Fugue - ALAIN DOREMIEUX
Fugue - ALAIN DOREMIEUX
La dernière nouvelle d'Alain Dorémieux, « La Vana »3 , était basée sur les rapports psychologiques étranges entre un être humain et une créature d'une autre planète. La présente histoire, située dans le même axe que « La Vana », explore à nouveau une telle situation, sous un angle différent.
Depuis des mois, Orsel promettait à son fils Ilcar de l'emmener visiter le Zoo Galactique. C'était là le rêve d'Ilcar. Mais jusqu'ici des contretemps l'avaient empêché de se réaliser. Ilcar continuait d'attendre en silence, sans s'abaisser jusqu'à supplier son père, et parfois l'attente lui pesait si fort qu'il pleurait, en se cachant pour ne pas être vu.
Ilcar était un enfant de treize ans, blond et maigre, avec des yeux immenses. Son comportement était bizarre. Les psycho-pédagogues l'avaient déclaré « mentalement inadapté » et il suivait des cours spéciaux de redressement psychologique. Mais c'était le fils unique d'Orsel et celui-ci l'aimait, en dépit de ses anomalies.
D'allure apathique, Ilcar semblait perpétuellement plongé dans un rêve. La solitude lui était chère. Il s'enfermait longuement dans sa chambre pour jouer à l'on ne savait quels jeux. En vain Orsel l'interrogeait, essayait de le sonder. Le regard lointain, l'enfant refusait de répondre. Orsel renonçait à le comprendre.
Ilcar aimait le monde clos de sa chambre. Il pouvait y rester des heures sans bouger, à fixer un point invisible dans l'espace. Il ne s'ennuyait jamais. Son seul désir était d'aller un jour au Zoo. La nuit, il voyait défiler dans son sommeil les animaux des planètes lointaines, et il s'éveillait les yeux pleins de visions.
Il était tenu à l'écart par les enfants de son âge. Ceux-ci pratiquaient les jeux brutaux qui étaient en vogue. Le jeu de la soucoupe, où l'on envoyait dans les airs des palets discoïdaux télécommandés, qui devaient s'entrechoquer pour se détruire mutuellement. Le jeu de l'arraché, qui était une joute entre deux concurrents montés sur des radeaux à air comprimé, planant à un mètre du sol. Le jeu de la blessure, qui se jouait avec des pistolets thermiques à faible rayonnement et des boucliers isolants, mais pouvait aller jusqu'à occasionner des brûlures au second degré.
Ilcar ne se mêlait pas à ces jeux, et les autres le montraient du doigt quand il passait. Ilcar s'en souciait peu. Il ne voyait pas les garçons turbulents et ricaneurs. Il était séparé d'eux comme par un mur de verre. Rien de ce qui venait du dehors ne pouvait l'atteindre. Son père lui aussi faisait partie du même monde d'étrangers, aux contours vagues. Et Ilcar n'avait jamais connu sa mère, morte peu après sa venue au monde.
La chambre d'Ilcar occupait une rotonde et était pourvue d'une terrasse orientable. Mais l'enfant fuyait la lumière du jour. Ses yeux au soleil devenaient éteints, comme ceux d'un oiseau de nuit. Dans la journée, il occultait les baies à l'aide d'écrans de plastique. Il ne sortait sur la terrasse qu'au soir tombant. Il aimait voir les lumières de la ville s'inscrire dans le ciel.
La ville était une grande bête vivante jamais endormie. Le jour, sa respiration était fiévreuse. Les sirènes des transaériens, les bourdonnements des hélicars, le souffle puissant des réacteurs d'avions, le cliquetis des trains suspendus, mêlaient leur tumulte. Ilcar laissait parfois les baies entrouvertes pour écouter les cris de la ville. Ces cris l'attiraient et en même temps lui faisaient peur. Au bout d'un moment, il ne pouvait plus les supporter, et il s'abritait, toutes issues refermées, dans le silence de la chambre insonorisée. Il préférait, la nuit, quand la ville était à demi assoupie, entendre ses soupirs et ses murmures, les bruits mystérieux, les lointaines rumeurs montant de l'obscurité sillonnée de lumières.
Et là-bas, derrière cette galaxie de lumières, au-delà de ce rideau de bruits, quelque part dans une zone imprécise, dans un espace entouré d'ombres, s'étendait le Zoo Galactique, enclave des mondes extérieurs sur le sol de la Terre. Ilcar fermait les yeux et songeait à ce domaine jusqu'à présent interdit. L'accès du Zoo était prohibé aux enfants de moins de douze ans, considérés comme trop impressionnables. Depuis qu'il avait dépassé cet âge, Ilcar nourrissait son rêve. Mais il savait que celui-ci se matérialiserait un jour, et c'est ce qui l'aidait à garder patience.
Son père, lui, connaissait le Zoo. Ilcar aurait voulu apprendre de sa bouche ce qu'il y avait vu. Il sortait de son mutisme pour le presser de questions. Mais Orsel manifestait de la répugnance à parler du Zoo. Il n'avait cédé qu'à contrecœur aux instances d'Ilcar en lui promettant de l'y emmener – et regrettait maintenant cette promesse sans oser toutefois la rompre, de peur de faire trop de peine à l'enfant.
Orsel était un homme à l'esprit simple. Il était allé voir le Zoo Galactique, non par curiosité, mais pour faire comme tout le monde. Il en avait retiré une obscure sensation de dégoût. Il jugeait malsaine l'inclination de son fils et, intérieurement, se rappelait que les psycho-pédagogues lui avaient déconseillé de la satisfaire. N'ayant pas la force de la contrecarrer, il se contentait de gagner du temps en espérant – sans y croire – que l'enfant y renoncerait.
Mais à la longue il en venait à s'effrayer. L'intensité du désir qui consumait Ilcar n'allait-elle pas nuire à sa santé, à son équilibre nerveux ? L'enfant ne mangeait plus, dépérissait, et son visage pâli dressé vers son père n'exprimait rien d'autre qu'une résolution pathétique. Orsel se sentit fléchir. En père conscient de ses devoirs, il consulta les psychopédagogues. Il fut décidé qu'après tout, mieux valait satisfaire Ilcar que de le voir sombrer dans la névrose.
Orsel annonça la nouvelle à Ilcar. Celui-ci ne dit rien, ne le remercia même pas, mais il s'enfuit en courant dans sa chambre et s'y enferma. Là, il se laissa tomber sur son lit, tandis qu'une joie violente explosait dans sa tête. Avec une précision étonnante, il vit le Zoo comme s'il y était. Et il lui sembla que, là-bas, quelque chose l'appelait et l'attendait.
*
* *
Le Zoo Galactique était situé en bordure de l'Ancien Paris, la ville-musée, sur l'emplacement de ce qui avait été dans le passé le bois de Boulogne. Il rassemblait toutes les créatures des planètes explorées par les Terriens. Des milliers d'espèces vivantes, grouillant dans un condensé d'univers. Chacune était replacée dans les conditions de son habitat naturel. Il avait fallu des dizaines de savants, d'ingénieurs, de chimistes, pour mettre au point cette organisation, l'une des plus modernes et des plus perfectionnées du monde.
Les pensionnaires du Zoo étaient étroitement surveillés. Toutes les précautions étaient prises pour les empêcher de quitter leurs cages. Et le Zoo lui-même était ceinturé d'un mur magnétique, que contrôlaient des gardes juchés sur des miradors. Depuis la fondation du Zoo, aucun accident n'avait été à déplorer, sauf les évanouissements de visiteurs trop influençables devant des formes de vie particulièrement monstrueuses.
Il était bien sûr interdit à la foule de donner à manger aux animaux. Le ravitaillement de ceux-ci posait un problème énorme. Chaque jour, des centaines de fusées sillonnaient l'espace pour ramener sur Terre des cargaisons de nourriture. De multiples usines, autant de plantations hydroponiques, produisaient les denrées qui pouvaient être obtenues artificiellement. Et tout cela était déversé par tonnes à l'aérogare du Zoo, où vrombissaient les autogyres de livraison.
En arrivant au Zoo, Ilcar fut saisi d'une frénésie anxieuse. Il se taisait, mais Orsel voyait sur son visage une expression qu'il ne lui avait jamais connue. Ils pénétrèrent dans l'enceinte, mêlés à la foule bruyante. Devant eux, les regardaient venir les bêtes fabuleuses des autres mondes.
Il y en avait qui marchaient et d'autres qui volaient, il y avait celles qui rampaient et celles qui roulaient sur elles-mêmes ; il y avait les bipèdes, les quadrupèdes, les multipèdes ; celles qui avaient des doigts, des griffes, des serres, des tentacules, celles qui n'avaient pas de membres ; celles qui avaient la peau grenue, écailleuse, duvetée, celles qui n'avaient pas de peau du tout, celles qui portaient des plumes, des poils, des cuirasses cornées, des fourrures. Une légion de créatures, certaines minuscules, d'autres géantes, vivant dans l'air, dans l'eau, dans l'azote, dans le méthane, dans l'oxyde de carbone, au sein de cages de verre, d'acier, de plastique – grotesques ou effrayantes, difformes ou harmonieuses.
Des cris rauques, des feulements, des sifflements, des hululements déchiraient l'air, composant un vacarme discordant. Et des centaines d'yeux globuleux, vitreux, à facettes, à paillettes, cristallins, translucides épiaient les visiteurs de leurs regards inhumains.
Tous ces êtres appartenaient aux races dont la morphologie restait encore voisine de celle des animaux terrestres. D'autres sections du Zoo étaient réservées aux formes de vie totalement étrangères, chez qui rien ne correspondait aux normes de la faune connue sur la planète. Il y avait là des animaux à l'aspect de cristaux, de bulles transparentes, de pierres d'un autre monde, parfois inanimés en apparence et vivant pourtant d'une vie sourde et mystérieuse sous leurs carapaces. Certains poursuivaient leur existence durant des siècles. Ces pensionnaires-là n'avaient pas les faveurs du public, qui se pressait autour de ceux dont l'aspect était le plus pittoresque.
Une section spéciale était réservée aux formes animales humanoïdes, qui étaient une rareté, un caprice du cosmos. On y voyait notamment quelques spécimens de vanas, la race maudite qui avait mis en péril l'existence de l'humanité mâle, une dizaine d'années auparavant. C'en était les derniers exemplaires vivants, depuis que leur planète natale avait été interdite au commerce galactique et mise en quarantaine. Ces créatures au corps féminin étaient accroupies dans leur cage, à l'abri de leur chevelure ternie, et leurs yeux languides semblaient poursuivre un songe passif et triste.
*
* *
Orsel accompagnait avec ennui Ilcar, qui l'entraînait d'une place à l'autre, rempli d'une excitation sans frein. Soudain, il sentit la main de son fils se crisper dans la sienne. L'enfant s'était arrêté devant une cage renfermant une bête minuscule, de la taille d'un écureuil, et dont l'apparence était celle d'un lémurien. L'écriteau indiquait qu'il s'agissait du zoni, originaire de la planète Stryx. C'est en vain qu'Orsel voulut entraîner Ilcar au bout d'un instant : celui-ci était comme fasciné, le regard rivé sur le petit animal.
Ilcar n'entendait pas la voix de son père, ne sentait même pas qu'il voulait l'emmener. Il était subitement séparé du monde ambiant et comme transplanté ailleurs. Il contemplait sans ciller la créature gracile à la tête de chauve-souris, au corps duveteux et noir, aux larges yeux pâles où se rétractait par saccades une pupille pourpre. Et la créature, immobile, le fixait en retour.
Soudain, Ilcar eut l'impression de perdre pied, d'être arraché à son environnement et transporté à une vitesse vertigineuse dans le vide. C'était comme une chute dans un puits sombre, mais au fond lointain de ce puits semblait poindre le jour, et c'était là le but à atteindre. Et Ilcar était conscient d'une présence à ses côtés, à la fois étrangère et amicale, se manifestant sans paroles mais annihilant sa volonté. Il n'existait plus qu'en fonction de cette présence.
Des minutes avaient passé. Orsel parvint enfin à entraîner son fils et il le considéra avec inquiétude. L'enfant marchait d'un pas mécanique ; toute son excitation était tombée. Orsel lui parla et il répondit d'une voix froide, impersonnelle, comme sans prêter attention au sens de ses paroles. Orsel se dit qu'il n'aurait pas dû céder, que la vision du Zoo aurait des résultats néfastes. Jamais il n'avait encore vu Ilcar dans cet état de prostration.
C'était le soir et le Zoo allait fermer. Orsel perdit une seconde Ilcar dans la foule qui s'écoulait vers les grilles, et quand il se retourna, l'enfant avait disparu. Il le chercha en vain autour de lui. Pendant ce temps, Ilcar, qui avait enfilé une allée transversale, se dirigeait en courant vers l'emplacement de la cage du zoni. Il était sorti de sa torpeur en réalisant, un instant plus tôt, qu'ils s'apprêtaient à quitter le Zoo. Et il avait ressenti dans tout son être un refus. Il sentait qu'il lui fallait rester, retourner voir le zoni. C'est pourquoi il avait faussé compagnie à Orsel.
Il arriva en vue de la cage, aux abords maintenant désertés. Malgré la nuit tombante, il distinguait nettement l'animal solitaire accroché aux barreaux. Ses pupilles avaient un éclat phosphorescent dans la pénombre. Il regardait approcher Ilcar, sans bouger, comme s'il l'attendait. Ilcar vint se camper devant la cage. Il se rendait compte, sans aucune surprise, qu'il connaissait son mécanisme de fermeture. Cette notion venait d'être transmise à son esprit et lui était instantanément devenue familière, comme s'il l'avait toujours possédée.
En même temps, il savait qu'il devait ouvrir la cage et délivrer le zoni. Sans attendre, il manœuvra la fermeture. La porte s'ouvrit et le petit animal fut aussitôt dans ses bras – il s'agrippait à lui, avec une force étonnante pour son corps frêle, et Ilcar sentait la pression de ses petites griffes. Puis le zoni fouilla dans l'échancrure de son col et, l'écartant, s'introduisit à l'intérieur de la chemise. Il alla se blottir contre le flanc d'Ilcar, en contact avec sa peau. Il adhérait si solidement à celle-ci qu'il était impossible à Ilcar de l'en détacher, même en tirant sur lui. C'était comme si le zoni était soudé à son corps par des ventouses.
Ce contact faisait mal à Ilcar. Il ressentait au flanc une myriade de picotements, une douleur sourde, irradiante, pareille à celle causée par un révulsif. Mais il restait calme et n'éprouvait aucune peur. Au contraire, il ressentait une satisfaction confuse. Il rebroussa chemin sans s'interroger. Le zoni était si menu qu'il ne se décelait même pas sous ses vêtements.
Aux portes du Zoo, Ilcar retrouva son père et marmonna une excuse. Orsel n'osa sévir. Leur retour fut taciturne. Ilcar était attentif à cette chaleur animale attachée à lui, et il jugeait extraordinaire d'en être le détenteur. Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait, n'y réfléchissait pas. L'important était que le zoni fût là, avec lui, en lui. Le reste ne comptait pas.
Quand ils furent rentrés, il monta aussitôt dans sa chambre et se déshabilla. L'animal était pelotonné, immobile, comme s'il dormait. En essayant de l'arracher à sa peau, Ilcar constata qu'il s'y était incrusté en y enfonçant ses griffes fines comme des aiguilles. Autour de celles-ci, il y avait un peu de sang séché. Mais Ilcar n'avait plus mal. Il lui semblait que le zoni faisait partie de lui, que tous deux ne formaient qu'un. C'était une sensation encore imprécise, mais qui l'envahissait avec toujours plus d'insistance.
Il se coucha et, au moment de s'assoupir, il sentit le zoni remuer contre son flanc. À ce moment, il eut l'impression qu'une pensée extérieure à lui palpait délicatement son cerveau, cherchant à s'y insinuer. Il plongea dans le sommeil et un rêve lui apporta de nouveau la vision qu'il avait eue au Zoo. Il se retrouvait dans le vide pareil à un puits, mais il approchait du fond du puits, l'atteignait… et il émergeait soudain à la lumière. Autour de lui s'étendait un monde étrange, dont il n'avait qu'une perception vague. Mais il avait par contre une conscience aiguë de son existence au sein de ce monde, non plus en tant qu'enfant de la Terre, mais en tant que frère du zoni. Il s'assimilait au zoni, il s'intégrait à lui. Et une notion se détachait et s'imposait à son esprit : dans cet univers, il était chez lui.
À l'aube il s'éveilla et se leva silencieusement. Le zoni était toujours fixé à son corps. Il le regarda longuement. Il sut que le cerveau de la créature était entré en contact avec le sien, et que le monde qu'il avait vu en rêve était celui du zoni. Il cessa de réfléchir et se mit à s'habiller avec des gestes machinaux.
Orsel découvrit sa disparition au cours de la matinée. Il regarda la chambre vide avec incrédulité, puis fût envahi d'une stupeur inquiète. Il se rappela brusquement avoir appris aux nouvelles du matin l'inexplicable évasion d'un animal du Zoo : celui-là même – il faisait le rapprochement maintenant – devant lequel Ilcar s'était comporté de façon si singulière. Puis il songea à la disparition de l'enfant au moment de sortir du Zoo, à son mutisme par la suite. Par devoir, il signala tous ces faits aux autorités, en les avertissant.
Une assemblée de biologistes et de psycho-pédagogues fut réunie pour étudier le cas. Les délibérations mirent en lumière ce qui s'était passé. Le zoni était un être doté d'un pouvoir de suggestion télépathique à rayon limité, mais sa « longueur d'onde » avait été estimée sans danger pour la race humaine, le cerveau de l'homme établissant automatiquement un réflexe de barrage. Le hasard avait voulu que le cerveau enfantin et désaxé d'Ilcar, plus malléable, fût le récepteur accordé à l'émission mentale du zoni. Celui-ci avait dû lui souffler le moyen de le délivrer, puisque la cage avait été ouverte par une main humaine…
Ilcar était donc désormais sous l'emprise du zoni. C'était ce dernier qui agissait par son entremise, en commandant à ses gestes. Une seule question se posait : quel serait le dessein du zoni ?…
*
* *
Dans l'un des terrains vagues de la Zone Décontaminée, en bordure de la ville, Ilcar était allongé sur le sol. Épuisé, il avait dû s'arrêter pour se reposer. Il ne savait plus quelle distance il avait parcourue. Depuis son départ, il avait marché au hasard.
Il ne sentait plus le zoni ancré dans sa chair. Il y avait même des moments où il oubliait sa présence. À ces moments, il perdait la conscience exacte des choses de la Terre ; il cessait d'être lui-même et s'associait à la mémoire et au cerveau du zoni.
À d'autres instants, il recouvrait sa lucidité et se souvenait de ce qu'il était, tout en percevant isolément l'existence du zoni. Mais il ne se révoltait pas et continuait, durant ces intervalles, d'accepter la compagnie de la créature comme une chose normale.
Il ne songeait pas à ce qu'il avait laissé derrière lui – son père, sa maison. Tout cela, et la vie qu'il avait menée jusqu'ici, lui apparaissait comme un paysage lointain, vu à travers un prisme déformant. Seul le présent avait une réalité, avec ses nécessités primordiales : se cacher pour ne pas être vu, se procurer de quoi manger, trouver le moyen d'arriver au but. De ce but, il n'avait pas une notion claire, mais il savait que le zoni la possédait à sa place, et il s'en remettait à lui.
Une impulsion le traversa, le poussant à se lever. Il s'était reposé une heure. Le zoni s'impatientait. Les yeux d'Ilcar croisèrent ceux de la créature et il vit les pupilles pourpres se rétracter comme pour lui faire signe. Il cilla plusieurs fois en réponse, eut l'impression que le zoni et lui venaient d'échanger un message, et se sentit heureux.
En sortant du terrain vague, il se dirigea vers les vieux blocs d'habitation des Anciens Quartiers. C'étaient des maisons basses, à moins de dix étages, dont l'architecture rappelait le Passé. Il subsistait encore dans ce quartier quelques boutiques d'artisans et de marchands. L'État les maintenait à titre de curiosité, en tant que vestiges historiques. C'était une boutique de ce genre qu'il fallait à Ilcar, et non pas un des super-magasins fonctionnels, où l'espionnage constant des robots inspecteurs rendait tout vol impossible.
Il avisa, dans une rue étroite, ce qu'il cherchait : une boutique d'alimentation. À l'étalage, au-dehors, il y avait des conserves, des viandes synthétiques sous plastique, des boîtes d'aliments concentrés. Le choix d'Ilcar se porta sur ces dernières, dont le volume était réduit.
Il s'avança et, avec une dextérité dont aucun enfant de la Terre n'eût été capable, il subtilisa deux des boîtes. De l'intérieur de la boutique, une fraction de seconde plus tard, le marchand tourna la tête vers lui. « Tu désires acheter quelque chose, petit ? » demanda-t-il. Il n'avait rien vu. Ilcar fit non de la tête et s'éloigna.
Un peu plus loin, il décacheta l'une des boîtes et mangea la pâte rosâtre, légèrement fade, qu'elle contenait. Il était nourri maintenant pour vingt-quatre heures.
Soudain quelque chose bascula dans sa tête. Une nouvelle fois, il cessait d'être Ilcar, devenait le zoni. C'était les yeux d'une créature d'un autre monde qui scrutaient, avec froideur, le spectacle d'une planète étrangère. Le regard fixe, Ilcar avançait comme un automate. Il n'avait plus d'âge.
*
* *
Les autorités, munies des conclusions des savants, examinèrent la situation. Dans le doute, estimèrent-elles, il valait mieux prendre des mesures radicales. L'histoire de la conquête spatiale fourmillait de cas semblables, où une simple imprudence, face à une autre forme de vie, avait déclenché une catastrophe. On ne savait pas quel péril cette créature en liberté pouvait faire courir à la race humaine. On ignorait son plan, mais celui-ci était vraisemblablement hostile. Et la complicité de cet enfant, qui n'était plus qu'un robot dévoué à ses ordres, ne faisait que rendre le problème plus inquiétant.
L'alarme fut donnée, avec ordre de faire la chasse à cette créature et de la détruire à vue. Dans toute la mesure du possible, on épargnerait l'enfant qui la protégeait malgré lui. Mais en cas de nécessité, il serait abattu lui aussi. Des équipes se mirent en route. Elles disposaient de détecteurs spécialement réglés pour capter l'émission mentale du zoni. Lentement, minutieusement, en élargissant de plus en plus leur rayon d'action, elles commencèrent à ratisser la ville.
*
* *
Ilcar savait désormais où il allait. Le zoni le dirigeait vers une astrogare. Il savait pourquoi il s'y rendait. Il allait rejoindre le monde du zoni… ou plutôt son propre monde. Il avait été longtemps captif, sur cette terre qui n'était pas la sienne, et maintenant il rentrait chez lui. « Je rentre chez moi. » Cette pensée se formulait dans son cerveau, et parfois il regardait autour de lui d'un air égaré, comme s'il ne reconnaissait rien des lieux où il se trouvait.
Le crépuscule tombait. Ilcar n'était pas encore sorti des Anciens Quartiers. Il marchait d'un pas rapide, entre des rangées de façades qui semblaient mortes. La rue qu'il parcourait était presque déserte. Les rares passants n'accordaient pas un coup d'œil à la mince silhouette rasant les murs, au petit visage dont les yeux dévorants les guettaient. Vint un passant plus lent d'allure que les autres ; c'était un homme âgé, il avançait en tâtonnant, comme s'il y voyait mal dans cette pénombre d'entre chien et loup. Ilcar s'embusqua dans un coin obscur, à égale distance de deux réverbères. Il tenait au creux de sa paume une pierre à l'arête tranchante, ramassée quelques instants auparavant. Il la serrait si fort que le bord lui entamait les doigts, mais aucune douleur ne lui était perceptible. Son regard était rivé sur l'homme qui approchait. Il se tassa encore un peu plus contre le mur dont un recoin l'abritait. Ses dents mordirent sa lèvre inférieure. L'homme arrivait à sa hauteur. Comme mû par un ressort, le bras d'Ilcar se détendit. La pierre projetée vint frapper l'homme à la nuque. Il vacilla sur lui-même, en grognant des paroles inintelligibles. Ilcar, fasciné, retenant son souffle, n'osait bouger. Avec une lenteur irréelle, l'homme se plia et glissa sur le sol, où il demeura inerte. Ilcar vint se pencher sur lui, le fouillant rapidement. Avec une dextérité inouïe, il déconnecta la fermeture électrostatique de la poche intérieure, dont il sortit un épais portefeuille. Puis il s'enfuit.
Il passa la nuit dans un hangar à l'abandon, où gisaient des robots en pièces détachées. Au petit matin, il mangea le contenu de la seconde boîte d'aliment concentré. Puis il compta les coupures que renfermait le portefeuille, jeta celui-ci et mit la liasse dans sa poche. Une tête de robot humanoïde aux yeux de porcelaine le dévisageait. Saisi d'une brusque fureur, Ilcar l'écrasa à coups de pied, mettant à nu les rouages internes qui crissèrent. Puis il s'éloigna en vacillant un peu et sortit du hangar.
Dans une avenue, à quelque distance de là, il vit défiler sur un télécran géant les nouvelles du jour. Il s'arrêta et lut qu'on recherchait un enfant évadé en compagnie d'un extra-terrestre et considéré dorénavant comme un danger public. Tout d'abord, les mots pénétrèrent dans son cerveau comme des choses vides, dénuées de sens. Puis, soudain, il comprit que c'était le zoni et lui que l'on voulait arrêter. Il regarda autour de lui et reprit sa marche, en hâtant le pas.
Une heure plus tard, il arrivait devant l'astrogare. Une foule bigarrée se pressait au contrôle. Ilcar parcourut des yeux les gens qui défilaient en face de lui ; au bout de quelques secondes, son regard s'arrêta sur une jeune femme. Celle-ci l'avait aperçu et l'examinait à la dérobée. « Cet enfant… tout seul comme perdu… visage pathétique…» Sa pensée parvenait par à-coups jusqu'au cerveau d'Ilcar, relayé à présent par celui du zoni. Soudain la jeune femme vint vers lui et le prit par la main. « Tu cherches quelqu'un ? » demanda-t-elle. Sa voix était douce, pleine de sollicitude. Ilcar lui tendit la liasse de billets. « J'ai besoin d'un aller simple pour la planète Stryx, » dit-il. « On ne me le vendrait pas. Pouvez-vous le prendre à ma place ? » La jeune femme le regarda sans mot dire, avec étonnement. Ilcar leva simplement les yeux vers elle ; son regard se fit perçant, d'une fixité redoutable, tandis que sa pupille se rétractait. La jeune femme, subjuguée, prit la liasse. « Attends-moi ici, » murmura-t-elle. Elle s'éloigna rapidement. Ilcar ferma les yeux un long moment. Quand il les rouvrit, elle était de nouveau devant lui, une expression incrédule peinte sur ses traits. « Tiens, » dit-elle en lui remettant le billet, avec le restant des coupures. Ilcar empocha le tout. « Il faut que vous veniez avec moi, » reprit-il. « Seul, on ne me laisserait pas passer. Dites que vous m'accompagnez. » La jeune femme obéit. Elle paraissait agir à contrecœur, luttant contre un malaise. Si des savants avaient pu étudier le phénomène, ils auraient abouti à une conclusion curieuse : le pouvoir télépathique du zoni, une fois filtré par la personnalité humaine d'Ilcar, s'avérait apte à inhiber partiellement la volonté d'un être humain normal. Le réflexe de barrage était neutralisé.
Ils étaient arrivés au contrôle. « Le billet est pour mon jeune frère, » balbutia la femme. « Il part rejoindre nos parents qui sont en mission. » Le contrôleur acquiesça. Ils s'engagèrent sur un plan incliné et débouchèrent sur la base de départ des astronefs. Ilcar se retourna vers la jeune femme. « Maintenant je peux y aller seul, » dit-il. « Je vous remercie. » Il s'éloigna et la jeune femme, immobile, parut sortir d'un rêve et se demander comment elle était arrivée ici. En hochant la tête, elle reprit le chemin de la sortie.
*
* *
Le vaisseau en partance pour Stryx s'élevait sur l'aire de décollage, face à Ilcar. Il pensa une fois de plus en le contemplant : « Je rentre chez moi, » et cette pensée maintenant était une vague immense surgissant de tous les points de son horizon intérieur. Il se mêla sans éveiller l'attention à la foule qui montait à bord. Dans l'astronef, un haut-parleur annonçait : « Les voyageurs sont priés de se soumettre avant le départ au contrôle médical obligatoire. Bureau du Commissaire du bord. » Ilcar s'éclipsa par une écoutille : il lui fallait encore rester caché. Un long couloir, aux parois circulaires comme celles d'un tube, le mena jusqu'à la soute à bagages. Il s'installa à l'abri d'une malle. Peu à peu, la fatigue nerveuse accumulée en lui triomphait de sa résistance. Il s'assoupit, rêva du monde qu'il allait rejoindre. Un choc brutal le réveilla. Quelqu'un le secouait. Il ouvrit les yeux et vit un homme d'équipage penché au-dessus de lui ; sa voix, amplifiée par les voûtes de la soute à bagages, était terrifiante : « Qu'est-ce que tu fais ici ? »
Ilcar s'affola. Le zoni s'était assoupi en même temps que lui et n'était pas encore réveillé. Sous son influence, il eût agi froidement, sans se démonter. Mais il était privé de son appui. Sa réaction humaine fut de s'enfuir. Il enfila au hasard un couloir qui s'offrait à lui. Ses pas se répercutaient, éveillant sur toute la longueur de l'étroit boyau des échos métalliques, qui se mêlaient à ceux des pas de son poursuivant. Ilcar crut que son cœur allait éclater. Il était hors d'haleine. Au moment où ses jambes, ne le soutenant plus, allaient s'effondrer sous lui, la main de l'homme le happa. Sans se débattre, étrangement passif, il se laissa emmener au bureau du Commissaire du bord.
Là, en proie à une torpeur, il entendit des voix qui échangeaient des paroles, quelque part autour de lui : « Un enfant seul… Peut-être celui qu'on recherche ? » – « Impossible, comment aurait-il pu arriver jusqu'ici ? »
— « Il faut vérifier. » On le déshabilla et les hommes auprès de lui restèrent interdits, comme devant un spectacle incroyable. Le médecin du bord, surmontant son trouble, s'approcha pour l'examiner. Ce qui apparaissait à première vue était bien la réalité : le zoni était tellement incrusté dans la chair qu'il n'était plus qu'une excroissance du corps de l'enfant, une sorte de tumeur grotesque.
*
* *
Ils endormirent Ilcar et le transportèrent dans une clinique. Ils avaient décidé de procéder à l'ablation du corps du zoni. L'opération prit une heure. Quand elle fut terminée, le zoni gisait dans une cuvette, à côté d'Ilcar couché sur la table d'opération. Alors seulement, ils surent que c'était une symbiose qui les unissait.
Car tous deux étaient morts.