Les idées dangereuses par ARTHUR C. CLARKE
Les idées dangereuses par ARTHUR C. CLARKE
Tout le monde reconnaît maintenant que les magazines de science-fiction contiennent, aussi bien dans les dessins que dans les textes, des idées techniquement réalisables et des anticipations sur la réalité. Cet état de choses inspire à Arthur Clarke une idée qui ne déplairait pas à notre ami Jimmy Guieu…
ON prétend souvent que, dans notre siècle de travail à la chaîne et d’assemblage, il n’y a plus de place pour l’artisan individualiste, l’artiste qui, aux époques antérieures, créait des trésors de bois ou de métal. Comme la plupart des généralisations, celle-ci n’est tout simplement pas vraie. Évidemment son métier est moins florissant qu’autrefois. Mais il n’a pas disparu. Il a souvent été obligé de changer de méthodes et de vocation. Modestement, il a cependant réussi à survivre. Si vous savez où le chercher, vous le trouverez jusque sur l’île de Manhattan. Là où les loyers sont bas, où l’on n’applique pas trop strictement les règlements contre le danger d’incendie, on découvre des ateliers poussiéreux. Ils se cachent au sous-sol des immeubles divisés en appartements ou au fond d’une boutique abandonnée. L’artisan ne fabrique plus de violons, d’horloges à coucou ou de boîtes à musique, mais son habileté reste inchangée depuis des générations et les objets de sa fabrication ne sont jamais identiques. Il ne s’oppose pas par principe à la modernisation. Il possède même quelques outils électriques. Il a marché avec le temps. Il reste l’homme qui fignole les détails et crée d’immortelles œuvres d’art, sans seulement s’en rendre compte.
Le domaine de Hans Muller se composait d’une grande pièce, au fond d’un entrepôt vide, à quelques pas de Queensborough Bridge. La bâtisse attendait sa démolition. Tôt ou tard, Hans serait obligé de déménager. Pour s’approcher de l’entrée, il fallait traverser un terrain vague envahi par les mauvaises herbes et qui servait, le jour, de garage à des automobiles, et la nuit, de quartier général aux jeunes voyous du coin. Ces derniers n’avaient jamais ennuyé Hans, qui n’éprouvait pas le besoin de faciliter à la police ses enquêtes périodiques. D’ailleurs, les gardiens de la loi comprenaient sa position délicate et ne poussaient pas les investigations trop à fond. Ainsi, Hans était en bons termes avec tout le monde. Appartenant à la catégorie des citoyens pacifiques, il en était fort satisfait.
La besogne à laquelle Hans se livrait pour l’instant aurait grandement surpris ses ancêtres bavarois. Dix ans plus tôt, elle aurait intrigué Hans, lui-même. Et tout était arrivé parce qu’un client à court d’argent lui avait offert un poste de télévision, en guise de paiement pour ses services.
Hans avait accepté le cadeau à contrecœur, non pas parce qu’il était vieux jeu ou n’aimait pas la télévision. Tout bonnement, il n’avait pas le temps de s’occuper de cet appareil. En fin de compte, il se dit pourtant qu’il pourrait toujours le revendre pour cinquante dollars. Mais auparavant, il désira voir de quoi les programmes avaient l’air.
Il avait tourné le bouton. Les images peuplèrent l’écran et… comme des millions d’autres hommes avant lui, Hans fut conquis. Il pénétra dans un monde dont il ignorait l’existence, un univers rempli de navires interplanétaires qui s’affrontaient, de plantes exotiques et de races étranges – en fait, dans l’univers du capitaine Zipp, commandant la légion de l’espace.
Le charme ne devenait inopérant qu’au cours des ennuyeux intermèdes où l’on dissertait sur la merveilleuse céréale qui finançait le programme ou pendant les séquences d’un match de boxe entre deux types musclés qui semblaient avoir signé un pacte de non-agression. Hans était un homme simple. Il aimait les contes de fées. Or ceci était un conte moderne dans des décors dont les frères Grimm n’avaient jamais rêvé. Par conséquent, Hans ne vendit pas son poste de télévision.
Cependant, au bout de quelques semaines, le spectateur n’éprouva plus un plaisir naïf et sans mélange. Ce qui choqua d’abord Hans, ce furent le cadre général et les ustensiles de l’univers futur. Comme nous l’avons déjà signalé, Hans avait une âme d’artiste. Il se refusait à admettre qu’en cent ans, le goût humain deviendrait aussi mauvais.
Les armes dont se servaient le capitaine Zipp et ses adversaires ne lui paraissaient pas plus convaincantes. À vrai dire, Hans ne prétendait pas comprendre les lois suivant lesquelles avait été construit le désintégrateur portatif à protons. Néanmoins, il n’admettait pas, quel qu’en fût le fonctionnement, son aspect lourdaud. Les vêtements, l’équipement intérieur des navires interplanétaires n’étaient pas plus probants. Qu’en savait-il ? Il était doué d’un sens très vif de la convenance des choses. Dans ce domaine encore, il se fiait à son intuition.
Nous l’avons dit, Hans était un homme simple. C’était aussi un homme averti. Il savait que la télévision était riche. Il s’assit donc devant sa table et se mit à dessiner.
Même si le producteur de Capitaine Zipp ne s’était pas brouillé avec son maquettiste et décorateur, les idées de Hans Muller auraient retenu son attention. Leur réalisme et leur authenticité étaient tout à fait au-dessus de la moyenne. Elles manquaient totalement de cette puérilité qui commençait à agacer même les admirateurs les plus juvéniles du capitaine Zipp. Hans fut engagé sur-le-champ.
Il posa cependant ses conditions. Il travaillait surtout par amour de l’art et non parce que cette occupation lui était mieux rétribuée que toutes celles auxquelles il s’était livré jusqu’ici. Il refusa de prendre des assistants et spécifia qu’il resterait dans son atelier. Il avait seulement envie de produire des modèles. La fabrication en série pourrait être entreprise ailleurs. Il était un artisan et non pas une usine.
L’accord eut des résultats satisfaisants. En six mois, le capitaine Zipp s’était transformé. Il constituait maintenant le désespoir des producteurs concurrents de space-operas. Les spectateurs s’accordaient à penser que ceci n’était pas une anticipation du futur, mais bien le futur lui-même. Le décor inspirait jusqu’aux acteurs. Ils jouaient mieux, alors qu’il leur arrivait avant, à cause de la pauvreté des accessoires, de se conduire comme des voyageurs du vingtième siècle en visite dans l’époque victorienne.
Hans, lui, n’était au courant de rien. Il bricolait joyeusement, refusait d’entrer en contact avec quiconque, sauf le producteur, discutait de tous les détails par téléphone et surveillait le résultat final pour s’assurer que ses idées avaient été respectées. Seules, des boîtes de céréales dans un coin de son échoppe trahissaient ses liens avec le milieu de la télévision commerciale. Son patron reconnaissant les lui avait offertes. Il avait essayé d’en avaler une cuillerée, puis s’était rappelé avec plaisir qu’après tout, il n’était pas payé pour manger cette nourriture.
Ce dimanche soir, il travailla tard. Il apportait les dernières retouches à un casque protecteur pour les explorateurs de l’espace. Soudain, il réalisa qu’il n’était pas seul. Il tourna lentement le dos à son établi et regarda la porte. Celle-ci était fermée à clé. Comment avait-on pu l’ouvrir aussi doucement ? Deux hommes immobiles étaient debout et le surveillaient. Hans sentit son cœur battre jusque dans son cou. Avec un reste de courage, il fit face aux intrus. Il pensa, avec un soupçon de soulagement, qu’il n’avait pas beaucoup d’argent sur lui. Ensuite, il se demanda si le contraire n’eût pas mieux valu. Ils allaient peut-être se fâcher.
— « Qui êtes-vous ? » interrogea-t-il. « Que cherchez-vous ici ? »
L’un des deux hommes s’approcha de lui, pendant que l’autre continuait à garder la porte. Tous les deux portaient des manteaux flambant neufs et des chapeaux qui cachaient leurs traits. Il décida qu’ils étaient trop bien habillés pour être des escrocs.
— « Inutile de vous alarmer, Mr. Muller, » déclara celui qui était le plus proche de lui. « Ceci n’est pas un hold up, mais une démarche officielle. Nous sommes du… Service de Sécurité. »
— « Je ne comprends pas. »
L’autre sortit un portefeuille de sa poche et en tira un lot de photographies.
— « Vous avez représenté pour nous un vrai casse-tête, Mr. Muller. Il nous a fallu deux semaines pour trouver votre trace – vos patrons étaient si discrets à votre sujet ! Sans doute tenaient-ils à dissimuler votre identité, par crainte de leurs rivaux. Quoi qu’il en soit, nous voilà, et nous aimerions vous poser quelques questions. »
— « Je ne suis pas un espion ! » répondit Hans avec indignation, en comprenant ce que l’autre voulait dire. « Vous n’avez pas le droit ! Je suis un citoyen loyal ! »
L’autre ignora cette sortie. Il tendit une photographie.
— « Reconnaissez-vous ceci ? » demanda-t-il.
— « Oui. C’est l’intérieur de l’astronef du capitaine Zipp. »
— « Et c’est vous qui l’avez dessiné ? »
— « Oui. »
Une autre photographie sortit du dossier.
— « Et celle-ci ? »
— « Elle représente une vue aérienne de la ville martienne de Paldar. »
— « Et celle-là ? »
— « Ça ? Oh ! c’est le désintégrateur à protons. Une création dont je suis tout à fait fier. »
— « Dites-moi, Mr. Muller, tout cela, ce sont vos idées, n’est-ce pas ? »
— « Parfaitement, je n’ai pas l’habitude de plagier mes concurrents. »
L’homme qui l’interrogeait se tourna vers son compagnon et lui parla pendant quelques minutes, d’une voix trop basse pour que Hans pût entendre.
— « Je regrette, » reprit l’intrus. « Mais il y a eu une fuite grave. C’est peut-être… euh… accidentel, ou même inconscient, mais le résultat est le même. Si vous voulez nous suivre. »
La voix de l’étranger recélait un tel pouvoir et une telle autorité que Hans revêtit son manteau sans un murmure. Il ne doutait absolument pas des titres officiels de ses visiteurs et ne pensait même pas à réclamer une preuve. Il était tracassé, mais pas sérieusement alarmé. Ce qui s’était produit était manifeste. Il se rappelait avoir entendu parler d’un écrivain de science-fiction qui, pendant la guerre, avait décrit à l’avance la bombe atomique avec une précision déconcertante. Avec toutes les recherches secrètes qui s’opéraient, de tels accidents étaient inévitables. Il se demanda laquelle de ses idées avait recoupé un domaine d’études réel.
Sur le seuil de la porte, il se retourna vers sa boutique.
— « Tout ceci est une erreur ridicule, » déclara-t-il. « Si par hasard j’ai fait voir dans l’émission quelque chose de secret, c’était une pure coïncidence. Je n’ai jamais fait quoi que ce soit qui puisse être considéré comme nuisible par le F.B.I. »
Ce fut alors que le second homme qui s’était tu jusque-là parla enfin, dans un très mauvais anglais et avec un accent des plus particuliers.
— « Qu’est-ce que c’est que le F.B.I. ? » demanda-t-il.
Mais Hans ne l’écoutait plus. Il venait juste de voir l’astronef qui les attendait…
(Traduit par Eve Dessarre.)