Partir, c'est mourir un peu moins…JACQUES STE
Partir, c'est mourir un peu moins…JACQUES STERNBERG
La sortie de ce numéro de « Fiction » coïncidera avec la parution chez Denoël (Collection « Présence du Futur ») du recueil de nouvelles de Jacques Sternberg, « Entre deux mondes incertains ». Si nous innovons en consacrant dans ce même numéro, pour la première fois, un article à un auteur comme lui très proche de nous, c'est que nous pensons que les frontières de son univers personnel méritent d'être exactement délimitées, car l'édification de cet univers nous semble, d'année en année, se faire plus solide.
14 mars.
Depuis un quart d'heure je n'ai pas bougé.
Je pourrais croire que ma chair est devenue une matière nouvelle et que mon corps s'est soudé au mur qui paraît me sucer de sa crasse et de toutes ses cicatrices gangrenées.
Depuis un quart d'heure, mes yeux n'ont pas bougé. Pétrifié dans une seule vision, comme fasciné par son manque absolu d'intérêt, je regarde la grande tache d'humidité qui dévore un des angles de ma cellule. En trois semaines d'incarcération, j'ai vu cette tache changer de forme tous les jours, mais ce matin je n'essaie même pas de savoir quel fantôme d'objet ses contours me suggèrent. Je la regarde simplement. Ressentant peut-être confusément l'harmonie secrète qui lie mes pensées à la couleur trouble de cette tache.
Que dire ? Que penser ? Suis-je bien en train de penser ? Ce que je viens d'apprendre autorise donc une pensée logique, un réseau de pensées ? Est-il possible de traduire en déductions la nouvelle que l'on a pourtant réussi à traduire en mots, d'ailleurs très simples ? Peut-on faire entrer une bouteille d'un litre dans un litre d'eau ?
Il y a trois semaines que j'attends l'homme qui est entré ce matin dans ma cellule.
Car, depuis le moment où j'ai été condamné à mort, j'attends avec quelque dégoût l'homme qui doit m'annoncer que l'on m'a accordé le droit de vivre. Il est venu ce matin. Il a prononcé les mots que je prévoyais.
— « Vous avez été gracié. »
— « Vous savez bien que je n'ai pas envie de vivre, » lui ai-je répondu.
— « Vous ne vivrez pas, » m'a-t-il dit.
Il a hésité un instant avant de m'expliquer pourquoi. Il paraissait un peu ivre, comme dépassé par la situation. En fait, il y avait de quoi.
— « Vous ne serez pas exécuté, mais vous ne vivrez pas. Votre exécution devait avoir lieu le 18 avril, à l'aube. Mais à cette date il n'y aura plus personne pour procéder à une exécution. »
Plus personne ?
C'est ainsi. À cet instant, il m'avait révélé les faits. Plus personne, plus de monde, d'ailleurs. La terre est en effet condamnée à mort. Comme moi. Mieux que moi. Le 4 avril à 10 heures du soir, il n'y aura plus rien à la place de ce monde. Rien qu'un grand vide comme un autre. L'infini peut-il se passer de la Terre ? Il faut croire que oui. Sans doute ne remarquera-t-il même pas cet incident privé de conséquences dans l'absolu. Un monde de plus ou de moins, quelle importance ?
— « Étrange, » a ajouté l'homme, « vous avez reçu votre grâce, mais vous mourrez quand même. Et quinze jours avant la date normale de votre exécution. »
Il est sorti ensuite, légèrement accablé, pas tellement. On aurait pu jurer qu'il en avait vu d'autres. Qu'il avait eu une journée fatigante, qu'il s'en ressentait et envisageait sans plaisir la journée du lendemain. Presque la dernière. Pour lui, pour moi, pour tout le monde.
— « C'est ainsi, » a-t-il dit avant de refermer la porte. « Vous mourrez quand même. Mais si cela peut vous consoler, vous ne serez plus seul. »
Nous sommes tous condamnés à mort. Tous, parce que nous avons commis le seul délit de naître. Désormais, nous sommes des milliards à attendre, enfermés dans notre corps comme dans une cellule sans issue, une exécution capitale qui doit avoir lieu à une date précise, irrévocablement. Et cette fois, non seulement l'exécution est générale, mais elle ne contient aucun élément d'espoir : personne ne sera gracié au dernier moment. Les murs avaient des oreilles pour écouter nos doléances, l'événement n'en a pas.
La fin de ce monde qui fit tant de vacarme dans l'univers sera-t-elle bruyante ?
*
* *
Mourir quand même…
Comment y croire ? Comment croire à la mort une seconde après avoir échappé par miracle à la mort ? Il existait donc une autre mort située au-delà de celle que les hommes m'avaient réservée ? Un échange, voilà donc ce que l'on venait de me proposer, un simple échange.
Mais comment admettre que dans ce monde où le malheur des uns avait toujours fait le bonheur des autres, nous allons tous connaître le même sort à la même seconde ? Ce n'est pas possible. Les hommes avaient été conçus pour jouer des rôles de bourreaux et de victimes, non pour être tous victimes d'une déflagration abstraite. Les hommes seuls sont dangereux, eux seuls savent attacher leurs victimes pour les livrer pieds et poings liés à la mort. La nature ne peut être que moins cruelle. Elle laisse toujours une chance. La Terre est vaste, on peut toujours fuir, se cacher quelque part, sauver sa peau. Les pires cataclysmes n'ont jamais eu raison de tous les vivants. L'homme seul a ce pouvoir. Parce qu'il pense, parce qu'il sait viser et massacrer dans la seule intention de tuer à coup sûr.
J'ai échappé aux hommes. Voilà l'essentiel. Ils ont renoncé à me mettre à mort alors que ma fosse était déjà creusée. Je suis un rescapé. J'échapperai à la nature, il ne peut en être qu'ainsi. Même s'il ne doit y avoir qu'un survivant, je serai ce survivant.
Et quand la Terre ne sera plus que cendres, quand les hommes ne seront plus que poussière, quand le rien aura enfin trouvé sa définition pratique et que seul je verrai ce spectacle, alors je pourrai sourire et me payer le luxe de mourir d'un mauvais rhume. Mais plus tard. Un peu après.
Mourir quand même… C'est donc vrai que, même après avoir échappé à mon exécution, même si j'échappe à la mort qui nous a donné rendez-vous pour le 4 avril, je mourrai quand même.
D'une façon ou d'une autre… Alors à quoi bon ?
*
* *
17 mars.
Je mourrai comme les autres. Le 4 avril. Tout le monde y passera, je le sais maintenant.
On m'a expliqué que l'événement du 4 avril aura assez de force pour anéantir une planète qui a pourtant donné dans le passé bien des preuves de sa vitalité. Mais l'espace tend une embuscade à la Terre et toutes les bombes des hommes comme tout leur génie de fabricants de catastrophes ne suffiraient pas à arrêter ce qui se prépare.
Comment, au-delà de ces murs qui sont depuis toujours ceux de quelque antichambre de la mort, les hommes acceptent-ils leur sort ? Peut-être les inculpe-t-on tous, les uns après les autres, de quelque délit fictif et les condamne-t-on en hâte, mais officiellement, à mort afin de leur faire croire à une logique du destin ? Comment les vedettes de l'écran admettront-elles que les feux de leur gloire vont s'éteindre en même temps que leurs agents de publicité, les hommes d'affaires qu'il n'y aura plus de monde pour soutenir leur C. C. P. et leurs entreprises, les propriétaires que l'infini ouvre déjà sa gueule pour avaler en une seconde toutes les propriétés de ce monde en même temps que quelques siècles d'Histoire, une tonne de grammaire, des monceaux de géographie et diverses autres institutions ? L'Homme qui se sentait un autre homme derrière un volant de voiture ou devant un compte en banque va-t-il enfin comprendre qu'il n'est même pas le fils de la poussière et que la mort seule est son centre de vérité ?
Pendant quelques instants, l'événement me dévoile, non plus son horreur un peu évidente, mais l'éblouissant potentiel d'humour qu'il contient. Pourquoi ne pas s'imaginer qu'il s'agit simplement d'une farce galactique ? On avait laissé l'homme s'amuser avec ses jouets pendant quelques siècles, on lui avait donné l'occasion de s'étonner lui-même en créant sans cesse de nouveaux jouets avant de se décerner le titre de roi de l'univers, puis soudain on avait décidé de tout lui enlever, sa vie, son décor et ses jouets. Géniale plaisanterie ! Pouvait-on vraiment imaginer un tour plus amusant à réserver à l'homme qui hésitait parfois de génération en génération avant de se débarrasser des multiples horreurs patiemment acquises : voilà qu'on lui flanquait tout son monde à la poubelle sans même lui demander son avis. L'homme, ce propriétaire au sourire si mou, allait enfin comprendre qu'il n'était que locataire de son monde. Et qu'il ne possédait ni bail ni défense. Rien. Pas même sa vie.
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* *
19 mars.
Il se passe vraiment quelque chose.
Même si à travers les murs de cette prison la vie s'infiltre à peine, on devine malgré tout certaines fluctuations qui suggèrent un événement historique.
Ainsi, ce matin, on annonce que tous les détenus seront libérés dans la journée, à l'exception des condamnés à mort et de ceux qui ont été condamnés à perpétuité. Le monde s'écroule, les principes demeurent, je vois. On garde quand même au bord du gouffre le sens des valeurs et de la hiérarchie. Cela sans parler de la logique. Car il est évident qu'il serait pernicieux et peu moral de laisser courir en liberté des meurtriers alors que le monde entier sera assassiné en masse d'ici quelques jours. Jusqu'à son dernier soupir l'homme aura prouvé son merveilleux sens du sérieux. J'imagine d'ailleurs que cette décision a été prise en toute solennité par un comité de sévères vieillards, qu'elle a été ratifiée par décret après quelques jours et qu'elle vient de paraître au Journal Officiel. Il était déjà ridicule d'imaginer l'homme dévoré par ses travaux burlesques alors qu'il tenait en équilibre sur une boule de feu, mais comment l'imaginer toujours dévoré par les mêmes travaux alors que cette boule est sur le point de se désintégrer ? L'homme décidément arrivera toujours à dépasser ses propres limites. Il aura bien mérité de lui-même et sur la tombe de l'Homme Inconnu on pourra inscrire en épitaphe qu'il fit son Devoir jusqu'au bout. Et avec quel respect pour lui-même.
Cela dit, puisque je suis condamné à rester enfermé, on m'entretient toujours avec la même ponctualité. Tout le monde à son travail, les journées commencent toujours à 9 heures précises, telles doivent être les consignes. Les menus sont toutefois un peu moins copieux depuis que l'on m'a gracié. Sans doute ai-je droit à moins d'égards puisque je ne serai plus une exception, mais un cadavre comme les autres.
Je constate aussi avec étonnement que l'on m'a supprimé le vin. Que penser ? Qu'ils font des économies alors qu'ils vont pourtant mourir en laissant derrière eux un monde entièrement meublé et surchargé de produits les plus divers ? Tout cela est bien déconcertant. Il est pourtant bien tard pour se laisser déconcerter.
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20 mars.
Un événement en entraîne un autre.
On raconte que le monde entier est dans l'attente d'une communication de la plus haute importance. En effet, les savants du monde entier sont en conférence depuis plus d'une semaine et ils auraient pris une décision qui risque de bouleverser l'histoire du monde.
L'humanité attend. Moi aussi. Mais pas de chance, pour une fois qu'il se passe quelque chose, je ne suis pas dans le coup. C'est injuste. On devrait pourtant se rendre compte qu'à part ma naissance il ne s'est encore rien passé dans ma vie.
Évidemment, le fait d'être exclu me donne un certain recul. Pas un seul instant je ne me sens capable de participer à la névrose générale qui doit enfiévrer le monde, que ce soit la névrose de la panique ou celle de l'espoir. Dommage pourtant que l'on ne m'ait pas donné l'autorisation de vivre de près cette remarquable épopée et de participer en humain à ce drame humain. J'aimerais tant voir comment on tourne une page d'histoire. Surtout quand il s'agit d'une page qui risque de rester vierge. Infiniment vierge. Comme le vide. Comme le toujours du sans limites et sans frontières que renferme le vide.
Je dors beaucoup en ce moment. Je m'entraîne à faire le mort. C'est très facile. Bien ce que la mort renferme d'inquiétant : sa simplicité, alors que nous avions passé tant d'années inutiles à apprendre mille petits tours savants, si vains, si vains.
J'ai aussi pensé que j'ai bien de la chance. Des millions de gens pourraient m'envier à présent : je meurs sans regret et sans plus aucun désir de vivre. De plus, il y a longtemps que je me suis préparé à mourir cette année. Il y a longtemps également que j'ai liquidé tout ce qui a fait le décor et le centre d'intérêt de ma vie. J'ai même tué de mes propres mains le seul être auquel je tenais. Mon sort est vraiment enviable.
Que va-t-il se passer ? Aurait-on par hasard trouvé un moyen de déjouer les intentions agressives de l'événement prévu au programme ? Que compte-t-on faire ? L'attraper au vol, au filet, avec un cerf-volant ? Et le cacher ? Mais où ? À moins de supposer que l'on va au contraire larguer la Terre au large de l'espace, loin des remous de l'événement ? Ou peut-être, plus simplement les autorités scientifiques vont-elles annoncer qu'il y a eu erreur et qu'il ne se passera absolument rien ?
Questions qui ne me concernent plus. Si jamais l'événement ne devait pas exploser pour une raison ou une autre, on me ferait sans doute comprendre que mon exécution capitale reste toujours à mon entière disposition. Si Monsieur veut bien se donner la peine de se lever et de vivre sa mort…
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21 mars.
Il y a bien longtemps que l'histoire ne s'était payé une surprise aussi sensationnelle. L'homme est vraiment un passionné du coup de théâtre. Le danger lui a donné des ailes, du génie, du ressort. En effet, les radios du monde entier ont annoncé hier soir que, la Terre étant irrémédiablement condamnée, les hommes quitteraient leur planète pour aller ailleurs. Destination Survie, Opération Miracle, départ fixé au 2 avril. La date du premier avril ayant été évitée de justesse, avec raison.
Depuis ce matin, les usines du monde entier construisent des fusées. Il y en aura pour tout le monde. Même pour les chiens et les canaris. Chaque personne aura droit en plus à 3 kilos de bagages. Toute activité commerciale, industrielle ou intellectuelle s'arrête officiellement aujourd'hui et le départ général devient l'unique hantise de tout le monde.
Voilà des révélations qui me servent de leçon. J'avais sous-estimé les facultés créatrices du cerveau humain. J'avais oublié que ce même cerveau peut créer les labyrinthes bureaucratiques les plus saugrenus comme les horlogeries les plus complexes. Et de même qu'il peut résoudre les théorèmes contenus dans les contributions directes, il peut aussi, quand il le faut, jongler avec les équations des grandes impossibilités. Il vient de le prouver. Comment imaginer qu'il s'agit du même cerveau ? Peu importe, d'ailleurs : il a pensé, donc il vivra. Il ne me reste plus qu'à souhaiter bon voyage aux habitants de ce monde. Ils peuvent, s'ils sont lucides, partir sans regret. Cette planète ne valait nullement la publicité qu'elle s'était faite. Sa couleur verte était plutôt d'un goût douteux, ses paysages n'avaient rien de tellement exceptionnel, son ciel était laid quand il était clair, triste quand il était pluvieux et son climat laissait fort à désirer. Nul doute qu'ils trouveront ailleurs un monde plus satisfaisant. Il est vrai que les hommes s'arrangeront pour le délabrer dans les délais les meilleurs. Ils peuvent fuir leur monde natal, c'est entendu, mais ils ne quitteront jamais leur véritable patrie : la démence et le mauvais goût. Même s'ils vont plus loin que le soleil de ce monde.
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25 mars.
J'ai reçu la visite officielle d'une délégation d'inconnus dont la dignité ne pouvait être mise en cause. D'une voix d'avocat, l'un de ces inconnus m'a déclaré que, comme tout habitant de ce monde, il me serait accordé le droit de partir avec les fusées le 2 avril. Les gouvernements avaient décidé d'offrir à tous, même aux condamnés à mort, leur chance de survivre et d'échapper à l'événement qui engloutirait la Terre. Aucune exception n'avait été prévue. Les actes suivirent les paroles. D'un geste d'huissier, un fonctionnaire me remit avec un certain sens du cérémonial une enveloppe contenant mon billet de départ et une circulaire concernant les instructions à suivre.
Un peu étonné, je remerciai tout le monde.
Nous allons de surprise en surprise. En quelques jours, me voilà mis en présence de bien plus de sujets d'ahurissement que je n'en ai eu durant toute ma vie. De meurtriers qu'ils étaient, les gouvernements deviennent donc humanitaires ? Le monde se décide à changer. Reste à savoir s'il n'est pas trop tard. Il se met à genoux, il s'apitoie, il fait la charité en déversant des pelletées d'indulgence. Au moins si nous mourons, personne n'ira en enfer. Le rédemption dirige le monde. Et l'ascension bien sûr.
Par contre, quoique candidat au départ, je ne serai libéré qu'au dernier moment. La veille du départ très exactement.
— « Vous comprendrez facilement qu'étant donné votre passé…» m'a-t-on expliqué.
Je comprends aisément, certes.
J'aurais bien voulu leur parler, non pas de mon passé, mais de leur avenir, je n'en ai pas eu l'occasion. Ils avaient d'autres condamnés à visiter.
— « Je vous souhaite bonne chance, » m'a dit un des fonctionnaires.
Je lui ai souhaité la même chose. Entre frères, n'est-ce pas ?
Après leur départ je me suis étonné de ne pas les avoir entendus entonner un cantique.
Mon billet de départ est verdâtre, balafré de cachets, filigrané, illustré et il ressemble de très près à un chèque. Toujours cette hantise de faire bancaire, donc sérieux. Jusqu'à quelle station de l'espace allons-nous avec ce billet ? Ce n'est pas indiqué. Mais il ne faut pas trop en demander puisque le voyage est gratuit. Cela aussi paraît presque incroyable. Quelques millions de kilomètres aux frais de l'humanité ! Quand on pense à ce que valait le kilomètre la semaine dernière. Le billet mentionne également dans quelle zone je dois me diriger le 2 avril et, par un ingénieux réseau de matricules et de lettres, donne des indications précises sur la marche à suivre pour regagner la fusée qui m'a été assignée.
Marche que je ne suivrai d'ailleurs pas, car je n'ai jamais eu l'intention de partir. Pourquoi ? Ah ! oui, pourquoi. Disons que j'ai le vertige ou le mal de l'air et n'en parlons plus.
Le refus de partir a été prévu, il faut dire. En pareil cas, dit la circulaire, il faut renvoyer sans délai le billet aux autorités. Ce sera fait. Sans délai, effectivement. Je ne tiens même pas à jouer la question à pile ou face.
Que faire maintenant que tout est décidé, réglé ? Je n'ai vraiment plus rien à mettre en ordre dans ma vie. Je n'ai plus le moindre problème à envisager. Tout est réduit à l'essentiel, c'est-à-dire à rien. Je vais sans doute m'ennuyer pendant ces derniers jours. J'en ai l'habitude. Depuis que je suis incarcéré, je constate que je ne me suis pas ennuyé beaucoup plus que je ne m'ennuyais en assurant des emplois divers. Au moins, ici, je puis m'assoupir dans mon indolence sans obligation de faire semblant d'accomplir des actes.
Je ne demande qu'une seule faveur : qu'ils me libèrent le jour de l'événement. Ce n'est pas toutes les semaines qu'on a l'occasion de voir de près un cataclysme cosmique.
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28 mars.
Il ne se passe plus rien.
Je survis. J'attends.
Il paraît que la vie mène grand tapage â l'extérieur dans une terrible déflagration d'espoir et d'effroi, d'illusions et de rêves surchauffés, attisés par des milliers de discours, entretenus par tous les moyens de choc de la publicité. Ici, au contraire, on pourrait croire que des milliers d'années d'incarcération nous sont réservées dans le silence feutré de quelque cocon de béton.
Mais je verrai de près la fin du monde. On m'a en effet prévenu que, même si je ne désirais pas profiter de mon billet de départ, on me libérerait malgré tout la veille de l'exode général. Le premier avril donc. Je suis heureux de savoir que cet incident important tombe un premier avril. Une farce trouvant sa conclusion le jour des farces. Quelle merveilleuse coïncidence.
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1er avril.
Me voilà libre.
En règle, avec une conscience nette. Étrange de penser que j'ai payé ma dette vis-à-vis de la société : un mois de détention pour avoir commis un meurtre. Ce n'est pas cher.
Il me reste donc quatre jours à vivre. Et d'ici deux jours j'aurai tout un monde à me partager avec les quelques habitants qui, comme moi, se refusent à partir. Il paraît qu'il n'y en a pas beaucoup. Même les vieillards veulent partir, fuir, échapper. Les débris, les impotents et les paralysés aussi. Vivre. On ne pense plus qu'à cela. Jamais la foi en la vie n'a connu une telle vogue. Tous les regards se tournent en même temps vers le ciel. Détail fâcheux : il est gris depuis une semaine. La religion s'est forgé de nouveaux slogans et, drapée dans son éternel liturgique, elle fait recette. Les églises refusent du monde et l'eau bénite coule à flot. Le Pape parle tous les jours au monde, ses délégués toutes les heures, et chaque homme entretient une telle frayeur du silence qu'il se relie de nuit et de jour aux innombrables fils électriques de la radio ou de la télévision. Vivement qu'ils s'en aillent tous, je trouve qu'ils font vraiment trop de vacarme. Cela sans parler du fracas d'acier que font les innombrables camions qui passent dans les rues de la ville, transportant tout un monde mis en pièces détachées vers les fusées plantées, hiératiques, dans la campagne des environs.
Par curiosité, je suis allé les voir. Il y en a des centaines, fichées dans le sol comme de gigantesques pieux métalliques, pointées vers le ciel, menaçantes, muettes, recréant un décor qui pourrait être quelque singulier verger de cathédrales. Leur nombre, leur hauteur, leur densité, tout impressionne et cloue littéralement le regard au plus profond des prunelles. Les techniciens sont à féliciter. Célérité d'exécution, perfection de l'entreprise, fini du travail, harmonie des lignes, ils ont mis tous les atouts dans leur jeu. Je ne sais où ces fusées échoueront, je ne sais pas non plus si les vivants supporteront ce voyage, mais à voir ce matériel on lui fait confiance et on est disposé à croire qu'il ira loin.
De toute façon, ces engins décorent agréablement la campagne particulièrement laide de cette région et on pourrait même regretter que Dieu n'ait pas cru devoir utiliser la fusée comme élément d'une nature qui, quoi qu'on dise, laisse bien souvent à désirer.
Je suis revenu de là favorablement impressionné. Avoir réussi en quelques jours à transformer un rêve de plusieurs siècles en une réalisation est une prouesse qui marquerait une date dans l'Histoire de la Terre si justement l'Histoire ne s'arrêtait pas à cette date. À pic. Au-dessus de quel vide ? L'Histoire aura-t-elle l'occasion de le dire ?
Non moins impressionnante est la rigueur concentrationnaire avec laquelle l'évacuation de la capitale est menée. Car les habitants quittent la ville ce soir pour s'enfermer dans les fusées avant minuit. Le départ se fera demain, à l'aube. C'est toujours à l'aube que l'on part, soit pour l'échafaud, soit pour l'infini. Dans les rues balayées par des hordes de véhicules qui semblent agir comme d'énormes aspirateurs, nulle panique, nul désordre. Les haut-parleurs installés partout hurlent des hymnes martiaux entrecoupés d'ordres laconiques. Étouffant leurs frayeurs secrètes, gavés d'espoir, gonflés de fracas, les habitants se laissent emporter vers les centres de départ où ils seront triés, désinfectés, emballés et enfournés dans les fusées comme des balles de coton.
Que leur dire ?
Ce n'est qu'un au revoir, mes frères. Où que vous alliez, que ce soit vers la vie ou vers la mort, nous avons bien des chances de nous retrouver dans l'avenir.
Sans rancune. Tout le plaisir fut pour moi. Et merci encore pour toutes vos bontés.
*
* *
2 avril.
Il est deux heures et demie du matin.
La ville, toujours déserte à cette heure, n'a pas changé d'aspect. On pourrait croire qu'il ne s'est rien passé et que, d'ici quelques heures, on viendra harponner les poubelles. Les rues sont toujours éclairées. C'est bien la première fois que les hommes partent en voyage en oubliant de fermer derrière eux l'eau, le gaz et l'électricité.
J'ai été prendre un café noir dans un bistro où j'ai été servi par le patron lui-même.
— « Vous ne partez pas ? » lui ai-je demandé.
— « Non, » m'a-t-il dit. « Les voyages m'ennuient. Je ne connais même pas la banlieue. Manque de curiosité sans doute. »
Puis j'ai pris une voiture abandonnée et j'ai roulé vers les faubourgs de la ville. Puis j'ai gagné la campagne. Je veux tout voir. Le départ d'abord, la fin du monde ensuite. Et demain j'irai même voir un dernier film si toutefois j'arrive à mettre en marche l'appareil de projection.
Jusqu'à présent le spectacle du départ n'offre pas grand intérêt. Des fusées on ne voit plus qu'une multitude de points verts et rouges. Quelque part, une vaste tour de verre, probablement la tour d'où on contrôlera le départ des fusées. À peu de chose près l'ensemble évoque un aéroport. Rien de plus extraordinaire.
Aucun bruit nulle part. Les passagers sont tous enfermés à l'intérieur des fusées. Un silence d'une telle densité qu'il est presque incroyable de penser que toute la vie d'une ville se trouve tassée dans ces engins morts.
J'attends.
Il est quatre heures du matin. Le départ doit être donné d'une minute à l'autre.
J'attends l'ouverture des enfers, un orage à ras du sol, un cyclone de flammes et de grondements, le déchaînement de toutes les furies atomiques du XXe siècle. Mais j'attends en vain. Le silence seul répond aux ténèbres, comme un reflet glacé.
Soudain je perçois quelque chose : un sifflement diffus, insinuant, mais étouffé par des tonnes de blindage.
Ce doit être le prélude. Le sol va exploser et les fusées vont défoncer le ciel. Mais rien n'arrive, rien ne bouge, rien ne tremble. Rien que le sifflement, plus discret que jamais, contenu, insidieux.
Puis, à 4 h 10 plus rien. Le sifflement a cessé. Le silence.
Rien n'est arrivé, aucune fusée n'a décollé. Il doit y avoir quelque chose de pourri dans le royaume de l'atome. Mais j'attends toujours. On ne sait jamais. Une simple panne peut-être. Ou un mauvais contact. Ou une simple erreur de manœuvre. Si les fusées allaient brusquement rentrer dans les entrailles de la terre au lieu de décoller ?
Un quart d'heure se passe et c'est alors que je vois deux hommes sortir de la tour de contrôle. Ils se dirigent vers la route. Je les rejoins. Ils ont cette allure des ouvriers qui ont fait des heures supplémentaires et rentrent chez eux, fatigués, un peu étourdis.
— « Vous avez manqué le départ ? » me demande un des deux hommes en me voyant.
— « J'étais venu voir, simplement. Mais j'ai été déçu. Il ne s'est pas passé grand-chose. »
— « Vous croyez ? Tout a pourtant très bien marché. »
Je les dévisage, je vois que l'un d'eux sourit. Et je comprends tout à cet instant. Je comprends qu'en effet tout s'est déroulé normalement, selon le plan qui avait été prévu. Partir, il y a différentes façons de partir. Avec ou sans espoir.
— « Mais les fusées sont toujours là, » dis-je en sachant parfaitement ce que l'on va me répondre.
— « Oui, elles sont toujours là. Elles n'ont jamais été conçues pour être lancées dans l'espace. Apparemment, on dirait des fusées, mais en réalité ce sont des chambres à gaz. »
Lâchez tout !
(UP)
CHARLES L. FONTENAY
De nombreux lecteurs nous ont écrit pour nous dire que « La Soie et la Chanson », de Charles L. Fontenay (« Fiction » n° 47) était un des plus attachants récits de SF qu'ils aient lu depuis quelque temps. Voici aujourd'hui une seconde œuvre du même auteur, d'un ton différent. Elle raconte le curieux sauvetage de la première expédition martienne, par des moyens à faire frémir un astronaute…
Pendant des heures, le gaz invisible s'échappa en sifflant par le trou qui n'aurait pas dû être là. Aussi longtemps que dura la pression qui le chassait, une infime fraction de l'atmosphère de Mars se trouva être anormalement riche en oxygène.
Enfin, le moment vint où le sifflement s'affaiblit et cessa. Personne n'avait rien remarqué. Le réservoir était vide.
Des mois plus tard, on devait chercher en vain à déterminer comment cette fuite avait pu se produire dans un réservoir sans soudure. L'hypothèse la plus vraisemblable fut qu'elle avait dû être causée par la tempête de sable.
Il fut, en revanche, plus facile d'expliquer pourquoi la fuite n'avait pas éveillé l'attention. Carder et Li étaient partis à pied en exploration. Les ordres prescrivaient qu'un homme au moins devait toujours rester dans un rayon de quatre cents mètres du vaisseau de reconnaissance Phobos, et Weiss n'en était effectivement qu'à cent mètres à peine quand la tempête de sable s'était levée. Mais personne ne se déplace sur Mars lorsque ce phénomène se déchaîne, même pas pour faire cent mètres.
Quand le nuage de poussière rouge se fut éloigné en direction de la Grande Syrte, le lieutenant John Weiss, du Service Spatial des Nations-Unies, se dégagea du sable qui l'avait enseveli, non sans accompagner ses efforts d'une longue suite de jurons variés. En réapparaissant, telle une taupe casquée émergeant de son trou, sa colère ne tarda pas à s'apaiser et il se félicita d'être resté sagement sur place. S'il avait cédé au mouvement qui le poussait à essayer de regagner le navire, il serait parti en direction à peu près opposée.
Il fit l'essai de son poste radio de casque et constata qu'il fonctionnait.
— « C'est fini, les gars. Vous pouvez rappliquer, » dit-il dans le microphone. Les astronautes de première classe Alvand Carder et Li Yim Tans attendaient à une quinzaine de kilomètres, dans une chaîne de collines basses, hors de la zone affectée par la tempête.
— « O.K. » lui fut-il répondu. Il ne reconnut pas la voix à la radio, mais ce qui suivit ne pouvait venir que de Li : « Préparez-nous un bon repas chaud. Ces rations K se dessèchent de jour en jour. »
Comment le sable pouvait-il pénétrer dans un scaphandre imperméable à l'air, Weiss n'aurait pu l'expliquer. Mais qu'il y pénétrait sans doute possible, ses yeux en feu et la poussière qui crissait sous ses dents en témoignaient assez.
Il se dirigea lentement vers le navire tout en se félicitant de nouveau, cette fois pour avoir eu la bonne idée de délester le Phobos de ses ailerons et de l'avoir dressé verticalement après l'atterrissage. S'il l'avait laissé dans la position horizontale, le sable l'aurait recouvert.
Il fallut un certain temps à Weiss pour dégager le sabord d'entrée du sable que le vent y avait accumulé. Ce n'était pas un travail pénible sous cette faible pesanteur et Weiss envisagea de dégager aussi les tuyères. Mais le soleil au diamètre réduit était déjà bas à l'ouest et Carder et Li ne mettraient pas longtemps à faire quinze kilomètres sur Mars. Il gravit donc l'échelle et s'introduisit dans le sas.
Le pont central, circulaire, était assez grand pour que trois hommes y cohabitent, en se serrant un peu. Les couchettes étaient à étages, avec les armoires personnelles par-derrière, contre la paroi concave de la coque. D'un côté des couchettes se trouvait une minuscule baignoire, séparée d'une petite cuisine par les échelles menant aux autres ponts. De l'autre côté étaient les étagères où s'entassaient les microbandes, d'innombrables paquets de données microphotographiées constituant une bibliothèque de référence sur une quantité de sujets.
Weiss fit une grimace en promenant son regard sur les rangées de microfilms. Sur trois rayons entiers, le dos de chaque boîte portait une étiquette soigneusement dactylographiée : CARDER.
C'était là une trait de caractère stupide et irritant de l'ingénieur-géologue. Aucune boîte n'était étiquetée WEISS ou LI. La bibliothèque était propriété commune ; elle faisait partie de l'équipement de l'expédition. Mais Carder avait jugé bon de coller son nom sur chaque boîte de microbande traitant des sujets qui l'intéressaient.
Weiss avait ressenti le poids de la solitude pendant les six jours où Carder et Li avaient été absents. Il allait être heureux de vivre de nouveau en compagnie, mais il savait qu'avant peu la présence de Carder lui mettrait les nerfs à bout. Si seulement ce garçon n'avait pas été d'un égoïsme forcené !
Weiss se remémorait l'âpre dispute qui avait éclaté à bord du Marsward, l'astronef porteur du Phobos, au début de cette expédition, la première à destination de Mars. Carder s'était étiqueté un scaphandre spatial à son nom, exactement comme il avait fait cette fois pour les microbandes. L'équipage du Marsward se composait de dix hommes (y compris les trois membres de l'équipe de reconnaissance destinée à atterrir avec le Phobos), et l'un d'eux ayant mis le scaphandre de Carter au cours d'un exercice d'abandon du navire, une terrible querelle en avait résulté.
Le commandant Walpool lui-même, chef d'expédition, un géant à la forte moustache, n'avait pu lui faire entendre raison.
— « J'ai reçu des doléances au sujet de cette manie que vous avez d'étiqueter les choses à votre nom depuis notre départ, Carder, » avait dit Walpool. « D'où, diable tenez-vous cette idée que vous avez un droit exclusif sur tout ce qui se trouve dans ce navire ? »
— « Mais, mon commandant, si jamais nous rencontrions un météore ? » avait demandé Carder, écarquillant ses yeux bleus. « Je ne veux pas avoir à chercher un scaphandre dans tous les coins et recoins. »
— « Il y a plus de scaphandres qu'il n'en faut, et ils sont interchangeables, » avait répliqué sèchement Walpool. Il avait un grade supérieur à ceux de Li et de Carder, mais leurs spécialités à tous trois étaient si différentes qu'une parfaite collaboration était indispensable pour mener à bien cette exploration extrêmement importante de la surface de la planète.
Weiss choisit un menu composé de biftecks congelés et de légumes déshydratés et mit le repas à cuire sur le réchaud à ondes courtes. Il déplia la table démontable au milieu du pont central et disposa les assiettes. Puis il se mit à faire l'inspection de l'intérieur du vaisseau.
Tout était apparemment normal sur le pont central. Il aurait à visiter ensuite l'étage des machines, mais si quoi que ce fût y était détraqué, le tableau de bord le signalerait. Il monta en sifflotant à la salle des commandes.
Le murmure des voix de Carder et de Li sortait du haut-parleur. Ils conversaient par leur radio individuelle tout en approchant.
— « Je prétends que c'est une planète qui est morte progressivement, à mesure que son eau s'évaporait, » soutenait Li. Le Chinois était le navigateur-botaniste de l'équipe de reconnaissance. « Cette sauge de canal est une plante trop développée pour être un prototype. »
— « Il y a eu une activité volcanique récente dans ces collines, » répondit Carder. Sa voix n'était pas agressive, elle reflétait seulement la ténacité. « C'est de là qu'est venue l'eau nécessaire à tes plantes. Il est plus probable que l'eau et l'oxygène sont présents à l'intérieur de Mars et que l'action volcanique commence seulement à les libérer. »
Weiss regarda par le hublot en direction du sud-est. Il distinguait ses deux compagnons au loin, deux silhouettes noires avançant dans la plaine à longues et souples enjambées, leur casque réfléchissant les rayons du soleil couchant. Il allait avoir juste le temps de vérifier le tableau de bord avant leur arrivée.
Il jeta un regard d'expert sur les rangées de cadrans allumés. Quelque chose d'insolite provoqua dans sa conscience une réaction automatique et immédiate. Ses yeux refirent plus lentement le même trajet en sens inverse.
Un cadran arrêta son regard horrifié et le retint le temps d'un interminable battement de cœur. Puis Weiss poussa un grognement comme s'il avait été frappé au creux de l'estomac et descendit précipitamment à l'étage des machines. Il était assis, l'air anéanti, sur sa couchette quand Carder et Li débouchèrent joyeusement du sas.
— « Qu'est-ce qui se passe, Johnnie ? » demanda Li. « Le moustachu vous a encore passé un savon radiophonique ? » L'appellation irrévérencieuse s'appliquait au commandant Walpool.
Li fit glisser de son épaule la courroie de sa caméra et posa celle-ci sur sa couchette, au-dessus de la tête de Weiss. Carder s'approcha du réchaud à ondes courtes et le ferma en fronçant le nez. Les biftecks étaient trop cuits.
— « Sergent Li, » dit Weiss d'une voix cassée, levant des yeux noirs malheureux sur le visage d'Oriental de Li, « tout porte à croire que nous allons être les premiers colons sur Mars. L'oxygène pour les moteurs s'est échappé. »
*
* *
Carder était un de ces hommes crédules qui prennent tout à la lettre. Sinon, la remarque sur la lévitation faite par Weiss aurait été oubliée comme elle le méritait, car il ne s'agissait ni plus ni moins que d'une simple boutade.
Il fallut à Carder la moitié de la nuit pour revoir de fond en comble l'étage des machines avec l'aide de Weiss et de Li. Toute considération de grade mise à part, c'était Carder qui commandait ici, car il était ingénieur tandis que Weiss était pilote-météorologue et Li navigateur.
— « Tout est en ordre, à l'exception de ce réservoir, » dit Carder sur le coup de minuit en redressant sa taille mince et en rejetant de la main ses cheveux blonds tombés dans ses yeux. « Aucune idée de la façon dont c'est arrivé, mon lieutenant ? »
C'était la manière de Carder. Il ne se laissait jamais aller à la familiarité avec Weiss, alors que Li, négligeant le protocole, appelait toujours avec jovialité son supérieur « Johnnie ». Il y avait toutefois dans la question de Carder une nuance accusatrice qui irrita Weiss, mais qui n'était pas assez précise pour qu'il pût se froisser ouvertement.
— « Un caillou pointu dans cette tempête de sable, je suppose, » répondit Weiss. « Je ne sais pas. Le plus tragique est que, sans oxygène, notre hydrazine nous est à peu près aussi utile que son poids de sable. Que peut-on faire, Carder ? »
— « Je n'en ai aucune idée, mon lieutenant. Évidemment, nous avons encore notre réserve d'oxygène pour respirer, mais nous pourrions l'utiliser jusqu'au dernier centimètre cube que nous n'enflammerions pas assez d'hydrazine pour nous soulever à un mètre du sol. Il y a de l'oxygène en masse dans ces roches, et même dans l'air, mais nous n'avons aucun moyen de le concentrer dans le réservoir. »
— « Ne peut-on le remplacer par rien, Al ? » questionna Li.
— « Si, par l'acide nitrique, » répondit Carder. « Mais on n'en trouve pas non plus à l'état libre. »
— « Eh bien, voilà qui est clair, » dit Weiss sur un ton sardonique. « Si nous devons faire décoller le Phobos, il faudra que ce soit par lévitation. »
Les yeux bleus enfantins de Carder s'agrandirent et le bout de son long nez frémit légèrement.
— « Lévitation, mon lieutenant ? » répéta-t-il. « Qu'est-ce que c'est ? »
— « Soulever un objet par la puissance mentale, » dit Weiss d'un ton sec et il lui tourna le dos.
Ils gagnèrent tous trois la salle des commandes et Weiss établit la liaison radio avec le Marsward, qu'on voyait briller comme une étoile se levant à l'ouest. La réaction du commandant Walpool fut acérée et caustique. Quand il eut proprement tancé les trois membres du groupe de reconnaissance, individuellement et collectivement, pour s'être laissé surprendre à distance du Phobos par une tempête de sable, il en vint à la situation.
— « Il va falloir vous tirer de là vous-mêmes, si c'est possible, » dit-il. « Nous pourrions nous arranger pour descendre en spirale s'il s'agissait de vous parachuter des vivres ou des médicaments, mais vous savez comme moi que nous n'avons pas de réserve d'oxygène au-delà du minimum nécessaire pour regagner la Terre. »
— « Nos vivres dureront plus que notre oxygène respirable et nous pouvons trouver de l'eau, » répondit Weiss. « Carder dit que nous avons de l'oxygène pour environ dix-huit mois. »
— « Vous serez morts longtemps avant qu'un astronef de secours parti de la Terre puisse vous atteindre, » dit Walpool sans ménagements. « Passez-moi Carder et nous allons voir si mes ingénieurs et lui peuvent trouver un moyen de vous constituer une provision de carburant. »
Les trois hommes savaient que le Marsward ne pouvait leur prêter assistance. Construit uniquement pour l'espace et ne possédant que le carburant indispensable pour des voyages aller et retour, il ne pouvait atteindre la Terre, mais le Marsward aurait eu le temps de rentrer et de refaire le plein avant qu'un autre navire interplanétaire pût être construit. Le Marsward ne pouvait même pas hâter son retour sur la Terre ; il lui fallait attendre 343 jours pour que la Terre et Mars fussent dans leurs positions orbitales convenables.
Weiss, Carder et Li, les premiers Terriens à fouler le sol de Mars, vivraient assez longtemps pour voir le Marsward repartir pour la Terre, mais leur réserve d'oxygène ne durerait pas jusqu'à l'arrivée de secours.
— « Je veux bien parier cinq mille dollars contre un sou démonétisé que la prochaine fois ils ne se contenteront pas d'envoyer un seul navire de débarquement, » dit Li au petit déjeuner le lendemain matin. « Naturellement, ça nous fera une belle jambe. »
Par suite de restrictions de crédits décrétées par le Congrès des Nations-Unies, le Marsward était parti de la Terre avec un seul appareil de débarquement au lieu des trois qui avaient été recommandés. Il avait fallu choisir : ou bien faire le voyage avec le seul navire capable de se poser sur Mars ou y renoncer tout à fait.
— « Alors, Carder, quelles chances avons-nous de repartir d'ici ? » demanda Weiss. Weiss et Li avaient été se coucher la veille en laissant Carder discuter de questions techniques avec les ingénieurs du Marsward.
— « Je n'en vois guère, mon lieutenant, » répondit Carder. De grandes poches sombres s'étaient formées sous ses yeux bleus. « Nous ne sommes pas équipés pour liquéfier l'oxygène et le Marsward non plus. L'ozone est un gaz de remplacement dangereux et il faut partir de l'oxygène pour en obtenir. L'acide nitrique est le seul oxydant possible. »
— « L'acide nitrique ? » répéta Weiss. « Ne disiez-vous pas hier qu'on ne trouvait pas d'acide nitrique sur Mars ? »
— « Effectivement, mon lieutenant, » dit Carder. Mais les chimistes du Marsward suggèrent que nous improvisions une installation pour en distiller. Nous devrions pouvoir trouver les matières premières dans ces collines ; elles regorgent de dépôts minéraux. »
— « De quoi aurons-nous besoin, Al ? » demanda Li.
— « Principalement de salpêtre et de soufre, » répondit Carder. « Mon lieutenant, croyez-vous qu'il y ait une chance de faire décoller le Phobos grâce à cette méthode de lévitation dont vous parliez ? »
L'incongruité de la question fit que Weiss le regarda bouche bée, mais Li, farceur incorrigible, avait déjà saisi l'occasion au bond.
— « Pourquoi n'essaies-tu pas, Al ? » suggéra-t-il, jetant à Weiss un regard en coulisse d'entre ses paupières bridées. « Non seulement tu nous tirerais de notre exil, mais tu deviendrais l'ingénieur le plus célèbre de la Terre. »
— « Mais je ne sais pas comment on fait, » dit Carter avec sérieux. « Quel matériel me faudrait-il ? »
— « Voyons, Li, notre situation est trop grave…» commença Weiss, gêné.
— « Ne faites pas le martyr, Johnnie, » coupa Li avec un sourire. « La vie est trop brève. Tu n'as pas besoin de matériel, Al. Il te suffit de savoir comment on s'y prend. »
— « Je n'ai jamais rien vu de mentionné de pareil dans les manuels d'ingénieurs, » dit Carder, l'étonnement se reflétant dans ses yeux bleus. « Est-ce une méthode de propulsion qui fonctionnerait dans l'atmosphère martienne, Li ? »
— « Elle devrait être plus efficace sur Mars que sur la Terre à cause de la moindre pesanteur, » répondit gravement Li. « Tu comprends, Al, c'est un art perdu que la science moderne n'a pas été capable de ressusciter. Il suffit de se concentrer sur ce qu'on veut soulever et de vouloir que l'objet en question quitte le sol. Si la volonté est assez forte, il prend son essor. »
— « J'ignore quelle est la puissance de ma volonté, mais je veux bien essayer, » dit Carder d'un ton dubitatif. « Seulement, je ne sais pas comment je dois commencer. »
— « Je vous recommanderais de commencer en prenant quelque chose de léger, comme la tête de votre ami Li, » dit Weiss, sarcastique. « Voyons, Carder, vous allez laisser de côté cette sottise de lévitation et vous atteler à la question de l'acide nitrique. »
Carder le regarda, son nez se plissant nerveusement.
— « Je n'ai pas demandé de précisions pour plaisanter, mon lieutenant, » dit-il. « Avant de fabriquer de l'acide nitrique, il nous faut une source d'énergie qui vous fournisse une chaleur intense. Et il n'y a pas assez d'oxygène dans l'atmosphère martienne pour entretenir la combustion. »
Il se mit lentement debout, enfila son scaphandre et sortit par le sas.
— « Avez-vous déjà vu un phénomène pareil, Li ? » demanda Weiss. « Il débite toute cette chimie et il gobe votre bobard sur la lévitation. »
Li regardait par le hublot à côté du sas. Il se mit à rire.
— « Oui, il la gobe… et comment ! » dit-il en s'étranglant de rire et en pointant le doigt vers l'extérieur. « Regardez donc ! »
Intrigué, Weiss le rejoignit au hublot. Carder était accroupi dans le sable, à un vingtaine de mètres du navire. Il avait le regard rivé sur une bêche posée sur le sol devant lui.
— « Que diable fabrique-t-il ? » demanda Weiss. « Est-ce qu'il est atteint de la folie de l'espace ? »
— « Pas plus que d'habitude ! » dit Li en riant. « Il essaye de persuader la bêche de se soulever. »
*
* *
Parmi l'équipement du Phobos se trouvait une camionnette qui n'avait guère été utilisée jusque-là. Le terrain, dans les collines proches constituant le champ d'exploration le plus riche qu'ils eussent trouvé, était trop accidenté pour une voiture et il fallait trop puiser sur la réserve d'énergie du navire de reconnaissance pour recharger les moteurs électriques de la camionnette si l'on voulait faire une longue randonnée.
Les trois hommes passèrent la matinée à dégager les tuyères ensablées par la tempête. Dans l'après-midi, ils tinrent conseil et il fut convenu que, le lendemain, Weiss et Carder iraient jusqu'aux collines en camionnette, à la recherche des minéraux nécessaires à la fabrication de l'acide nitrique. Carder descendit pour préparer le matériel.
Weiss alla à sa couchette et sortit son pistolet militaire. Li l'observait avec intérêt. L'armement normal, pour les reconnaissances, avait toujours été la carabine.
— « Être seul avec Carder pendant une ou deux semaines ne m'enchante pas du tout, » dit Weiss d'un ton embarrassé. « Je ne comprends pas comment vous pouvez vous entendre avec lui, Li. Moi je ne peux pas le souffrir. »
— « Il est bizarre, mais c'est un esprit si brillant à la base, » dit Li. « Est-ce pour cela que vous emportez votre pistolet, Johnnie… à cause d'Al ? »
— « Je n'ai pas confiance en lui, » dit Weiss d'un air triste. « L'égoïsme a peu de chances de se manifester au cours d'une expédition comme celle-là, alors que chacun doit pousser à la roue, mais vous admettrez que Carder est un égoïste. Avez-vous réfléchi que si nous n'avons à trois de l'oxygène respirable que pour dix-huit mois, un seul homme en aurait pour cinquante-quatre mois ? »
— « Je ne pense pas qu'Al ferait une chose pareille, » dit lentement Li. « Je reconnais qu'il est égoïste, mais ce n'est pas un criminel. »
— « Je pense qu'il n'est pas bien équilibré. Je préfère me tenir à carreau. »
La camionnette avait été débarquée en pièces détachées et montée par la suite. Elle était destinée à être abandonnée lors du départ du Phobos. Le lendemain matin à l'aube, Weiss et Carder montèrent dedans et partirent en cahotant en direction des collines.
C'était l'automne dans cet hémisphère de Mars et les sauges de canaux, desséchées en cette saison, explosaient sous les pneus du véhicule en émettant un nuage de poussière. Quand ils atteignirent les collines, Carder enfila une suite de ravins, puis gravit une pente rocheuse menant au sommet où, lors de leur dernière sortie, Li et lui-même avaient laissé leur abri, un petit dôme en matière plastique de trois mètres de diamètre.
— « Nous pourrions travailler à partir de ce point d'attache, mon lieutenant. Nous avons autant de chance de trouver ici qu'ailleurs les minéraux que nous cherchons, » dit Carder en désignant les alentours lorsqu'ils eurent mis pied à terre. Les collines et les ravins exposés aux vents composaient un tableau éblouissant de jaunes, de rouges et de violets. Çà et là, une végétation chétive s'était désagrégée au froid de l'automne.
Les deux hommes transportèrent leur équipement dans le dôme et Weiss commença à s'occuper de l'aménagement tandis que Carder descendait aussitôt explorer les ravins à la recherche de gisements minéraux. Weiss portait son casque et la radio les tenait en liaison aussi étroite que s'ils étaient restés ensemble.
— « Le sol peut très bien receler du salpêtre par ici, » dit Carder au bout d'un moment. « Dites-moi, mon lieutenant, avez-vous des renseignements complets sur la technique de la lévitation ? »
— « Carder, l'idée ne vous est-elle donc pas venue que vous pourriez être victime d'une mauvaise plaisanterie ? » demanda Weiss avec quelque exaspération.
— « Oui, mon lieutenant, j'ai pensé que Li voulait peut-être simplement se moquer de moi. Les gens aiment me faire marcher, figurez-vous. Mais j'ai réfléchi à la question et je crois avoir établi le principe physique de la lévitation. »
— « Et qu'est-ce que cela peut bien être ? » demanda Weiss. « Vous vous élevez dans les airs par une traction sur vos tirants de bottes ? »
— « Le principe est magnétique, » répondit tranquillement Carder. « Li affirme que cela se réalise avec l'esprit et la seule façon dont l'esprit puisse intervenir directement serait que le potentiel électrochimique du cerveau soit concentré de manière à modifier le champ gravitomagnétique de la planète. Ce serait une annulation localisée de la pesanteur. »
— « Oui. Eh bien, vous me feriez plaisir en établissant une annulation localisée de la conversation et en vous appliquant à chercher des ingrédients pour fabriquer de l'acide nitrique, » dit Weiss avec humeur.
Carder ne trouva pas de salpêtre ce jour-là, mais il trouva du soufre.
— « Ce doit être un volcan éteint, mon lieutenant, » dit-il. Ses yeux brillaient tandis qu'il montrait à Weiss les veines jaunes dans le ravin. « C'est du soufre pur et il y en a une fameuse quantité. Et il y a des dépôts de calcaire à environ trois kilomètres d'ici, de sorte que nous avons une bonne chance de tomber sur du salpêtre. Vous devriez peut-être commencer à charger le soufre dans la camionnette, mon lieutenant, pendant que je pars chercher du salpêtre. Il va en falloir un stock de chacun pour fabriquer cinquante tonnes d'acide nitrique. »
Après le dîner, Weiss, épuisé, se coucha aussitôt. À un certain moment au cours de la nuit, il fut réveillé par un murmure à l'intérieur du dôme. À la lueur des deux petits satellites de Mars, il vit Carder assis sur sa couchette, lui tournant le dos. Il avait mis son casque et parlait par radio.
Intrigué, Weiss tira sans bruit son casque de sous sa couchette et le coiffa. Puis il mit sa radio en marche. Carder s'entretenait avec Li, resté là-bas dans le Phobos.
«… a pu être très connu dans l'antiquité et fait certainement partie de la culture orientale, » disait Li d'un ton sérieux. « La science classique a délibérément ignoré des phénomènes tels que la lévitation des tables au cours de séances spirites. Lors de la grande peur des soucoupes volantes vers le milieu du siècle, je crois me rappeler qu'on a émis l'idée qu'il pouvait s'agir d'engins fonctionnant selon le principe…»
*
* *
Les travaux manuels n'étaient pas faciles sous la faible pesanteur martienne, mais ils s'exécutaient rapidement. Le lendemain matin, Weiss finit de charger le soufre dans la camionnette, avec laquelle il regagna le Phobos. Carder resta dans les collines pour chercher des traces du salpêtre dont ils avaient besoin.
— « Écoutez, Li, cette blague à propos de lévitation a assez duré, » dit Weiss alors qu'il déjeunait avec le navigateur sur le pont central. « Carder est capable de trouver un moyen de nous tirer d'ici s'il se met au travail avec ardeur. Il n'y parviendra certainement pas s'il a l'esprit accaparé par cette niaiserie. »
— « Je pense que vous avez raison, Johnnie, » admit Li d'un air contrit. « Je vais arranger ça. »
Cependant, il n'arrangea rien. Weiss entendit leur conversation tout en retournant au dôme avec la camionnette.
— « Vous plaisantez peut-être, mais ne m'avez-vous pas dit que la lévitation avait été employée jadis ? » demanda Carder.
— « Des histoires courent à ce sujet depuis des centaines d'années, » avoua Li. « Mais leur authenticité n'a pas été établie. Ce ne sont que des contes de fées Al. »
— « Plus d'un conte de fées a pour base la réalité, » répliqua Carder avec obstination. « Je pense que ma théorie de la lévitation est solide. Je pense que la chose est possible. Ce qu'il faut, c'est trouver comment procéder. »
Weiss ne dit rien à Carder, mais il secoua durement Li en rentrant au Phobos le lendemain avec un autre chargement de soufre.
— « C'est vous qui l'avez lancé sur ce sujet. Maintenant c'est à vous de l'arrêter, » lui dit-il d'un ton impératif.
Li le regarda avec des yeux noirs innocents.
— « Je vais essayer, mais je ne peux pas me contenter de lui dire simplement que je me suis payé sa tête ; il faut que je trouve une tactique, » dit-il. « L'ennui est que ce n'est plus une plaisanterie venant de moi. C'est une théorie formulée par lui. »
— « Flanquez-moi la paix avec vos théories ! » explosa Weiss. « Nous n'avons pas le temps d'entendre des théories. Il nous reste moins d'une année terrestre pour fabriquer cinquante tonnes de carburant et quitter cette rocaille. Carder pourra échafauder toutes les théories qu'il voudra quand nous serons rentrés sur Terre ! »
— « C'est que, voyez-vous, » dit Li, « il est obstiné, et si vous voulez mon avis, Johnnie, il pense autant à la gloire et à l'argent que lui vaudrait la découverte d'une nouvelle méthode de propulsion qu'à un carburant pour nous faire quitter Mars. »
*
* *
Il fallut peiner deux jours pour remorquer jusqu'au Phobos le moteur atomique qui avait atterri à trente kilomètres de là, de l'autre côté de la chaînes de collines. Malgré cela, on n'aurait pu reprocher à l'équipage du Marsward d'avoir manqué de précision, car il avait dû calculer une spirale descendante et tenir compte du parachutage à travers l'atmosphère.
Le largage du moteur avait été pour le Marsward une affaire hasardeuse. Même si Weiss, Li et Carder parvenaient à faire décoller le Phobos, ils ne pourraient se charger du moteur. Il s'ensuivait que, pour le voyage de retour vers la Terre, le Marsward devrait compter sur des miroirs solaires pour tous ses besoins normaux en énergie. Ce n'était évidemment qu'à titre expérimental qu'on avait emporté le moteur atomique pour cette première expédition, afin d'en étudier les possibilités en vue d'explorations futures de planètes plus lointaines, mais il représentait néanmoins une marge de sécurité non négligeable dans le potentiel énergétique du Marsward.
Quand les trois hommes, exténués, eurent enfin mis le moteur en place à côté du Phobos, Weiss. poussa un soupir de soulagement.
— « Les choses prennent tournure, » dit-il. « Quand pourrons-nous nous mettre au travail. Carder ? »
— « Je l'ignore, mon lieutenant, » répondit tranquillement Carder. « Je n'ai pas encore trouvé de dépôt suffisant de salpêtre et il va nous falloir de l'eau… beaucoup d'eau. »
— « De l'eau ? Sur Mars ? » demanda Weiss. « Qu'est-ce que vous me chantez là ? C'est la première fois que vous mentionnez le besoin d'eau, pourquoi diable avons-nous besoin de tant d'eau ? »
— « Comme source d'hydrogène et d'oxygène, mon lieutenant. Il n'y en a pas dans le soufre ni dans le salpêtre et il nous en faut pour préparer l'acide nitrique destiné à nous servir d'oxygène. Nous devrons employer une grande quantité de vapeur pour obtenir de l'acide sulfurique à partir du soufre, puis il faudra chauffer l'acide sulfurique et le salpêtre – c'est du salpêtre du Chili qu'il nous faut – pour fabriquer l'acide nitrique. »
La consternation se peignit sur le visage de Weiss et de Li.
— « Et de plus, » ajouta Carder, « le procédé sera extrêmement lent, à cause du peu d'oxygène présent dans l'air de Mars. Je crois que votre idée serait meilleure, mon lieutenant, si nous pouvions l'appliquer. »
— « Mon idée ? » demanda Weiss.
— « La lévitation, mon lieutenant. Si je pouvais en poser les principes, je crois qu'il me serait possible d'improviser un amplificateur…»
— « Nom de Dieu ! Vous remettez ça avec votre lévitation ! » coupa Weiss pris d'une rage folle. « De grâce, Carder, entrez préparer la camionnette pour un nouveau voyage dans les collines. »
L'air morose, Carder grimpa dans le Phobos. Weiss lança à Li un regard furibond. Li eut un geste d'impuissance.
— « Je suis désolé, Johnnie, » dit-il. « Mais il n'est pas commode de lui faire abandonner une idée fixe comme celle-ci. Vous vous rappelez l'histoire de la poussière cosmique, n'est-ce pas ? »
Weiss se rappelait fort bien, en effet, le canular de la poussière cosmique. Il n'avait jamais compris comment Carder, avec son expérience de trois voyages dans la Lune, avait pu se laisser berner aussi facilement. Un farceur, à bord du Marsward, lui avait dit qu'il existait entre la Terre et Mars une ceinture de météorites composées d'or pur. Il en avait indiqué l'emplacement et déclaré qu'un homme pouvait amasser une fortune en attrapant simplement au passage une quantité suffisante de ces particules d'or.
À la vitesse de croisière de l'astronef, une certaine quantité de poussière cosmique l'accompagnait toujours, attirée dans son faible champ gravitationnel à travers l'espace. Pendant des millions de kilomètres, Carder, vêtu de son scaphandre, s'était tenu accroché à l'extérieur du navire, essayant de recueillir de la poussière cosmique dans un récipient. Il en avait obtenu environ une demi-livre et s'était montré fort désappointé et incrédule quand l'analyse eut prouvé qu'il n'y avait pas dedans la moindre trace d'or.
— « Un véritable jobard, » admit Weiss, « et têtu comme une mule. Mais vous avez sur lui plus d'influence que moi, Li. Il faut que vous trouviez un moyen de l'empêcher de rêvasser à cette histoire de yoga. »
— « Yoga, » répéta pensivement Li. « C'est peut-être une idée. »
S'il ne s'était agi que d'un passe-temps innocent auquel Carder se fût livré après le dîner, Weiss n'y aurait pas attaché d'importance. Mais Carder avait insisté sur le temps qu'il faudrait pour fabriquer cinquante tonnes d'acide nitrique avec le matériel dont ils disposaient et Weiss en était tombé d'accord. Or il lui arrivait de surprendre Carder en train de se concentrer, essayant de soulever quelque objet sans le toucher, alors que du travail important l'attendait et il était sûr que l'intérêt manifesté par Carder pour ce pouvoir hypothétique l'empêchait de s'occuper de rechercher sérieusement du salpêtre dans les collines.
Cette fois, ce furent Li et Carder qui partirent prospecter les collines. Weiss resta au Phobos pour transmettre au Marsward. toutes les données diverses recueillies sur Mars, afin que celles-ci soient enregistrées sur bandes. Si le sort voulait que les hommes du Phobos fussent condamnés à rester exilés sur Mars, ce qu'ils avaient appris au sujet de la planète serait au moins utile, sur Terre, pour la préparation de l'expédition suivante.
Weiss alla se placer au hublot de la salle des commandes pour voir Li et Carder s'éloigner avec la camionnette. Le haut-parleur était branché, de sorte qu'il pouvait suivre leur conversation.
L'aube, sur Mars, naissait toujours subitement. À un moment, semblait-il, la camionnette n'était qu'une tache indistincte dans le jour gris, l'instant d'après, elle se détachait nettement dans la lumière répandue à flots sur la plaine dénudée, son ombre démesurée la précédant dans sa course vers les collines.
— « Écoute, Al, le monde essaie depuis des siècles de résoudre le problème de la lévitation et tu voudrais y parvenir en moins d'un an ? » demanda Li qui était au volant. « Ne crois-tu pas qu'il vaudrait mieux que tu t'appliques à trouver un moyen classique pour nous faire décoller de Mars et que tu laisses ta théorie pour quand nous serons rentrés sur la Terre ? »
— « Tu n'as pas l'air de te rendre compte combien nos chances sont minces, Li, » répondit calmement Carder. « Le Phobos a été conçu pour utiliser l'oxygène comme oxydant de l'hydrate d'hydrazine. En faisant subir quelques modifications aux moteurs, on peut remplacer l'oxygène par de l'acide nitrique pur. Avec l'équipement que nous possédons, nous serons heureux si nous pouvons fabriquer cinquante tonnes d'acide nitrique à soixante pour cent dans le temps qui nous reste… et je suis à peu près certain que les réacteurs ne fonctionneront pas avec de l'acide nitrique à soixante pour cent seulement. »
Weiss sentit la peur se localiser autour de sa gorge comme si on lui avait appliqué un pansement froid. Il n'avait pas soupçonné jusque-là l'extrême difficulté du problème technique. Carder n'avait pas coutume de parler de son travail d'ingénieur à des profanes, sauf en cas de nécessité.
— « Tu m'as dit toi-même que la science n'avait pas voulu connaître la lévitation, Li, » continua Carder d'un ton accusateur. « Tu m'as dit qu'il y avait des preuves de l'existence de ce phénomène. Je suis ingénieur. Je suis géologue. Je suis un homme de science. Je pense donc que si la lévitation existe comme tu l'as dit, un homme de science peut éclaircir le mystère en y appliquant une méthode scientifique. Ce n'est pas comme si le premier venu essayait de démêler le problème par ses petits moyens. »
Weiss avait l'impression que Li perdait sa salive à vouloir convaincre Carder. C'était compter sans la subtilité inhérente à Li.
— « Ta théorie est intéressante, Al, » dit Li avec chaleur, « et il se peut qu'elle apporte une contribution importante à la science quand nous serons rentrés sur Terre. Mais tu n'es pas l'homme qu'il faut pour réussir dans cette entreprise. »
— « Comment cela ? » demanda Carder. « Je viens de te dire…»
— « C'est justement la raison. Tu as été imprégné de la science matérialiste de l'Occident. La raison pour laquelle la science n'a pas découvert la lévitation est que la lévitation fait partie d'un domaine où la science n'a pas encore pénétré. C'est le domaine des phénomènes mentaux : la télépathie, la télékinésie, la psychokinésie. C'est cela, la lévitation : la psychokinésie est la chose qui permet à certaines gens de commander le nombre de points au jeu de dés.
» Mieux vaut voir la réalité en face, Al. Ton point de vue est borné. Il est matérialiste. Selon toutes les légendes la concernant, la lévitation n'a réussi dans de vastes proportions que chez les philosophes orientaux. »
— « Tu es un Oriental, » fit remarquer Carder.
— « Par mon héritage physique seulement. J'ai reçu une éducation scientifique occidentale. Les seuls Occidentaux qui aient jamais réussi des exploits relevant de la lévitation ou de la télépathie étaient des illettrés, généralement des personnes au tempérament nerveux et instable, dont l'esprit n'avait pas été formé à un raisonnement pratique et matérialiste. »
— « La logique est la logique, » dit Carder avec insistance. « Si une théorie est solide, elle donne des résultats et le tempérament n'y est pour rien. »
— « Le tempérament y est pour quelque chose si l'amorce qui doit allumer ta force sustentatoire est mentale et émotionnelle, » répliqua Li. « Si tu n'as pas apporté le don avec toi en naissant, ton esprit doit subir un entraînement rigoureux en vue d'une pareille tâche. C'est comme un moteur, Al. Ce moteur atomique possède l'énergie nécessaire pour soulever le Phobos, mais nous ne pouvons soulever le navire avec le moteur atomique parce que ce n'est pas la sorte d'énergie qui convient. Ce n'est pas une force de propulsion. Tu ne peux pas davantage soulever le Phobos avec un esprit élevé dans la tradition scientifique occidentale – du moins pas directement.
» Mais nous pouvons utiliser la puissance du moteur atomique pour fabriquer la sorte d'énergie qui soulèvera le Phobos. Et tu peux utiliser ta manière de penser pour créer la puissance qui soulèvera le Phobos ; il te suffit pour cela de te concentrer sur la fabrication de l'acide nitrique. »
C'était un argument persuasif. Carder le pesa longuement.
— « C'est raisonnable, » convint-il. « Mais la puissance directe, ce serait tellement plus simple. Tu sais quelque chose sur cette lévitation, Li. Comment les Orientaux forment-ils leur esprit ? »
— « C'est très long et très difficile, Al, » dit Li. Weiss put presque entendre par la radio le soupir de soulagement qu'il poussa. « Personne ne sait vraiment, à moins de compter parmi les initiés. Il faut apprendre à commander à son esprit et à ses émotions et tout l'apprentissage se termine par une période d'isolement complet, de jeûne et d'abstinence, pendant laquelle on ne doit entretenir que des pensées pures. De tout temps ce fut une pratique religieuse en Orient. »
— « Nous ne pourrions pas être beaucoup plus isolés que nous le sommes, » dit Carder avec réflexion. Weiss se sentit d'accord avec lui en regardant le morne horizon martien. La camionnette était maintenant hors de vue et rien ne venait rompre la monotonie du plateau brun à l'exception de la ligne ondulée de collines basses au nord-ouest.
— « À trois, ce n'est pas l'isolement complet, » rétorqua Li. « Ces vénérables prophètes et mystiques s'en allaient dans le désert ou dans les montagnes en n'emportant qu'un bâton noueux. De plus, tu es trop égoïste pour te livrer à des pensées pures, Al. Je ne voudrais pas te vexer, mais si tu veux bien y réfléchir, tu verras que c'est la vérité. »
— « Je vais te faire une promesse, » dit Carder après un long silence. « Je ne ferai plus d'essais de lévitation jusqu'à ce que nous ayons trouvé du salpêtre et de l'eau et que nous ayons commencé à fabriquer de l'acide nitrique. Mais je n'y renonce pas. »
Weiss fut tenté d'intervenir dans la conversation et de demander à Carder pourquoi, s'il tenait à l'énergie directe, il n'essayait pas de réaliser un système de propulsion atomique, ce que les savants cherchaient depuis longtemps avec ardeur. Mais il se retint. Il craignait que Carder n'allât disperser ses efforts.
Le Marsward était sous l'horizon et ne pouvait être atteint par radio avant un certain temps. Weiss revêtit son scaphandre et sortit. Il n'y avait pas de menace d'orage dans le ciel d'un bleu acier, mais Weiss décida de ne pas s'éloigner de plus d'une vingtaine de mètres du Phobos. Il ne voulait pas être pris dans une tornade une seconde fois.
Le lourd et presque informe moteur atomique avait été placé tout contre les tuyères du navire et le soufre était entassé à proximité. Un peu partout, on voyait des récipients et des cornues de diverses formes dont Carder avait commencé la confection.
L'isolement ! L'isolement eût été complet sans les voix de Carder et de Li qui murmuraient encore dans les écouteurs de son casque de scaphandre. Weiss coupa la réception.
Weiss jeta un regard sur le Phobos, dont le corps cylindrique aux reflets sombres s'élevait très haut au-dessus de lui. C'était une splendide mécanique, mais sans oxygène, ou sans acide nitrique, elle était morte. Autant avoir possédé une tour en pierre.
Seuls des hommes pouvaient lui réinsuffler la vie. Il se rectifia : seuls des esprits humains ; car l'oxygène et l'acide nitrique nécessaires à la vie de cette mécanique n'étaient pas en vrac alentour pour que l'homme n'ait qu'à s'en saisir. La vie originale du navire, la puissance qui les avait amenés sans dommages à la surface de Mars avaient été le produit de cerveaux humains. Toutes les possibilités explosives de tout l'hydrogène et de tout l'oxygène de la Terre n'auraient pu transporter Weiss, Li et Carder sur Mars sans le catalyseur qu'était l'esprit humain.
Dans ces conditions, que penser de la lévitation ? Certains savants accordaient une sérieuse attention à la psychokinésie et à d'autres capacités extra-sensorielles ; et la lévitation n'était pas autre chose. Si l'esprit pouvait soulever le Phobos d'une façon, ne pourrait-il le soulever d'une autre ?
Son esprit suivait un enchaînement logique de pensées. La Science faisait des recherches sur la psychokinésie : donc il devait exister une preuve de son existence. Il y avait une preuve de son existence : donc cette preuve, ce devaient être les exemples qu'on en avait rapportés avant que la science s'y intéresse. Certains avaient réussi dans cet art : donc il fallait qu'ils aient eu un pouvoir que ne possédait pas le commun des mortels. Pourquoi ?
L'idée que si la lévitation existait elle eût comporté un côté surnaturel n'effleurait même pas Weiss. Et il ne croyait pas davantage qu'il existât des individus spécialement doués dont le cerveau différait physiquement du reste des humains de telle manière qu'ils fussent capables de réaliser des prouesses relevant de la psychokinésie. Le secret devait être, ainsi que Li l'avait suggéré, dans le comportement mental et émotionnel.
Les saints au début de l'ère chrétienne, les sages hindous, n'étaient-ils pas des hommes à posséder de tels pouvoirs ? Que prêchaient-ils ? L'abnégation, l'amour du prochain, l'humilité, la sincérité ; mais c'étaient là des qualités qui n'avaient rien à voir avec la pensée scientifique telle que Weiss la connaissait.
Il s'aperçut que depuis plusieurs minutes il était resté immobile à contempler la masse gigantesque du Phobos en désirant la soulever au-dessus de l'étendue de sable. Il fronçait les sourcils en se concentrant.
Il eut envie de s'injurier, mais il se retint. Il mit en marche sa radio de casque et les voix de Li et de Carder qui discutaient sur le point de savoir si Mars était une planète jeune ou moribonde emplirent ses oreilles.
Weiss gravit l'échelle pour rentrer dans le Phobos. Il se sentait tout à fait ridicule.
*
* *
Il est possible que le retour de Carder à une conception pratique du problème n'y ait été pour rien, mais les choses se précipitèrent à partir de ce moment-là. Carder découvrit du salpêtre et une quantité d'eau surprenante pour Mars, dans une grotte calcaire, le même jour. Quand Li et lui furent rentrés avec un chargement complet de salpêtre, ce fut au tour de Weiss de se joindre à Li pour faire un va-et-vient régulier entre le Phobos et les collines afin d'accumuler des stocks de soufre, de salpêtre et finalement d'eau. Carder resta au Phobos pour confectionner le matériel nécessaire avec les structures d'ailerons larguées avant l'atterrissage.
Quand Carder eut terminé son laboratoire en plein air, sur le côté du Phobos, Weiss et Li lui avaient constitué une réserve imposante de matières premières. On était au milieu de l'automne, mais ils n'avaient ni le temps ni les matériaux pour édifier un abri autour du laboratoire afin de le protéger contre le froid de plus en plus vif et les dangers des tempêtes de sable.
Le matériel comprenait un brûleur pour convertir le soufre brut en anhydride sulfureux. Puis le gaz du brûleur était amené dans les chambres où, à une température de 220 degrés, l'anhydride sulfureux était transformé en anhydride sulfurique et, finalement, par absorption dans l'eau, en acide sulfurique. Weiss et Li s'émerveillaient de l'exploit de Carder, mais celui-ci les avertit qu'avec un matériel improvisé et faute de catalyseur, ils ne pouvaient compter sur une production rapide et un fort rendement.
Près de cette installation se trouvaient les alambics dans lesquels le salpêtre serait distillé avec l'acide sulfurique et d'où l'acide nitrique qui en résulterait serait amené dans le réservoir à oxygène du Phobos, réparé entre temps.
Carder leur donna des instructions précises sur la façon d'opérer.
— « Si vous avez des ennuis quelconques, les ingénieurs du Marsward. pourront vous dépanner, » conclut-il.
— « Minute, » dit Weiss. « C'est vous qui allez vous charger de cette opération. Li et moi ferons la navette avec la camionnette pour vous apporter les matières premières. Nous ne sommes pas chimistes. »
— « Vous devriez néanmoins savoir comment fonctionne l'installation, » insista Carder. « C'est un procédé simple et il pourrait m'arriver quelque chose. »
C'était une précaution raisonnable et Weiss avait oublié cette conversation lorsque, rentrant en compagnie de Li quelques semaines plus tard avec un réservoir plein d'eau sur la camionnette, il ne trouva Carder nulle part aux abords du laboratoire.
— « Commencez à décharger l'eau dans les réservoirs, Li, » dit Weiss. « Moi je vais voir où est Carder. »
Il monta dans le Phobos. Carder, pensa-t-il, devait être occupé à l'intérieur du navire et il avait omis de brancher les haut-parleurs. S'il avait su que la camionnette arrivait, il se serait sûrement tenu dehors pour surveiller le déchargement.
Weiss enleva son casque et cria :
— « Carder ! »
Sa voix résonna dans l'espace exigu du navire, mais il n'y eut pas de réponse. Il appela de nouveau, sans plus de succès.
Weiss poussa un juron et descendit à la salle des machines après avoir traversé l'étage aux réserves. Les moteurs, les cadrans, les leviers, tout était immobile, silencieux, abandonné. Carder n'était pas là.
Weiss remonta toute la hauteur du navire jusqu'à la salle des commandes. Là non plus, il n'y avait personne. Carder n'était pas à bord du Phobos.
Intrigué et déjà vaguement irrité, Weiss recoiffa son casque et sortit. Li était debout près de la camionnette, surveillant l'eau qui se déversait dans les réservoirs.
— « Est-ce que Carder est par ici ? » demanda Weiss avant même d'être sorti du sas.
— « Non. Il n'est donc pas à bord ? »
— « Bon Dieu, non ! Où ce maboul a-t-il bien pu aller ? »
Weiss regarda de tous côtés dans le sable, cherchant des traces de pas. C'était inutile. Il y avait trop de traces et le vent d'automne balayait la surface du sable.
Li finit son travail et les deux hommes remontèrent ensemble dans le Phobos. Il y avait une feuille de papier pliée sur la table en acier du pont central. Weiss ne l'avait pas remarquée lors de sa première visite du navire.
Il la ramassa, la lut et la tendit à Li sans dire un mot.
« Mon ami Li, » disait la note, de l'écriture irrégulière de Carder. « Je suis parti dans le désert. Je n'ai pas trouvé de bâton noueux, alors j'ai pris une des pelles. »
*
* *
Au bout de deux semaines, Weiss et Li considérèrent Carder comme mort.
Carder avait laissé l'équipement radio de son casque, si bien qu'il n'y avait aucune possibilité de communiquer avec lui. Il avait disparu pour de bon, emportant quelques vivres et une petite provision d'eau.
Ses deux compagnons passèrent plusieurs jours à chercher dans la chaîne de collines, seule région qu'il aurait pu gagner à pied pour y trouver une cachette. Compte tenu du peu d'eau que Carder avait emporté, ils consacrèrent une journée entière à explorer la grotte calcaire d'où ils avaient tiré du salpêtre et de l'eau.
Enfin, ils durent abandonner leurs recherches, car la fabrication de l'acide nitrique ne souffrait pas de délai.
— « Que croyez-vous qui a pu passer par la tête de ce cinglé ? » demanda Weiss. « S'il avait pris toute la réserve d'oxygène, je me dirais qu'il avait l'intention de camper jusqu'à ce que le Marsward ait le temps de revenir de la Terre avec un autre navire de reconnaissance. Mais ce n'est pas le cas. »
— « Je regrette d'avoir à le dire, » dit Li, « mais je crains bien que le plan, quel qu'il soit, oui a germé dans le cerveau d'Al ne vise qu'au bien-être d'Al et de personne d'autre. »
— « Vous ne croyez pas qu'il s'est éclipsé pour travailler à sa théorie de la lévitation en toute tranquillité ? »
— « Je n'en sais rien. Al est terriblement crédule, mais je ne l'ai jamais cru stupide à ce point. Toutefois, s'il prend vraiment sa théorie au sérieux, Johnnie, je ne lui pardonnerai jamais d'avoir sacrifié nos chances de rentrer sur la Terre simplement dans l'espoir extravagant de devenir riche et célèbre. »
— « Bon Dieu ! Li, si nous ne partons pas, lui non plus. À quoi bon la richesse et la gloire pour un homme sans oxygène ? Je me méfie de Carder. Nous allons brancher un système d'alerte dans le sas pour le cas où il déciderait de rentrer furtivement et de nous assommer pour s'approprier toute la réserve d'oxygène. »
— « Al n'est pas un criminel. Je l'imagine mieux restant dehors, travaillant à sa théorie, puis revenant tout penaud juste à temps pour prendre le départ avec nous, » prédit Li.
— « Après nous avoir laissé faire tout le travail ! Je veux être pendu si je ne le flanque pas hors du navire si jamais il fait ça ! »
Après deux semaines d'attente, ils convinrent que Carder devait être mort. Ils estimaient que même un hurluberlu de sa trempe aurait eu assez de bon sens pour revenir au bout de deux semaines passées seul dans le désert martien.
L'inconvénient le plus grave de la désertion de Carder était que tout le travail de la fabrication de l'acide nitrique leur incombait désormais. L'un d'eux devait continuer de faire la navette avec la camionnette entre les collines et le navire et charger seul l'eau et le minerai, pendant que l'autre s'occupait de la fabrication. En outre, il y avait les travaux courants à exécuter à bord du Phobos et les rapports à transmettre fréquemment au Marsward. Ces conversations par radio étaient maintenant plus longues, puisqu'il fallait que les ingénieurs du Marsward surveillent les opérations de fabrication à distance.
La production d'acide nitrique continuait lentement, très lentement. Mais elle n'était pas ralentie par un manque de matières premières. Au moment de la disparition de Carder les stocks étaient assez abondants pour qu'un seul homme, faisant d'incessants voyages avec la camionnette, parvienne à les maintenir à un niveau suffisant.
Un jour, ils entendirent la voix de Carder. Ni l'un ni l'autre ne fut capable d'expliquer cette prise de contact. Cela se passa lorsque le trou d'eau de la grotte calcaire finit par être à sec.
— « Voilà une sérieuse tuile, » dit Weiss, signalant l'incident au Marsward par radio. « L'un de nous va être obligé d'aller fouiller les collines pour découvrir une autre source d'eau, et Dieu sait le temps que cela prendra. »
— « Mauvaise nouvelle, en effet, Weiss, » dit le commandant Walpool. « Vous savez que le Marsward ne peut pas vous attendre. Nous devons partir pour la Terre à l'heure fixée. Il ne reste plus grand temps et…»
Sa voix s'évanouit et, comme Weiss maniait frénétiquement le bouton de volume du poste, une nouvelle voix, forte celle-là, résonna dans le haut-parleur.
— « Mon lieutenant, ici le sergent Carder, » dit la voix. « Vous trouverez une autre source d'eau dans une grotte à huit cents mètres au nord-est de celle que vous avez épuisée. »
— « Carder ! » s'exclama Weiss, empoignant le microphone. « Nom de Dieu ! Carder, où êtes-vous ? Carder ? Carder ! »
Aucune réponse ne parvint. Il y eut un long moment de silence, puis la voix de Walpool revint comme s'il n'y avait pas eu d'interruption.
— « Comment comprenez-vous cela ? » demanda Weiss à Li quand il eut relaté l'incident à son collègue chinois un peu plus tard. « C'était la voix de Carder, j'en suis sûr. »
— « Je ne comprends pas. Il est certain qu'Al n'a pas emporté d'équipement radio. Il se peut qu'il ait construit un émetteur, là où il est. »
— « Avec quoi ? Et comment pourrait-on le recevoir dans ce haut-parleur sans qu'il soit entendu du Marsward ? La longueur d'ondes est la même. »
— « Un faisceau directionnel, peut-être, à moins encore que sa puissance ne soit trop faible pour qu'il soit reçu par le Marsward. En tout cas, c'est la preuve qu'Al est toujours en vie. »
Cette preuve fut d'ailleurs corroborée, car ils trouvèrent de l'eau à l'endroit indiqué par Carder.
Bien qu'il n'y eût pas d'interruption dans leur travail, la lenteur avec laquelle il se poursuivait les terrifiait quand ils songeaient à la date de départ du Marsward. Celle-ci approchait à grands pas tandis que l'automne martien faisait place à un hiver glacial.
— « Je me sens comme le Vieux Marin1 , » dit un jour Li d'un ton morose. « Ce sable rouge tout autour de nous est plein d'oxygène et nous ne pouvons pas l'en extraire. »
Ils n'avaient pas de possibilité de connaître le poids total de l'acide nitrique qu'ils avaient produit ni d'en déterminer le degré de pureté. Leur seul instrument de mesure était l'indicateur de niveau du réservoir à oxygène de combustion.
L'aiguille de l'indicateur franchit lentement la marque médiane et continua de monter avec une torpeur affolante vers la marque supérieure. Ils retardèrent leur tentative de départ jusqu'à ce qu'ils eussent une marge raisonnable les mettant à l'abri de toute erreur et s'acharnèrent à remplir le réservoir.
Ils n'y parvinrent pas tout à fait. Trente heures avant le départ du Marsward pour la Terre, l'aiguille stationnait aux sept huitièmes de la graduation.
— « C'est maintenant ou jamais, Li, » dit Weiss. « Il se peut que nous n'ayons pas assez de carburant pour nous lancer dans notre orbite d'approche. Dans ce cas. nous retomberons et nous nous écraserons sur Mars. Mais dans les trente heures qui nous restent, la quantité de carburant que nous pouvons encore fabriquer ne fera pas la moindre différence. Qu'en dites-vous ? »
— « Je dis : partons, » répondit Li avec un sourire. « Mon assurance est payée. »
— « Parfait. Coupons les connexions avec les chambres à acide et allons-y. »
Ils se sanglèrent sur leurs couches dans la salle des commandes et captèrent sur leurs bandes enregistreuses une spirale de lancement transmise par l'astronavigateur du Marsward. Le chronomètre de lancement égrena les secondes jusqu'au point zéro, le feu rouge s'alluma au panneau de commande et Weiss poussa le bouton qui mettait la bande en marche.
Dans un silence terrible, la bande passa en cliquetant à travers le pilote automatique. Aucun rugissement étouffé des réacteurs ne se fit entendre, aucun surcroît insupportable de pesanteur ne les colla à leurs couches capitonnées.
— « C'est la fin de tout. Les réacteurs ne veulent pas démarrer, » dit Weiss d'un ton résigné quand la bande eut accompli son trajet. Il appela le Marsward.
— « On dirait que notre acide nitrique n'est pas suffisamment pur, » dit Weiss au commandant Walpool. « Je crains qu'il ne faille vous dire adieu. »
On entendit le bruit confus d'un conciliabule à l'autre bout, puis l'un des ingénieurs du Marsward vint au micro.
— « La cause de l'ennui n'est peut-être pas le manque de concentration de l'acide, » dit l'ingénieur. « Il est possible que ce soit le réglage de vos buses, du fait que vous utilisez de l'acide nitrique au lieu d'oxygène. Il peut y avoir une atomisation défectueuse ou une réassociation incomplète des molécules dissociées. »
— « Tout ça, c'est du latin pour moi et je n'ai jamais été plus loin que celui de la Guerre des Gaules, » dit Weiss. « Que pouvons-nous faire ? »
— « Si l'un de nous pouvait descendre jusqu'à vous, nous pourrions localiser le défaut, sans être pour cela capables de le faire disparaître. Ou si Carder était là-bas, il pourrait arranger ça. Dans les conditions où vous êtes, la seule chose que vous puissiez faire est d'aller à la chambre des machines et nous allons essayer de faire une vérification à distance par l'intercommunicateur. »
Il était trop tard maintenant pour capter le Marsward sur cette liaison, mais le navire devait repasser dans la position favorable trois fois encore dans sa course orbitale autour de Mars avant de partir pour la Terre. La plupart du temps il serait en dessous de l'horizon et la radiocommunication serait impossible.
Weiss brancha le récepteur radio sur le système d'intercommunication, puis il descendit avec, Li à la chambre des machines. Il regarda d'un air sombre le labyrinthe d'engins familiers à un ingénieur, sans doute, mais qu'il ne connaissait, lui, que fort vaguement.
Li regardait par le hublot.
— « On dirait que nous allons avoir un spécialiste pour nous aider, Johnnie, » dit-il calmement. « Voici Al. »
*
* *
Ce ne pouvait être que Carder, car il n'y avait personne d'autre sur Mars. On le voyait comme une tache noire arrivant de la direction des collines.
Weiss remonta en hâte à la salle des commandes pour lancer un message au Marsward, puis il sortit avec Li pour accueillir Carder.
— « Ne nous approchons pas trop près, » dit Weiss à Li. « Rappelez-vous ce que je vous ai dit : il est possible qu'il revienne pour essayer de se débarrasser de nous afin d'avoir toute la réserve d'oxygène pour lui. »
Ils rencontrèrent Carder à quatre cents mètres du navire et lui serrèrent la main avec circonspection. Ils ne purent échanger de conversation suivie avant d'arriver au Phobos, le casque de Carder étant dépourvu de sa radio.
— « Où diable étiez-vous, Carder ? » demanda Weiss quand Carder eut enlevé son casque sur le pont central. Carder gardait son scaphandre.
— « Dans les collines, » dit Carder. Il y avait quelque chose de changé dans sa voix, une particularité qu'ils ne se rappelaient pas avoir jamais constatée. Une lueur éveillée brillait maintenant dans ses yeux bleus.
— « Pourquoi n'as-tu pas emporté ta radio. Al ? » demanda Li. « Nous t'avons cru mort, jusqu'à ce qu'on entende ta voix dans la radio du navire. Et comment as-tu fait ? Tu as construit un émetteur ? »
— « Ce n'est pas le moment de poser des questions, » dit Carder avec fermeté. « Il faut alléger le navire pour le faire décoller. »
— « Alléger, mon œil ! » grogna Weiss. « Ces foutus réacteurs ne veulent pas démarrer, Carder. Vous croyez pouvoir les régler ? »
— « Il faut alléger le navire, » répéta Carder. Sa voix était aussi calme que son regard. « Ça ne fera peut-être pas de différence, mais il faut essayer. Vous et Li, jetez par-dessus bord tout ce qui peut être jeté. Ne gardez que l'équipement radio et de navigation. Je vais m'occuper de la salle des machines. »
Carder descendit. En grommelant, Weiss entreprit, avec Li, d'exécuter ses instructions. Carder était l'ingénieur. Il était seul à pouvoir les tirer de là. S'il disait qu'il fallait alléger le navire ils étaient bien obligés de lui obéir.
Il y avait des chaises et des tables à déboulonner, du matériel lourd à traîner au sas et à jeter dehors sur les sables rouges fouettés par le vent. Tant que dura cette opération, ils se nourrirent de casse-croûte et dormirent peu.
Pendant ce temps, Carder restait en bas, dans la salle des machines, à faire probablement les réglages nécessaires. Il ne leur dit rien et leurs efforts occasionnels pour lui parler n'amenaient comme réponse que cet ordre laconique : « Continuez votre besogne. »
Le Marsward passa de nouveau par le point de son orbite qui devait commander le décollage du Phobos si celui-ci voulait l'intercepter. Une seconde fois il repassait par ce point critique, alors qu'ils travaillaient encore à bord du Phobos. Enfin, il approcha du point zéro pour la troisième fois… la dernière.
— « Carder, vous avez dit de garder l'équipement radio et de navigation, » dit Weiss par l'appareil d'intercommunication, « Vous n'avez pas voulu dire de jeter le pilote automatique avec le reste, n'est-ce pas ? »
— « Si, » répondit Carder. « Le tableau de commandes manuel aussi, si vous pouvez le démonter. »
— « Vous avez l'intention d'essayer de commander ces réacteurs manuellement d'en bas ? »
Aucune réponse ne parvint.
Quand Weiss et Li eurent terminé, Weiss descendit à la salle des machines. Mais le panneau qui la séparait de l'étage aux réserves était fermé à clé. Il le martela rageusement sans résultat, puis monta à la salle de commandes.
— « Carder, qu'est-ce qui vous prend de nous empêcher de pénétrer dans la salle des machines ? » demanda-t-il par l'intercommunicateur.
— « Vous n'avez rien à faire là en bas, » répondit Carder. « Sanglez-vous, tous les deux. Nous sommes prêts à décoller. »
— « C'est trop tôt, » objecta Weiss. « Il reste quarante-cinq minutes avant le temps zéro. »
— « Est-ce que vous allez faire ce que je dis ? » demanda Carder avec une note d'exaspération dans sa voix. « Je sais ce que je fais. »
Li arriva dans la salle des commandes et tous deux s'amarrèrent sur leur couche capitonnée en prévision de l'accélération.
— « J'imagine qu'il veut essayer les moteurs, Johnnie, » suggéra Li.
— « Êtes-vous prêts pour le décollage ? » demanda Carder par l'intercommunicateur.
Weiss prit le microphone.
— « Prêts, » dit-il.
— « Alors, allons-y ! »
Weiss s'arc-bouta. Rien ne se produisit. Des secondes passèrent, puis des minutes. Rien ne bougeait.
— « Pas de chance, Li, » grogna Weiss en commençant à se désangler. « J'avais espéré que Carder pourrait nous faire décoller, mais les réacteurs ne veulent pas se mettre en marche. Nous voilà bloqués ici. »
— « Attendez, Johnnie ! » s'exclama Li, lui prenant le bras. « Regardez l'altimètre ! »
Weiss se pencha en avant pour regarder le cadran. On n'entendait pas le rugissement des réacteurs ; on n'avait senti aucun effet d'accélération ; et pourtant l'altimètre indiquait que le Phobos était à cent mètres au-dessus du sol !
Soudain, le navire bondit en l'air avec une impulsion irrésistible qui enfouit Weiss dans le rembourrage de sa couche. Aussi brusquement l'accélération s'arrêta et le Phobos se mit à tanguer follement. Sa ceinture de sécurité débouclée, Weiss dut s'agripper à sa couche pour ne pas être projeté contre les parois.
L'appareil recommença à monter, mais lentement.
Et pendant tout ce temps, c'était le silence ; les moteurs ne faisaient aucun bruit.
L'accélération n'était pas assez brutale pour qu'ils fussent en danger. Avec précaution, ils se mirent debout. Ils avaient du mal à se tenir et vinrent en contact plusieurs fois tandis que le navire oscillait.
Weiss prit place au fauteuil de commande et manœuvra des leviers du tableau de bord manuel. Le Phobos ne réagit pas. Il s'élevait lentement, comme un ascenseur, complètement indépendant des commandes. Il était manifeste que Carder les avait déconnectées au niveau de la salle des machines.
— « Lieutenant, il faut que vous me disiez comment le faire virer, » dit la voix de Carder dans le haut-parleur. « Les commandes n'ont plus d'action sur sa direction. »
— « Croyez-vous que ce cinglé ait découvert l'antipesanteur ? » demanda Weiss à Li.
Il regarda ses instruments et parla dans le microphone.
— « Couchez-le légèrement, Carder, » dit-il. « Il faut que nous amorcions une courbe, puis que nous partions en spirale pour intercepter l'orbite du Marsward. »
— « Je peux lui faire prendre n'importe quelle vitesse et quelle direction que vous voudrez. Vous n'avez qu'à me l'indiquer, » dit Carder.
Le navire commença à se coucher sur le flanc et le fauteuil de Weiss se plaça dans la position convenant à la nouvelle inclinaison. Mais Li se tenait au hublot, cramponné aux barres d'appui.
— « Johnnie, Carder est en bas ! » s'écria-t-il.
Weiss quitta son fauteuil et se glissa jusqu'au hublot. Là en bas. une petite silhouette se détachait en noir sur le sable rouge, les bras écartés.
Et à un vingtaine de mètres plus loin se trouvait toute la partie du Phobos contenant les machines, les tuyères, les réservoirs à carburant et tout le tremblement ! Carder les avait détachés.
Weiss revint au tableau de bord.
— « Bon Dieu, Carder ! » cria-t-il au microphone. « Pourquoi n'êtes-vous pas à bord ? »
— « Je n'étais pas sûr qu'il décollerait avec moi à bord, » répondit Carder.
— « Ne soyez pas ridicule. J'ignore quelle sorte de mécanisme de propulsion vous avez attelé à ce bahut, mais votre poids n'aurait rien changé. »
— « Ce n'est pas cela, mon lieutenant. Voyez-vous, quand j'ai découvert le secret de cette lévitation et tous les pouvoirs qui vont avec, là-bas dans les collines, je me suis aperçu que certaines conditions s'y attachaient. L'une d'elles est que. quoi qu'on fasse, il faut le faire pour quelqu'un d'autre, et non pour soi-même. »
Il y eut un silence. Le Phobos prit une inclinaison plus marquée tout en accélérant pour aller à la rencontre du Marsward. Maintenant, Weiss apercevait la silhouette de plus en plus menue de Carder par le hublot de tribord sans avoir à bouger de son fauteuil de commande.
— « Et puis, j'ai trouvé autre chose, » ajouta enfin Carder. « J'ai trouvé quelque chose de plus important que de reprendre la route de la Terre, plus important même que la vie. »
— « Qu'était-ce, Al ? » demanda Li.
— « Je ne sais pas. Appelle cela la paix du cœur, » dit Carder. « Et maintenant, surveillez plutôt vos instruments si vous voulez rejoindre l'orbite du Marsward. »
Sans un mot, Li s'installa dans le fauteuil du copilote et dirigea son attention sur le tableau de bord. Weiss se renversa en arrière dans son siège. Le cœur lui faisait mal ; il sentait que leur départ de Mars l'éloignait de quelque chose qu'il avait failli tenir entre ses mains, mais qui ne passerait jamais plus à sa portée.
(Traduit par Roger Durand.)