Douce-Agile ou La Licorne - THEODORE STURGEON
Douce-Agile ou La Licorne - THEODORE STURGEON
Et voici de nouveau Slurgeon, haï par les uns, encensé par les autres pour sa nouvelle « L'homme qui a perdu la mer » dans notre numéro 74 ! Aimer quelqu'un comme Sturgeon ne se justifie pas : cela part du cœur. Dans le cas contraire, on ne peut que s'opposer violemment à lui. Nous sommes curieux en tout cas de savoir ce que ses admirateurs penseront de ce nouveau récit, car il est en marge de son œuvre habituelle. Il n'en reste pas moins qu'on y retrouve sa marque.
Il s'agit d'une histoire poétique et fabuleuse, dans le style archaïque d'une sorte de chronique médiévale, et basée sur la légende de la Licorne (dont on sait que seule une vierge pouvait l'approcher et la capturer). Cela sort peut-être du genre habituel de « Fiction », mais notre apanage est de n'avoir jamais voulu nous laisser enfermer dans des cadres.
Il est un village près des Marais, et dans ce village un Manoir. Dans le Manoir vivait un Écuyer qui avait de la terre, des trésors et une fille, Rita.
Au village vivait Del, dont la voix était un tonnerre dans l'auberge lorsqu'il y buvait, dont le corps noueux, cordé, avait la peau dorée, et dont la chevelure lançait des défis au soleil.
Au tréfonds des Marais, qui étaient saumâtres, il y avait un étang de l'eau la plus pure, abrité de saules et de trembles frémissants, dans une coupe de mousse d'un bleu merveilleux. Là poussait la mandragore, et il y avait d'étranges cris d'oiseaux au milieu de l'été. Personne ne les entendit jamais, sauf une fille débonnaire dont la beauté était si intérieure que rien n'en paraissait au-dehors. Son nom était Barbara.
Par une verte soirée, sans nul souffle de vent, Del prit son chemin habituel par l'allée du Manoir et vit une forme blanche flottant derrière les hautes grilles de fer. Il s'arrêta, et la forme blanche approcha, et devint Rita.
— « Fais le tour jusqu'à la porte, » dit-elle, « et je t'ouvrirai. »
Elle portait une robe semblable à un nuage, et un cercle d'argent autour de la tête. La nuit était prise en ses cheveux, le clair de lune en son visage et, dans ses grands yeux, nageaient des secrets.
Del dit :
— « Je n'ai rien à faire avec l'Écuyer. »
— « Il est parti, » fit-elle. « J'ai renvoyé les serviteurs. Viens à la porte. »
— « Je n'ai pas besoin de porte. » Sautant, il empoigna le barreau supérieur de la grille et, d'un seul mouvement fluide, s'enleva, passa, et retomba près d'elle. Rita regarda les bras de Del, l'un, puis l'autre ; levant la tête, elle regarda ensuite ses cheveux. Elle pressa ses mains fines l'une contre l'autre, eut un petit rire, puis elle partit à travers les arbres taillés, légère, agile, sans regarder en arrière. Il la suivit à grandes enjambées, sentant un battement inconnu dans les veines de son cou. Ils traversèrent un massif de fleurs et une large terrasse de marbre. Il y avait une porte ouverte et, lorsqu'il l'eut franchie, il s'arrêta car Rita n'était nulle part en vue. Puis la porte se referma derrière lui dans un déclic et il fit volte-face. Elle était là, adossée au panneau, et riait dans la pénombre en levant la tête vers lui. Il se dit qu'elle allait venir à lui, mais non, elle passa souplement à côté, les yeux dans les siens. Elle sentait la violette et le santal. Il la suivit dans un grand vestibule, très sombre mais plein des douces lueurs du bois poli, du cloisonné, du cuir ouvragé, et de la tapisserie brodée d'or. Brusquement elle ouvrit une autre porte, et ils furent dans une petite salle avec un tapis fait de silences vermeils, et une table éclairée de chandelles. Deux couverts étaient préparés, chacun comportant cinq verres de cristal différents, et de l'argenterie ancienne employée avec autant de prodigalité que les piquets de la grille au-dehors. Six marches en bois de teck menaient à une grande fenêtre ouverte.
— « Ici, » dit-elle, « la lune se lèvera pour nous. »
Elle lui désigna un siège, et se dirigea vers une desserte qui portait une rangée de carafes – des vins rubis et blanc ; un qui luisait d'un étrange éclat brun ; un rosé, et un autre ambré. Elle prit la première, et versa. Puis elle souleva les dômes d'argent des plats posés sur la table, et une magie d'odeurs suaves emplit l'air. Il y avait des douceurs fumantes et savoureuses, de rares fruits de la mer et des morceaux de volaille, et des pièces de viandes étranges parées de pétales de fleurs, parsemées de fruits exotiques et de minuscules coquillages doux. Çà et là, il y avait des épices, chacune semblable à une voix dans le lointain murmure d'une foule : safran et sésame, cumin, marjolaine et macis.
Et pendant tout ce temps Del la regardait avec émerveillement, voyant comme les chandelles laissaient paraître le clair de lune sur son visage, et comme elle faisait entièrement confiance à ses mains qui se mouvaient si adroitement, comme sans être commandées… tant elle restait maîtresse d'elle-même, malgré tout le silencieux rire secret qui frémissait à ses lèvres, malgré tous les brillants mystères qui tourbillonnaient et nageaient en elle.
Ils mangèrent, et la fenêtre ovale jaunit et s'assombrit tandis que la lumière des chandelles augmentait. Elle versa d'un autre vin, et d'un autre encore et, avec les plats du souper, ils étaient comme Mai pour le crocus et comme le frimas pour la pomme.
Del savait que c'était de l'alchimie et il s'y plia sans question. Ce qui était volontairement trop doux serait relevé de piquante manière ; cette soif provoquée serait étanchée avec un à-propos exquis. Il savait qu'elle le regardait ; il savait qu'elle se rendait compte de la chaleur en ses joues et de la démangeaison au bout de ses doigts. Son étonnement augmentait, mais il n'avait pas peur.
Durant tout le repas elle prononça à peine un mot ; mais finalement le festin fut terminé et ils se levèrent. Elle toucha un cordon de soie sur le mur, et un panneau s'écarta. La table roula silencieusement dans un réduit ingénieux et le panneau revint en place. Elle lui indiqua du geste un divan dans un angle et, tandis qu'il s'asseyait tout près d'elle, elle se tourna et décrocha un luth pendu au mur derrière elle. Del eut un moment de confusion ; ses bras étaient prêts à l'accueillir… mais pas avec le luth. Les yeux de la demoiselle étincelaient, mais son maintien restait composé.
Puis elle parla, cependant que ses doigts se promenaient et dansaient sur le luth ; et ses mots couraient et voletaient alentour de sa musique. Parfois elle chantait, parfois c'était un air sans paroles. Elle semblait par moments éloignée de lui, intriguée par le tour que prenait la musique, et à d'autres moments paraissait entendre le rugissement battant dans les tympans de Del, et l'accompagner d'un contrepoint rieur. Elle chanta des mots qu'il comprit presque :
Abeille pour floraison, miel pour rosée,
Griffe pour souris, et pluie pour arbre,
Lune pour minuit, moi pour toi ;
Soleil pour étoile, toi pour moi…
et elle chanta ceci :
Ake y a rundefle, rundefle fye,
Orel ya rundefle kown,
En yea, en yea, ya bunderbee bye
En sor, en see, en sown.
qu'il crut comprendre aussi.
Et d'une autre voix, elle lui conta l'histoire d'une grande araignée velue et d'une petite fille rose qui la trouvait entre les feuilles d'un livre à demi ouvert ; et d'abord il ne fut que peur et pitié pour l'enfant ; mais ensuite elle continua, disant ce que souffrait l'araignée, dont la maison était détruite par cette géante jacasseuse, et elle contait avec tellement de vie qu'à la fin il rit de lui-même et pensa pleurer pour la pauvre araignée.
Ainsi les heures s'écoulèrent, et soudain, entre deux chants, elle fut dans ses bras ; et au même instant, elle s'était faufilée hors de sa portée, le laissant abasourdi. Elle dit :
— « Non, Del. Nous devons attendre la lune. »
Les cuisses de Del lui faisaient mal et il s'aperçut qu'il s'était à moitié levé, les bras étendus, sentant encore dans ses mains l'extraordinaire tissu de sa robe, bien qu'il l'eût lâchée ; et il retomba sur la couche en s'y enfonçant avec un étrange bruit faible. Il fléchit les doigts et, comme à regret, la sensation de blancs fils de la Vierge les abandonna. Finalement il la regarda à travers la pièce ; elle rit et sauta légèrement, et ce fut comme si elle s'arrêtait en plein air pour s'étirer un instant avant de se poser près de lui, de se pencher et l'embrasser sur la bouche, et de bondir à l'écart.
Le grondement dans les oreilles de Del devint plus fort, et parut acquérir un poids tangible. Sa tête s'inclina ; il enfonça ses phalanges dans ses orbites et reposa ses coudes sur ses genoux. Il pouvait entendre le doux friselis de la robe de Rita, tandis qu'elle évoluait dans la salle ; il pouvait sentir une odeur de violette et de bois de santal. Elle dansait, immergée dans la joie du mouvement et de la proximité de Del. Elle faisait sa propre musique, chantonnant, murmurant parfois tout en suivant les mélodies dans sa tête.
Et finalement il s'aperçut qu'elle s'était arrêtée ; il ne pouvait rien entendre, bien qu'il sût qu'elle était encore proche. Lourdement il leva la tête. Elle était au centre de la pièce, en équilibre comme une énorme phalène blanche, les yeux maintenant très sombres, cachant leurs secrets. Elle regardait la fenêtre, calme, en attente.
Il suivit son regard. Le grand ovale n'était plus noir, mais empoussiéré de lumière d'argent. Del se leva lentement. La poussière devint une brume, un mirage, et puis, sur un bord, il y eut une écharpe de lune qui rampa et grandit.
Del s'arrêta de respirer ; il put entendre le souffle de Rita, rapide et si profond que ses cordes vocales versatiles vibraient faiblement.
— « Rita…»
Sans répondre elle courut à la desserte et emplit deux petits verres. Elle lui en donna un, puis :
— « Attends, » souffla-t-elle, « oh ! attends. »
Sous le charme, il attendit, tandis que la tache blanche progressait au travers de la fenêtre. Il comprit tout à coup qu'il devait rester tranquille jusqu'à ce que le grand ovale fût entièrement sous le clair de lune, parce qu'ainsi cela donnait une limite prévisible à son attente ; et cela lui faisait mal, car rien dans la vie, pensa-t-il, ne s'était jamais déplacé aussi lentement. Il eut un instant de rébellion, pendant lequel il se maudit de se prêter au jeu compliqué de la fille ; mais en même temps il réalisa que l'obscurité disparaissait de la fenêtre, elle était maintenant large d'un doigt, puis, d'un fil, et ensuite, et ensuite…
Elle poussa un fragile cri félin et bondit en haut des marches sombres vers la fenêtre. Si vive était la lumière que son corps était un camée de jais par opposition. Si délicatement ciselée était sa robe qu'il pouvait voir les épaulettes de lumière argentée que lui donnait la lune. Elle était si belle que les yeux de Del lui firent mal.
— « Bois, » murmura-t-elle, « bois avec moi, chéri, chéri…»
Pendant un moment il ne comprit point et ce ne fut que graduellement qu'il se souvint du petit verre qu'il tenait. Il le leva vers elle et but. Et de tous les chocs et titillements du goût qu'il avait éprouvés ce soir, celui-ci fut le plus stupéfiant ; car cela n'avait point de goût du tout, presque aucune consistance, et une température presque semblable à celle du sang. Il regarda stupidement son verre, puis de nouveau la fille. Il pensa qu'elle s'était retournée et le regardait, bien qu'il ne pût en être sûr, car sa silhouette était la même.
Et alors il reçut un choc terrible, car la lumière s'évanouit.
La lune était disparue, la fenêtre, la pièce aussi ; Rita n'était plus là.
Pendant un instant, comme assommé, il resta tendu, écarquillant les yeux. Il lâcha le verre et pressa ses paumes contre ses paupières, écrasant la soie raide de ses cils. Puis il écarta vivement les mains, et il faisait toujours sombre, et plus que sombre : ce n'était point le noir. C'était comme d'essayer de voir avec un coude ou avec la langue ; ce n'était pas le noir, c'était le néant.
Il tomba à genoux.
Rita rit.
Une partie inconnue, alerte, de l'esprit de Del, perçut le rire et le comprit, et l'horreur et la fureur s'étendirent à travers tout son être ; car c'était le rire qui avait frémi toute la soirée sur les lèvres de Rita, et c'était un rire dur, cruel, sûr de lui. Et en même temps, à cause de sa colère, ou en dépit de cette dernière, le désir explosa crûment en lui. Il se dirigea vers le son, tâtonnant, jurant. Il y eut sur les marches une faible, rapide série de bruits de froissement et soudain un tissu léger, solide, tomba autour de lui. Il le frappa du poing, et reconnut cette chose inoubliable – sa robe. Il s'en saisit, la déchira, la piétina. Il entendit ses pieds nus courir légèrement près de lui, et s'élança, et ne trouva rien. Il se releva, haletant douloureusement.
Elle rit encore.
— « Je suis aveugle, » dit-il d'une voix rauque. « Rita, je suis aveugle ! »
— « Je sais, » dit sa voix fraîche près de lui. Et de nouveau elle rit.
— « Que m'as-tu fait ? »
— « Je t'ai regardé être un sale animal d'homme, » dit-elle.
Il grogna et plongea encore. Ses genoux frappèrent quelque chose – un fauteuil, un coffre – et il tomba lourdement. Il pensa avoir touché son pied.
— « Ici, amant, ici ! » se moqua-t-elle.
Il tâtonna à la recherche de l'objet qui l'avait fait choir, le trouva, l'utilisa pour s'aider à se relever. Il regarda inutilement autour de lui.
— « Ici, amant ! »
Il bondit, et s'écrasa contre le chambranle de la porte : joue, clavicule, hanche, cheville furent un vaste éclair de souffrance. Il se retint au bois poli.
Après un temps, il dit avec désespoir :
— « Pourquoi ? »
— « Aucun homme ne m'a jamais touchée et aucun ne le fera, » chanta Rita. Son souffle était sur la joue de Del. Il avança le bras et ne toucha rien, et alors il l'entendit sauter de son perchoir : un piédestal de statue près de la fenêtre, où elle avait grimpé et s'était penchée pour lui parler.
Aucune souffrance, aucune cécité, ni même la connaissance que c'était son breuvage de sorcière qui agissait en lui, ne pouvait éteindre le désir sauvage qu'il ressentait à sa proximité. Il tituba à sa poursuite, mugissant.
Elle dansa autour de lui en riant. Une fois elle le poussa avec fracas dans une clinquante garniture de cheminée. Une fois elle le prit par le coude et le fit virevolter. Et une fois, incroyablement, elle sauta à côté de lui et, en l'air, l'embrassa encore sur la bouche.
Il descendit en Enfer, environné par le sûr petit clapotis de pieds nus et de doux rire frais. Il se rua et s'écrasa, il s'accroupit et saigna et gémit comme un lévrier. Son cri et sa balourdise eurent un écho, et ce devait être le grand vestibule. Et puis il y eut des murs qui semblaient être plus que résistants : ils rendirent les coups. Et il y eut des murs où s'appuyer en haletant, qui devinrent de béantes ouvertures lorsqu'il s'y appuya. Et toujours le néant noir, la poignante tentation du piétinement de chair ferme sur les pierres douces, et la fureur dévorante.
Il fit plus frais, et il n'y eut plus d'écho. Il perçut le murmure du vent dans les arbres. Le balcon, se dit-il ; et alors, juste en son oreille, si bien qu'il sentit son souffle chaud : « Viens, amant…» et il bondit. Il bondit et la manqua, et alors, quand il s'y attendait le moins, il reçut une volée de coups tandis qu'il roulait au bas des marches de marbre.
Il devait lui rester un lambeau de connaissance, car il sentit vaguement l'approche de ses pieds nus, et la petite main prudente qui touchait son épaule et allait à sa bouche, puis à sa poitrine. Puis la main se retira, et elle rit de nouveau – ou ce rire était peut-être encore dans la tête de Del.
*
* *
Au tréfonds des Marais, qui étaient saumâtres, il y avait un étang de l'eau la plus pure, abrité de saules et de trembles frémissants, dans une coupe de mousse d'un bleu merveilleux. Là poussait la mandragore, et il y avait d'étranges cris d'oiseaux au milieu de l'été. Personne ne les entendit jamais, sauf une fille débonnaire dont la beauté était si intérieure que rien n'en paraissait au-dehors. Son nom était Barbara.
Personne ne remarquait Barbara, personne ne vivait avec elle, personne ne s'en souciait. Et la vie de Barbara était très remplie, car elle était née pour recevoir. D'autres naissent en souhaitant recevoir, aussi portent-ils des masques brillants et font-ils des bruits attrayants, semblables à des cigales, afin que d'autres soient obligés, d'une manière ou d'une autre, de leur donner. Mais les antennes de Barbara étaient grandes ouvertes, et l'avaient toujours été, si bien qu'elle n'avait nul besoin de substituts pour la lumière du soleil à travers un pétale de tulipe, ou les bruits de l'aurore montante, ou l'odeur âcre-douce de l'acide formique – qui est le seul cri d'agonie possible pour une fourmi –, ou n'importe laquelle des mille choses dédaignées par les gens qui peuvent seulement souhaiter recevoir.
Barbara avait un jardin et un verger, et portait des légumes au marché quand l'envie l'en prenait, et le reste du temps, elle le passait à prendre ce qui lui était donné. Les mauvaises herbes poussaient en son jardin mais, étant donné qu'elles étaient bien accueillies, elles ne poussaient qu'aux endroits où elles pouvaient empêcher les melons d'eau d'être brûlés de soleil. De même les lapins étaient les bienvenus, aussi s'en tenaient-ils aux deux rangées de carottes, à la rangée de laitue, et à celle de plants de tomates qui étaient plantées spécialement pour eux, et ils laissaient le reste intouché. La verge d'or s'élevait près des fèves des marais pour les aider à grimper, et les oiseaux ne mangeaient que les figues et les pêches des branches du haut les plus agitées, et en échange ils patrouillaient dans les basses branches contre les chenilles et les mouches pondeuses. Et si un fruit restait vert deux semaines de plus jusqu'à ce que Barbara ait le temps d'aller au marché, ou si une taupe pouvait conduire l'humidité aux racines du maïs, eh bien c'était le moins qu'ils pussent faire.
Depuis une paire d'années, Barbara avait erré de plus en plus loin, entraînée par une chose qu'elle ne pouvait nommer – si toutefois elle s'en rendait compte. Elle savait seulement que l'autre-côté-de-la-butte était un lieu étrange et accueillant, et qu'il était réjouissant en y arrivant de trouver une nouvelle butte à gravir. Il est très possible que ce fût parce que maintenant elle avait besoin d'aimer quelqu'un, car aimer est une chose très recevante, comme quiconque peut l'attester qui a été aimé sans payer de retour. C'est celui qui est aimé qui doit donner et donner. Et elle trouva son amour, non point en ses promenades, mais au marché. La carrure de son amour, ses couleurs et sa voix, étaient tant en elle que, lorsqu'elle le vit pour la première fois, ce fut sans surprise ; et par la suite, pendant très longtemps, ce fut suffisant qu'il existât. Il lui donnait par le fait d'être en vie, de faire vibrer l'air de sa puissante voix, par sa démarche qui était, pour un homme à pied, l'analogie exacte de ce que le cavalier nomme « une assiette parfaite ».
Après l'avoir vu, bien sûr, elle reçut deux fois plus et encore deux fois plus que jamais auparavant. Un arbre était droit et haut pour le fait magnifique d'être droit et haut, mais la droiture n'était-elle point une partie de son amour, ainsi que la hauteur ? Le loriot donnait maintenant plus qu'un simple chant, et l'épervier plus que sa course dans les airs, car n'avaient-ils pas des cœurs comme celui de son amour, du sang chaud, et la même lutte à fournir pour le conserver tel jusqu'au lendemain ? Et de plus en plus, l'autre-côté-de-la-butte devint son lieu préféré, car là seulement elle trouvait plus et plus encore de choses semblables à son amour.
Mais lorsqu'elle trouva le pur étang dans les Marais saumâtres, il n'y eut plus pour elle d'autre-côté-de-la-colline. C'était un endroit sans dureté ni haine, où les trembles ne s'agitaient que par émerveillement, et où tout contentement était récompensé. Là chaque lapin était le champion des fronceurs-de-nez, et chaque flamant pouvait rester le plus longtemps sur une seule patte, et en était fier. Des langues-de-bœuf s'accrochaient aux troncs des saules, assurant ce certain pourpre unique dont le crépuscule est incapable, et un rouge-gorge et un cardinal échangeaient gravement leurs définitions du rouge.
Là Barbara apporta un cœur léger de bonheur, grand d'amour, et le posa sur la mousse bleue. Et puisque le cœur amoureux peut recevoir plus que tout autre, il est très utile ; Barbara prit donc les plus beaux chants d'oiseaux, et les plus riches couleurs, et la paix la plus profonde, et toutes autres choses qui valent le plus la peine d'être données. Les écureuils lui portaient des noix lorsqu'elle était affamée et les plus jolies pierres lorsqu'elle ne l'était point. Un serpent vert lui expliqua, en pantomime, comment une rivière de joyaux peut couler vers le sommet d'une colline, et trois loutres lui décrivirent comment un paquet de joie peut plonger et glisser sans arrêt dans l'eau et y trouver toujours plus de plaisir. Et il y eut le moment où un moucheron la survola, et puis une abeille, et puis un bourdon, et enfin un colibri ; et ils restèrent là, jouant un chœur en sourdine.
Puis un jour l'étang se fit silencieux, et Barbara apprit pourquoi l'eau en était pure.
Les trembles s'arrêtèrent de trembler.
Les lapins sortirent tous du fourré et s'assemblèrent sur la rive bleue, le dos droit, les oreilles en l'air et le nez aussi immobile que le corail.
Les flamants marchèrent à reculons, comme des courtisans, et s'arrêtèrent au bord de l'eau avec la tête tournée de côté, un œil clos pour mieux voir de l'autre.
Les écureuils vidèrent respectueusement leurs bajoues, frottèrent leurs pattes et les cachèrent dans leur dos ; puis ils se tinrent cois comme des piquets de tente.
Toute poussée, toute croissance autour de l'étang s'arrêta : l'herbe même attendit.
Le dernier bruit qu'on entendit – et il fut très léger – fut le doux froissement des paupières d'un hibou qui s'éveillait pour regarder.
ELLE arriva comme un nuage, le sol lui-même se creusant pour recevoir chacun de ses sabots d'or. ELLE s'arrêta sur la berge et abaissa la tête, et pendant un bref moment SES yeux rencontrèrent ceux de Barbara, et celle-ci vit un univers de sagesse et de compassion. Puis il y eut l'arche du col magnifique, l'éclair aveuglant de SA corne d'or.
Et ELLE but, et ELLE partit. Chacun sait que l'eau est pure où boit la LICORNE.
Combien de temps était-ELLE restée ? Le temps avait-il attendu aussi, comme l'herbe ?
— « Et n'aurait-ELLE pu rester ? » pleurait Barbara. « Ne pouvait-ELLE rester ? »
Avoir vu la Licorne est une chose triste : on ne peut plus jamais LA revoir. Mais… avoir vu la Licorne… !
Elle commença à inventer un chant.
Il était tard lorsque Barbara revint des Marais, si tard que la lune était pâle de froidure et s'enfuyait à l'horizon. Elle atteignit la route juste au-dessous du Manoir et tourna pour le dépasser et regagner sa maison-jardin.
Près de la grand-porte verrouillée aboyait un animal. Un animal malade, un grand animal…
Barbara pouvait mieux que la plupart voir dans la nuit, et vit bientôt la créature accrochée à la grille, poussant ce gémissement rauque en grimpant. Au sommet elle glissa, tomba vers l'extérieur, fut suspendue ; puis il y eut le bruit d'un déchirement, et elle tomba lourdement à terre et resta tranquille et silencieuse.
Barbara courut vers la forme, qui recommençait à gémir. C'était un homme : et il pleurait.
C'était son amour, son amour, qui était grand et droit et si vif – son amour, battu et saignant, boursouflé, brisé, les vêtements déchirés… pleurant.
Pour une amoureuse, c'était le moment ou jamais de recevoir, de prendre à l'être aimé sa souffrance, son trouble, sa peur.
— « Oh ! chut, chut, » murmura-t-elle, ses mains frôlant le visage contus comme de légères plumes. « C'est fini maintenant. »
Elle le tourna sur le dos et s'agenouilla pour le faire asseoir. Elle passa autour de son épaule un bras de Del. Il était très lourd, mais elle était très forte. Quand il fut debout, haletant faiblement, elle examina la route dans le clair de lune. Rien, personne. Le Manoir était obscur. De l'autre côté de l'allée, cependant, était une prairie avec de hautes haies qui devaient briser un peu le vent.
— « Viens mon amour, mon cher amour, » chuchota-t-elle. Il tremblait violemment.
Le portant presque, elle lui fit traverser la route, passer le fossé profond, et par une brèche de la haie. Là elle faillit choir avec lui. Elle grinça des dents et le posa doucement. Elle l'adossa contre la haie, puis courut amasser de grandes brassées de doux genêt. Elle en fit un tas serré, élastique, et le posa près de lui ; elle mit par-dessus un pan de son manteau, et soutint doucement sa tête jusqu'à cet oreiller. Elle drapa le reste de son manteau sur lui. Il avait très froid.
Il n'y avait pas d'eau à proximité, et elle n'osait pas le quitter. De son mouchoir elle nettoya un peu le sang de son visage. Il avait toujours très froid. Il dit :
— « Démon. Petit démon maudit. »
— « Chut. » Elle rampa à son côté et fit un berceau pour sa tête. « Tu auras chaud dans une minute. »
— « Laisse-moi, » grogna-t-il. « Continue à fuir. »
— « Je ne fuirai pas, » chuchota-t-elle. « Oh ! mon chéri, tu as souffert, tellement souffert. Je ne te quitterai pas. Je promets de ne pas te quitter. »
Il ne bougeait pas. Il émit encore un grondement.
— « Je vais te dire une chose merveilleuse, » fit-elle doucement. « Écoute-moi, pense à la chose merveilleuse, » poursuivit-elle. « Il est un lieu dans les Marais, un étang d'eau pure, où vivent bellement les arbres, trembles, et saules, et bouleaux, où tout est pacifique, mon amour, et les fleurs y poussent sans déchirer leurs pétales. La mousse y est bleue et l'eau comme des diamants… »
— « Tu me contes des histoires avec mille voix, » murmura-t-il.
— « Chut. Écoute, mon chéri. Ce n'est pas un conte, c'est un endroit réel. À quatre milles au nord et un peu à l'ouest, et tu peux voir les arbres au bord avec les deux saules nains. Et je sais pourquoi l'eau est pure ! » s'écria-t-elle joyeusement. « Je sais pourquoi ! »
Il ne dit rien. Il aspira profondément et cela lui fit mal, car il frissonna douloureusement.
— « La Licorne boit là-bas, » poursuivit-elle. « Je L'ai vue ! »
Il ne dit toujours rien. Elle ajouta : « J'en ai fait une chanson. Écoute, voici la chanson que j'ai faite :
« ELLE brilla soudain ! Et mes yeux éblouis,
Passés du soleil vif à la pénombre verte
Et secrète, encontrèrent sans nulle surprise
La vision. Mais après seulement, quand l'éclat,
La splendeur de son pas, loin de moi disparurent,
Je connus à la fois joie, surprise et douleur
Qu'ELLE vînt – et passât – qu'ELLE ne restât point.
La Douce-Agile, la magnifiquement Bonne !
Qu'elle vînt – et passât – qu'ELLE ne restât point.
C'est pourquoi depuis lors je dois marcher sans fin,
Par la très longue route montant vers le jour.
Marcher avec l'espoir que me sera donné
De nouveau cet instant merveilleux, haut et doux.
Quelque part – lande pourpre et colline venteuse,
Me souvenant encore de SES pieds délicats,
De rêve et de magie me souvenant encore ! »
La respiration de Del était plus régulière. Barbara dit :
— « Je l'ai vraiment vue ! »
— « Je suis aveugle, » dit-il. « Aveugle, je suis aveugle ! »
— « Oh ! mon chéri…»
Il chercha maladroitement la main de Barbara, la trouva. Pendant un long moment il la tint. Puis, lentement, il la caressa, la retourna, la serra. Soudain il gronda, assis à demi.
— « Tu es là ! »
— « Bien sûr, mon chéri. Bien sûr je suis là. »
— « Pourquoi ? » hurla-t-il. « Pourquoi ? Pourquoi tout ceci ? Pourquoi m'aveugler ? » Il s'assit, vociférant, et mit sa grande main sur la gorge de Barbara. « Pourquoi faire tout cela si…» Les mots se perdirent en un bruit bestial. Le vin et la sorcellerie, la colère et l'angoisse bouillonnaient dans ses veines.
Une fois elle cria.
Une fois elle sanglota.
— « Et maintenant, » dit-il, « tu n'attraperas plus de Licornes. Éloigne-toi de moi. » Il la frappa.
— « Tu es fou. Tu es malade, » pleura-t-elle.
— « Va-t'en, » fit-il menaçant.
Terrifiée, elle se releva. Il prit le manteau, le lança vers elle. Elle faillit tomber dessus en s'enfuyant, pleurant silencieusement.
Après un long moment, derrière la haie, les sanglots rauques, souffreteux, reprirent.
*
* *
Trois semaines plus tard Rita était au marché lorsqu'une dure main prit son bras et la pressa dans l'angle d'un mur. Elle ne tressaillit pas. Levant rapidement les yeux, elle le reconnut, et dit calmement :
— « Ne me touche pas. »
— « J'ai besoin que tu me dises quelque chose, » dit-il. « Et dis-moi que tu le feras ! » Sa voix était aussi dure que sa main.
— « Je te dirai tout ce que tu voudras, » dit-elle. « Mais ne me touche point. »
Il hésita, puis la relâcha. Elle l'affronta tranquillement.
— « Que veux-tu ? » Son regard parcourut le visage de Del et ses cicatrices presque guéries. Le petit sourire frémit au coin de sa bouche.
Les yeux de Del étaient d'étroites fentes.
— « Je dois savoir ceci : pourquoi as-tu fait tout ce mal… cette splendeur, ce repas, ce poison… rien que pour moi ? Tu aurais pu m'avoir pour moins. »
Elle sourit :
— « Rien que pour toi ? C'était ton tour, c'est tout. »
Il fut franchement surpris.
— « C'est déjà arrivé avant ? »
Elle fit oui de la tête :
— « Chaque fois que la lune est pleine – et que l'Écuyer est absent. »
— « Tu mens ! »
— « Tu t'oublies ! » dit-elle sèchement. Puis, souriante : « C'est la vérité, pourtant. »
— « J'aurais entendu parler…»
— « Vraiment ? Dis-moi… combien de tes amis connaissent ton aventure humiliante ? »
Il baissa la tête.
Elle fit :
— « Tu vois ? Ils s'en vont au loin jusqu'à leur guérison, puis ils reviennent et ne disent rien. Et ils feront toujours ainsi. »
— « Tu es un démon… Pourquoi fais-tu cela ? Pourquoi ? »
— « Je te l'ai dit, » dit-elle ouvertement. « Je suis femme et j'agis comme une femme, à ma façon. Pourtant, aucun homme ne me touchera jamais. Je suis vierge, et le resterai. »
— « Tu es quoi ? » rugit-il.
Elle leva son gant seigneurial pour le faire taire.
— « S'il te plaît ! » dit-elle, blessée.
— « Écoute, » dit-il, calmé, mais avec une telle intensité que pour une fois elle fit un pas en arrière. Il ferma les yeux, réfléchissant profondément. « Tu m'as raconté… l'étang, l'étang de la Licorne, et une chanson, attends… attends. « La Douce-Agile, magnifiquement Bonne… » Tu te souviens ? Et ensuite je t'ai… je me suis arrangé pour que tu ne prennes plus jamais de Licorne ! »
Elle secoua la tête, la candeur complète sur son visage.
— « Cela me plaît, « la Douce-Agile ». Joli. Mais crois-moi… non ! Ce n'est pas de moi. »
Il approcha son visage de celui de Rita et, bien qu'à peine murmurés, ses mots jaillirent comme des balles.
— « Menteuse ! Menteuse ! Je n'ai pas pu oublier. J'étais malade, j'étais blessé, j'étais empoisonné, mais je sais ce que j'ai fait ! »
Il tourna les talons, et s'en fut à grands pas.
Pendant une seconde elle porta le pouce de son gant à sa bouche, puis courut derrière lui.
— « Del ! »
Il s'arrêta mais, grossièrement, ne se retourna pas. Elle le dépassa et lui fit face.
— « Je ne veux pas que tu crois cela de moi… c'est la seule chose qui me reste, » dit-elle en tremblant.
Il n'essaya pas de cacher sa surprise. Elle contrôla son expression avec un effort visible et ajouta : « S'il te plaît. Dis-m'en encore un peu plus… sur l'étang, sur la chanson, et le reste. »
— « Tu ne te souviens pas ? »
— « Je ne sais pas ! » fit-elle promptement. Elle était profondément agitée.
Il dit, avec une patience moqueuse :
— « Tu m'as parlé d'un étang à Licorne là-bas dans les Marais. Tu disais que tu L'avais vue y boire. Tu en avais fait une chanson. Et alors je t'ai…»
— « Où ? Où était-ce ? »
— « Oublies-tu si vite ? »
— « Où ? Où cela s'est-il passé ? »
— « Dans le pré de l'autre côté de l'allée, face à ton portail, où tu m'avais suivi, » dit-il. « Et où la vue m'est revenue au lever du soleil. »
Elle le regarda déconcertée, et lentement son visage changea. D'abord le sourire emprisonné luttant pour se libérer, et puis… elle fut elle-même de nouveau, et elle rit. Elle partit d'un grand éclat de ce rire tintant qui avait fait tant de mal à Del, et elle ne s'arrêta que lorsqu'il mit une main derrière son dos, puis l'autre main, et qu'elle vit ses épaules se gonfler sous l'effort qu'il faisait pour ne pas la tuer d'un coup de poing.
— « Ô animal ! » dit-elle, avec bonne humeur. « Sais-tu ce que as fait ? Oh !… oh ! animal ! » Elle regarda autour d'eux pour s'assurer qu'aucune autre oreille ne pouvait l'entendre. « Je t'ai quitté au pied des marches de la terrasse. » Ses yeux pétillaient. « À l'intérieur des grilles, comprends-tu ? Et tu…»
— « Ne ris pas, » dit-il calmement.
Elle ne rit plus.
— « C'était une autre, dehors. Qui, je l'ignore. Mais ce n'était pas moi. »
Il pâlit.
— « Tu m'as suivi dehors. »
— « Sur mon âme, je ne t'ai pas suivi, » dit-elle avec simplicité. Puis elle repartit à rire.
— « C'est impossible, » dit-il. « Je n'aurais pu…»
— « Mais tu étais aveugle, aveugle et fou, Del-mon-amant ! »
— « Fille de l'Écuyer, prends garde, » siffla-t-il. Puis il passa sa grande main dans ses cheveux. « Ce n'est pas possible. Il y a trois semaines de cela ; j'aurais été accusé…»
— « Certaines ne t'accuseraient pas, » sourit-elle. « Ou… ou peut-être le fera-t-elle, en son temps. »
— « Il n'y a jamais eu de femme aussi odieuse, » dit-il d'une voix blanche, la regardant droit dans les yeux. « Tu mens – tu sais que tu mens. »
— « Que dois-je accomplir pour prouver le contraire – à part ce que je ne laisserai faire à aucun homme ? »
La lèvre de Del se retroussa.
— « Attrape la Licorne, » dit-il.
— « Si je le faisais, tu croirais que je suis vierge ? »
— « Forcément, » admit-il. Il se retourna puis ajouta par-dessus son épaule : « Mais… vierge, toi ? »
Elle le regarda pensivement jusqu'à ce qu'il eût quitté la Place du Marché. Ses yeux brillaient ; alors elle marcha vivement jusque chez l'orfèvre, à qui elle commanda une bride en or.
*
* *
Si l'étang de la Licorne était dans les Marais, raisonna Rita, quelque familier de ces lieux saumâtres devait le connaître. Et lorsqu'elle fit dans sa tête la liste du peu de gens qui parcouraient les Marais, elle sut à qui s'adresser. De là vint facilement l'autre déduction. Son rire attira les regards tandis qu'elle traversait la Place du Marché.
À la stalle des légumes elle fit halte. La fille leva patiemment la tête.
Rita balança son précieux gant dans sa main, avec un demi-sourire.
— « Ainsi c'est toi ! »
Elle étudia le visage neutre, fermé, pacifique, jusqu'à ce que Barbara dût détourner les yeux. Rita dit, sans autre préambule :
— « Je veux que dans deux semaines tu me montres l'étang de la Licorne. »
Barbara releva la tête, et ce fut alors Rita qui baissa les yeux. Rita ajouta : « Bien sûr, je puis le faire trouver par une autre. Si cela te déplaît. » Elle parla très clairement, et les gens se retournèrent pour écouter. Ils regardèrent Barbara et Rita, et attendirent.
— « Cela ne me déplaît pas, » dit faiblement Barbara. Dès que Rita fut partie en souriant, elle réunit ses affaires et regagna silencieusement sa maison.
L'orfèvre, évidemment, ne fit point secret d'une commande aussi extraordinaire ; et cela, en plus des commères qui avaient entendu Rita parler à Barbara, transforma l'expédition en cavalcade. Le village entier se déplaça pour voir, les garçons freinant le pas pour laisser Rita marcher en tête ; ces jeunes sangs se rangèrent derrière elle – certains moins indifférents qu'ils n'eussent dû l'être – d'autres riant sous cape. Après eux venaient les filles, une ou deux un peu pâles, les autres avides de voir échouer la Fille de l'Écuyer, et peut-être même… mais après tout, elle seule avait la bride en or.
Elle la portait avec indifférence, mais cette indifférence ne pouvait cacher la bride, qui n'était point enveloppée, et qui se balançait et rutilait au soleil. Rita avait une robe blanche, coupée un peu court pour qu'elle pût affronter le difficile terrain des Marais ; elle avait aussi une ceinture d'or, de petites sandales d'or, et une chaîne d'or entourait sa tête et ses cheveux, semblable à un tortil.
Barbara marchait tranquillement un peu en arrière de Rita, enfermée dans ses propres pensées. Pas une seule fois elle ne regarda Del, qui avançait sombrement tout seul.
Rita fit halte un instant, se laissa rattraper par Barbara, et marcha à son côté.
— « Dis-moi, » fit-elle doucement, « pourquoi es-tu venue ? Il n'était pas besoin que ce soit toi. »
— « Je suis son amie, » dit Barbara. Elle toucha rapidement la bride de son doigt. « À la Licorne. »
— « Oh ! » dit Rita. « La Licorne. » Elle regarda avec malice l'autre fille. « Tu ne trahirais point tous tes amis, n'est-ce pas ? »
Barbara la regarda pensivement, sans se fâcher.
— « Si jamais… Quand tu prendras la Licorne, » dit-elle avec circonspection, « que feras-tu d'ELLE ? »
— « Quelle question stupéfiante ! Je LA garderai, bien sûr ! »
— « Je pensais pouvoir te persuader de LA laisser partir. »
Rita sourit, et passa la bride à son autre bras.
— « Tu ne peux faire cela. »
— « Je sais, » dit Barbara, « mais je pensais pouvoir le faire. C'est pourquoi je suis venue. » Et avant que Rita ait pu répondre, elle repassa en arrière.
La dernière levée de terrain, celle qui bordait l'étang de la Licorne, entendit une série d'exclamations lorsque les rangs des villageois y parvinrent, l'un après l'autre, et qu'ils virent l'autre versant ; car c'était en vérité magnifique.
Ô surprise, ce fut Del qui prit l'initiative de crier, de sa grande voix : « Que chacun attende ici ! » et chacun obéit. Le sommet de la butte se peupla lentement, d'un bout à l'autre, de gens à l'affût, chuchotant, et puis Del s'élança à la suite de Rita et Barbara.
Barbara dit :
— « Je m'arrête ici. »
— « Attends, » fit Rita, impérieusement. À Del, elle demanda : « Pourquoi viens-tu ? »
— « Pour voir si tout se passe loyalement, » grommela-t-il. « Le peu que je connais de sorcellerie fait que je n'aime guère tout ceci. »
— « Très bien, » dit-elle. Puis elle sourit de son sourire très particulier : « Puisque tu insistes, la compagnie de Barbara me plairait aussi. »
Barbara hésita. « Viens, fille, » ajouta Rita. « Il ne te fera pas de mal. Il ne connaît même pas ton existence. »
— « Oh ! » fit Barbara d'un air étonné.
Del dit d'un air bourru :
— « Si, je la connais. Elle a la stalle des légumes. »
Rita sourit à Barbara, les secrets brillant dans ses yeux. Barbara ne dit rien, mais alla avec eux.
— « Tu devrais retourner, sais-tu, » dit Rita à Del d'une voix soyeuse, dès qu'elle le put. « N'as-tu pas déjà été assez humilié ? »
Il ne répondit point. Elle fit :
« Animal entêté ! Crois-tu que je serais venue jusqu'ici si je n'avais été sûre ? »
— « Oui, » dit Del. « Je crois que tu en es capable. »
Ils atteignirent la mousse bleue. Rita la lissa avec le pied, puis s'assit. Barbara resta seule à l'ombre des saules. Del frappa lentement un tremble du poing. Rita, souriante, installa la bride sur ses genoux, prête à être posée.
Les lapins restaient cachés. Il y avait un malaise dans le val. Barbara se mit à genoux, et étendit la main. Un écureuil accourut s'y blottir.
Cette fois il y eut une différence. Ce ne fut point le silence des êtres vivants qui prévint de son approche, mais le soudain babillage des villageois sur la crête.
ELLE vint.
ELLE arriva lentement cette fois, ses sabots d'or piquant ses pas comme autant d'aiguilles à broder. Elle portait haut sa splendide tête. Elle considéra gravement les trois silhouettes sur la berge, puis examina la crête un moment. Enfin elle approcha de l'étang par l'allée de saules. Arrivée sur la mousse bleue, elle s'arrêta pour regarder dans l'eau. Il sembla qu'ELLE prenait une profonde, claire inspiration. Alors elle courba le col, et but, et secoua la tête pour chasser les gouttes brillantes.
ELLE se tourna ensuite vers les trois humains saisis et les regarda l'un après l'autre. Et ce ne fut point vers Rita qu'ELLE vint ni vers Barbara. ELLE vint à Del et, avec ses yeux, but dans les yeux de Del comme elle en avait usé avec l'étang : profondément et à loisir. La beauté et la sagesse furent présentes, et la compassion, et ce qui paraissait être une pointe de blanche colère. Del sut alors que la créature avait tout lu, et qu'ELLE les connaissait tous trois d'une manière inconnue aux êtres humains.
Il y eut une tristesse étrange dans la façon dont ELLE se détourna ensuite, et pencha sa tête brillante, et s'approcha délicatement de Rita.
Celle-ci poussa un soupir et se souleva un peu, élevant la bride. La Licorne abaissa sa corne pour la recevoir…
… et relevant sa tête, arracha la bride de l'étreinte de la fille, envoya l'objet d'or dans les airs. Il tournoya dans le soleil, et tomba dans l'étang.
Et à l'instant où il toucha l'eau, l'étang fut un marais et les oiseaux quittèrent les arbres en se lamentant. La Licorne les regarda et se secoua. Puis ELLE trotta vers Barbara et s'agenouilla, et posa sa tête immaculée dans son giron.
Les mains de Barbara restèrent à ses côtés sur le sol. Son regard caressa la chaude beauté blanche jusqu'à la pointe de la corne d'or.
Le hurlement fut effrayant. Les mains de Rita étaient érigées comme des griffes, et elle s'était mordue la langue : il y avait du sang dans sa bouche. Elle hurla encore. Elle s'élança sur la mousse maintenant flétrie, vers la Licorne et vers Barbara.
— « Elle ne peut l'être ! » cria Rita. Elle se cogna dans la large dextre de Del. « C'est faux, je te dis. Toi et elle…»
— « Je suis satisfait, » fit Del d'une voix profonde, « Éloigne-toi, Fille de l'Écuyer. »
Elle se rejeta en arrière, fit comme si elle allait l'encercler. Il avança d'un pas. Elle enfonça le menton dans une épaule, puis dans l'autre, en un geste de totale défaite, se tourna subitement et courut vers la crête.
— « ELLE est à moi, ELLE est à moi, » cria-t-elle. « Je vous le dis, ELLE ne peut être à elle, comprenez-vous ? Je n'ai jamais… pas une seule fois… tandis qu'elle, elle… »
Elle ralentit et s'arrêta, alors, et devint silencieuse devant le bruit qui s'élevait de la crête. Cela débuta comme le premier clapotis de la pluie sur la feuillée du chêne, et cela augmenta jusqu'à devenir un grondement puis un mugissement. Elle regarda, le visage crispé ; le bruit déferla sur elle. Elle se recroquevilla.
C'était une houle de rires.
Elle regarda une fois en arrière, une supplication commençant à se former sur son visage. Del la fixa impassiblement. Alors elle fit face à la crête, et carra ses épaules, et monta la levée de terre, vers les rires, à travers les rires, poursuivie par les rires tout le long de la route du Manoir, et tous les jours de sa vie.
Del se tourna vers Barbara juste comme elle se penchait sur la belle tête. Elle dit :
— « Douce-Agile… va en liberté. »
La Licorne leva la tête et regarda Del. La bouche de Del s'ouvrit ; il fit un pas maladroit en avant, s'arrêta.
— « Toi ! »
La figure de Barbara était mouillée.
— « Tu ne devais pas le savoir, » s'étrangla-t-elle. « Tu ne devais jamais le savoir… J'étais si heureuse que tu sois aveugle, parce que tu ne le saurais jamais ! »
Il tomba à genoux près d'elle. Et quand il le fit, la Licorne toucha de SON nez de satin la figure de Barbara, et toute la beauté celée de la fille émergea. La Licorne se releva et hennit doucement. Del regarda Barbara, et seule la Licorne était plus belle. Il passa la main sur le col étincelant et, pendant un instant, sentit sous ses doigts la soie incroyable de cette crinière. La Licorne recula ensuite, fit demi-tour et, d'un grand bond, traversa le marais, et de deux autres bonds fut sur la crête de l'autre côté. Là ELLE s'arrêta brièvement, et puis ELLE disparut.
Barbara dit :
— « Pour nous, ELLE a perdu son étang, son si bel étang. »
Et Del dit :
— « ELLE en aura un autre. Il le faut, » Avec difficulté il ajouta : « ELLE ne doit point être… punie… de SA magnifique Bonté. »
(Traduit par P. J. Izabelle.)