La nuit du Vert-Galant par DANIEL MEAUROIX
La nuit du Vert-Galant par DANIEL MEAUROIX
Dans quelques semaines se fêtera la Mi-Carême. Mais il peut se passer d’étranges choses par une nuit de Mi-Carême… Un conte en demi-teinte, où un sujet traditionnel ne sert que de prétexte à une sorte de poème fantastique. Lecture recommandée à ceux qui sont à la fois Parisiens et noctambules.
VINCENT se retrouva à deux heures du matin carrefour de l’Odéon, une odeur d’alcool à la bouche et un parfum de fille aux mains. L’alcool était du scotch et la fille une Arlequine rousse aux yeux turquoise rencontrée quelques heures auparavant. Mélancolique, il pensa que tous les alcools et toutes les filles avaient le même goût.
Derrière lui, il entendait décroître le tapage du bal costumé par les fenêtres ouvertes sur la rue. Cette nuit de Mi-Carême était fraîche et douce. Une bouffée de vent clarifia les idées de Vincent. Il alluma une cigarette et resserra sa gabardine sur son costume de Pierrot. Puis il prit la direction des quais par la rue de l’Ancienne-Comédie.
Sa quatre chevaux l’attendait au bord du trottoir, mais il avait envie de marcher. Il aimait la nuit ; il aimait cette sensation de l’inutilité de l’existence que vous donne le Paris nocturne, quand on a bu et qu’on a l’ivresse un peu sombre. Il faisait volontiers des crises de cafard à l’aube.
Il se sentait vacant et désœuvré ; plutôt mécontent, aussi. Cette soirée avait mal tourné. D’abord, ce déguisement de Pierrot était ridicule ; c’était une idée de Marion ! Ensuite celle-ci n’avait rien trouvé de mieux que de lui faire faux bond à la dernière minute, en lui téléphonant d’une voix mourante qu’elle était au lit avec 39 de fièvre. Quoi de plus incongru qu’un Pierrot sans Colombine dans un bal costumé ? « Mais après tout, » avait dit en minaudant la rousse Arlequine au bout de quelques danses, « nous sommes un peu cousins, n’est-ce pas ? » Son Arlequin la négligeait ; elle brûlait d’envie de remplacer Colombine.
Elle avait les lèvres chaudes, mais la peau laide et blafarde, sous la lumière crue du lustre, dans la chambre où ils s’étaient éclipsés. Sa robe de taffetas bruissait sous les doigts de Vincent. Celui-ci, le corps absorbé et l’esprit ailleurs, entendait la cacophonie assourdie de la fête à l’autre bout de l’appartement. Sur une console, une chatte persane réfugiée dans ce havre observait leurs ébats d’un œil énigmatique. La fille pouffait entre deux baisers et mordait avec application Vincent au lobe de l’oreille.
Elle l’avait regardé d’un œil moqueur se remettre debout et rajuster sa tenue.
— « Reste là, je vais chercher à boire. »
Il s’était dirigé vers la porte et, du seuil, avait tourné la tête. Le regard au plafond, elle souriait aux anges. Il s’était retiré avec circonspection. Cette fille maintenant l’écœurait. Il n’aspirait plus qu’à l’air frais de la nuit.
La rue semblait morte. Une voiture silencieuse y voguait de temps à autre, pour s’enfoncer dans la pénombre d’où elle était sortie. Vincent marchait sans but. Il songea avec lassitude aux filles qu’il avait connues, à celles qu’il connaîtrait. Il songea aussi que quelque part il devait y en avoir une qu’il aimerait. La seule qui compterait. Il fallait qu’il y en eût une. Son esprit partit à sa rencontre lointaine. Il se plaisait à l’imaginer, il la désirait de toutes ses forces.
Il était parvenu au débouché de la rue Dauphine devant le Pont-Neuf et il traversa. Il hésitait à descendre en direction des Tuileries. La demie de deux heures sonna quelque part – était-ce à l’horloge du Palais de Justice ? Au même moment, Vincent, machinalement, s’engagea sur le pont. Ce fut alors qu’il sursauta.
Accoudée au parapet, face au pont des Arts, l’attendait Colombine, masquée d’un loup de velours.
***
Elle était penchée au-dessus de l’eau, comme pour voir son reflet. Au bruit de ses pas elle se retourna. Il s’arrêta à quelques mètres d’elle. Ils restèrent sans bouger l’espace de quelques secondes. Vincent huma son parfum, insinuant et léger. Puis il entendit sa voix, curieusement voilée, comme filtrée par une épaisse couche d’atmosphère :
— « Bonsoir. »
— « Bonsoir, » répondit-il interloqué.
— « Dites-moi où je suis. »
— « Vous ne le savez pas ? » Il était incrédule.
— « J’ai dû m’égarer, il faut que je rentre. »
— « Vous habitez loin ? »
Elle pencha la tête de côté. Il la vit faire une moue évaluatrice.
— « J’ai fait beaucoup de chemin. »
— « D’où venez-vous ? »
— « Je ne sais plus. »
« Une amnésique, » se dit Vincent. Rocambolesque. Mais après tout pourquoi ne rencontrerait-on pas de belles jeunes filles amnésiques, costumées en Colombine, en pleine nuit, à Paris ?
Belles ? Oui, il ne doutait pas qu’elle fût belle, non plus que jeune. Il aurait voulu la voir retirer son loup de velours. Il regarda sa bouche pareille à une fleur mauve à la clarté pâle des réverbères. Elle l’humecta d’un furtif coup de langue, et il eut le désir presque insurmontable de l’embrasser.
— « Comment vous appelez-vous ? » interrogea-t-il.
— « Vous ne voyez pas ? Je suis Colombine. »
— « Mais Colombine n’existe pas. »
— « Colombine existe en mille endroits. Elle a tous les visages. En ce moment c’est le mien. »
— « Comment s’incarne-t-elle ? »
— « Elle est présente chaque fois qu’on pense à elle. »
— « Ainsi Colombine existe ! »
— « Elle existe puisque je suis là. Je suis Colombine et vous êtes Pierrot. Ne cherchez pas à savoir autre chose. »
Elle eut un petit sourire mystérieux, et Vincent cessa de s’interroger. Près de lui, elle bougea, et sa robe fit entendre un friselis soyeux. Elle avait un corps un peu inachevé, avec le buste gracile d’une adolescente. Il avait envie d’enserrer sa taille des deux mains.
Il se sentait troublé. Il regarda autour de lui. Le monde qui l’entourait lui parut singulièrement immobile, comme frappé de léthargie. L’air avait une densité ouatée. Paris ressemblait à une ville fantôme.
— « Venez, » dit la jeune fille, en agitant un éventail.
Elle lui saisit la main ; la sienne était froide et lisse. Il l’accompagna docilement jusqu’à l’enceinte ou s’érigeait la statue du Vert-Galant.
Ils descendirent les marches qui menaient à la berge. La Seine sous la brume déroulait d’imperceptibles mirages. Les reflets dans l’eau semblaient pétrifiés. La jeune fille frissonna et se déroba quand Vincent voulut l’enlacer. Il la laissa s’éloigner de quelques pas, attentif au rythme de sa démarche. Ils parvinrent à l’entrée du square du Vert-Galant. Celui-ci aurait dû être fermé, mais la grille s’ouvrit d’elle-même sous la main de la jeune fille. Vincent y pénétra à sa suite.
***
Ce fut comme l’explosion brusque d’un projecteur devant ses yeux. Il vacilla, les tempes battantes. À ses oreilles montait un bruit tenace et doux de feuilles sèches qu’on écrase. Il eut l’impression d’avoir glissé dans des profondeurs circulaires. Il chercha un appui et crut sentir une main qui le guidait. Il percevait sans la voir la présence à son côté de la jeune fille au masque. Son parfum l’enveloppait. Puis cette présence se dilua comme une fumée dans l’atmosphère.
Il ouvrit les yeux ; il était seul. Les arbres autour de lui portaient des fleurs de neige. Leurs troncs étaient couleur de cendre. Leurs feuilles s’agitaient comme des mains. Il explora du regard le square du Vert-Galant. Ce dernier n’était plus clos, à son extrémité une trouée dans les arbres débouchait directement sur l’eau. Et là il découvrit, à l’étroite pointe de l’île, la silhouette blanche de la jeune fille. Debout, elle semblait attendre.
Il la rejoignit et contempla avec elle le fleuve luisant. Sous leurs pieds le sol se balançait. Le square était maintenant un navire à l’ancre que venait battre le ressac. Il vit ondoyer dans l’eau des sirènes et des poissons de toutes couleurs. De lents voiliers défilaient, qui entraînèrent dans leur sillage phosphorescent le square désamarré. Le paysage des rives se dévidait en silence comme le négatif d’un film.
Vincent s’arracha au spectacle et observa la jeune fille. Celle-ci s’appuyait à son bras. Il la voyait de profil. Brusquement il se rendit compte à son attitude, au port de sa tête, au poids nouveau de son corps, qu’elle était désormais une femme. C’était comme si l’air autour d’elle avait une autre résonance. Elle se retourna vers lui, avec l’éclat aigu d’un sourire. Alors il lui arracha son masque.
Il recula interdit. Le visage qu’elle lui offrait était pareil à un visage longtemps connu, dont chaque élément vous est familier jusqu’au vertige. Et rien de cette femme ne lui était étranger. Rien d’elle ne lui était secret. Il la possédait en esprit avec toute la sûreté que donne l’intimité de l’amour. Ses mains connaissaient le contour de ses hanches et sa joue la chaleur de son ventre. Sa bouche connaissait le goût de son corps. Ils s’aimaient depuis le commencement de la terre.
Il la prit dans ses bras. Autour d’eux, c’était déjà le vent du large. Le soleil s’était levé à l’horizon jaune. Et les bruits de la mer montèrent jusqu’à eux, mélangés d’odeurs d’algues, de varech et de sel.
La mer limpide avait la transparence du verre. Ils y virent des villes englouties, des jardins dormants, des épaves qu’ils survolaient.
Puis les vagues qui miroitaient se figèrent en nuages. Ils furent environnés de ciel. Leur navire glissait parmi des nébuleuses illuminées, vers un paysage semé de constellations.
La femme remua dans les bras de Vincent. Elle était toutes les femmes. Elle était la Femme. Elle pesait contre lui et son poids était le poids du monde. Il voulut s’abîmer en elle comme pour se fondre dans la nuit des temps. Il se pencha vers son visage et vit son regard se voiler. Leurs lèvres furent prêtes à se rejoindre. La bouche de la femme s’ouvrit – et…
***
Un vertige le saisit. Une fraction de seconde, il fut au bord du néant. Il sentit à son front une sueur froide. Ses yeux sortirent d’un éblouissement.
Il était accoudé au parapet du Pont-Neuf. Devant lui, l’eau sombre et miroitante de la Seine. Un peu plus loin, les réverbères du pont des Arts scintillaient dans la nuit. La brise portait l’écho épars d’une sonnerie d’horloge. Depuis combien de temps Vincent avait-il entendu sonner la demie de deux heures ?
Il regarda sa montre. Elle indiquait exactement deux heures et demie. Son tic-tac était normal quand il la porta à son oreille.
En un éclair, il se souvint. Avec le dépaysement du dormeur arraché à son rêve, il revit toutes les phases de son inconcevable vision. Et il y avait en lui le visage d’une femme jamais rencontrée, qu’il évoquait jusqu’à la perte de conscience.
Il garda de ce visage une image photographique au fond de sa mémoire. Des années plus tard, il rencontrait celle qui devait devenir sa femme. Son visage le frappa au cœur avec la brutalité d’un éclair de magnésium. Il était la réplique exacte de L’autre visage.
***
Il ne lui parla jamais du phénomène de prescience et de rêve éveillé qu’il avait vécu la nuit du Vert-Galant. Il avait essayé d’imaginer en vertu de quel arcane, de quel plan secret des choses, il avait ainsi échappé aux dimensions du temps pour rencontrer à l’avance l’objet de son amour. Le seul fait certain, c’est qu’il l’avait comme évoqué, attiré jusqu’à lui, puisqu’à l’instant précis de la vision il venait d’« inventer » en pensée son existence.
Un jour, il ouvrit par hasard le journal de jeune fille de sa femme, à l’année de ses seize ans. Il y rencontra un récit qui le troubla profondément. Récit d’un rêve confus, dont elle ne s’expliquait pas l’intrusion dans son sommeil, et qui lui avait laissé au réveil une étonnante impression de déséquilibre au cœur du réel. Elle n’en avait conservé qu’un souvenir vague, revoyant un « jardin sur l’eau », des nuages, quelqu’un lui parlant dans l’ombre : un jeune homme au visage indécis, qui l’aimait et qu’elle aimait. Quand elle avait fait ce rêve, elle avait trop bu, c’était son premier bal, elle s’était assoupie sur un divan dans une pièce isolée. C’était la nuit de la Mi-Carême et elle était costumée en Colombine.
***
Cependant, Vincent trouve parfois le bonheur monotone. Il aurait voulu connaître de nouveau l’intensité de sensations, l’intensité d’amour qui avaient été siennes au cours de la vision privilégiée. Il ne sait pas pourquoi il n’a pas retrouvé en sa femme l’essence de la femme du rêve, mais il lui arrive de penser, de façon incontrôlable, que la nuit du Vert-Galant il a réellement été Pierrot et qu’il a réellement rencontré Colombine.
Sait-on jamais ? Si Pierrot s’était emparé de son esprit, pourquoi pas Colombine de celui d’une jeune fille endormie – pour se projeter sous la forme de celle-ci ?