Le monde orphelin - ALBERT FERLIN
Le monde orphelin - ALBERT FERLIN
Ce récit crée un malaise. Sans pittoresque extérieur, sans recherche d'effets, c'est le tableau atroce et heureusement symbolique d'une humanité à venir. On pense en le lisant aux chapitres satiriques sur un thème similaire dans « Le voyageur imprudent » de Barjavel. Pour Albert Ferlin, la science-fiction a résolument la figure de l'allégorie. Il confirme ici qu'il est un auteur à part4 .
Selon les calculs en cycles terrestres, il y avait trois mille ans qu'aucun navire ne s'était posé sur cette planète lorsque Soler s'en approcha.
Son engin lenticulaire évolua rapidement dans les lignes de forces magnétiques peu intenses de la Terre, et s'arrêta sans difficulté.
C'était le crépuscule. Selon les ordres reçus, il signala son arrivée et dissimula son appareil parmi les rochers dont il prit aussitôt la forme.
Regardant autour de lui, Soler vit un paysage quelconque et sans attrait. Des rochers où il se trouvait, le terrain descendait en pente abrupte et désolée, semé de noirs et maigres arbustes et de buissons rouillés. Plus bas, une rivière coulait, serpentant entre les rocs. Soler distingua quelques maisons ; les unes disséminées dans la campagne, trois ou quatre autres serrées les unes contre les autres, comme par le froid ou la pétrification.
Avant d'atterrir, il avait survolé de plus grandes cités dont beaucoup étaient en ruines, mais il avait choisi à dessein ce lieu écarté comme point de départ de sa mission.
Soler descendit vers le village, confiant dans les ressources du mimétisme pour sa protection. Qu'allait-il trouver ? Ses appareils détecteurs ne révélaient que peu de chose. Pas de radioactivité, sauf un simple niveau résiduaire fort avancé dans le cycle de désintégration, montrant qu'il s'agissait surtout de rebuts anciens ou de restes vénérables et sans danger d'anciennes explosions. Aucune trace d'activité créatrice importante dont les ondes eussent fait palpiter ses instruments.
« Terre morte, » se dit Soler.
Des roches rouges et grises ; une végétation pauvre et rougeâtre, entièrement naturelle mais déjà et depuis longtemps au stade de la dégénérescence ; quelques touffes d'herbe jaune agrippées aux pierres du chemin ; tout cela formait le plus morne paysage que Soler eût jamais contemplé.
Quand il arriva au niveau de la rivière, plus près de l'endroit où se tenaient les êtres – car il était bien certain que demeuraient encore des êtres vivants dans ces terres – il redoubla de prudence. Il importait qu'il ne se fît pas remarquer avant d'avoir recueilli le plus d'informations possible.
La nuit était plus profonde au fond de la vallée qu'elle ne l'était au sommet des falaises. Soler se sentit oppressé par l'ombre qui n'offrait pas la sécurité psychique de celle de son pays. Tout près, le murmure singulier d'une eau froide au bruit accentuait encore cette impression. Un cri troua le silence. Le voyageur mit un instant à l'identifier : un chien… aboiement… Il lui fallait imposer un effort considérable à son cerveau pour détecter les informations. Chien égale animal. Le concept d'animal était difficile à admettre, pour lui qui venait d'un monde habité seulement d'êtres vivants intelligents. Or, voici qu'il détectait non seulement des classes d'êtres vivants dits hommes, femmes, enfants, au niveau d'intelligence variable, mais encore des classes d'êtres vivants instinctifs dits animaux, et puis, des choses douées de vie, mais d'une vie et d'une activité tellement réduites que ce n'était même pas la peine d'en prendre note.
Un instant, Soler se demanda à quoi pouvaient servir tant de classes d'êtres vivants. Dans son monde, une seule classe d'êtres vigoureux et rigoureux et magnifiques ; tout le reste : artificiel. Des légions de machines robots au comportement si commode qu'on pouvait le limiter à un secteur d'activité.
*
* *
Négligeant la télékinésie. Soler était descendu du haut de la falaise à pied, voulant s'imprégner de l'atmosphère particulière de cette terre nouvelle. La nuit était tout à fait venue lorsqu'il franchit le pont sur la rivière, en pierres grises déboîtées. Il s'avança vers la première maison, celle d'où était parti le cri du chien, et il lança à l'animal une onde apaisante qui dut prendre pour lui l'image d'un os. Le chien, couché devant le mur, regarda Soler et ce dernier vit l'œil de l'animal briller et sa queue remuer. Il eut un sentiment de pitié envers la gratitude misérable de cet être.
Sur le mur, était une ouverture non obstruée par laquelle filtrait une lumière jaune. Solar appliqua son visage sur la vitre avec laquelle il se confondit et vit un spectacle étonnant : dans une grande salle aux murs délavés et ternis par la fumée du foyer, se tenait une femme encore jeune et vêtue de haillons. Elle était assise devant une immense cheminée et regardait pensivement le feu qu'elle attisait de temps à autre en remuant les tisons avec une mince barre de fer. Près d'elle, quatre enfants sales jouaient. Les plus petits, assis par terre, avec des pierres et des brindilles. L'un d'eux, plus grand, tenait dans ses mains une figurine humaine imitée avec de la paille et des chiffons.
Sans avoir pénétré dans la pièce, Soler savait qu'il y faisait froid et qu'une odeur nauséabonde y régnait. La fumée, s'échappant mal du trou de l'âtre, entourait la scène d'un voile gris. La femme assise au coin du feu était maigre et décharnée et ses yeux brillants de fièvre. Tout son corps donnait une impression de lassitude et d'épuisement. Elle ne disait rien.
Sous la lampe, appuyé à la table centrale encore chargée d'une vaisselle rudimentaire, un vieillard était assis, immobile et comme impotent. Il offrait au regard de Soler au visage replet, à la chair rose et bien portante. Pour le moment ce visage était animé par la colère et Soler voyait bouger les lèvres grasses de cet être inerte dont toute la vie semblait s'être réfugiée dans cette figure pleine et rouge, qui contrastait singulièrement avec celle, pâle et triste, de la jeune femme.
Soler entendit la voix irritée du vieillard :
— « C'est tout ce que tu as trouvé pour aujourd'hui ? Tu ne vois pas que je vais mourir de faim… Tu sais bien que tu dois me nourrir jusqu'à la dernière goutte de ton sang ! »
— « Je n'ai presque plus de sang, » dit un troisième personnage. C'était un homme jeune, aux vêtements en lambeaux. Comme sa femme il était amaigri et voûté. Les traits tirés de son visage disaient son épuisement physique, et le découragement se lisait dans ses yeux.
— « Tu dois me nourrir, » glapit le vieillard, « tu dois me nourrir…»
— « Et les enfants ? »
— « Tes enfants doivent passer après moi. Tu sais que c'est la loi ! »
— « Il faut que je garde mon sang pour les enfants si je veux qu'ils me nourrissent à leur tour. »
— « Je dois vivre, » cria le vieillard, « ton avenir ne me regarde pas, il me faut ton sang pour vivre…»
— « Ne parle pas de vie, grand-père, » dit doucement l'homme jeune, « tu es un déchet, comme tous les autres…»
Le vieillard hoqueta :
— « Un déchet ! La loi est pour nous. Attends que l'âge t'emprisonne à ton tour et tu verras…»
— « Plus vite cela arrivera, mieux ça vaudra pour moi, » répondit l'homme. « Mais tu sais que si je suis admis dans la Classe, je n'aurai plus d'obligations envers toi… Et ce sont les autres qui me nourriront. »
— « Oh ! Dieu, » dit le vieillard, « ma malédiction sur tous ! »
Dans le monde de Soler, la haine n'existait pas. Il la voyait ici, opposant ces deux hommes de même sang que séparait un misérable besoin de nourriture dont les êtres vivants de cette terre n'avaient pas su s'affranchir.
Par moments, le vieillard jetait un regard sur ses petits-enfants. On ne savait s'il fallait y lire le désir de voir disparaître des concurrents ou la joie de les considérer comme un moyen supplémentaire de bien-être.
— « Si ça continue, » dit l'homme, « j'irai à la Ville. »
Le vieillard haussa les épaules :
— « Tu sais bien que tu ne peux pas ! »
— « J'irai, » dit l'homme avec un entêtement vain et désespéré.
Presque avec douceur, le vieillard répondit :
— « Non. Tu sais qu'avec mon père, nous l'avions quittée, la Ville. Il n'y avait que des mines, il fallait travailler durement, plus durement qu'ici et vivre en collectivité. Tu sais ce que c'est, le collectif ? Vieillards collectifs, malades collectifs, nourriture collective… Et les rations étaient plus maigres que dans ce village ! Ici, tu peux vivre, toi qui te déplaces, tu as les feuilles d'arbres, les racines, les cultures…»
— « Bah ! » dit l'homme, « tout vient si mal. Et tu prends la plus grosse part ! »
Et Soler vit la tristesse envahir le visage de l'homme. Chaque repas devait apporter ces mêmes propos, cette haine de l'homme à l'homme, du parasite et du parasité, étroitement soudés par une loi cynique née des inconstances et de l'imprévoyance d'un peuple.
La maigre lumière jaune oscilla trois fois.
« Le signal, » dit l'homme.
La femme se leva, se dirigea vers une armoire et y prit une chandelle qu'elle alluma au foyer.
« Fais attention de ne pas trop l'user, » dit l'homme.
— « Simplement une demi-heure, » dit-elle, en portant la chandelle au centre de la table.
Le vieillard fit un effort de ses mains à demi-paralysées pour s'en emparer. La femme, durement, lui donna une tape sur le bras et il la regarda d'un air furieux, puis fit marcher ses mandibules pour exprimer sa faim.
Un ciel sans étoiles pesait sur le toit d'où montait une mince colonne blanchâtre de fumée. Soler quitta son poste d'observation, traversa le pré derrière la maison et prit le chemin qui menait à l'agglomération.
*
* *
Quatre ou cinq maisons s'entassaient là. Des rues étroites délimitaient l'espace entre elles ; des pavés disjoints, les cailloux du sol, sortaient de terre. Tout était mort, froid, solitaire et sordide.
En marchant, Soler pensait à la vie pitoyable et mesquine de ces êtres. Il se souvenait des manuels d'histoire de son enfance où l'on parlait de cette prodigieuse civilisation qui avait pris naissance sur la Terre et s'était essaimée dans toute la Galaxie.
Lui, au troisième millénaire, descendant de ces pionniers terriens, revenait au berceau de la civilisation pour trouver un monde presque calciné, rétrograde en gestes et en pensées, et si proche de l'animalité qu'il fallait, pour les distinguer, qu'il y eût plusieurs classes d'animaux.
Ils étaient là, sans défense et sans moyens pour survivre. Même l'extrême disette n'arrivait pas à aiguillonner leur pensée à eux, les premiers conquérants de l'espace, soit pour les faire sortir de leur terre, soit pour résoudre artificiellement leurs besoins. Leur esprit engourdi préférait vivre dans la misère et de la misère des autres, plutôt que de se dépenser pour la faire cesser. Dignes de pitié… peut-être. Mais Soler pensa un instant : méprisables.
C'était un village en pleine désagrégation. Les maisons étaient vides, abandonnées, et leurs volets de bois achevaient de pourrir dans le vent, suspendus à leurs gongs rouillés. Dans l'une d'elles, au milieu d'un désordre indescriptible, Soler vit un cadavre assis sur un siège, desséché par de multiples années d'un repos éternel.
Sans doute un vieillard mort de faim, privé de descendance. La loi est la loi. L'obligation n'est que de sang, et le voisin sans pitié pense qu'après tout cela sera une bouche de moins à nourrir… Pas même l'obligation de sépulture ! C'est ainsi qu'avait dû se résoudre pour celui-ci, figé dans sa faim sans limite, une querelle comme celle à laquelle il venait d'assister.
À travers le village mort, Soler marcha, toujours curieux de surprendre dans le secret l'attitude réelle des êtres et leur comportement. Il savait bien que l'image donnée par les actes est souvent différente de la pensée qui les provoque ou les conduit. Mais, ici, la pensée était si peu évoluée qu'elle suivait de près le besoin, et se traduisait aussitôt en acte, reflet exact de son élaboration. On pouvait dire que la pensée était toute entière contenue dans l'acte qui l'exprimait.
Soler choisit parmi les maisons d'une ruelle celle dont la beauté, le poli des pierres et les dimensions semblaient la destiner à quelque personnage important. La porte était entrouverte. Il s'y glissa. Un long couloir dallé de pierres plates s'offrit à ses pas. Pas de lumière, sauf celle à peine discernable qu'une cour intérieure, au fond du couloir, dispensait avec la nuit, c'est-à-dire une ombre plus claire.
Soler se dirigeait sans peine et pouvait voir dans l'obscurité. Au fond du couloir aussi rude et froid que la rue, se trouvait, donnant sur la cour, une vaste salle. Soler y pénétra et se confondit aussitôt avec le mur contre lequel il resta sans bouger et inaperçu.
On eût dit, en plus grand, la réplique de la scène vue précédemment. Aucun luxe, à part celui des dimensions, n'agrémentait cette pièce. Soler songea aux fleurs de l'ancienne Terre, à ses oiseaux et à son chaud soleil. Tout n'était plus que grisaille, poussière et désolation.
Deux vieillards, mâle et femelle, étaient assis à une table éclairée faiblement par des chandelles fumeuses. L'un des vieillards suçait avidement le sang d'un être jeune, à la saignée du coude, cependant que deux jeunes filles le maintenaient, se débattant.
— « Chacun son tour, » disait l'une, « comme tu n'as pas gagné ta part, aujourd'hui, c'est en sang qu'il te faut payer ! »
La vieille femme regardait la scène, les yeux brillants de convoitise, la bouche gourmande. N'y tenant plus, elle dit :
— « À mon tour ! »
Mais l'homme ne lâchait pas prise et la jeune victime poussa un cri sous la morsure du vieux.
L'une des filles qui tenaient le nourrisseur donna un coup de poing sur le nez du vieillard, qui ouvrit la bouche, lâchant sa proie. Il fit une grimace comique, mais personne ne rit. Avec un visible contentement, le vieux continua de lécher tes gouttes de sang qui dégoulinaient autour de ses lèvres et sur son menton.
Soler s'enfuit, écœuré comme s'il avait surpris un spectacle honteux.
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* *
Soler prit son orientation et se téléporta. Il renonçait à parcourir la campagne, à la recherche de ces humains dont les quelques spécimens entrevus lui avaient permis de se faire une opinion déjà complète mais surtout pessimiste de leur genre de vie. Il survola la campagne, se guidant de loin en loin sur les faibles lueurs d'un foyer isolé ou d'une bourgade, où il imaginait que se déroulait une scène analogue à celles qu'il avait surprises, avec quelques variantes, suivant le lieu ou les protagonistes.
En peu de temps, il arriva aux frontières d'une grande ville et se posa dans les faubourgs, auprès de la rivière. Bien que l'eau de ce pays ne fût guère accueillante, il en cherchait le voisinage parce que c'étaient encore ses alentours qui, lui semblait-il, présentaient le moins d'embûches. C'était la seule chose, aussi, dont le mouvement, bien que froid, pût donner l'illusion de la vie.
La nuit enveloppait la ville. Mais Soler décelait aisément son chemin sans utiliser son détecteur dont l'écran lui eût donné immédiatement en clair l'image recherchée ou inaccessible.
Une part importante de la cité était en ruines. Les égouts éventrés étaient pétrifiés jusqu'à la berge du fleuve. Soler fut frappé encore une fois par l'absence totale de toute végétation. Aucune trace de circulation dans les rues vides et moites, si ce n'est de trafic fossile comme celui des cités antiques que l'on déterre des sables ou des cendres à la faveur d'une découverte archéologique. Les pavés étaient usés au passage des roues, toujours au même endroit. Parfois, on pouvait distinguer les traces d'un revêtement plus récent au bitume. Ville morte et sans êtres que Soler parcourut à la recherche de cette vie organisée qu'il devait signaler au Comité Directeur.
Suivant les artères sinistres, il pénétra au cœur même de la cité. Là, tout changeait. Brusquement, comme entaillé dans la ville inerte, un mur de béton trahissait la lutte qu'autrefois les hommes avaient dû soutenir. Plutôt qu'un mur, on eût dit qu'une masse de lave avait coulé d'un point plus haut, avait envahi rues et habitations, puis s'était figée. Cette coulée de ciment devait être comme le donjon d'un château féodal, verrue lisse sur un corps en ruines.
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Soler finit par découvrir un point d'ouverture à cette sorte de blockhaus central. Il s'étonna du soin apporté à la dissimuler et de la précision des joints, alors que le reste de la ville était laissé à l'abandon le plus total. Encore une manifestation féodale… Défense et crainte, protection et attaque. Sans doute y avait-il une garde sévère pour protéger contre les intrus… Mais les dispositifs dont il était porteur lui éviteraient toute difficulté.
Il savait bien cependant que les intentions pacifiques dont il était animé ne seraient pas des moyens suffisants de protection en l'absence des autres.
Ce fut un jeu d'enfant de persuader la muraille de s'ouvrir. Il entra et la porte se referma aussitôt. Soler était prisonnier entre les deux portes d'un sas. La seconde s'ouvrit de la même manière et le visiteur avança dans un couloir aux parois unies, à l'aspect singulier de muqueuses figées.
« Venu de si loin, » pensa Soler, « pour retrouver la matrice de tous les âges…» Il se plut à noter le symbole, n'y attachant aucune importance, son peuple ayant franchi depuis longtemps le « mur » des complexes.
Soler reconstituait le processus de ce monde. Devant une menace terrifiante, les Terriens s'étaient replongés naturellement dans le « sein » de cette terre, rejoignant par ce geste les symboles communs à tous les mondes, à toutes les religions. Ceux-là avaient cherché à retrouver dans le ventre maternel l'inaction nourrie de l'embryon et sa protection assurée.
Il était sûr à présent qu'il ne rencontrerait aucun péril dans ces galeries à peine éclairées, véritablement organiques. De détour en détour, il enfonçait plus profondément dans le sol. Les galeries s'agrandissaient, se ramifiant en d'autres galeries. Soler tentait de saisir les raisons majeures qui avaient forcé le peuple restant à s'enfoncer si loin dans la terre pour assurer sa survie. Il était surpris de voir qu'aucune manifestation technique, autre que l'éclairement dû à quelque chemiluminescence pseudoorganique, ne se révélait. Aucune expression d'art ne se manifestait non plus pour signer la personnalité de ce peuple curieux. Était-il entièrement voué à l'inorganique ?
Soler suivait maintenant la pente de la galerie qui devait le conduire irrémédiablement vers le point le plus profond de cet organisme. Brusquement, la pente ralentit, se releva légèrement et Soler déboucha sur une sorte de balcon donnant sur une immense salle. Le balcon en faisait le tour. Çà et là des colonnes soutenant des voûtes indiquaient que d'autres galeries débouchaient sur cet observatoire, d'où partaient des sortes de toboggans qui permettaient d'accéder, quelques dizaines de mètres plus bas, à la vaste salle illuminée de la lumière crépusculaire propre à ces lieux.
Il n'y avait pas de bruit ; ces bruits industriels qui traduisent, sous une certaine forme technocratique, la puissance. Il y avait une espèce de respiration collective qui montait jusqu'aux voûtes en nuages de vapeur. Un va-et-vient incessant et silencieux, comme le vol de chauves-souris, animait cette étrange grotte.
Se laissant doucement glisser dans le vide, Soler survola la salle et vit un insolite spectacle : sur des milliers de tables étroites, des êtres à demi-nus étaient allongés, un bras pendant. De l'un à l'autre, allaient et venaient des sortes d'infirmiers munis d'un scalpel et d'un récipient en matière blanche, incisant une veine au passage et recueillant le sang qui en jaillissait.
Soler suivit le manège de l'un d'eux. Il recevait le sang dans le seau, un genou en terre, puis passait à la couche suivante. L'être se levait alors, titubant, exsangue, et se dirigeait vers le fond de la salle. C'est alors que Soler vit, à l'opposé de l'endroit par lequel il était arrivé, des hommes glisser de la voûte dans des toboggans et venir, pâles fantômes, s'allonger sur ces tables. Après la prise de sang ils se levaient et gagnaient des salles-dortoirs où à même le sol ils allaient, entassés les uns sur les autres, reprendre un semblant de force dans un sommeil larvaire.
Soler les contempla dans ce sommeil, puis revint dans la salle où continuait le jeu incessant des infirmiers aux visages aussi tristes et inexpressifs que ceux que Soler était tenté d'appeler leurs victimes.
De corps en corps, ils allaient recueillir dans leur seau la moisson de sang. Une fois leur récipient empli, ils l'échangeaient contre un vide à des comptoirs, puis retournaient effectuer leur récolte avec les mêmes gestes lents et las.
Soler pensa à l'envers de quelque cuisine diabolique. Il observa, patient et attentif. Lorsque les comptoirs furent garnis en quantité suffisante, une équipe apparut qui emporta les seaux. Soler la suivit et sonda le crâne de celui qui semblait être le chef et inspectait les seaux au passage :
« Pas fameux, » pensait ce dernier, « les ouvriers du onzième secteur n'ont pas donné beaucoup, ce soir. »
La colonne arriva dans une salle chaude, tout imprégnée d'une odeur douceâtre et écœurante. D'énormes tanks-réservoirs contenaient les seaux ; à partir d'eux, des tuyauteries souples passaient dans d'autres pièces où Soler découvrit des êtres occupés au remplissage de flacons : une industrie du sang.
Soler éprouva un malaise à voir la négligence avec laquelle le sang était rassemblé, trituré, stocké, débité comme une marchandise de peu de prix, alors qu'il représentait pour lui la fonction noble de l'être après la pensée. Il suivit le trajet des flacons dans l'atmosphère fétide de cette cuisine souterraine. Après avoir été groupés sur des claies d'osier à compartiments, ils étaient emportés, toujours à bras, vers des galeries montantes. Long trajet, aussi long, et en sens inverse, que la descente des hommes qui avaient donné leur sang. Il semblait que par un équilibre des choses, ce dernier dût remonter à la hauteur où il avait pris naissance.
Soler suivait les cohortes nourricières à travers les galeries sinueuses. Elles avançaient sans bruit, sans paroles, dans un chuintement confus, sans hâte et sans révolte, en esclaves soumises à leur destin. À voir la résignation habiter leur visage, il fallait penser qu'une obligation plus forte qu'un ordre, qu'une contrainte ou qu'une punition, les condamnait à cette activité pour qu'il n'y eût de leur part, et pas même dans leurs yeux, le moindre éclat de colère.
Ce long chemin, où les êtres marchaient comme des automates, finit par les conduire à un entrepôt où, l'un après l'autre, les porteurs se débarrassaient de leur charge et repartaient en emportant un panier vide. Et, subitement, Soler frémit. Il savait qu'il était là dans l'antichambre du lieu où se trouvait la réponse.
Avec crainte et commisération, il approchait maintenant du centre même de ce monde embué de sénilité et de tristesse. Il laissa passer la cohorte et se glissa de biais derrière les réserves.
Il poursuivit sa quête, réfléchissant à la solitude de ce monde. Et soudain ce fut la dernière salle de se labyrinthe rituel. Des hommes étaient assis là, à des tables claires qui donnaient une allure de réfectoire populaire à la pièce. Ils étaient vieux, très vieux et habillés à l'ancienne mode. Soler n'était jamais venu sur Terre mais il vit cela à un certain anachronisme entre les visages et les vêtements.
Ils étaient une centaine, vêtus de redingotes noires maculées de taches, et parlant entre eux. Le long des tables et entre elles, passaient des serveurs avec des récipients que Soler savait pleins de ce sang qu'il avait vu auparavant extraire des veines des allongés. Avec de longues pailles, les vieillards puisaient leur nourriture liquide et aspiraient avec une violente avidité.
« Voici la tête de la Cité, » pensa Soler, « peut-être même du monde vivant. »
À la table du fond de ce curieux banquet, adossés au mur de la caverne orné d'oripeaux que Soler reconnut pour être de vieux étendards, étaient les notables. Plus vieux que les vieux, plus décrépits encore, avec encore plus de convoitise dans les yeux.
Ce n'était point là un événement extraordinaire, mais bien un état de fait quotidien. Au hasard de sa randonnée à travers l'univers sordide de ce monstrueux organisme, Soler avait saisi toute l'organisation sociale de ce monde atroce. Il avait devant lui l'élite de la société. Tout ce qui gérait, commandait, donnait l'impulsion et la vie à cette race qu'il était venu contacter pour échanger avec elle des rapports d'établissement d'une planète à l'autre, d'une galaxie à l'autre.
Le personnage central, sorcier ou roi, semblait momifié. C'est à peine s'il avait la force de tirer sur sa paille pour boire le sang qui lui était porté par le serviteur. Un autre, supporté par deux êtres, était emporté dans une salle basse et disposé pour son repos sur une sorte de couche autour de laquelle veillaient des domestiques pleins de respect.
Soler tenta de saisir l'esprit du vieillard somnolent qui paraissait être le chef suprême de l'organisation. Mais, malgré une concentration presque douloureuse, il ne recueillit que des gargouillis et de vagues images représentant des vases de sang, puis un défilé de serviteurs, porteurs de nourriture… Une pensée organisée autour de l'idée de satisfaction, satisfaction d'être, de vivre… et surtout de se nourrir.
Et Soler songea soudain à ceux qui, hâves et tristes, hantaient les couloirs. Aux blessés silencieux de ce monde sans espoir.
« Pauvres hommes, » dit-il, « ils sont comme s'ils n'avaient pas de père ! »
Il se téléporta pour rejoindre sa soucoupe.