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Loup y es-tu ? POUL ANDERSON

Loup y es-tu ? POUL ANDERSON 
 
Vous vous souvenez certainement de « Superstition »2 , ce récit de Poul Anderson qui décrivait un monde où la sorcellerie était passée à l'état de technique. L'auteur favori de « Fiction » nous revient aujourd'hui avec une nouvelle évocation du même genre, quoique dans une veine nettement moins sérieuse. Avec l'art du détail dont il est coutumier, il nous offre la vision d'une opération tactique lors d'une guerre future, où la science et la magie font ménage d'une façon surprenante. Le tout, conté avec un humour absolument imperturbable, hérissera quelques lecteurs rétifs, mais ravira les autres. Poul Anderson a en outre mêlé à ce thème une idée politique de haute actualité, à savoir que le feu qui couve dans le Moyen-Orient pourrait bien un jour arriver à menacer les États-Unis eux-mêmes…  
 
 
Peut-être était-ce pure malchance, ou peut-être leur Service de Renseignements était-il meilleur que nous ne le pensions, bref, leur dernier raid, après avoir franchi nos positions de défense, avait répandu le campement du Corps Météorologique aux quatre coins de l'Univers. Avec les difficultés de ravitaillement, il nous était impossible d'obtenir de nouveaux instruments et des spécialistes avant des semaines, et en attendant, c'était l'ennemi qui avait la maîtrise du Temps. Le seul survivant de notre Corps, le Major Jackson, avait dû consacrer ce qu'il lui restait d'éléments à nous protéger contre les coups de foudre ; à part cela, nous étions forcés de subir ce qu'ils voulaient bien nous administrer. Pour le moment, c'était la pluie. 
 
Il n'y a rien d'aussi déprimant qu'une semaine ininterrompue de pluie froide. Le sol se liquéfie, envahit vos bottes, qui deviennent si lourdes que vous n'avez plus la force de les soulever. Votre uniforme n'est plus qu'une serpillière trempée autour de votre carcasse tremblante, les aliments sont moisis, les armes exigent des soins accrus, et la pluie ne cesse de tambouriner sur votre casque, au point que vous continuez à l'entendre même en rêve. Jamais vous n'oublierez cette grisaille sans fin, battante et dégoulinante de pluie. Dix ans après, une tornade suffira encore à vous déprimer. 
 
Notre unique consolation, songeais-je, c'était qu'ils ne pouvaient guère nous attaquer par la voie des airs tant que cela durerait. Sans nul doute, ils finiraient par dissiper le plafond nuageux quand ils se sentiraient prêts à nous mitrailler, mais nos balais étaient capables de se débrouiller aussi vite que volaient leurs tapis. En attendant, on continuait d'avancer dans la bouillasse, toute une division avec ses services auxiliaires… la 45e, les Éclairs Ravageurs, l'orgueil de l'Armée des États-Unis, transformée en une troupe misérable et déliquescente d'hommes et de dragons, pourchassant l'envahisseur parmi les collines de l'Oregon. 
 
Je me propulsai lentement à travers le campement. L'eau coulait des tentes et gargouillait dans les rigoles de drainage. Naturellement, nos sentinelles portaient des uniformes à rendre invisible, mais je voyais les empreintes de leurs pas se former dans la boue et j'entendais leur chaussures crisser, ainsi que leur flot ininterrompu de jurons. 
 
Je passai devant le terrain de la Force Aérienne, qui bivouaquait avec nous, pour nous donner son appui quand il le fallait. Deux hommes étaient de garde devant le hangar démontable, et ils avaient négligé de se rendre invisibles. Leurs uniformes bleus étaient aussi mouillés et déchirés que ma tenue de campagne, mais ils s'étaient rasés et leurs insignes – le balai ailé et le chapelet anti-mauvais-œil – étaient bien astiqués. Ils me saluèrent et je répondis distraitement. L'esprit de corps, les horizons bleus, zut ! 
 
Plus loin, c'étaient les blindés. Les hommes avaient dressé des abris démontables pour leurs bêtes, aussi ne vis-je que la vapeur qui montait des fentes, mais je respirai l'odeur âcre des reptiles. Les dragons ont horreur de la pluie et leurs cornacs avaient un mal terrible à les faire tenir tranquilles. 
 
Tout près de là se trouvait le Corps de Pétrification, avec son enclos rempli de basilics encapuchonnés, qui se tordaient en sifflant, dardant leurs têtes à crêtes contre les hommes qui les nourrissaient. Personnellement, j'avais mes doutes quant à l'efficacité de ce Corps. Il faut amener le basilic très près d'un homme, et il faut qu'il le regarde absolument dans les yeux, pour obtenir la pétrification ; en outre, le costume et le casque en feuillure d'aluminium qu'on doit porter pour dévier le pouvoir de ses bêtes favorites constitue une invitation aux tireurs en embuscades. Et de plus, quand le carbone humain se transforme en silicone, cela produit un isotope radioactif, et on risque de ramasser soi-même une telle dose de radiations que les médecins sont forcés de vous administrer de l'Herbe de Saint-Jean arrachée dans un cimetière par une nuit sans lune. 
 
C'est pour cette raison, au cas où vous l'ignoreriez, que la crémation n'a pas disparu simplement en tant que coutume ; elle est devenue illégale, aux termes du Décret de la Défense Nationale. Il nous faut beaucoup de cimetières à l'ancienne mode. C'est ainsi que l'Ère de la Science rationne notre liberté. 
 
Je passai devant le Génie, dont les hommes dirigeaient une équipe de zombies qui creusaient un nouveau fossé de drainage, et j'arrivai à la tente de vastes dimensions du Général Van Brugh. Quand le garde vit mes insignes Tétragammés, ceux du S.R., et le bâton d'argent sur mon épaule, il me salua et me fit entrer. Je m'arrêtai devant le bureau et levai la main.  
 
— « Capitaine Matuchek au rapport, mon général, » dis-je. 
 
Van Brugh me regarda, sous ses sourcils gris et hérissés. C'était un homme corpulent, au visage taillé dans la pierre, tout à fait Militaire de carrière, mais nous l'aimions tous autant qu'on peut aimer un général d'active. 
 
— « Repos, » me dit-il. « Asseyez-vous. Il y en a pour un moment. » 
 
Je trouvai un fauteuil pliant et m'y laissai tomber. Il y avait deux autres individus, déjà assis, que je ne connaissais pas. L'un, grassouillet, le visage rond et rouge, la barbe blanche et mousseuse, était un commandant, portant l'insigne « Boule de Cristal » du Corps des Transmissions. L'autre était une jeune femme. En dépit de ma lassitude, je clignai les paupières pour la regarder à deux fois. Elle en valait la peine : une grande rouquine aux yeux verts, avec des traits bien dessinés, le visage allongé, et un corps beaucoup trop bien roulé pour l'uniforme des Wacs ou même pour tout autre vêtement. Bâton de capitaine, araignée de la Cavalerie… ou Sleipnir, si vous préférez l'appellation officielle. 
 
— « Major Harrigan, Capitaine Graylock, Capitaine Matucheck, » renifla le général. « Bon. Mettons-nous au travail. » 
 
Il déplia une carte sous nos yeux. Je me penchai pour l'examiner. Nos positions et celles de l'ennemi y étaient indiquées. L'ennemi tenait toujours le littoral du Pacifique, de l'Alaska à la moitié de l'Oregon, bien que ce fût une amélioration sensible sur la situation de l'année précédente, quand la bataille du Mississipi avait marqué un tournant de la guerre. 
 
— « Voyons, » dit Van Brugh, « je vais vous expliquer la situation dans son ensemble. Il s'agit d'une mission dangereuse, vous n'êtes pas obligés de vous porter volontaires, mais je tiens à vous informer de son importance. » 
 
Tout ce que je savais, pour le moment, c'était qu'on m'avait dit de me porter volontaire, ou autrement !… C'était l'Armée, du moins quand il y avait une guerre de cette ampleur, et en principe, je n'avais pas le droit de faire des objections. J'étais acteur à Hollywood, et satisfait de mon sort, quand le Califat Sarrasin nous avait attaqués. Je voulais retourner à mes affaires, mais pour cela, il fallait mettre fin à la guerre.  
 
— « Comme vous le voyez, nous les repoussons, » dit le général, « et les pays occupés sont prêts à se soulever dès qu'ils auront la moindre chance de pouvoir le faire. Les Britanniques ont organisé le maquis et l'ont armé, tandis qu'ils se préparent à franchir la Manche. Mais il faut que nous portions à l'adversaire un coup décisif, que nous brisions tout son front et que nous l'écrasions. Ce sera le signal. Si nous réussissons, la guerre finira cette année. Autrement, elle traînera encore trois ans. » 
 
Je le savais. Toute l'Armée le savait. Nous n'avions pas encore reçu les instructions officielles, mais on sent instinctivement quand une grande offensive se prépare. Il y a de la tension dans l'air. 
 
Le général promena son gros index sur la carte. 
 
— « La 9e Division Blindée est ici, la 128e Balai-Portée ici, la 14e de Cavalerie ici, et les Salamandres ici, où nous savons qu'ils ont concentré leurs souffleurs-de-feu. Les Fusiliers marins se tiennent prêts à établir une tête de pont et à reprendre Seattle, maintenant que la Marine a fait un élevage suffisant de Krakens3 . Un bon coup de pouce et on les met en fuite. » 
 
Le major Harrigan renifla dans sa barbe en contemplant sombrement une boule de cristal. Elle était trouble et vague ; l'ennemi avait brouillé nos cristaux au point qu'ils étaient devenus absolument inutilisables ; naturellement nous avions fait de même contre lui. Le capitaine Graylock tapota la table d'un geste impatient, d'un ongle parfaitement manucuré. Elle était si nette, si sèche, si fonctionnelle, que je décidai en définitive qu'elle ne me plaisait pas. Pas tant que je continuerais d'avoir deux centimètres de barbe hérissée tout autour du menton. 
 
— « Mais apparemment, mon général, il y a quelque chose qui ne va pas ? » me hasardai-je à demander. 
 
— « Exact, fichtre ! À Trollburg. » 
 
Je fis un signe d'acquiescement. Les Sarrasins occupaient cette ville. C'était une position-clef, sur la Nationale 20, qui gardait les approches de Salem et de Portland. 
 
— « J'imagine que nous devons nous emparer de Trollburg, mon général ? » murmurai-je. 
 
— « C'est le travail confié à la 45e, » grommela Van Brugh, les sourcils froncés. « Si nous ratons le coup, l'ennemi peut se lancer contre la 9e, l'isoler, et bouleverser toute notre opération. Seulement, voilà que le major Harrigan et le capitaine Graylock, de la 14e, m'apprennent que la garnison de Trollburg a en sa possession un efrit4 . »  
 
Je poussai un sifflement tandis qu'un frisson me parcourait l'échine. Le Califat avait usé des Puissances sans aucune prudence… c'était une des raisons pour lesquelles les autres Musulmans considéraient ce peuple comme hérétique et le détestaient tout autant que nous. Mais je n'aurais jamais pensé qu'ils seraient allés jusqu'à briser le Sceau de Salomon. Un efrit qui échappe au contrôle risque d'anéantir toute une nation. 
 
— « J'espère qu'ils n'en ont pas plus d'un, » murmurai-je. 
 
— « Non, » dit la femme Graylock. Elle avait une voix grave qui eût été agréable si elle n'avait pas été si sèche. « Ils ont dragué la Mer Rouge dans l'espoir de trouver une autre bouteille de Salomon, mais il semble bien que celle-ci ait été la dernière. » 
 
— « C'est déjà bien assez grave, » dis-je. L'effort que je faisais pour parler calmement me redonnait tout mon sang-froid. « Comment l'avez-vous appris ? » 
 
— « Nous sommes avec la 14e, » dit Graylock, ce qui n'était pas nécessaire. Son écusson de Cavalerie m'avait surpris : normalement, les seules recrues que l'Armée puisse trouver pour monter les licornes sont des institutrices desséchées au visage aigre, et autres personnes de même acabit. 
 
— « Je ne suis qu'officier de liaison, » dit vivement le major Harrigan. « Personnellement, je me déplace par manche à balai. » 
 
Je souris en l'entendant. Pas un seul Américain de sexe mâle, à moins qu'il soit dans les ordres, n'aime avouer qu'il est qualifié pour dominer une licorne. Il vit mon sourire et rougit de colère. 
 
Graylock poursuivit, comme si elle dictait, d'une voix neutre : 
 
— « Nous avons eu la chance de capturer un guerrier sarrasin dans un coup de main en commando. Je l'ai interrogé. » 
 
— « Ils savent assez bien se taire, ces nobles fils de… hum… du désert, » dis-je. Il m'était arrivé de contourner la Convention de Genève, à moi aussi, mais l'idée de la violer totalement ne me plaisait pas… même si l'ennemi n'avait pas de tels scrupules. 
 
— « Oh ! nous n'exerçons pas de brutalités, » dit Graylock. « Nous l'avons logé et nous l'avons très bien nourri. Seulement, chaque fois qu'il avait une bouchée de nourriture dans la bouche, je la transformais en porc. Il s'en est vite fatigué et il a dit tout ce qu'il savait. » 
 
Je ne pus me retenir d'éclater de rire, et Van Brugh gloussa ; mais elle resta parfaitement impassible. La transformation organo-organique, qui se contente de déplacer les molécules sans modifier les atomes, ne comporte pas de risques de radiations, mais naturellement elle exige une solide connaissance de la chimie. C'est la vraie raison pour laquelle le troupier ordinaire déteste le corps des techniciens : pure jalousie à l'égard de l'homme qui peut transformer sa ration K en un bifteck aux pommes. Les officiers d'intendance ont déjà assez de mal à faire matérialiser les rations sans se perdre dans des plats compliqués.  
 
— « Donc, vous avez découvert qu'ils ont un afrit à Trollburg, » dit le général. « Quelle est leur force ? » 
 
— « Une petite division, mon général. Vous pourriez prendre la place facilement, si seulement on peut immobiliser ce démon, » dit Harrigan. 
 
— « Oui. Je vois. » Van Brugh se tourna vers moi. « Alors, capitaine, vous êtes dans le coup ? Si vous réussissez, ce sera au moins une Étoile d'Argent… pardon… de bronze. » 
 
— « Je…» Je cherchai mes mots. Je m'intéressais davantage à mon avancement et à ma démobilisation définitive, mais cela suivrait peut-être aussi. Cependant, à part ma peau que je risquais, j'avais une objection d'ordre pratique : « Mon général, je ne sais rien de rien pour ce boulot. J'ai failli me faire coller en Démonologie à l'Université. » 
 
— « C'est moi qui m'occuperai de cet aspect de la chose, » dit Graylock. 
 
— « Vous ! » J'en restai bouche bée. 
 
— « J'étais sorcière en chef à l'Agence de l'Arcane, à New York, avant la guerre, » dit-elle froidement. (Maintenant, je savais comment elle avait acquis sa personnalité ; le type femme de carrière à la grande ville.) « Je suis aussi capable de manœuvrer les démons que quiconque sur cette côte, Votre tâche consistera à me conduire sans risques dans la place et à m'en ramener. » 
 
— « Quais, » fis-je d'une voix ; faible. « Quais, tout simplement. » 
 
Van Brugh toussota. Cela ne lui plaisait pas de confier une telle mission à une femme, mais le temps pressait tellement qu'il n'avait pas le choix. 
 
— « Le capitaine Matuchek est l'un des meilleurs loups-garous du service, » me flatta-t-il. 
 
Il ne complimente jamais que les gens qu'il ne compte plus revoir. Ave Cœsar, morituri te salutant. Non, ce n'est pas ce Que je veux dire, mais que diable ! Je resterai mort assez longtemps pour trouver une meilleure formule.  
 
— « Je pense que deux adeptes pourront franchir leur cordon de gardes, » poursuivit-il. « C'est à vous de décider. Nous attaquons demain à midi, et tâchez que cet efrit soit hors d'état de nuire d'ici-là. Maintenant, voici le plan géodésique de la ville et des alentours…» 
 
Il ne perdit pas de temps à me demander si j'étais réellement volontaire. 
 

 
* * 
 
Je ramenai le capitaine Graylock à la tente que je partageais avec deux camarades. L'ombre grandissait sous la pluie oblique ; il ne tarderait pas à faire nuit. Nous pataugeâmes en silence jusqu'au moment où nous arrivâmes sous la toile. Mes camarades étaient de service, aussi étions-nous seuls. J'allumai la Main de Gloire et m'assis sur le sol détrempé. 
 
— « Asseyez-vous, » dis-je en désignant notre unique tabouret. C'était un article animé que nous avions acheté à San Francisco… pas très perfectionné, mais il portait nos sacs et venait quand on l'appelait. Il s'agita, mal à l'aise sous ce corps inhabituel, puis se rendormit. 
 
Graylock sortit un paquet de Wings et leva le sourcil. Je fis un signe de remerciement et la cigarette vint se coller entre mes lèvres. Personnellement, je fume des Lucky, en campagne : le tabac auto-allumeur est bien pratique quand les allumettes sont humides. Quand j'étais civil et que j'en avais les moyens, je préférais les Philip Morris, parce que cette petite cigarette en robe rouge est capable de vous préparer un cocktail pendant que vous attendez. 
 
Nous fumâmes en silence pendant un moment, en écoutant la pluie. 
 
— « Bon, » finis-je par dire. « J'imagine que vous avez un moyen de transport ? » 
 
— « Mon manche à balai personnel. Je n'aime pas les Willys réglementaires. Je préfère une Cadillac en tout temps. Et je l'ai gonflée, en plus ! » 
 
— « Et vous avez vos grimoires et vos poudres et tout le tralala ? » 
 
— « Simplement un peu de craie. Aucun moyen matériel n'est très efficace contre un démon puissant. » 
 
— « Ouais ? Et la cire à cacheter la bouteille de Salomon ? » 
 
— « Ce n'est pas la cire qui retient l'efrit prisonnier, c'est le sceau. Les incantations sont toutes symboliques. On pense même que leur effet est purement psychosomatique. » Elle inspira une bouffée de fumée, ce qui lui creusa le visage et me montra combien son ossature était harmonieuse. « Nous aurons peut-être une chance de mettre cette théorie à l'épreuve ce soir. » 
 
— « Eh bien, il vous faudra un pistolet léger avec des balles d'argent… ils ont eux aussi des loups-garous, vous savez. Je prendrai une carabine, un 45 et quelques grenades. » 
 
— « Pourquoi pas un pistolet à eau ? » 
 
Je fis la grimace. L'idée d'employer l'eau bénite comme arme m'a toujours semblé un blasphème, bien que l'aumônier ait affirmé que c'est permis contre les créatures du Monde Inférieur. 
 
— « Cela ne nous servirait à rien, » dis-je. « Les Musulmans n'ont pas le même rituel, aussi n'emploient-ils naturellement pas d'êtres qui puissent être dominés par ce moyen. Voyons… il me faudra aussi ma torche polaroïde. » 
 
Ike Abrams passa son grand nez dans l'ouverture de la tente. 
 
— « Mon capitaine et la dame-capitaine voudraient-ils quelque chose à manger ? » demanda-t-il. 
 
— « Certainement, » dis-je. « Cela me dégoûterait de passer ma dernière nuit à Midgard à faire la queue aux cuisines. » Quand il fut reparti, j'expliquai à la fille : « Ike n'est que simple soldat à présent, mais nous étions bons amis à Hollywood – c'est lui qui a fait les scripts de L'appel de la steppe et du Chef d'argent pour moi – et il s'est en quelque sorte constitué mon ordonnance. Il va nous apporter à manger ici. »  
 
— « Vous savez, » observa-t-elle, « c'est là un des points en faveur de l'ère de la technique. Saviez-vous qu'il y avait eu de l'antisémitisme dans ce pays ? » 
 
— « Non. Vraiment ? » 
 
— « Même beaucoup. Il y avait surtout la croyance sans fondement que les Juifs étaient froussards et qu'on ne les voyait jamais en première ligne. Maintenant qu'ils vivent à une époque où leur religion leur interdit de jeter des sorts, ils sont tous simples soldats ou commandos, et tout le monde le sait. » 
 
Personnellement, j'en avais marre des surhommes et des héros de journaux et de magazines qui avaient avec une monotonie révoltante des noms israélites – les Anglo-Saxons ne font-ils donc plus partie de notre civilisation ? – mais ce qu'elle disait était vrai. Et cela prouvait qu'elle était autre chose qu'une simple machine à gagner de l'argent. Enfin, un peu autre chose. 
 
— « Que faisiez-vous dans le civil ? » demandai-je, surtout pour noyer le bruit incessant de la pluie. 
 
— « Je vous l'ai dit, » fit-elle, de nouveau glaciale, « je travaillais à l'Agence de l'Arcane. Publicité, relations avec le public, etc. » 
 
— « Oh ! bon. Hollywood est tout aussi artificiel, aussi ne devrais-je pas me montrer méprisant. » 
 
Pourtant, je ne pus m'en empêcher. Ces personnages de Madison Avenue me font mal aux fesses. Ils se servent des artistes vrais pour gonfler un individu qui n'a de valeur qu'à ses propres yeux, ou pour vendre un produit dont la seule vertu est de ressembler à s'y méprendre aux autres marques du même produit. La Société Protectrice des Animaux est intervenue sévèrement pour qu'on ne dresse plus les nixes5 de façon à faire parler les fontaines, pour qu'on ne fourre plus de jeunes salamandres dans des tubes de verre pour illuminer Broadway, mais je suis encore capable de trouver de meilleurs usages au papier glacé que de sonner les louanges du parfum Ma Chère… qui n'est d'ailleurs qu'un philtre d'amour, bien que vous connaissiez le règlement des Postes. 
 
— « Vous ne comprenez pas, » dit-elle. « Cela fait partie de notre économie, de toute notre société. Croyez-vous que le sorcier moyen soit capable de réparer… disons… un arroseur de pelouse ? Sûr que non ! Il laisserait sans doute échapper les esprits élémentaires de l'eau et inonderait la moitié d'une ville s'il n'y avait pas les incantations inhibitoires. Et c'est Nous, Arcanes, qui avons entrepris la campagne destinée à persuader les Hydros qu'ils devaient respecter nos symboles. Je vous ai dit que cela relève de la psychosomatique quand on a affaire à des êtres réellement puissants. Pour ce travail-là, il a fallu que je plonge dans une cloche à plongeur ! » 
 
Je la contemplai avec un respect accru. Depuis qu'on avait appris à dégausser les effets désastreux du fer froid et que s'était ouverte l'ère de la science, le monde avait eu besoin de gens pas mal audacieux. Elle semblait faire partie de cette catégorie. 
 
À ce moment, Abrams revint avec deux assiettées de nourriture. Il semblait triste et je l'aurais invité à se joindre à nous si notre mission n'avait pas été secrète. 
 
Le capitaine Graylock transforma par enchantement le café en drys (pas tout à fait assez secs) et le hachis en bifteks (un peu trop cuits) ; mais on ne peut compter trouver chez une femme les raffinements les plus poussés, et c'était quand même mon meilleur repas depuis un mois. Elle se détendit un peu en buvant et je compris alors que sa sécheresse repoussante n'était qu'une cuirasse contre les individus insinuants auxquels elle avait affaire. Nous apprîmes nos prénoms respectifs, Stephen et Virginia. Seulement la nuit était complètement venue et il était temps de partir. 
 

 
* * 
 
Vous devez vous dire que c'était pure folie de n'envoyer que deux personnes – dont une femme – en plein milieu d'une division ennemie pour une pareille tâche. Cela semble exiger au minimum une brigade d'Éclaireurs. Mais la science moderne a transformé l'art de la guerre tout autant que l'industrie, la médecine et la vie courante. De toute façon, notre mission était désespérée et nous n'aurions rien gagné à avoir du renfort. Nous devions simplement nous en tirer tout seuls. 
 
Voyez-vous, il faut tellement d'études et de pratique pour devenir un adepte, qu'une très petite minorité d'hommes en est capable. Si vous naissez loup-garou – et cela n'arrive qu'à cinq pour cent de la population – vous pouvez vous transformer, et vous le savez d'instinct ; et si vous n'avez pas les chromosomes voulus, vous n'y arriverez par aucun moyen. En outre, tout le monde peut apprendre quelques enchantements élémentaires, suffisants pour manœuvrer un manche à balai ou un aspirateur ou un tour vertical, mais il faut des années d'efforts pour parvenir à faire mieux. Imaginez donc quelqu'un qui s'attaquerait à l'alchimie sans une connaissance suffisante de la physique nucléaire ! Ou il produirait un radio-isotope qui le tuerait, ou il ferait sauter la moitié d'un département ! 
 
De plus, mes amis savants m'affirment que l'Art exige qu'on considère l'univers comme un ensemble d'infinis où, dans toute catégorie donnée, la partie est égale au tout, et ainsi de suite. Une bonne sorcière était capable de faire toutes les opérations qui nous seraient nécessaires ; un groupe plus important risquait davantage de se faire repérer, et c'était risquer un personnel de valeur. Aussi Van Brugh avait-il fort bien agi en nous envoyant tous les deux seuls. 
 
L'ennui avec les principes militaires bien établis, c'est que vous vous trouvez parfois pris vous-même en plein dedans. 
 
Virginia et moi nous tournâmes le dos pour changer de vêtements. Elle enfila un pantalon et un blouson de campagne, et moi je passai la combinaison caoutchoutée qui s'adapterait tout aussi bien à mon corps une fois que j'aurais pris la forme d'un loup. Nous coiffâmes nos casques, accrochâmes notre équipement à nos ceinturons et fîmes demi-tour. Même dans ses vêtements de combat verdâtres et trop grands, elle était belle. 
 
— « Alors, on y va ? » fis-je d'une voix sans timbre. 
 
Naturellement, je n'avais pas peur. Toutes les recrues sont immunisées contre la panique dès qu'on leur passe l'uniforme. Néanmoins, l'idée des moments à venir ne me plaisait guère. 
 
— « Le plus tôt sera le mieux, je pense, » dit-elle. Elle s'approcha de l'entrée et poussa un coup de sifflet. 
 
Son manche à balai piqua et vint se poser juste devant. On l'avait débarrassé de toutes les enjolivures chromées, mais c'était quand même une belle machine : les sièges en mousse de caoutchouc avaient de bons amortisseurs et des dossiers bien étudiés, contrairement aux transports de l'Armée. Son familier était un gigantesque chat de gouttière, noir comme la nuit veloutée ; avec deux yeux jaunes et méchants. Il fit le gros dos et cracha d'indignation. Bien entendu, le charme d'imperméabilisation le protégeait de la pluie, mais l'humidité de l'air lui déplaisait. 
 
Virginia le caressa sous le menton. « Alors, Svartalf, » murmura-t-elle, « bon chat, esprit distingué, prince des ténèbres, si nous survivons à la nuit qui vient, tu dormiras sur des coussins de nuages et tu lécheras ta crème dans un bol d'or. » Il dressa les oreilles et emballa son moteur. 
 
Je grimpai sur le siège arrière, mis les pieds dans les étriers et me penchai en arrière. La fille monta devant moi en chantonnant à l'adresse du manche à balai. Il prit son essor, la terre s'éloigna et le camp se perdit dans l'ombre. Nous jouissions tous les deux de la vision ensorcelée – la vision à l'infra-rouge, en réalité – aussi n'avions-nous pas besoin de feux. 
 
Une fois les nuages surmontés, nous eûmes au-dessus de nous une gigantesque voûte étoilée, et au-dessous, une vague blancheur qui tourbillonnait. Je vis deux P-56 qui patrouillaient en cercles, des engins rapides à six balais pour enlever leur carcasse blindée et leurs mitrailleuses. Nous les laissâmes derrière nous et piquâmes au nord. Je posai ma carabine en travers de mes genoux et écoutai le sifflement de l'air tranché par notre course. Au-dessous de nous, dans les collines boueuses cernées de rocs, je vis des éclairs intermittents ; un duel d'artillerie se livrait en bas. Jusqu'à présent personne n'avait réussi à trouver un enchantement assez puissant pour détourner un obus ou le faire exploser sur lui-même. J'avais entendu des rumeurs selon lesquelles la General Electric était en train de mettre au point un truc capable de débiter la formule voulue en quelques microsecondes, mais en attendant, les grosses pièces continuaient à tonner. 
 
Trollburg n'était qu'à quelques kilomètres de notre position. Je distinguai la ville comme une masse vague et étalée, obscurcie contre nos canons et nos bombardiers. Ç'aurait été bien agréable d'avoir une arme atomique sous la main, mais tant que les Thibétains feraient tourner leurs moulins à prières anti-guerre-nucléaire, de telles pensées demeuraient à l'état de souhaits. Je sentis mes muscles abdominaux se contracter. Le chat tendit la queue en crachant. Virginia dirigea le manche vers le bas. 
 
Nous nous posâmes dans un bouquet d'arbres ; elle se tourna vers moi : 
 
— « Leurs avant-postes ne doivent pas être loin, » murmura-t-elle. « Je n'ai pas osé me poser sur un toit, on aurait pu nous voir trop facilement. Il va falloir partir d'ici. » 
 
— « D'accord. Attendez que je revienne. » 
 
Je braquai la torche contre moi-même. Il était difficile de croire que seulement dix ans auparavant la transformation exigeait la pleine lune brillante. Puis Weiner avait démontré que la transformation s'opérait par une simple polarisation des ondes lumineuses voulues, une excitation de la glande pinéale. Alors la Polaroid Corporation avait gagné un million de dollars en vendant ses Lentilles loup-garoutiques. Il est difficile de se tenir au courant de cette époque merveilleuse et terrifiante que nous vivons, mais je ne voudrais pas en changer. 
 
Les sensations habituelles de vibrations et de torsions, d'étourdissement d'ivrogne et de douleur à demi-extasiée me traversèrent le corps. Les atomes se redistribuèrent en des molécules entièrement nouvelles, les nerfs lancèrent des prolongements et en perdirent d'autres, les os devinrent fluides pendant un bref instant et les muscles prirent la consistance du caoutchouc étiré. Puis ce fut fini, je me secouai, passai ma queue par la fente de mon pantalon collant et collai mon museau contre la main de Virginia. 
 
Elle me caressa le cou, derrière mon casque. « Bon garçon, » murmura-t-elle. « Va les prendre ! » 
 
Je fis demi-tour et m'enfonçai dans la broussaille. 
 
 
 
Bien des auteurs ont tenté d'expliquer les sensations du loup-garou, mais ils ont tous échoué parce que le langage des hommes n'a pas les mots qui conviennent. Ma vision n'était plus aussi bonne à présent, les étoiles étaient brouillées, je ne pouvais voir ni à droite ni à gauche et le monde avait pris un aspect plat et sans couleur. Mais j'entendais avec une netteté qui faisait de la nuit un rugissement montant dans les ultra-sons ; et un univers d'odeurs tourbillonnait dans mes narines, herbe humide et boue grouillante, odeur chaude et douceâtre d'une musaraigne qui s'enfuyait, relent d'huile et d'armes, un peu de fumée âcre… malheureuse humanité, abrutie et à demi-morte aux gloires terrestres ! 
 
C'est l'angle psychologique qui est le plus difficile à décrire. J'étais maintenant un loup, avec des nerfs, des glandes et des instincts de loup, avec l'intelligence aiguë mais bornée du loup. J'avais des souvenirs d'homme et des buts humains, mais ils étaient irréels, comme un rêve, et il me fallait un effort de volonté constant pour m'y cramponner et ne pas me lancer en hurlant à la poursuite d'un lièvre qui déboulait. Pas étonnant que les loups-garous aient eu mauvaise réputation dans l'ancien temps, alors qu'ils ne comprenaient pas eux-mêmes les changements mentaux qui intervenaient et qu'on ne leur enseignait pas dès la prime enfance les bonnes habitudes. 
 
Je pèse dans les quatre-vingts kilos et la loi de la conservation de la masse reste valable comme toutes les lois naturelles, aussi étais-je un loup de belle taille. Mais il m'était facile de me faufiler parmi les buissons et les prairies et les ravines, comme une ombre fugitive. J'étais tout près de la ville quand me parvint l'odeur d'un homme à proximité. 
 
Je m'aplatis, mon poil gris hérissé sur mon échine, et attendis. La sentinelle se rapprocha. C'était un grand gars barbu avec de petits anneaux d'oreilles qui brillaient faiblement sous la lueur des étoiles. Son turban enroulé autour de son casque prenait des proportions monstrueuses, en silhouette contre la Voie Lactée. 
 
Je le laissai passer et le suivis jusqu'au moment où je vis la sentinelle suivante. Elles étaient disposées autour de Trollburg, chacune d'elles parcourant un arc-de-cercle de cent mètres pour rencontrer la voisine à chaque bout. Ce n'était pas une mince affaire de… 
 
Quelque chose me murmura dans les oreilles ; je m'accroupis. Un de leurs aéronefs passa comme un fantôme au-dessus de moi ; je vis deux hommes armés de mitrailleuses, accroupis sur le tapis. Ce dernier décrivait paresseusement des cercles au-dessus des sentinelles. Trollburg était bien gardée. 
 
D'une façon ou d'une autre, il fallait que nous franchissions ce cordon, Virginia et moi. Je regrettai que ma transformation m'eût privé d'une partie de mes facultés humaines de raisonnement. Mes impulsions de loup m'auraient tout simplement précipité sur le premier homme, mais cela m'aurait attiré toute la garnison sur le poil ! 
 
Mais, minute… peut-être que c'était ce qu'il fallait faire ! 
 
Je regagnai le bouquet d'arbres, au trot. Le chat Svartalf me lança un coup de griffe, puis bondit au sommet d'un arbre. Virginia Graylock sursauta, mit le pistolet au point, puis se décontracta avec un petit rire de nervosité. J'aurais pu manier la torche pendue à mon cou, même sous ma forme de loup, mais ce fut plus vite fait avec ses doigts. 
 
— « Alors ? » me demanda-t-elle, quand je fus redevenu humain. « Qu'est-ce que vous avez appris ? » 
 
Je lui décrivis la situation. Elle plissa le front et se mordit la lèvre. C'était une trop jolie lèvre pour un sort pareil. 
 
— « Ce n'est pas fameux, » réfléchit-elle. « Je craignais quelque chose de semblable. » 
 
— « Écoutez, pouvez-vous repérer l'efrit en vitesse ? » 
 
— « Oui. J'ai étudié à l'Université du Congo, et j'étais très forte pour flairer les sorcières. Pourquoi ? » 
 
— « Si j'attaque une des sentinelles en faisant assez de bruit, leur attention se portera sur ce point. Vous auriez peut-être une chance valable de voler par-dessus leurs lignes sans vous faire voir, et une fois dans la ville, votre uniforme à invisibilité…» 
 
— « Je n'en ai pas apporté, » fit-elle en hochant sa tête rousse. « Leurs renifleurs sont tout aussi précis que les nôtres ! L'invisibilité est en réalité tombée en désuétude. » 
 
— « Hum… oui, j'imagine que vous avez raison. Enfin, vous pouvez de toute façon profiter de l'obscurité pour parvenir à la demeure de l'efrit. Après, il vous faudra improviser. » 
 
— « Je me doutais bien qu'il faudrait risquer quelque chose de ce genre. » Puis, avec une douceur qui me stupéfia, elle ajouta : « Seulement, Steve, c'est un risque terrible que vous allez courir. » 
 
— « Pas tant qu'ils ne me tirent pas dessus avec des balles d'argent. Et presque toutes leurs cartouches sont de plomb. Ils observent la même alternance que nous : une cartouche sur dix est en argent. J'ai donc au moins quatre-vingt-dix chances sur cent de m'en tirer. » 
 
— « Vous mentez, mais vous mentez avec courage. » 
 
Je ne me sentais pas du tout courageux. Sous ma formation antipanique, j'avais les tripes nouées et froides. Mais je ne voyais pas d'autre moyen d'accomplir notre mission et l'échec signifierait le Conseil de guerre. 
 
— « Je vais leur user les jambes s'ils se mettent à ma poursuite, » dis-je, « et quand je les aurai semés, je tâcherai de les contourner poux vous rejoindre. » 
 
— « D'accord. » Tout à coup, elle se dressa sur la pointe des pieds et m'embrassa. Cela me fit un effet explosif. Je restai un moment à la regarder. 
 
— « Que faites-vous samedi soir ? » lui demandai-je, en chevrotant un peu. 
 
— « Ne vous faites pas d'idées, Steve, » dit-elle en riant. « Je suis dans la Cavalerie. » 
 
— « Oui, mais la guerre ne durera pas toujours. » 
 
Je lui fis un sourire insouciant qui lui fit écarquiller les yeux. Cela sert d'avoir été acteur. Nous mîmes les détails au point, de notre mieux. Elle n'avait pas la partie facile, elle-même. L'efrit était sans doute bien gardé, et il était assez dangereux en lui-même. Nos chances de voir le jour se lever n'étaient pas fameuses. 
 
Je repris ma forme de loup et lui léchai la main. Elle me chiffonna le poil et je me fondis dans les ténèbres. 
 
J'avais choisi une sentinelle assez éloignée de la route, où il y avait sûrement des barrages. De part et d'autre de ma victime, je voyais deux hommes qui marchaient lentement de long en large. Je me glissai derrière une souche, au milieu de son territoire et j'attendis. 
 
Quand l'homme arriva, je bondis. J'eus brièvement la vision de ses yeux et de ses dents blanches dans son visage barbu, je l'entendis hurler et je sentis la peur monter en lui, puis nous nous heurtâmes. Il tomba sur le dos en battant des bras et je tentai de le saisir à la gorge dans mes mâchoires. Je refermai les dents sur son bras et j'eus le goût de son sang chaud et salé sur la langue. 
 
Il cria une seconde fois et je devinai que son appel était retransmis le long du cordon de gardes. Les Sarrasins les plus proches accoururent à son secours. Je déchirai la gorge du premier et me ramassai pour bondir sur le suivant. 
 
Il tira. La balle me traversa, me causant une douleur terrible et sous le choc, je chancelai. Mais il ne savait pas comment combattre un loup-garou. Il aurait dû mettre un genou en terre et tirer sans arrêt jusqu'à la balle d'argent ; si c'était nécessaire, il aurait dû me tenir à l'écart et même me clouer de sa baïonnette, tout en tirant. Au contraire, celui-là continua de courir vers moi, en invoquant l'Allah de sa secte hérétique. 
 
Mes tissus musculaires se nouèrent quand je plongeai à sa rencontre. J'esquivai la baïonnette et le canon du fusil, le frappant assez fort pour lui faire lâcher son arme, mais pas pour le renverser. Il se campa sur ses jambes, m'empoigna par le cou et se cramponna. 
 
J'appuyai ma patte arrière gauche contre sa cheville et poussai. Il tomba sous moi, dans la position que cherche toujours un loup-garou dans le corps-à-corps. Je me retournai et lui ouvris le bras, lui faisant lâcher prise. 
 
Avant d'avoir pu régler l'affaire, j'en eus trois autres sur le dos. Leurs cimeterres de tranchées se levèrent pour se planter entre mes côtes et en ressortir. On les avait mal entraînés. Je me libérai de la masse à coups de crocs – il y en avait bien une demi-douzaine à présent – et m'écartai. 
 
Malgré les odeurs de sueur et de sang, je perçus une infime bouffée de 5 de Chanel et quelque chose rit en moi. Virginia était passé rapidement en profitant de la diversion, chevauchant son manche à balai à cinquante centimètres au-dessus du sol, et était maintenant dans Trollburg. À moi maintenant d'attirer une poursuite et d'éviter d'encaisser une balle en argent. 
 
Je hurlai pour exciter les hommes qui sortaient des maisons voisines, je me fis voir clairement, puis je partis au galop à travers champs. Je ne courais pas trop fort, pour ne pas les distancer immédiatement, et me fiant à mes zigzags pour ne pas me faire transformer en passoire. Ils mordirent à l'appât et suivirent, en trébuchant et en criant. 
 
Pour ce qu'ils en savaient, il ne s'agissait sans doute que d'un raid de commando. Maintenant, le cordon de sentinelles devait être reformé et la garnison alertée, mais ils ne pouvaient nullement savoir quels étaient nos plans réels. Peut-être qu'après tout nous nous acquitterions de notre mission… 
 
Quelque chose passa au-dessus de moi, un de leurs satanés tapis volants. Il fonça sur moi comme un épervier, tirant de toutes ses mitrailleuses. Je me précipitai vers le couvert le plus proche. 
 
Sous les arbres ! Avec la moindre veine, je pourrais… 
 
Ils ne me laissèrent pas la moindre chance. Il y eut un bondissement derrière moi. Je sentis l'odeur âcre et poussai un gémissement. Un tigre-garou pouvait de déplacer aussi vite que moi. 
 
Pendant un instant, je me souvins d'un guide que j'avais eu en Alaska, et je souhaitai l'avoir à mes côtés. C'était un grizzly-garou. Puis je pivotai et fis face au tigre avant qu'il ait pu me sauter dessus. 
 
C'était un gros : plus de deux cents kilos. Ses yeux fulminaient au-dessus de ses grands crocs. Il leva une patte qui aurait pu me briser l'échine comme une simple branche morte. Je me précipitai, en claquant des mâchoires, et reculai avant qu'il ait pu me frapper. 
 
J'entendais l'ennemi qui piétinait dans le taillis, à notre recherche. Le tigre sauta. J'esquivai et plongeai dans le taillis voisin. Peut-être pourrais-je me glisser là où il ne pourrait pas passer. Il se jeta dans les bois à ma poursuite, en rugissant. J'aperçus un espace entre deux chênes géants, un passage trop étroit pour lui et je me dirigeai en hâte vers ce point. Mais c'était trop étroit pour moi aussi. Dans l'instant où je me trouvai coincé, il fut sur moi et je sombrai dans le noir. 
 

 
* * 
 
Je repris connaissance quelques minutes plus tard. J'avais reçu un coup de patte sur le cou. Cela me martelait dans la tête et j'avais la nausée. 
 
— « Levez-vous. » Quelqu'un me planta sa botte dans les côtes. 
 
Je me mis maladroitement debout. Ils s'étaient servis de ma torche pour me redonner forme humaine, mais ils l'avaient prise ainsi que le reste de mon équipement. Ils étaient une vingtaine à me menacer de leurs armes. L'homme-tigre se tenait tout près ; il mesurait plus de deux mètres de haut et était affreusement gras. En fermant à demi les yeux pour lutter contre ma migraine, je vis qu'il portait les insignes d'émir… ce qui était devenu un grade militaire plutôt qu'un titre, mais un grade important. 
 
— « Venez, » dit-il. Il prit la tête et on me poussa à sa suite. 
 
Je vis leurs tapis dans le ciel et j'entendis leurs propres garous qui hurlaient en cherchant la piste d'autres Américains. J'étais encore trop étourdi pour y faire très attention. 
 
Nous entrâmes dans la ville, dont le pavé sonnait creux sous leurs bottes, et nous dirigeâmes vers le centre. Trollburg était une petite ville, de cinq mille habitants environ. Les rues étaient pour la plupart désertes. Je vis quelques soldats du Califat, des canons antiaériens braqués contre le ciel, un dragon qui passait lourdement, des flammes voletant autour de sa gueule et des canons pointant hors de sa carapace blindée. Pas un seul civil, mais je ne savais que trop bien ce qu'il leur était arrivé. Les femmes jeunes et jolies étaient dans les harems pour officiers, les autres mortes ou enfermées en attendant qu'on les expédie sur les marchés d'esclaves. 
 
Quand nous arrivâmes à l'hôtel qui servait de quartier général à l'ennemi, mes douleurs s'étaient apaisées et mon cerveau s'était éclairci. Dans les circonstances, ce n'était pas tellement réconfortant. On me fit monter dans un appartement et on me planta devant une table. L'émir s'y assit, une demi-douzaine de gardes se postèrent le long des murs et un jeune, pacha des Renseignements s'assit non loin de nous. 
 
La grosse face de l'émir se tourna vers lui. Il lui dit quelques mots… sans doute quelque chose comme « Je m'en charge, contentez-vous de prendre des notes. » Puis il me regarda. Ses yeux étaient vert pâle, comme ceux d'un tigre. 
 
— « Voyons, » dit-il, en bon anglais, « nous allons procéder à un petit interrogatoire. Votre identité, s'il vous plaît. » 
 
Je lui répondis machinalement que je m'appelais Sherringford Mycroft, capitaine de l'Armée des États-Unis et je lui donnai mon matricule. 
 
— « Ce n'est pas votre vrai nom, n'est-ce pas ? » me demanda-t-il. 
 
— « Naturellement pas ! » répondis-je. « Je connais la Convention de Genève et vous n'allez pas me lancer d'enchantements nominaux. Sherringford Mycroft est mon pseudonyme officiel. » 
 
— « Le Califat n'a pas signé la convention de Genève, » dit tranquillement l'émir. « Et il est parfois nécessaire d'appliquer des mesures draconiennes en cas de djihad6 . Quel était le but de votre raid ? » 
 
— « Je ne suis pas forcé de répondre à cette question, » dis-je. Le silence aurait été tout aussi efficace, mais ne m'aurait pas permis de faire gagner autant de temps à Virginia. 
 
— « On pourrait vous persuader de parler, » dit-il. 
 
Si ç'avait été dans un film, je lui aurais dit que je cueillais des marguerites et j'aurais continué à plaisanter pendant qu'on aurait préparé les poucettes. Mais dans la réalité, cela n'aurait guère eu d'effet. 
 
— « Bon, » dis-je. « Je suis venu en éclaireur. » 
 
— « Tout seul ? » 
 
— « Il y en avait quelques autres. J'espère qu'ils ont pu se sauver. » 
 
Cela pourrait maintenir ses hommes en haleine pendant un certain temps. 
 
— « Vous mentez, » dit-il sans colère. 
 
— « Je n'y peux rien, si vous refusez de me croire. » Je haussai les épaules. 
 
— « Je ne tarderai pas à savoir si vous me dites la vérité, » reprit-il, les yeux mi-clos. « Sinon, qu'Eblis ait pitié de vous. » 
 
Je ne pus me retenir de sursauter, et la sueur perla sur ma peau. L'émir rit, d'un rire déplaisant, comme un grondement rauque au fond de sa gorge épaisse, comme un tigre qui joue avec sa victime. 
 
— « Réfléchissez, » me conseilla-t-il. 
 
Puis il se pencha sur des paperasses qui encombraient son bureau. Il faisait très calme dans la pièce. Les gardes paraissaient coulés dans le bronze. Derrière le dos de l'émir, une fenêtre s'ouvrait sur le vide de la nuit. On n'entendait que le lent tic-tac d'une horloge et le froissement des papiers. Cela ne faisait qu'amplifier le silence. 
 
J'étais fatigué, j'avais mal à la tête, j'avais soif, et un mauvais goût dans la bouche. La pure fatigue de me tenir debout devait contribuer à diminuer ma résistance. Il me vint à l'esprit que l'émir devait commencer à avoir peur de nous, s'il se donnait tant de mal personnellement pour un unique prisonnier. C'était réconfortant pour la cause américaine, mais peu consolant pour moi. 
 
J'examinai la situation. Il n'y avait dans la pièce que les tristes meubles usuels dans les hôtels. L'émir avait semé sur son bureau un tas d'objets : une boule de cristal, inutile à cause de nos brouillages, un vase de verre taillé, volé dans une maison quelconque, un service de beaux verres en cristal, une boîte à cigares, un flacon plein de quelque chose qui ressemblait à du bon Scotch. Je me dis qu'il devait avoir un goût prononcé pour le cristal. 
 
Il agita la main, la boîte à cigares s'ouvrit et un havane vola jusqu'à ses lèvres où il s'alluma de lui-même. Tandis que les minutes s'étiraient, un cendrier s'élevait de temps en temps pour recueillir la cendre du cigare. Je songeai que tout ce qu'il possédait devait être enchanté, et se déplacer automatiquement ; un homme aussi gras devait payer ainsi l'avantage d'être un garou de taille anormale. 
 
La lumière nous éclairait tous crûment. C'était hideusement insolite de voir un bon feu Saint-Elme tout ordinaire briller sur ces têtes enturbannées. 
 
Un embryon d'idée me vint à l'esprit. Je ne savais pas encore comment la mettre à exécution, mais rien que pour passer le temps, je me mis à composer quelques enchantements. 
 
Il devait s'être écoulé une demi-heure qui m'avait paru un demi-siècle quand la porte s'ouvrit. Un fennec, ce petit renard des sables africains, entra en trottant. L'émir leva les yeux quand l'animal entra dans un placard où il pourrait se servir de sa torche dans le noir. L'homme qui en ressortit était naturellement un nain d'à peine un pied de haut. Il se prosterna et se mit à parler rapidement d'une voix ténue. 
 
— « Alors, » fit l'émir en se tournant vers moi, « il paraît qu'on n'a relevé d'autres empreintes que les vôtres. Vous avez menti. » 
 
— « Je ne vous l'ai pas dit ? » fis-je, la gorge contractée. « Nous avons employé des chouettes et des chauves-souris. J'étais le seul loup. » 
 
— « Taisez-vous. Je sais très bien que les seules chauves-souris-garous sont des vampires, et que tous les vampires sont réformés dans toutes les armées. » 
 
C'était vrai, bien entendu. De temps à autre un général demande pourquoi on ne lève pas une armée de Draculas. La réponse est simple : ils sont trop légers et fragiles ; ils ne peuvent supporter l'éclat du soleil ; s'ils ne sont pas régulièrement approvisionnés de sang frais, ils se retournent contre leurs camarades ; et on ne peut absolument pas les utiliser avec les troupes italiennes ou contre elles. Je jurai intérieurement, mais j'avais l'esprit trop embrouillé pour penser calmement. 
 
— « Je crois que vous me cachez quelque chose, » reprit l'émir. Il gesticula à l'adresse de ses verres et de son flacon qui lui servirent une rasade de Scotch qu'il but avec componction. La secte du Califat est également hérétique en ce qui concerne l'alcool… ils prétendent que le Prophète n'a interdit que le vin, sans rien dire de la bière, du gin, du whisky, du cognac, du rhum ni de la vodka. 
 
— « Nous allons devoir recourir à des mesures un peu sérieuses, » dit-il enfin. « J'espérais pouvoir l'éviter. » Il fit un signe de tête à ses gardes. 
 
Deux d'entre eux me prirent les bras tandis que le pacha se mettait à me travailler. Il s'y entendait. Le fennec-garou observait avidement la scène, l'émir fumait son cigare et continuait à s'occuper de ses paperasses. Au bout de quelques bien longues minutes, il donna un ordre. On me lâcha et on m'offrit même une chaise, dont j'avais le plus grand besoin. 
 
Je m'assis, le souffle court. L'émir me regarda assez aimablement. 
 
— « Je regrette, » dit-il, « ce n'est pas un travail plaisant. » Curieux, mais je le crus. « Espérons que vous vous montrerez raisonnable avant que nous devions vous infliger des infirmités permanentes. En attendant, voulez-vous un cigare ? » 
 
C'était le classique troisième degré. Cogner l'homme pendant un moment, puis lui montrer de la gentillesse. Vous seriez surpris du nombre de fois où cela prend et où il se met à table. 
 
— « Il nous faut des renseignements sur vos troupes et leurs plans, » dit l'émir. « Si vous voulez bien nous aider et embrasser la vraie foi, vous aurez une position enviable parmi nous. Nous aimons les hommes de valeur, au Califat. » Il sourit. « Après la guerre, vous pourriez choisir vous-même à Hollywood de quoi garnir votre harem. » 
 
— « Et si je ne parle pas…» murmurai-je. 
 
— « Vous n'aurez plus nulle envie de harem. À vous de décider. » 
 
— « Laissez-moi réfléchir. Ce n'est pas facile. » 
 
— « Je vous en prie, » dit-il avec urbanité en se penchant sur ses papiers. 
 
Je me détendais le plus possible, inspirant profondément la fumée et tâchant de retrouver mes forces. Les forces d'inhibition inculquées par l'Armée ne pouvaient être vaincues par leurs techniciens que si je donnais mon plein consentement, et je ne voulais pas. J'examinai la fenêtre derrière l'émir. La rue était à deux étages plus bas. Vraisemblablement, je ne réussirais qu'à me faire tuer. Mais c'était encore préférable à l'autre face de l'alternative. 
 
Je repassai dans ma tête les enchantements que j'avais préparés. Un véritable technicien doit connaître au moins une des langues arcaniques – Latin, Grec, Arabe classique, Sanscrit, Ancien Nordique, etc. – pour les motifs usuels de la science sympathique. Les phénomènes extraordinaires ne sont guère influencés par les langues courantes. Mais en dehors des incantations routinières suffisantes à faire fonctionner les appareils de la vie quotidienne, je n'étais guère savant. 
 
Je connaissais toutefois assez bien un dialecte légèrement ésotérique. Je ne savais pas si cela opérerait, mais il fallait bien que j'essaie. 
 
Mes muscles se bandèrent. Ce fut un effort considérable de paraître détaché. Je secouai la cendre de mon cigare. Quand je le relevai, il ramena un peu de la cendre de celui de l'émir. Je préparai l'incantation mentalement, portai le cigare à mes lèvres et marmonnai intérieurement l'enchantement : 
 
 
 
« Çavendres bravulavantes,  
 
ravetavournavant davans lavair, 
 
cavom lavêtavinçavelle vavole 
 
fravappe lave davans lavœil ! » 
 
 
 
Je fermai l'œil droit et approchai le bout allumé de mon cigare tout près de ma paupière. Le havane de l'émir bondit et alla s'écraser sur son œil droit. Tandis qu'il hurlait et tombait en arrière, je me dressai. J'avais repéré le fennec-garou, et d'un seul pas je fus sur lui. Je brisai son sale petit cou d'un revers de main et arrachai la torche qui y était accrochée. 
 
Les gardiens se précipitèrent sur moi en hurlant. Je sautai par-dessus la table et retombai sur l'émir, saisissant le flacon au passage. Il essaya de s'accrocher à moi, fou de douleur. Je vis l'affreux vide de son orbite, mais je ne lâchai pas le flacon et je criai : 
 
 
 
« Chavose dave cravistaval  
 
chavange-tavoi aven mavistraval ! 
 
Cavorn jave tave lavance 
 
vavole davans lave mavême savens ! » 
 
 
 
En finissant, je me dégageai des pattes de l'émir et lançai le flacon sur les gardes. Ma poésie était lamentable et elle n'aurait pas fonctionné si l'émir n'avait pas déjà sensibilisé tout ce qui lui appartenait. Bref, la boule, le cendrier, le bol, les verres, le coffre à cigares et toutes les vitres volèrent à la suite du flacon. L'air vibrait de verre volant. 
 
Je ne m'arrêtai pas à considérer les résultats, je filai par la fenêtre comme un démon exorcisé. J'atterris en boule sur le pavé, rebondis et me mis à courir. 
 
Il y avait des soldats alentour et les balles se mirent à chanter autour de moi. Je battis un record en gagnant l'abri d'une ruelle voisine. Ma vision ensorcelée me montra une fenêtre brisée et je m'y faufilai. Accroupi sous la fenêtre, j'entendis les poursuivants passer devant. 
 
J'étais dans l'arrière-boutique d'une épicerie dévastée, bien assez sombre pour ce que j'avais à faire. Je pendis la torche à mon cou, la braquai sur moi et procédai à ma transformation. Ils allaient revenir d'une minute à l'autre et je ne tenais pas à être vulnérable. 
 
Devenu loup, je reniflai à la recherche d'une autre issue. Il y avait une porte de derrière à demi-ouverte par laquelle je me glissai dans une cour pleine de caisses d'emballage. Cela faisait une bonne cachette. J'y restai en m'efforçant de dominer ma nature de loup qui me poussait à haleter, tandis qu'ils se répandaient dans tout le quartier. 
 
Dès qu'ils furent repartis, je réfléchis à ma position. J'étais fort tenté de quitter ce lieu lamentable et damné ; j'y parviendrais sans doute, et, techniquement, je me serais acquitté de ma part de là mission. Mais le boulot n'était pas réellement terminé et Virginia restait seule avec l'efrit… si elle était encore en vie… et… 
 
Quand je m'efforçai d'évoquer son image, elle me vint sous la forme d'une louve avec une odeur de pelage. Je secouai furieusement la tête. La fatigue et le désespoir noyaient ma raison, laissant le champ libre à mes instincts animaux. Il fallait que je me dépêche de faire ce que j'avais à accomplir. 
 
Je reniflai. Les odeurs de la ville me gênaient, mais je perçus une faible bouffée de soufre et trottai précautionneusement de ce côté. Je restai dans l'ombre. On m'aperçut une fois, mais on ne m'interpella pas… ils durent me prendre pour un des leurs. L'odeur sulfureuse devint plus forte. 
 
Ils gardaient l'efrit dans le tribunal, une bâtisse solide. Je traversai le petit parc qui le précédait, reniflai soigneusement le vent, puis traversai la rue d'un bond et escaladai le perron. Quatre soldats ennemis gisaient là, la gorge ouverte, et le manche à balai était garé près de la porte. Il y avait dans le manche une lame à ressort de trente centimètres, dont Virginia s'était servie comme d'une lance volante. 
 
Le côté masculin de mon être, qui avait gardé quelques vagues pensées romanesques, en eut une sueur froide ; mais le loup ricana. Je poussai la porte. Elle y avait jeté un sort et la serrure était restée ouverte. J'y passait le museau et faillis me le faire enlever d'un coup de griffe avant que Svartalf m'ait reconnu. Il fit un bref geste de la queue, j'entrai et traversai le hall. La puanteur venait de l'étage et je la suivis dans les ténèbres opaques. 
 
Il y avait de la lumière dans une pièce du premier étage. J'entrouvris la porte pour y jeter un coup d'œil. Viriginia était là. Elle avait tiré les rideaux et allumé les feux Saint-Elme. Elle s'affairait encore, aussi sursauta-t-elle en m'apercevant, mais elle poursuivit son incantation. Je parquai mon derrière hirsute près de la porte et l'observai. 
 
Elle avait tracé à la craie la figure habituelle, semblable au Pentagone de Washington, et l'Étoile de David à l'intérieur. La bouteille de Salomon était au centre. Cela ne ressemblait pas à grand-chose, ce vieux pot de glaise recuite avec son anse creuse recourbée sur elle-même et qui rentrait dans le pot… une simple bouteille de Klein, avec le sceau de Salomon en cire rouge sur l'ouverture. Elle avait dénoué ses cheveux qui dessinaient un nuage rouge autour de son beau et pâle visage. 
 
Le loup en moi se demandait pourquoi nous ne filions pas tout simplement avec le pot… il était bien bouché. L'homme en moi se rappela que l'émir avait sans doute pris ses précautions et devait disposer de moyens sympathiques pour déboucher le flacon à distance. Il nous fallait mettre le démon hors d'état de nuire… d'une façon ou d'une autre… mais, de notre bord, personne n'était très informé sur sa race. 
 
Virginia termina son enchantement, ôta le bouchon et sauta hors du pentacle au moment même où la fumée sortait du flacon en bouillonnant. Elle faillit ne pas réussir, si prompt fut l'efrit à sortir. Je mis ma queue entre les pattes en grondant. Elle avait très peur, elle aussi, et s'efforçait de ne pas le montrer, mais je saisis l'odeur de l'adrénaline. 
 
L'efrit dut se courber en deux sous le plafond. C'était une chose grise monstrueuse, plus ou moins anthropoïde, mais avec des cornes et de longues oreilles, des crocs plein la gueule et des yeux comme des braises. Une fois lâché, il aurait pu mettre en fuite n'importe quelle armée terrestre. Le dominer avant qu'il eût dévasté tout la région serait un problème difficile. 
 
La fumée lui jaillit de la bouche quand il rugit quelque chose en Arabe. Virginia paraissait minuscule et sans défense, sous ses ailes immenses. Elle ne parlait pas aussi froidement qu'il l'aurait fallu : 
 
— « Parle anglais, Marid. Ou bien serais-tu trop ignorant ? » 
 
Le démon grogna d'indignation : « Ô descendante d'un millier de babouins ! » répondit-il. (On eût dit une conversation avec le tonnerre.) « Ô toi, pauvre chose infidèle et sans courage, toi que je pourrais briser sous mon petit doigt, entre me rejoindre, si tu oses ! » 
 
Je m'inquiétais non seulement de la possibilité qu'il échappe au pentacle, mais aussi du tapage qu'il faisait. On devait l'entendre à un demi-kilomètre. 
 
— « Tais-toi, maudit de Dieu ! » dit Virginia. Cela lui ferma le bec pendant un moment… Comme tous ceux de sa race d'enfer, il craignait les noms sacrés, mais cela ne l'intimidait pas pour longtemps. Elle recula un peu, les mains aux hanches, la tête rejetée en arrière pour croiser le regard brûlant de la créature. 
 
« Suleiman bin-Daoud – paix à son âme – ne t'a pas mis en jarre pour rien, je vois, » reprit-elle. « Rentre dans ta prison et n'en sors plus jamais, de peur que la colère du Ciel ne t'anéantisse ! » 
 
— « Apprends que Salomon le Sage est mort depuis trois mille ans, » ricana l'efrit. « Longtemps, longtemps j'ai langui dans mon étroite geôle, moi qui autrefois faisais rage sur la terre et dans le ciel et dans la géhenne en dessous, et maintenant, je suis libéré pour exercer ma vengeance sur les méprisables fils d'Adam ! » Il la poussa contre la barrière invisible, mais elle tint bon. « Ô toi, fille éhontée et sans voiles, à la chevelure d'enfer, sache que je suis Rashid le puissant, au pouvoir immense, l'écraseur de dragons ! Viens ici et bats-toi en homme ! »  
 
Le poil hérissé, je m'approchai de Virginia. La main qui me toucha la tête était froide et humide. 
 
— « Encore un paranoïaque, » murmura-t-elle. « Tous ces néfastes Êtres des Mondes Inférieurs sont psychosés. C'est notre unique chance. Je ne connais pas de formules pour le dominer directement, mais…» À voix haute, elle répondit : « Tais-toi, Rashid, et écoute-moi. Je suis de ta race moi aussi, et en cette qualité j'ai droit au respect. » 
 
— « Toi ? » Son rire se déchaîna. « Toi, de la race de Marid ? Mais, petite fourmi à face de poisson, si seulement tu voulais entrer ici, je te montrerais que tu n'es même pas digne de…» Le reste était plutôt obscène. 
 
— « Non, écoute-moi, » dit Virginia. « Regarde-moi bien. » Elle fit le signe de croix qui interdit le mensonge. « Le nom, c'est l'être, et mon nom est Djinny. » 
 
Cela me parut téméraire que de lui indiquer son nomen, mais il sursauta. 
 
— « Tu l'es vraiment ? » demanda-t-il. 
 
— « Oui. Et maintenant, vas-tu m'écouter ? Je viens te donner de bons conseils, comme un djinn qui s'adresse à un autre. J'ai des pouvoirs, moi aussi, tu sais, bien que je les emploie au service d'Allah le Tout-Puissant, l'Omniscient, le Charitable. » 
 
Il la regardait méchamment, mais s'imaginant qu'elle appartenait à sa race, il était prêt à manifester une certaine courtoisie… jusqu'au moment où il réussirait à briser la barrière ou à l'attirer à l'intérieur. 
 
— « Dans ce cas, » grommela-t-il, « pourquoi viens-tu troubler mon repos ? Demain je pars pour détruire l'armée des Infidèles. » Il fut repris par ses rêves de gloire. « Oui, je vais les déchirer et les écraser, les briser, les étriper et les écorcher. Ainsi apprendront-ils le pouvoir de Rashid aux ailes éclatantes, le furieux, le sans-pitié, le savant, le…» 
 
Virginia attendit qu'il eût égrené son chapelet d'épithètes, puis reprit : 
 
— « Mais, Rashid, pourquoi dois-tu faire le mal ? Tu ne t'attires ainsi que haine. » 
 
Sa voix tonnante se teinta de tristesse. 
 
— « Certes, tu dis la vérité. Tout le monde me déteste. Tous conspirent contre moi. S'il n'avait pas été aidé par des traîtres, Suleiman n'aurait jamais pu m'enfermer. Tout ce que j'ai tenté de faire a été entravé par des envieux et des jaloux… oui, mais demain sera le jour du jugement ! » 
 
Virginia alluma une cigarette, tranquillement, et souffla vers lui sa fumée. 
 
— « Alors, comment peux-tu faire confiance à l'émir et à ses cohortes ? Lui aussi est ton ennemi. Il te fait simplement retirer les marrons du feu, et hop ! dans ta bouteille, de nouveau ! » 
 
— « Mais… mais…» L'efrit s'enfla tellement que la barrière de torsion spatiale grinça. Des éclairs lui sortirent des narines. Il n'y avait pas encore pensé, sa race n'étant pas très intelligente. Mais naturellement, une psychologue avertie savait suivre la logique d'un paranoïaque. 
 
— « N'as-tu pas rencontré l'inimitié tout au long de tes longs jours ? » poursuivit vivement Virginia. « Rappelle-toi, Rashid. Est-ce que la première chose dont tu te souviennes n'est pas l'acte cruel d'un monde envieux et rancunier ? » 
 
— « Oui… c'est bien cela. » Il hocha sa tête couronnée d'une crinière et sa voix se fit très basse. « Le jour même de mon éclosion… oui, le bout de l'aile de ma mère m'a frappé au point que j'en ai chancelé. » 
 
— « C'était peut-être un accident, » dit Virginia. 
 
— « Non. Elle a toujours préféré mon frère aîné… ce sale être ! » 
 
Virginia s'assit en tailleur. 
 
— « Raconte-moi cela, » conseilla-t-elle d'un ton plein de sympathie. 
 
Je sentis que les forces immenses qui s'exerçaient contre la barrière diminuaient. L'efrit était accroupi, les yeux mi-clos, pour revoir la chaîne de milliers d'années de ses souvenirs. Je ne voyais pas où elle voulait en venir… il était certainement impossible de psychanalyser ce monstre en une moitié de nuit, mais… 
 
— «… Oui, et j'avais à peine trois siècles que je tombai dans un fossé que mes ennemis avaient dû creuser à mon intention. » 
 
— « Mais tu as sûrement réussi à t'en tirer en volant, » murmura Virginia. 
 
Les yeux de l'efrit roulèrent et son visage se creusa de sillons encore plus terrifiants. « J'ai dit que c'était un fossé ! » 
 
— « Ce n'était pas un lac, par hasard ? » s'enquit-elle. 
 
— « Non ! » Ses ailes firent un bruit de tonnerre. « Ce n'était rien de cet ordre damné… c'était sombre, et humide, mais… non, pas humide non plus, un froid qui brûlait…» 
 
Je compris vaguement que Virginia tenait le fil. Elle abaissa ses longs cils sur ses yeux pour en voiler l'éclat soudain. Même en tant que loup, je pouvais comprendre le choc qu'avait pu subir un démon aérien en se noyant presque dans le sifflement et la vapeur produits par ses feux, et je comprenais que par la suite il se fût toujours nié à lui-même ce qui lui était arrivé. Mais à quoi cela pourrait bien servir à Virginia…  
 
Svartalf le chat entra vivement et s'arrêta dans une glissade. Chacun de ses poils se dressa et ses yeux brûlèrent. Il cracha quelque chose et repartit, moi le suivant. 
 
En bas dans le hall, j'entendis des voix, et par la porte, je vis quelques soldats qui piétinaient en rond. Ils étaient venus sans doute après avoir entendu le tapage, ils avaient trouvé leurs camarades morts, et maintenant ils avaient dû demander des renforts. 
 
Quelle que fût l'idée de Djinny, il fallait qu'elle eût le temps de la mettre à exécution. Je franchis la porte d'un bond et m'attaquai aux Sarrasins. Nous ne fûmes bientôt plus qu'une mêlée hurlante. Je faillis être écrasé sous le nombre, mais je m'arrangeai pour garder libres mes mâchoires et m'en servir. Puis Svartalf enfourcha le manche à balai et plana au-dessus de la bagarre, piquant de sa lame. 
 
Nous emportâmes quelques-unes de leurs armes entre nos dents jusque dans le hall, puis nous nous assîmes en attendant. Je me dis qu'il valait mieux que je reste loup et que je sois invulnérable à tout sauf aux projectiles d'argent plutôt que de jouir de la commodité de mes deux mains. Svartalf regardait pensivement une mitraillette. Il la dressa et s'accroupit au-dessus. 
 
Je n'étais pas pressé. Chaque minute qui passait, chaque minute gagnée en contenant les assaillants serait autant de gagné pour Djinny. Je posai la tête sur mes pattes de devant et m'endormis. Je n'entendis que bien trop tôt les bottes marteler la rue. 
 
Ils devaient être une bonne centaine. Je vis leur masse sombre et le reflet des étoiles sur leurs armes. Ils examinèrent l'escouade que nous avions anéantie, puis ils chargèrent sur le perron dans un hurlement. 
 
Svartalf s'arc-bouta et mit en marche la mitraillette. Le recul l'expédia à l'autre bout du hall, crachant des jurons, mais il en abattit deux. Je me heurtai aux autres dans l'entrée. Bondir, mordre, reculer, foncer, leur hurler au visage ! Ils étaient bloqués dans cette entrée, lents et maladroits. Quelques coups de crocs et ils battirent en retraite. Ils laissaient une demi-douzaine de morts et de blessés. 
 
Je regardai par la vitre de la porte et vis mon ami l'émir. Il avait un bandeau sur l'œil, mais il exhortait ses troupes avec plus d'ardeur que je n'aurais cru. Des groupes d'hommes se séparèrent de la masse et se dirigèrent vers les flancs de la bâtisse. Ils allaient entrer par les fenêtres et par les autres portes. 
 
Je poussai un cri plaintif en me rendant compte que nous avions laissé le manche à balai dehors. Il n'y avait plus moyen de s'échapper à présent, même pas pour Djinny. Je me mis à gronder en entendant les vitres se briser et les serrures sauter sous les coups de crosse. 
 
Ce Svartalf, c'était un chat tout ce qu'il y a de malin. Il retrouva sa mitraillette, et malgré l'incommodité de ses pattes, réussit à démolir les lumières. Puis nous nous retirâmes vers l'escalier, lui et moi. 
 
Ils nous attaquèrent dans le noir, en aveugles, comme la plupart des hommes. Je les laissai tâtonner et le premier qui monta les marches mourut sans bruit. Le second eut le temps de crier. Puis toute la bande suivit. 
 
Ils ne pouvaient pas tirer dans les ténèbres et la mêlée sans risquer d'abattre quelqu'un des leurs. Excités au point d'avoir perdu la raison, ils m'attaquèrent avec leurs cimeterres, ce à quoi je ne voyais pas la moindre objection. Svartalf leur griffait les jambes et je les déchirais… Allah est grand et aussi mes dents dans la nuit ! 
 
L'escalier était assez étroit pour que je puisse les contenir ; car ils étaient entravés par leurs propres blessés, mais le poids de cent hommes suffisait à me faire reculer, marche à marche. Autrement, l'un d'eux aurait pu m'attaquer pendant qu'une douzaine d'autres me tombaient sur le poil. Mais dans les circonstances nous fournîmes aux houris sacrées7 plusieurs clients tout frais pour chaque marche que nous cédions. 
 
Je ne me souviens pas clairement de la bataille. On s'en souvient rarement. Mais il dut bien s'écouler une vingtaine de minutes avant qu'ils reculent en entendant un grondement de colère. Alors l'émir lui-même se planta en bas des marches, battant de la queue et frissonnant de toute sa magnifique fourrure à rayures. 
 
Fatigué, je me secouai et me campai pour le dernier combat. Le tigre borgne monta lentement. Svartalf cracha et se laissa soudain glisser le long de la rampe pour disparaître dans les ténèbres. Bon. Il fallait bien qu'il pense à sa propre peau… 
 
Nous étions presque nez à nez quand l'émir leva sa patte armée de griffes comme des épées et l'abattit. J'esquivai le coup et lui volai à la gorge. Je ne parvins à mordre que dans sa peau trop large, mais je m'y accrochai en m'efforçant de me serrer tout contre lui. 
 
Il rugit et secoua la tête, m'envoyant promener comme un battant de cloche. Je fermai les yeux et me cramponnai de plus belle. Il me lacéra les côtes de ses longues griffes. Je m'écartai un peu, mais sans lâcher ma prise. Il tomba sur moi et ses propres mâchoires se refermèrent. La douleur fulgurante de ma queue me fit hurler. 
 
Il me maintenait sous une patte, prêt à me briser l'échine d'un coup de l'autre. Rendu fou de douleur, je réussis tant bien que mal à m'échapper et portai un coup de dents vers le haut. Son œil unique me regardait méchamment : je le lui arrachai d'un coup de gueule. 
 
Il se mit à crier. D'un coup de patte, il m'envoya m'aplatir contre la rampe. Je restai là, le souffle coupé, tandis que le tigre aveugle se roulait par terre dans une souffrance atroce. La bête prit le dessus sur l'homme et il descendit les marches, massacrant ses propres soldats. 
 
Un manche à balai vrombit au-dessus de la mêlée. Ce bon vieux Svartalf ! Il n'était parti que pour récupérer notre moyen de transport ! Je le vis voler vers la porte de l'efrit. Alors, je me relevai péniblement pour faire front devant la nouvelle vague de Sarrasins. 
 
En bas, ils s'efforçaient encore de maîtriser leur chef. Je respirai profondément, aux aguets, le nez au vent, l'oreille tendue. J'avais l'impression que ma queue était en feu. Je me retournai et vis que j'en avais perdu la moitié. 
 
Une mitraillette se mit en action. J'entendis le sang bouillonner dans les poumons de l'émir. Il était dur à tuer. C'est la fin pour toi, Steve Matuchek, songea l'homme en moi, ils vont enfin faire ce qu'ils auraient dû faire dès le début, s'aligner en bas et te balayer de leur feu, et chaque dixième balle sera d'argent.  
 
L'émir tomba, râlant son dernier souffle. J'attendais que ses hommes reprennent leurs esprits et se souviennent de moi. 
 
Virginia apparut sur le palier, à califourchon sur le manche. Sa voix me parut très lointaine : « Steve ! Ici… en vitesse ! » 
 
Je me secouai, m'efforçant de comprendre. J'étais trop fatigué, trop animal. Elle se mit deux doigts dans la bouche et siffla. Cela me fit rappliquer. 
 
Elle me jeta en travers de ses genoux et me maintint fermement pendant que Svartalf pilotait le manche. D'en bas, quelqu'un se mit à tirer à l'aveuglette. Nous sortîmes par une fenêtre du premier étage et filâmes dans le ciel. 
 
Un tapis planait à proximité. Svartalf fit le gros dos et donna toute la Puissance. Cette Cadillac avait de drôles d'accélérations ! Nous laissâmes l'ennemi sur place, et je perdis connaissance… 
 

 
* * 
 
Quand je revins à moi, j'étais étendu sur un lit sous une tente d'hôpital. Le jour était éclatant au-dehors et la terre humide fumait. Un médecin leva la tête en m'entendant grogner. « Salut, héros, » me dit-il. « Ne bougez pas pendant un moment. Comment vous sentez-vous ? » 
 
J'attendis d'avoir repris toute ma connaissance, puis je pris le bouillon qu'il me présentait. 
 
— « Dans quel état suis-je ? » demandai-je. (Naturellement, ils m'avaient redonné ma forme humaine.) 
 
— « Pas trop mauvais, étant donné les circonstances. Vos blessures étaient un peu infectées, mais nous avons réglé cela avec un nouvel antibiotique. Vous devriez être complètement remis avant un mois. » 
 
Je réfléchis. Les hôpitaux de campagne ne sont pas équipés pour planter des micro-épingles dans les bactéries. Il leur manque le plus souvent les mannequins anatomiques à taille amplifiée sur lesquels le chirurgien peut pratiquer les opérations sympathiques. 
 
— « Quelle technique employez-vous ? » demandai-je. 
 
— « Oh ! un de nos gars a le Mauvais Œil. Il regarde les microbes à travers un microscope. » 
 
Je ne le questionnai pas davantage, sachant fort bien qu'on en ferait un article d'ici quelques mois. Autre chose me tourmentait. 
 
— « L'offensive… est-elle commencée ? » 
 
— « Oh !… l'offensive… c'était il y a deux jours, mon vieux Rintintin. On vous a maintenu sous l'effet de l'asphodèle. Nous les avons balayés sur toute la ligne. Aux dernières nouvelles, ils étaient toujours en fuite, de l'autre côté de la frontière de l'État de Washington. » 
 
Je soupirai et me rendormis. Même le bruit que faisait le médecin en dictant un rapport à sa machine à écrire ne put me tenir éveillé. 
 
Le lendemain, Djinny arriva avec Svartalf sur l'épaule. Le soleil qui entrait par la porte de la tente lui faisait des cheveux de cuivre rouge. 
 
— « Salut, capitaine Matuchek, » me dit-elle. « Je suis venue prendre de vos nouvelles dès que j'ai pu obtenir une permission. » 
 
Je me redressai sur les coudes et sifflai à l'adresse de la cigarette qu'elle me présentait. Quand je l'eus entre les lèvres, je dis lentement : 
 
— « Soyez naturelle, Djinny. Je sais bien que ce n'était pas exactement une promenade d'amoureux, l'autre nuit, mais je pense que nous nous connaissons déjà bien. » 
 
— « Oui. » Elle s'assit sur le lit et me caressa les cheveux. C'était agréable. Svartalf m'adressa un ronronnement et je regrettai de ne pouvoir lui répondre dans la même langue. 
 
— « Qu'est devenu l'efrit ? » demandai-je au bout d'un moment. 
 
— « Toujours dans la bouteille. » Elle sourit. « Je doute que quiconque puisse jamais l'en faire ressortir, en admettant que quelqu'un en ait envie. » 
 
— « Mais qu'avez-vous fait ? » 
 
— « Une simple application des principes de Papa Freud. Si jamais on publie la chose, j'aurai contre moi tous les partisans de Jung, mais cela a opéré. Je l'ai amené à me raconter ses souvenirs et ses illusions et je me suis vite aperçue qu'il avait un complexe hydrophobe… la peur de l'eau, mon loup…» 
 
— « Je vous permets de m'appeler votre loup, » grognai-je, « mais si jamais vous m'appelez Fido, je vous flanque une fessée. » 
 
Elle ne me demanda pas pourquoi je présumais que je serais assez proche d'elle dans l'avenir pour la toucher de mes mains. Cela m'encouragea considérablement. Elle rougit même un peu, mais elle poursuivit : 
 
— « Ayant trouvé la clef de sa personnalité, il m'a été facile de jouer de sa phobie. Je lui ai fait remarquer combien l'eau est une substance commune et combien il est difficile d'obtenir une déshydratation totale. Il avait de plus en plus peur. Quand je lui ai démontré que tous les tissus animaux, y compris les siens, se composent d'environ 80 pour cent d'eau, ç'a été la fin. Il est rentré dans sa bouteille et s'est plongé en catatonie. » 
 
Au bout d'un moment, elle ajouta pensivement : 
 
— « J'aimerais bien le garder pour le poser sur ma cheminée, mais j'imagine qu'il finira à l'institut Smithson. Je devrai donc me contenter d'écrire un petit traité sur les usages stratégiques de la psychiatrie. » 
 
— « Est-ce que les bombes, les dragons et les elfes-schrapnells ne sont pas déjà assez terribles ? » demandai-je en frissonnant. 
 
Pauvres et simples élémentaux8 ! Ils se prennent pour des terreurs, mais ils pourraient prendre des leçons près des humains ! 
 
Quant à moi, je voyais bien certains inconvénients à un mariage avec une sorcière, mais quand même… 
 
— « Approchez-vous, vous ! » 
 
Elle le fit. 
 
Je n'ai guère conservé de souvenirs de la guerre. C'était une époque de laideur qu'il vaut mieux oublier. Mais il y a un souvenir que je conserve en dépit de tous les efforts des meilleurs chirurgiens esthétiques. En tant que loup, j'ai seulement un embryon de queue, et en tant qu'homme, je n'aime pas m'asseoir quand il pleut. 
 
Voilà bien une curieuse façon de s'acquérir la Médaille des Blessés ! 
 
(Traduit par Bruno Martin.)

(c) Bernard SAUNIER - Créé à l'aide de Populus.
Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
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