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Témoignage perdu - VICTORIA LINCOLN

Témoignage perdu - VICTORIA LINCOLN 
  
Victoria Lincoln est une romancière littéraire cotée aux U.S.A., et dont le conte ci-dessous représente l'unique incursion dans le domaine du fantastique. Il s'agit d'une variation fraîche et touchante sur le thème du double. 
    
Le plus drôle de l'histoire, c'est que pendant les vingt ans qui suivirent la nuit où il s'était rencontré lui-même, en fait jusqu'à l'été durant lequel commencèrent la toux et les cauchemars, Charley Johnson s'était beaucoup moins soucié de tout cela qu'on ne l'aurait pensé. 
Au début, il avait naturellement supposé que toute cette affaire n'était qu'un rêve, une hallucination d'ivrogne. Après tout, c'est facile de refuser de croire l'impossible. Par la suite, après avoir ressenti un choc en recevant une première lettre de lui-même, une lettre de sa propre écriture, postée en Irlande, qui réclamait de l'argent, eh bien, il s'était contenté d'accepter la situation. 
Il n'aurait su dire pourquoi il le prenait ainsi. C'était étonnant ; plus étonnant en un sens que les faits eux-mêmes : mais c'était ainsi. Son esprit avait d'abord eu un sursaut, puis il s'était contenté, avec un déclic, de déclarer calmement : « Nom de D…, alors c'était bien ça » ; et ce fut tout.  
D'ailleurs, il n'y eut pas beaucoup de ces lettres, à vrai dire. Pas plus de quatre ou cinq au cours de ces vingt ans ; aucune d'elles ne lui avait infligé autre chose qu'une émotion modérée, raisonnable même, étant donné les circonstances. 
Du reste, en apparence, c'était terminé, cela n'avait aucune intention de reparaître ou de lui causer des ennuis. Toutes les lettres venaient de Leith. L'Île d'Émeraude. Quel diable d'endroit où revenir pour une partie de moi-même, pensait-il, se souvenant d'une enfance pleine de courants d'air, de foyers enfumés, de mégères querelleuses et de nourriture insuffisante. Maintes fois, même à l'orphelinat de Chicago, il avait béni feu Tante Belle de l'avoir sorti de là, quand sa mère se fut tuée à force de boire. 
Bon, c'était ainsi. Au début il n'y croyait pas. Et puis, une fois admis que c'était une drôle d'histoire et qu'il était difficile de s'y habituer, il n'y a pas de doute qu'il s'était senti très bien depuis que c'était arrivé – mieux qu'il ne s'était jamais senti auparavant. Et il se portait réellement mieux. 
Les gens le remarquaient. Il les avait bien eus, disaient-ils, à voir comment il avait réussi, un gosse mal fichu comme il était. Et lui d'en rire et de dire : « Oh ! bien, la prohibition, on en était tous…» Il ne se tracassait même pas quand sa femme disait : « Je voudrais bien que tu ne travailles pas si dur, Charley. Tu sais, tu es en train de devenir terriblement d'un seul bloc. » Parce que, en fait, avant cette nuit-là, ç'avait toujours été pour lui la grosse difficulté, d'être en somme, une personnalité si complètement partagée en deux blocs. 
Non que cela eût été tellement manifeste depuis ce jour où, à l'âge de quatre ans, il avait noyé le chat. Il ne pourrait jamais l'oublier. Il avait pleuré en essayant, jusqu'au dernier miaou, jusqu'au dernier gargouillement, de se dire que ce n'était qu'un jeu, et qu'il allait l'en sortir à la fin, la pauvre bête ; tout en sachant que la partie de lui-même qui voulait le noyer était bien décidée et ne se laisserait pas faire, cette fois. 
Non, ce n'avait jamais plus été aussi net. Il y avait seulement chez lui des colères noires (« À coup sûr, il y a des moments où ce gosse n'est plus lui-même…») et des crises où il faisait éclater de rire une salle entière sans savoir ce qu'il allait dire la seconde d'après. Et puis des accès où il faisait des tableaux. Il savait toujours dessiner, en esquisses nettes de dessinateur professionnel, tout ce que l'on plaçait devant lui ; il était même capable de faire un portrait assez ressemblant ; mais ces tableaux, c'était autre chose. En un sens, ils étaient bien meilleurs, aurait-on pu dire, et en un autre sens, bien pires ; la moitié n'était même pas tracée, le reste était aigu et inégal, et pourtant, ils avaient quelque chose, même si ce quelque chose n'avait d'autre effet que de vous faire mettre les toiles en boule et les jeter à la poubelle. 
Mais le pire, ce n'était ni les colères ni les accès de drôlerie, ni les tableaux étranges, mais tout simplement le temps éternel qu'il mettait toujours à se décider. 
— « Ah ! ça suffit, Charley, » avait-il un jour déclaré à voix haute, « nous savons parfaitement ce qu'il en est, tous les deux. » 
Les amis qui l'avaient entendu trouvèrent cela très drôle. Il se passa des années avant qu'ils laissent tomber l'incident dans l'oubli. Des années, en fait, après la nuit où se produisit la chose qui devait tout changer. 
C'était pendant la prohibition. Charley en était à son premier emploi dans l'usine à bois dont il devait devenir par la suite directeur général. Marie avait déjà jeté son dévolu sur lui, dès cette époque. Elle avait des lunettes et méprisait cordialement les gens qui offensaient la grammaire ; mais elle avait un belle poitrine et son père était le cousin germain du patron. Mais ce soir-là, elle se trouvait avoir un rhume, aussi il sortit seul. Et Dieu sait ce que l'on faisait passer pour du gin, à cette époque. 
Il avait dans sa poche un morceau de charbon qu'il avait utilisé à l'usine cet après-midi-là, pour marquer des pièces de bois, et sans s'en être aperçu, il se retrouva en train de dessiner sur le mur. Ce n'était guère qu'un fouillis de lignes hachées, et pourtant on voyait que c'était une harde de chevaux sauvages galopant, avec un feu derrière eux. Le type à qui appartenait le local venait de dépenser une petite fortune pour le faire décorer, et il était furieux. Il les jeta tous dehors. Seulement, avant de partir, Charley se débrouilla pour mettre à gauche un litron de ce maudit gin fabriqué dans une baignoire et pour le cacher sous son pardessus. 
Il l'avait l'intention de le partager avec la bande, mais dès qu'ils furent dehors, ils se mirent à se bagarrer, et il constata tout à coup qu'il était parti tout seul et s'était arrêté derrière un poteau indicateur, à la limite de la ville. Il y avait un peu de neige sur le sol, et il faisait froid. 
Il s'assit et se mit à boire sérieusement. Quand il leva les yeux et vit en face de lui sa propre image, il ne s'en inquiéta pas. 
« Bon Dieu, » pensa-t-il, « ça y est, je vois double. » 
Ce fut un peu plus tard, après une nouvelle lampée, qu'il lui vint à l'esprit que quand on voit double, en général, on ne s'inclut pas soi-même dans le tableau. 
Il était éclairé par les faibles premières lueurs de l'aube. Il se laissa aller contre le poteau et contempla son double. 
« Bon Dieu, » pensa-t-il bizarrement, « ce petit type trapu, mais c'est bien moi. » 
Et tout à coup, il fut dégrisé, abominablement malade, mais dégrisé. 
— « Fiche le camp, » dit-il. 
Et son double le regarda. 
— « Je m'en vais, » dit l'autre, « Crois-tu que j'aie besoin qu'on m'en supplie ? Il y a assez longtemps que j'attends ce moment. » 
Et il s'éloigna, titubant un brin, l'air de quelqu'un qui s'en est jeté plusieurs au-dessus de la ligne de flottaison, et pourtant l'air plutôt fanfaron. 

* * 
Quand Charley s'éveilla, à peu près une heure plus tard, il vit des pas sur la neige. C'étaient les siens, qui se dirigeaient vers l'endroit où il était encore pelotonné ; et puis il y avait encore ses propres traces, commençant à une bonne enjambée de lui, formant des cercles, se recouvrant, comme s'il était resté tout près à attendre quelque chose, et puis se dirigeant tout droit vers la route. Charley les regarda. 
— « Je ne suis pas ivre, en ce moment, » dit-il. Puis il se mit à vomir et se rendormit. 
Quand il s'éveilla, la neige avait fondu. 
Il rentra en ville par le premier bus et se fit admettre à l'hôpital, pour quelque chose qui fut inscrit dans les registres comme une pneumonie à virus. Il resta inconscient près d'une semaine, mais quand il revint à lui, il se sentit très bien. À la fin de l'année, non seulement il avait épousé Marie, mais encore il en était venu à avoir du respect pour son langage châtié, et même à chercher à l'imiter. 
Son avancement dans sa société fut lent mais régulier. Quand arriva la première lettre, il était plus qu'en mesure de faire face à ce qui lui était demandé. 
Pourtant c'était bizarre qu'il ait accepté l'arrivée de cette lettre avec tant de calme. 
— « Qu'est-ce que c'est que cette enveloppe que tu t'envoies à toi-même, et qui vient d'Irlande ? » lui demanda sa femme en la lui tendant. Il avait toujours eu une écriture très remarquable, moitié lettres d'imprimerie, avec des espacements marqués entre les syllabes. Et bien qu'il ait tout de suite su ce que c'était, son esprit n'avait eu nulle révolte, et il n'avait pas trouvé difficile de contrôler sa voix tout en fourrant la lettre non décachetée dans une poche intérieure. 
— « Simplement le catalogue d'un grossiste pour la boîte, » dit-il, et il attendit qu'elle lui demande où il avait trouvé cette drôle d'enveloppe en papier mince. Mais elle ne posa pas de question. C'était une femme qui manquait au plus haut point de curiosité et de sens de l'observation. 
Il s'en alla dans la salle de bains et verrouilla la porte. La lettre était brève et sans fioritures. L'autre l'informait que la femme avec laquelle il vivait était enceinte et avait été renvoyée de son travail. Quant à lui, il ne trouvait de travail qu'au jour le jour, et pas assez, parce qu'il avait une sale réputation d'ivrogne. D'autre part, ses poumons se portaient assez mal depuis qu'ils s'étaient tous deux séparés. Deux cent cinquante unités assureraient la nourriture et le loyer jusqu'à ce que sa bonne femme puisse rentrer en circulation. 
C'était tout. Ni excuses ni menaces. Seulement la lettre qu'il tenait en main, prouvant qu'une chose qui ne pouvait se produire s'était bel et bien produite. Il la déchira et s'apprêta à la jeter dans les toilettes, puis eut une meilleure idée et la remit dans sa poche de veste. Le lendemain il la porta à la banque et loua un coffre individuel. Un jour, il aurait peut-être besoin de recourir à la loi, on ne pouvait savoir ce que l'autre allait faire ; et ce serait diablement ennuyeux si, en essayant d'y recourir, il finissait dans une maison de fous. La lettre était une preuve, n'est-ce pas ? Sûrement, un bon graphologue saurait que c'était une preuve. 
Pourtant, la précaution était inutile. En vingt ans, il ne reçut que quatre autres lettres, et aucune ne risquait de lui causer d'ennuis. Il – l'autre – était pauvre, mais il semblait s'en accommoder, une fois rentré à Leith. Le mari de sa bonne femme mourut, et ils se marièrent. Le gosse était mort-né. De temps en temps il vendait un dessin à un journal local. Il suivait des cours du soir dans un école d'art et apprenait à faire de la gravure sur bois. La dernière lettre ne parlait que de ça. 
  
« C'est mon seul travail, c'est tout pour moi maintenant, Charley. C'était dur de te quitter, dur de vivre comme je l'ai fait, mais maintenant que je sais pourquoi, je ne m'en plains pas. Ces gravures, je les ai faites sur le même plan qu'une vieille danse macabre, et elles montrent tous les moyens dont nous nous servons pour nous tuer, nous-mêmes et les autres. De l'ivrognerie à la guerre, tout est là. Je n'ai jamais su trouver mes mots, mais je suis diablement sûr que je peux le graver dans le bois.  
» Si seulement mes poumons veulent bien tenir le coup jusqu'à ce qu'elles soient terminées, ils m'ont déjà fait cracher le sang. Si tu vois un moyen de m'envoyer quelque chose pour que moi et ma bonne femme nous puissions passer l'hiver au chaud et au sec. Te souviens-tu de ce dessin que nous avions fait sur le mur, le feu et les chevaux qui galopaient ? Ça sera un peu comme ça. Comment m'exprimer, Charley, pour que tu saisisses de quoi ça va avoir l'air, comment cela montre le désespoir ? Eh bien, tu te souviens comme tu te sentais le jour où nous avons noyé le chat, tous les deux ? »  
  
Sa demande était malencontreusement présentée. Charley Johnson n'avait jamais, au niveau de la conscience tout au moins, été très imaginatif, et il n'avait guère de mémoire ; mais il s'était toujours rappelé ce chat. Il avait réellement eu de l'affection pour ce fichu chat. 
— « Qu'il aille au diable, » dit-il tout haut. « Ce micmac n'a ni queue ni tête, mais si c'est à ça que ressemblent ses gravures, plus tôt ses poumons le lâcheront, mieux ce sera. » 
Il ne mit pas la lettre dans le coffre avec les autres. Il l'emporta partout avec lui toute la journée, et le soir, quand il se retrouva seul, il barra l'adresse et inscrivit sur l'enveloppe, d'une écriture féminine un peu tremblée : « Décédé. Retour à l'envoyeur. » Puis il la recacheta avec du papier collant et la porta à la boîte à lettres au coin. Il se sentit soulagé d'un poids en entendant le cliquetis de la boîte. Quand il rentra chez lui, il riait. 
Sa femme était dans l'entrée. 
— « Qu'est-ce qui te fait rire, Charley ? » 
Il lui donna une tape amicale, « Je me sens bien. Je viens d'en finir avec une histoire. » 
— « Toi, » dit-elle avec affection. 
Dix jours plus tard, pour la première fois, il cria en dormant. Et par la suite, il n'y eut pas une nuit sans que survînt le rêve. 

* * 
Toujours le même. La pièce était froide, le feu fumait. Le ciseau se faisait de plus en plus froid dans sa main ; son bras lui faisait mal, jusque dans l'épaule. Et la femme au visage blême et aux cheveux noirs pendant en mèches était toujours penchée au-dessus de lui, le suppliant de s'arrêter, de laisser son travail, d'aller se coucher. 
— « Ah ! Dieu te pardonne, » disait-elle. « Tu vois donc pas que c'est un vrai péché, cette chose pour quoi t'es en train de te tuer ? Ah ! que Dieu t'aide, c'est une terrible chose qui est dans ta tête. » 
Jusque-là, Charley avait toujours oublié ses rêves, et même ceux-ci, il ne se les rappelait que vaguement. Il vaquait à ses affaires avec sa bonne humeur constante, il jouait chaque jour au golf, bien que maintenant, vers les derniers trous, il se fatiguât et sentît une douleur déraisonnable dans les bras et dans la poitrine. 
— « Il faut ralentir, » dit-il. « Ce vieux bonhomme n'est plus ce qu'il était. » 
Et puis il se mit à tousser pendant son sommeil. Il se fit examiner par un médecin, mais celui-ci ne trouva rien. Il tenta de dormir appuyé sur des oreillers, mais cela n'y changea rien. Il déménagea dans la chambre d'amis pour que Marie pût dormir, mais même ainsi il l'éveillait et l'empêchait de se rendormir. Elle avait peur, aussi, parce qu'elle ne parvenait pas à l'éveiller de cette toux de cauchemar, même en lui passant un gant de toilette trempé d'eau froide sur la figure. 
Et un matin, au petit déjeuner, elle se mit à pleurer. 
— « Tu as été épouvantable, cette nuit, » dit-elle. 
Il la regarda, elle et sa tête bien coiffée par un coiffeur, et son visage d'enfant, décomposé. Avec les années, il en était venu à l'aimer beaucoup. 
— « Pauvre petit, j'ai encore toussé ? » 
— « Tu as parlé dans ton sommeil. » 
Il sourit, la taquinant, mais gentiment. 
— « Et c'était pire ? » 
Elle parla très lentement, un peu lointaine, comme si elle se souvenait d'une histoire qu'on lui avait racontée, une histoire extrêmement terrifiante, et qui pourtant ne la concernait pas personnellement. 
— « Tu avais un accent nettement plus irlandais, » dit-elle, « comme tu devais l'avoir quand tu étais enfant, je pense. Et tu avais l'air un peu ivre, aussi, et faible… comme si tu étais malade. Et tes yeux étaient ouverts, mais ne voyaient pas. Comme des yeux morts. » 
— « Bon, et qu'est-ce que je disais ? » 
— « Tu as dit : Je ne peux pas mourir avant que ce soit fait. Il faut que cela reste au monde, après moi, comme un témoignage. »  
Il rit à nouveau, essayant toujours de la détourner de cela en la taquinant. 
— « C'est tout ? À voir ta figure, on aurait cru que je t'avais révélé ma vie amoureuse. » 
Elle n'eut pas l'air de l'avoir entendu. Elle ôta ses lunettes et nettoya lentement les verres avec sa serviette tout en parlant. Sa voix était toujours la même, basse et lointaine, et chargée de cette même terreur impersonnelle. 
— « J'ai dit : Témoignage de quoi, Charley ? et tu as répondu : Désespoir, désespoir… Nous sommes les chevaux chassés par la panique et nous sommes aussi le feu. Voilà le témoignage. J'ai été libéré de cet imbécile, j'ai été envoyé en ce monde pour le sauver de la confusion de l'espérance. Il ne faut pas qu'il arrive quelque chose à ces choses, entends-tu ? On les trouvera en leur temps. Elles feront leur ouvrage. Elles détruiront l'espérance humaine. »  
Il la regarda, stupéfait. 
— « Comment diable te souviens-tu d'un laïus pareil ? » 
Et elle le regarda en face. 
— « Charley, écoute. Je sais que tu as été un enfant sauvage, pour ainsi dire. Écoute, s'il y a quelque chose que tu aies fait jadis, quelque chose de terrible, quelque chose que tu te sentes incapable de dire à qui que ce soit… Je t'aimerais toujours, Charley. » 
C'était ridicule et touchant. Il la taquina, parce qu'il ne voyait rien d'autre à faire. 
— « Eh bien, une fois, quand j'étais gosse, j'ai noyé un chat. » 
— « Oh ! Charley, ne te moque pas de moi. » Mais elle avait réussi à en sortir, elle s'était mise à rire elle-même un peu. « Bien sûr, cela n'a aucun sens, ce matin, avec le soleil qui brille… cette histoire de chevaux. Oh ! Charley, quand je regarde ta bonne figure honnête…»  

* * 
Mais quand il fut seul, il sentit que le rêve, ou quelque chose qui en faisait partie, commençait à venir à lui. Et ce jour-là, à l'heure du déjeuner, il alla à la banque y toucher un chèque, puis à la poste envoyer un mandat en Irlande. Et cet après-midi-là, quand un ami lui demanda pourquoi il avait les coins de la bouche qui tombaient, il fit son premier bon mot en vingt ans. 
— « Je ne sais pas, » dit-il, « j'avais un peu, comment dirais-je, pitié de moi-même. » 
Cette nuit-là il rêva encore, pour la dernière fois. 
Il était couché dans le lit de la chambre enfumée et pleine de courants d'air, et la femme le regardait. 
— « Il est passé, » dit-elle, « avec ses pauvres yeux grands ouverts qui regardent, il est passé, Dieu ait pitié de lui. » 
Il tenta de parler, de dire : « Je suis vivant, je vous vois, je vous entends, je ne suis pas mort. » 
Mais ses lèvres et ses yeux refusaient de bouger. Aucun effort, si terrible soit-il, ne pouvait faire changer cet air de pitié profonde et calme sur le visage livide penché au-dessus de lui. 
Elle se détourna et alla vers le poêle. Elle tisonna le feu. 
« Pauvre âme, » murmura-t-elle, « Pauvre âme tourmentée. Que Dieu lui donne le repos, où qu'il soit. Il a été bon pour moi, aussi, même quand sa pauvre tête l'a complètement lâché. » 
Elle secoua la tête. Il n'y avait pas de chagrin dans son regard, rien que du soulagement et de la tendresse. Elle le regardait comme une mère peut regarder un enfant malade qui est enfin tombé dans un sommeil bienfaisant. 
« Au moins, je suis restée avec lui jusqu'à la fin, » dit-elle, « même quand il ne disait pas un mot compréhensible de toute la journée et se contentait de creuser son bois. » 
Une fois de plus il fit un effort terrible, surhumain, pour remuer les lèvres et les yeux. 
Elle, elle souriait. 
« Ah ! » murmura-t-elle. « C'est bizarre, certaines gens, comme ça n'a pas de sens de les aimer. Comme si ç'avait été mon propre gosse dont j'avais à m'occuper, c'était. Et il est passé. » 
Et calmement, l'air presque absent, comme si ce qu'elle faisait n'avait pas d'importance, elle commença à jeter les copeaux et les planches ensemble dans le feu. 
« Je peux aussi bien essayer de rendre cet endroit à peu près décent avant qu'on vienne pour lui, » dit-elle. « Y mettre un peu d'ordre. Il ne s'en souciera plus maintenant, la pauvre âme. Plus maintenant. » 

* * 
Bien que le rêve fût terminé, Charley Johnson ne s'éveilla pas avant le matin. 
— « Tu as passé une bonne nuit, » dit Marie au petit déjeuner. « Tu n'as pas toussé, ni rien. » 
— « J'en suis bien content, » répondit-il. Mais sa voix était neutre et sans vie. 
Il n'avait pas de raison de douter de la véracité du rêve dont il se souvenait si parfaitement, dans tous les détails, de façon terrifiante. Il n'alla pas au bureau, mais à la banque, il ouvrit le coffre et sortit les lettres. Il se dirigea vers la limite de la ville, arrêta sa voiture et les brûla sans les relire, sur le bord de la route. 
Puis il remonta en voiture. 
Il regardait droit devant lui, à travers le pare-brise, et parlait tout haut. 
— « Cela n'aurait pas dû arriver, » dit-il tranquillement, « rien de tout cela. Maintenant, ce n'est pas arrivé. Maintenant, si cela continue à me tracasser, si je suis un jour assez dingue pour essayer d'en parler, j'irai là où vont les dingues, et il n'y aura pas de mal de fait. » 

* * 
Il mit la voiture en route et retourna à son bureau. Il était étonné de constater qu'il se sentait bien, mieux en fait qu'il ne s'était senti pendant des mois. La fatigue douloureuse avait totalement quitté son bras et son épaule, sa poitrine avait cessé de lui faire mal. Mais tout en se sentant considérablement soulagé, et parfaitement à son aise physiquement, il avait toujours l'air grave ; son sourire conventionnel d'homme facile à vivre ne lui était pas encore revenu. 
C'est toujours une expérience faite pour vous donner de la gravité, que de se rendre compte qu'on est à moitié mort. 
(Traduit par Anne Merlin.)

(c) Bernard SAUNIER - Créé à l'aide de Populus.
Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
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