle sorte. Gene, cet endroit est immonde. Vous y avez vécu comme un cochon. » 
— « Je sais, » soupira-t-il, et il se souleva, très las. Le joli visage de Doreen ne se penchait plus au-dessus de lui. Sa gorge lui faisait mal, d'avoir trop fumé. Sa tête était douloureuse, comme à la suite d'une monstrueuse gueule de bois, ce qui était profondément injuste, puisqu'il n'avait ingurgité aucune boisson alcoolique depuis 1986. 
Doreen ouvrit en grand la fenêtre pour permettre à un épais brouillard gris-bleu de s'échapper. La température de la pièce était étouffante, l'air n'y était plus respirable depuis longtemps, rien d'étonnant à ce que Gene eût une langue quatre fois trop épaisse et un crâne six fois trop petit. 
— « Je suis venue lorsque je ne vous ai pas vu paraître dans le parc, » dit Doreen, « j'ai craint que vous…» 
Elle se détourna brusquement, et commença à opérer un vague rangement. 
Gene se leva, chancelant, et une pensée le frappa. 
— « Nous sommes samedi, » déclara-t-il. 
— « Oui. » 
— « Vous ne travaillez pas, aujourd'hui. » 
— « Non. » 
— « Ne rentrez-vous pas d'ordinaire dans votre famille, pour les week-ends ? » 
Elle ne répondit pas, mais continua à lui tourner le dos. 
Il était trop tard à présent pour changer quoi que ce fût. Elle lui avait dit la veille « À demain », comme d'habitude, et, absorbé par son roman, il ne s'était pas rendu compte que ce lendemain était un samedi, elle devrait rester spécialement en ville pour pouvoir être au rendez-vous. 
Il savait très bien que s'il lui déclarait à présent avoir à travailler, elle partirait – déçue et peinée, mais acceptant bravement le fait. Il essaya désespérément de penser de façon rationnelle, et décida qu'il en serait mieux ainsi pour tout le monde. 
Et pourtant, s'il la renvoyait, il se sentirait mufle. S'il la renvoyait, il serait un mufle. Et aussi, un fou. 
— « Doreen, » dit-il, « laissons cet endroit tel qu'il est, et partons à la campagne. Allons nager, nous étendre au soleil, et peut-être danser quelque part ce soir. » 
La seule pensée d'avoir à se plonger dans l'eau le fit frissonner, mais cela ferait de lui un nouvel homme. 
Les yeux de Doreen scintillaient. 
— « Merveilleux, Gene, mais… et votre livre ? » 
Il ramassa les feuillets, les glissa dans une énorme enveloppe. 
— « Fini ! » déclama-t-il. « Je devrais peut-être les relire, supprimer quelques anachronismes, mais au diable tout cela ! Ils l'aimeront tel quel. Et je pourrai toujours le reprendre par la suite. » 
Il commença maladroitement à ficeler le tout. 
— « Laissez-moi faire, » dit Doreen. 
— « Volontiers. » 
Pendant qu'elle s'activait, il prit une douche, mit son costume le plus léger. 
Ils laissèrent la petite chambre enfumée, postèrent le roman, louèrent une vieille voiture et se retrouvèrent devant la porte de l'appartement que Doreen partageait avec une autre jeune fille. 
Elle hésita. 
— « C'était sérieux, ce projet de baignade, Gene ? » 
— « Bien sûr, pourquoi ? » 
— « Oh ! pour rien…» 
— « Qu'y a-t-il ? Vous ne savez pas nager ? » 
— « Si, mais… mon maillot n'est pas… c'est un vieux maillot, et…» 
Il saisit. 
— « Je vous promets de ne pas être choqué, » lui assura-t-il d'un ton plein de bonté. 
Ne sachant trop comment le prendre, elle monta les marches d'un pas hésitant, tandis qu'il attendait dans la voiture. 
Ils roulèrent assez loin pour que Gene se sentît affamé, s'arrêtèrent dans un drive-in, se firent confectionner un pique-nique, et continuèrent leur route jusqu'à ce qu'un lac apparemment désert s'offrît à eux. 
En fait, il était si peu fréquenté que la voiture s'embourba dans le chemin qui y menait, et qu'il fallut l'y laisser, bloquant tout le passage. Non seulement les bords du lac étaient effectivement déserts, mais ils étaient destinés à le demeurer, personne ne pouvant plus passer. 
Lorsque Doreen, visiblement à contrecœur, émergea des buissons moulée dans un deux-pièces blanc qui lui allait peut-être à quinze ans, mais était devenu agréablement trop petit, la tête de Gene lui tourna. Durant plusieurs secondes, il en oublia Belinda. 
Le fait qu'il n'avait jamais entrevu auparavant ses bras ou même ses chevilles, sans parler du restant de sa personne, proprement affolant, faillit rendre le choc fatal. Il rassembla péniblement ses esprits. 
— « Chérie, » prononça-t-il faiblement, « allez dans l'eau, avant que je perde tout contrôle de moi-même. » 
Elle avala une gorgée d'air, et répondit d'un petit ton téméraire : 
— « Je ne pense pas que je m’enfuirais en hurlant si cela arrivait, Gene. » 
Le combat que Gene Player eut à mener contre lui-même fut court mais violent. Et il prit soin d'éviter soigneusement de regarder Doreen pendant ce temps, car il n'y aurait plus eu de combat du tout. Pour la première fois de sa vie, elle était amoureuse, et prête à tout sacrifier à ce premier amour. Si seulement il n'y avait pas eu Belinda… 
Finalement, il vainquit. 
— « Allons nager, » dit-il. 

* * 
Lorsqu'un peu plus tard ils s'étendirent côte à côte au soleil, il la mit au courant de son Retour en Arrière. Sans juger nécessaire, toutefois, de lui révéler que c'était la dixième fois. 
Elle avait déjà entendu parler de ces expériences, et ne mit pas sa parole en doute. 
— « Et ça marche vraiment ? Vous venez vraiment de l'année 1986 ? » 
— « Pas exactement. En réalité, je n'ai jamais quitté 1975. Je sais simplement ce qui se passera dans les onze années à venir dans un autre univers – pas celui-ci. »  
Elle le regardait, intriguée, cherchant quelles conséquences cela pouvait avoir sur leurs relations. 
Il lui parla du roman, qui serait un énorme succès. 
— « Mais pourquoi ne pas plutôt… heu… jouer aux courses, par exemple ? Ou à la bourse ? Ou…» 
— « Il va y avoir bientôt un grand procès à ce sujet. Une grosse compagnie de Paris Mutuels va attaquer la Compagnie de la Seconde Chance, ainsi qu'une demi-douzaine de personnes qui ont gagné d'énormes sommes en pariant. Ils prétendront que les Retours en Arrière rendent leur travail impossible. Vous comprenez, on ne peut savoir si un joueur a, ou non, profité d'un Retour en Arrière, à moins de le mettre en état d'hypnose ou de le traiter au penthotal. Un nouveau règlement sera institué : il pourra être exigé de toute personne gagnant subitement une grosse somme aux paris mutuels, à la Bourse, ou dans les assurances, ou à n'importe quel jeu public officiel, d'avoir à se soumettre à un questionnaire auquel il lui faudra répondre sous hypnose ou sous l'action du penthotal. 
» S'il est découvert qu'elle a profité d'un Retour en Arrière, ses gains seront automatiquement annulés. »  
— « Et supposons qu'au lieu de profiter directement de son Retour en Arrière, une personne vende une information à quelqu'un d'autre ? » demanda Doreen, intéressée. 
— « Hé, mais vous avez de la tête ! » fit Gene, admiratif. « Oui, cela aussi sera tenté, sans plus de succès : la personne interrogée révélera forcément sa source d'information – s'il y en a eu une – et le pot aux roses sera de toute façon découvert. Non, Retour en Arrière ne signifie pas fortune faite, croyez-moi. En ce qui concerne mon livre, c'est différent. C'est vraiment moi qui l'ai écrit. » 
— « Et supposons que quelqu'un vole votre livre. C'est-à-dire, que quelqu'un fasse un Retour en Arrière, le réécrive et le fasse publier sous son nom ? » 
— « Il devrait être capable de s'en souvenir dans les moindres détails. Cela n'est guère possible, sinon à l'auteur lui-même. » 
Doreen continua d'envisager avec animation les mille et une possibilités des Retours en Arrière, en présence d'un Gene habité de sentiments contradictoires. Il n'avait que trop bien réussi à la distraire. Une heure auparavant, à peine, elle était sur le point de se donner à lui, et voici qu'à présent elle avait l'air de le considérer comme un intéressant sujet de reportage pour le Reader's Digest. 
L'ennui, c'est qu'elle n'avait pas changé d'apparence. Elle était toujours moulée dans son deux-pièces blanc, et il n'était que trop conscient de cette présence physique proprement suffocante. 
Il se força à ne plus penser qu'aux Retours en Arrière, ayant abordé le sujet dans un but bien déterminé. 
— « Doreen, » dit-il, « vous devez bien vous douter que je ne suis pas revenu en arrière sans raison. » 
Une expression de doute et de surprise reparut dans les yeux de la jeune fille. 
— « Je ne puis vous en parler. Pas encore. Doreen, ne voulez-vous pas patienter quelques jours, disons une semaine ou deux ? » 
— « Et ensuite ? » souffla-t-elle. 
— « Je ne sais pas. » 
Pouvait-il lui dire, sans être un mufle : « Auriez-vous la gentillesse de patienter afin que je condescende à vous remarquer au cas où une autre ne voudrait pas de moi ? » 
— « Est-ce que je ne vous verrai pas durant tout ce laps de temps ? » 
— « Heu… c'est-à-dire… Nous pourrions continuer à nous voir dans le parc…» 
À nouveau, elle était radieuse. Tout, pourvu qu'il ne la rejetât pas de sa vie. 
Il sauta sur ses pieds. Le soir approchait, il faisait déjà plus frais. 
— « Allons danser quelque part. » 
— « Une dernière question, Gene. L'autre fois… est-ce que nous nous étions rencontrés, vous et moi ? » 
— « Non, » dit-il. 
Elle murmura quelque chose qu'il ne comprit pas, et qu'elle refusa de répéter lorsqu'il le lui demanda. 

* * 
Cette fois, les éditeurs lui offrirent une avance de 5 000 dollars, ce qui ne laissa pas de le surprendre quelque peu. Précédemment, ça n'avait été que de 3 500 dollars. 
Comme d'habitude, on discutailla pour savoir si, oui ou non, le roman paraîtrait d'abord en feuilleton dans les journaux, et, comme d'habitude, cela n'aboutit à rien. Deux firmes cinématographiques eurent également vent de « À la face du ciel », prirent connaissance du manuscrit, et firent des offres si ridiculement basses qu'elles furent refusées d'office.  
Les cinq mille dollars étaient de toute façon suffisants pour parer aux besoins immédiats de Gene. Et il savait que, dans les six mois, le livre rapporterait vraiment beaucoup d'argent. 
Un dimanche de juillet, il rejoignit Doreen dans le parc, comme ils en avaient l'habitude. Il avait tenté de la renvoyer dans sa famille pour le week-end, mais elle n'avait rien voulu entendre, prétextant des courses à faire en ville. Il se demanda s'il la voyait pour la dernière fois… 
Puis, un peu plus tard, contrôlant très soigneusement son temps, il se dirigea, au volant de sa Buick 1969, acquisition toute récente (ce n'était pas la même que la dernière fois, mais ce n'était pas réellement important), vers un certain boulevard. 
Il y déboucha, et lâcha un juron. 
Un taxi déchargeait son client à l'endroit précis où il voulait parquer. Heureusement, la passagère, une vieille dame, réglait le chauffeur. Dans quelques secondes, la place serait libre. 
Il n'en fut rien. Ayant encaissé son dû, le chauffeur, un gars osseux, grisonnant, aux gestes lents, tira une pomme de sa poche, se cala confortablement et commença à la manger tranquillement. 
Le désespoir envahit Gene. Le taxi allait peut-être disparaître, mais un coup d'œil à sa montre lui avait montré qu'il ne restait plus guère de minutes à perdre. Si ce chauffeur s'obstinait à finir sa pomme, il serait trop tard. 
Il fallait qu'il déguerpisse, à tout prix. 
Lui enjoindre de se pousser ? Non, il y aurait une discussion à n'en plus finir. 
Sauter dans le taxi, donner n'importe quelle adresse, le laisser démarrer, puis le quitter en route en prétextant un oubli ? Ou lui faire faire le tour du pâté de maisons ?… 
Pas le temps. 
Il s'élança hors de la Buick, courut vers le taxi. 
— « Pourriez-vous délivrer un message ? C'est très urgent. » 
L'homme écarta lentement la pomme de sa bouche et se disposa à révéler sans ambages ce qu'il en pensait, mais le portefeuille de Gene était sous son nez, ouvert. 
— « D'accord, » fit-il. « Où faut-il aller ? » 
— « Chez miss Doreen Barett, » bredouilla Gene, et il donna l'adresse, tout en cherchant désespérément quelque chose à dire à Doreen. « Heu… Dites-lui que je passerai ce soir à huit heures. Faites vite. » 
Le chauffeur ne lui laissa pas ignorer à quel point toute cette histoire lui paraissait incroyable, bizarre, mais le billet de dix dollars agité sous son nez étant bien réel, il consentit à démarrer. 
Les roues du taxi n'avaient pas commencé à tourner que Gene était déjà dans sa voiture et la garait à l'emplacement convoité. Un coup d'œil aux arbres alignés le long du boulevard… Non, ce n'était pas l'endroit exact. Il amorçait une marche arrière lorsque la Cadillac rose saumon parut au loin, approchant à toute vitesse. 
— « C'est le numéro sept ou huit ? » 
Le chauffeur de taxi se penchait vers lui. 
— « Huit ! » hurla Gene près d'exploser. 
L'autre se dirigea tranquillement vers son taxi, qu'il avait laissé à quelques mètres de là. Puis il s'arrêta brusquement, se retourna. Ses yeux s'écarquillèrent démesurément. Gene entendit le grincement des freins, le gémissement des pneus. 
Comme dans un rêve, sa tête alla heurter la vitre de la portière, tandis que la Cadillac rose saumon s'écrasait contre l'arrière de la Buick, la renversant sur le côté. À demi évanoui sous le choc, il s'affala sur le volant. 
Il avait vaguement conscience de s'être cogné la tête beaucoup plus violemment que d'habitude. 
Presque immédiatement, la porte opposée s'ouvrit, un fantôme parfumé se glissa sur la banquette. Sa tête se trouva nichée au creux d'une poitrine moelleuse, une main pleine de douceur lui palpa le crâne. Il essaya d'ouvrir les yeux. 
Elle était plus belle que jamais. Des cheveux noirs, lumineux. Les yeux les plus doux, les plus tendres qu'il eut jamais vus. Un si beau visage qu'il retint son souffle, comme il le faisait chaque fois. La longue robe bleue qui enveloppait son corps ne parvenait pas à en dissimuler la perfection. 
— « M'dame, des personnes comme vous devraient prendre des taxis, » marmonnait une voix, « et si j'avais pas bougé de là où que j'étais, vous me tuiez. » 
L'irritation dissipa une partie du brouillard dans lequel Gene flottait. Toutes les autres fois, cette minute n'avait appartenu qu'à eux. 
— « Je n'ai rien ! » dit-il. 
— « Je suis vraiment désolée, » dit Belinda, « il y avait une flaque d'huile…» 
— « Mon vieux, si vous voulez un témoin, » intervint l'autre voix, cette voix que Gene eût voulue à tous les diables, « si vous voulez un témoin, je suis votre homme. Des conductrices comme ça…» 
— « Je n'ai rien ! Allez porter mon message. » 
— « Vous souffrez d'un fort traumatisme, » dit Belinda. « Ma maison est à deux pas d'ici. Pourriez-vous marcher jusque-là si je vous y aidais ? » 
Ce fut tout ce dont il se souvint, car sa conscience chavira de nouveau. Il eut vaguement l'impression que le chauffeur de taxi était parvenu à surmonter suffisamment son indignation pour aider Belinda à le transporter jusque chez elle. Une seule pensée surnageait : « Ceci est nouveau… Ceci n'est jamais arrivé. » 
Les autres fois, elle l'avait ramené chez lui. Pas chez elle. 
Quand il rouvrit les yeux, il était allongé sur un sofa, et Belinda lui tamponnait la tête à l'eau froide. Elle avait réussi, apparemment, à se débarrasser du chauffeur. 
— « Ne bougez pas, » murmura-t-elle. « Je vais faire venir un médecin. » 
Il ne voulait pas de médecin. Tout ce qu'il voulait, c'est que Belinda continuât à le dorloter. 
— « Ne vous donnez pas cette peine. Dans un petit moment tout ira bien. » 
— « Je l'espère, » dit-elle en lui baignant doucement le front, « mais mieux vaut avoir l'avis d'un médecin ! » 
— « Je suis allergique aux médecins. Vous les remplacez merveilleusement. » 
Elle eut ce sourire chaud, tendre. 
— « Entendu. Il ne faut pas contrarier un malade. Mais il faudra tout de même que j'aille déplacer la voiture. Restez où vous êtes, et surtout ne vous tracassez pas, tout ira bien. C'est moi qui suis seule responsable de l'accident et je vais faire remettre votre voiture en état le plus vite possible. » 
Elle s'éloigna, et Gene retomba dans un demi-coma. Son crâne avait décidément reçu un choc beaucoup plus violent que les autres fois. Bien sûr, dans sa hâte, il n'avait pas placé la Buick à l'endroit exact. 
Il s'émerveilla de ce que des différences aussi ténues pussent engendrer toute une série d'événements neufs. Quelques minutes à peine s'étaient passées depuis sa rencontre avec Belinda, et déjà une nouvelle voie s'offrait à lui. Il était dans sa maison. C'était mieux. Nettement mieux. 

* * 
Belinda était de retour. 
— « Restez tranquille. » 
Elle s'assit près de lui et examina son crâne avec inquiétude. 
« Ça saigne de nouveau. Vous ne voulez vraiment pas que je fasse venir un médecin ? » 
— « Non, je vous assure. Dans une minute j'irai tout à fait bien. À propos… je m'appelle Gene Player. » 
— « Et moi Belinda Morton, Player ?… Je me demande si je ne connais pas un de vos amis… Harry Scott, ça vous dit quelque chose ? » 
— « Oui, » dit Gene. 
— « Il m'a parlé de vous. C'est un de mes grands amis. D'ailleurs…» Elle se leva brusquement. « Il faut que je m'occupe de votre tête. » 
Et elle revint munie d'une éponge baignant dans une nouvelle eau fraîche. 
« Je ne vous dirai jamais assez à quel point je suis désolée de tout ceci, » reprit-elle. « J'ai freiné trop brutalement, ç'a m'a fait déraper sur la flaque d'huile, et…» 
— « Ne vous excusez plus, je vous en prie. Je commence à être très content de ce qui est arrivé. » 
Elle eut un rire exquis. Belinda n'avait rien de commun avec Doreen. Son comportement était harmonieux, plein d'assurance. 
— « Voilà le compliment le plus ravissant qu'on m'ait jamais fait. Vous l'avez même dit comme si vous le pensiez réellement. » 
— « Mais je le pense réellement. Il n'aurait aucune valeur sans cela. Permettez-moi de m'excuser à mon tour : je crains d'avoir taché votre robe d'un peu de sang. » 
Elle sourit. 
— « Cela n'a aucune importance. » 
À cet instant, Gene comprit que, tout au fond de lui, il avait vaguement nourri l'espoir qu'en retrouvant Belinda il découvrirait tout à coup que son amour pour elle s'était évanoui. Il aurait pu ainsi retourner tranquillement vers Doreen, tout aurait été simple. Mais non. Une fois de plus, Belinda le tenait sous son charme. 
Au-delà des mots superficiels qu'ils prononçaient, il pouvait percevoir la chaleur, la bonté, la sincérité qui émanaient d'elle, et comme chaque fois, il n'eut plus qu'une envie, l'avoir à lui, la garder. 
— « Et pourquoi êtes-vous allergique aux médecins ? » disait-elle. 
— « Je vais tout vous avouer : l'un d'eux serait bien capable de découvrir que je n'ai rien de réellement grave, et je n'aurais plus aucune excuse pour rester là, à vous regarder. » 
Son joli rire résonna, empreint de quelque surprise. Il avait vraiment l'air de penser tout ce qu'il disait. Et pourtant, cela n'était pas possible. Elle ne l'avait jamais vu de sa vie ! 
— « Hum… vous m'avez l'air d'un affreux coureur, Mr. Player. » 
— « Je suppose que si je vous disais que je suis tombé amoureux de vous au premier regard, je ne ferais que vous confirmer dans cette opinion ?…» 
— « Je le crains. » 
— « Je me tairai donc. » 
Elle fronça les sourcils. 
— « Je vous en prie, ne jouez pas. » 
— « Comment cela ? » 
— « Ne vous amusez pas à dire avec une telle apparence de sincérité des choses que vous ne pouvez pas penser. Voyez-vous, je suis peut-être vieux jeu… mais j'aime la vérité. J'aime à la reconnaître dans les mots que j'entends. Cela m'agace d'entendre mentir avec une telle conviction. » 
— « N'y aurait-il pas une explication plus simple ? » 
— « Que voulez-vous dire ? » 
— « Que je dis la vérité, que… que je vous aime, Belinda. » 
Elle fut prise au dépourvu, ce qui ne lui arrivait guère. Sa robe tachée fournit un excellent motif de diversion. 
— « Excusez-moi un instant, je vais changer de robe. Et surtout, ne bougez pas. » 
— « Croyez-vous que j'aie réellement envie de bouger ? » 
Sur un dernier regard dubitatif, elle disparut. 
Gene savait que la tactique était dangereuse. Peut-être était-il en train de gâcher ses chances ? D'un autre côté, toutes les autres méthodes avaient jusque-là échoué. 
Sur la table, à côté de lui, le téléphone bourdonna. Il décrocha. 
— « Belinda ? » dit une voix qu'il ne connaissait que trop bien. 
— « Non. Devinez qui. » 
Il y eut au bout du fil un silence surpris. 
— « Gene Player, » dit Harry. « Je ne savais pas que vous connaissiez Belinda. » 
Cette découverte n'avait pas précisément l'air de le ravir. 
— « Eh bien si. » 
— « Est-elle rentrée ? Je suppose que oui, sinon vous ne seriez pas là. Pourriez-vous me la passer ? » 
— « Impossible pour le moment. Devrai-je lui dire de vous rappeler, Harry ? » 
— « Ce n'est peut-être pas nécessaire. » Le ton était vaguement vexé. « Si elle a oublié que nous avions rendez-vous…» 
— « Oh ! vraiment ? Tiens, elle ne m'en a pas parlé. » 
— « Je n'en doute pas. » Cette fois, la voix était nettement furieuse. « Bien, c'est sans importance. À un de ces jours. » 
Le cœur de Gene battait à se rompre. La différence était capitale ! Jusqu'à présent, l'accrochage entre les deux voitures n'ayant été que d'ordre mineur, Belinda le reconduisait chez lui, et se rendait à son rendez-vous avec Harry. Ce dernier qui ne l'avait pas vue durant toute sa longue absence au Canada se montrait encore plus affectionné qu'auparavant, alors que Gene n'avait pas encore eu le temps de marquer dans son existence – et lorsqu'il la revoyait, cinq jours après, il était trop tard. 
Que lui dire, lorsqu'elle réapparaîtrait ? Passer l'appel sous silence ? Elle l'apprendrait par Harry, n'importe comment… Non, il ne manquerait pas de lui en faire part. 
Mais déjà Belinda était là, enveloppée dans un élégant déshabillé de soie, qui laissa Gene bouche bée. Elle n'était pas de ce genre de filles qui reçoivent les étrangers en déshabillé. 
— « Est-ce que le téléphone n'a pas sonné ? » 
C'était donc ça. Elle avait entendu la sonnerie, et avait passé ce qui lui était tombé sous la main. 
— « Oui. C'était Harry Scott. Il a dit que c'était sans importance. » 
— « Oh ? » 
— « Harry est-il mon rival ? » 
Elle le dévisagea, puis éclata de rire. 
— « Vous êtes tout simplement extraordinaire ! Je n'ai jamais rien entendu de pareil ! Je vous démolis votre voiture, je vous blesse à la tête, vous êtes couché, tout sanglant, et vous voilà en train de me faire une cour effrénée…» 
— « Asseyez-vous près de moi et rafraîchissez mon front fiévreux. » 
Elle s'exécuta. Le déshabillé s'entrouvrit sans qu'elle parût y prendre garde. Non que ce qu'elle portât dessous fût en quoi que ce soit indécent. Elle arborait une combinaison qui, en n'importe quelle année autre que 1975, eût passé pour une respectable robe du soir. Néanmoins, on ne pouvait pas dire qu'elle le décourageait. 
— « L'est-il ? » reprit Gene. 
— « Qui ? Quoi ? » 
— « Harry est-il un rival pour moi ? » 
Elle rit à nouveau. 
— « Pas exactement. C'est un ami. Et si le fait de sortir ou non ensemble lui a paru sans importance, c'est qu'il ne tient pas à moi autant que je le pensais. » 
Cela n'avait pas l'air de la troubler outre mesure. 
Et Gene comprit qu'il avait gagné. 
Non au bout de semaines, de mois, d'années de patience et d'efforts, comme il s'y attendait. Non à la suite d'habiles stratagèmes, englobant une cour passionnée appuyée de lettres d'amour assidues. 
Non. Tout simplement en heurtant sa tête un peu plus violemment que d'habitude et en déclarant honnêtement son amour à Belinda – avant que Harry ait eu le temps de lui faire une déclaration similaire. 
Belinda n'était pas encore conquise, mais il avait gagné le droit de la conquérir. Chance qui ne lui avait jamais été donnée auparavant. 
Il n'avait pas affaire à un Immuable. 
Il y avait pourtant un détail à mettre au point, avant que cela prît une importance démesurée. 
— « Écoutez, Belinda. Pour Harry, tout à l'heure, au téléphone… Je ne voudrais pas… Vous avez dit que vous n'aimiez pas que l'on vous mente… Je ne veux pas que vous puissiez penser que je vous ai jamais menti. C'est lorsque je lui ai laissé entendre que je vous aimais qu'il m'a répondu que c'était sans importance. Et je ne mentais pas. Ce n'était pas un jeu. » 
Elle le regardait fixement. 
— « Non. Je ne crois pas que c'en était un. » 
Il se releva. La chambre se mit à tournoyer, mais il se rattrapa aux épaules de Belinda – et tout se remit en ordre. L'action directe semblait lui avoir réussi jusqu'à présent. Il lui fallait profiter de sa chance. 
Il l'embrassa. 
À ce moment, la sonnette de la porte tinta. 
Ils auraient pu l'ignorer. Mais, malgré lui, Gene s'écarta, pensant à Harry. Le temps de comprendre que cela ne pouvait être ce dernier, même s'il avait téléphoné d'une cabine voisine, il était trop tard. 
Belinda se dirigeait vers la porte. 
Pour livrer passage à un ouragan. C'était un ouragan féminin, et ça pleurait. Toujours pleurant, cette fois de soulagement parce que visiblement il n'était pas mourant, ça se jeta sur les jambes de Gene. 
Doreen, naturellement. 
— « J'ai reçu votre message, » balbutia-t-elle. « L'homme qui me l'a apporté a dit que vous étiez blessé. Oh ! Gene, j'espère bien ne plus jamais avoir à vivre un moment pareil. Je sais ce que nous avions convenu, mais je n'y peux rien, je vous aime. » 
Belinda rentrait dans la pièce. Elle paraissait peinée, blessée, même. Un peu seulement, car elle ne pouvait déjà tenir à lui. 
Gene savait qu'il était encore temps de tout sauver. Il suffisait de lancer quelques mots à Doreen, juste de quoi lui faire comprendre qu'elle n'était pour lui qu'une gentille camarade. Elle arriverait à se contrôler et partirait, sans insister. Il expliquerait alors tout à Belinda, y compris la présence de la jeune fille – et elle le croirait. Parce que c'était la vérité. 
Par-dessus la tête blonde de Doreen, leurs regards se rencontrèrent. Et il la vit s'arrêter brusquement, le dévisageant, en même temps que son expression s'adoucissait. 
Ce fut alors qu'il s'aperçut que ses propres yeux étaient pleins de larmes et qu'il comprit la raison de ces larmes. 
Il ne pouvait pas. Il avait, à nouveau, perdu Belinda. Il l'aimait encore, l'aimerait toujours. Mais il aimait aussi Doreen. Et il savait que ce serait elle. Pas Belinda.  
Belinda ne croirait pas ce qu'il pourrait lui dire à son sujet. Parce que ce ne serait pas la vérité. 
Il se heurtait réellement à un Immuable. 
Il prit Doreen dans ses bras. 
— « Tu ne sais pas ? » lui dit-il. « Je t'aime. Toujours. Pour toujours. » 
Il leva à nouveau les yeux sur Belinda, qui avait conservé cet air attendri et surpris. 
— « Et ça, c'est définitif, » ajouta-t-il. 
(Traduit par Régine Vivier.)

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Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
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