Retour aux origines - GÉRARD KLEIN
Retour aux origines - GÉRARD KLEIN
Sous la plume d'un écrivain de science-fiction ordinaire, le thème de cette histoire aurait donné une aventure à prédominance de suspense, dans le style « lutte contre une forme de vie monstrueuse ». Mais Gérard Klein n'est pas un écrivain de science-fiction ordinaire… Il fait partie des gens qui cherchent à dépasser un thème, à le transcender. C'est pourquoi « Retour aux origines » se présente comme une nouvelle intemporelle et abstraite, à déchiffrer sur le plan du symbolisme et presque au niveau de l'inconscient. Pour la première fois, Klein y a renoncé à tout effet de style extérieur. À ne lire que si vous êtes prêts à vous évader des formules faciles.
Il perçut un craquement sec et se retourna brusquement, en équilibre sur la pointe des pieds, nerveux, les yeux inquiets. Tout était normal. La petite pièce tiède, la fenêtre entrouverte, les rayons chargés de livres. Il s'approcha de la table, et sur la surface de vieux chêne, couverte de feuilles éparses et froissées, il vit l'œuf.
Il se dit tout de suite que le terme d'œuf était impropre, car l'objet, malgré sa forme, avait une belle teinte verte et présentait le poli d'une pierre rare. Peut-être brillait-il d'un éclat intérieur, à moins qu'un reflet de la lampe ne le baignât d'une lueur trouble.
Ses doigts se refermèrent sur l'œuf et l'enserrèrent si parfaitement qu'il en ressentit une sorte de plaisir. L'œuf était doux au toucher, et tiède, et il semblait qu'il palpitât ; il l'approcha de ses yeux, et sans oser desserrer les doigts, l'examina. Il crut discerner sur la surface courbe et lisse d'infinitésimales veinules qui se dilataient et se contractaient.
Mais peut-être ses yeux fatigués le trompaient-ils ?
Il serra davantage l'œuf dans la paume de sa main, et voulut brusquement le détruire, l'écraser, une idée irraisonnée, mêlée de peur, qui venait de surgir d'une région ignorée de son esprit. Et lentement, comme à regret, il abaissa le bras et heurta l'œuf contre la table.
Il y eut un craquement et il fit un bond en arrière. Il n'avait pas pensé détruire réellement l'œuf ; la matière en paraissait trop dense, trop dure, mais lorsqu'il jeta un coup d'œil sur la table, il vit qu'il était arrivé quelque chose à l'objet.
L'œuf brillait d'un éclat plus prononcé, et – ses yeux l'abusaient-ils ? – il lui sembla qu'il était plus gros.
De débris, nulle part. N'était cet éclat nouveau et cette croissance de l'œuf, il eût volontiers cru qu'il avait brisé une enveloppe superficielle, car il en était sûr, maintenant, l'œuf était composé de couches superposées et concentriques qui cachaient en leur cœur ultime quelque inimaginable secret.
Il fit lentement le tour de la table, voulant confusément mettre quelque obstacle entre l'œuf et lui. C'était un homme de bon sens que son goût naturel avait toujours porté vers le fantastique mais qui, en face d'un fait extraordinaire, se sentait particulièrement désarmé. La curiosité montait pourtant en lui, comme une vague, irrésistible, balayant les vestiges d'une antique crainte.
D'où venait l'œuf ? Par quelle magie ou par quelle science s'était-il trouvé sur cette table ? Était-il tombé d'un autre monde ? Avait-il franchi le toit, le plafond, ou la fenêtre mi-close ? Provenait-il d'une autre dimension ? Des milliers d'œufs semblables avaient-ils surgi soudain de l'inconnu en tous points de la Terre ?
La réponse était dans l'œuf, il le savait, et plus sa certitude augmentait, plus il avait envie de briser l'œuf. C'était une envie presque maladive, mais à ce moment, il ne lui vint pas à l'idée qu'elle pouvait lui être imposée. Il laissa sa main glisser vers la table, entre les bibelots et les cendriers, les papiers, les crayons, et se diriger, toute seule, vers cette région lointaine et déserte que dominait, solitaire, l'œuf.
Ses doigts se refermèrent sur l'œuf. Ne se refermèrent point tout à fait car l'objet était maintenant trop volumineux et il restait au bout de ses doigts une zone verte et vierge qui brillait, glauque, et il crut apercevoir là des régions plus claires qui frémissaient selon un rythme régulier. Mais c'était sans doute l'effet d'un jeu de lumières.
Il leva lentement l'œuf au-dessus de la table et se dirigea vers la cheminée, et là, au-dessus du marbre qui ornait le devant du foyer, il laissa choir l'œuf, les doigts ouverts.
Il entendit le craquement, mais cette fois, il s'y attendait. Il se pencha et crut que l'œuf venait à sa rencontre tant il parut grossir soudain, grossir au point d'emplir la pièce, mais ce n'était qu'une illusion, un effet de la perspective, car rien ne lui permettait d'affirmer que l'œuf était plus gros que lorsqu'il l'avait vu pour la première fois sur la table, rien sauf ce fait qu'il ne pouvait plus le saisir d'une seule main, mais cela ne signifiait rien ; peut-être s'était-il trompé, somme toute ?
Il promena ses doigts sur le marbre. Pas trace de débris. Il effleura l'œuf de la paume de sa main et se raidit ; ne l'avait-il pas senti bouger ? Rien dont il fût sûr. Une illusion, sans doute.
Il se mit à penser une chose étrange. Peut-être cet œuf existait-il dans un espace inversé par rapport au nôtre ? Peut-être diminuait-il chaque fois qu'il était brisé, mais croissait-il ici ? Et les débris de ses enveloppes successives s'évanouissaient en quelque recoin obscur de l'espace.
Ses doigts caressaient l'œuf. Que pouvait-il en faire ? À qui pouvait-il en parler ? L'œuf était quelque chose d'anormal, d'inquiétant, de vaguement obscène, et il était préférable de l'ignorer, comme si jamais il n'était apparu sur la table. Mais c'était impossible car sa lueur, vive maintenant, teintait d'opale le papier fatigué qui couvrait les murs.
Il prit un livre et se mit à lire, ses doigts touchant parfois l'œuf, et ses yeux quittant les mots pour le surveiller. Mais l'œuf restait tranquille, inanimé, et il s'instaura bientôt entre eux une sorte de complicité tacite que vint scander le battement régulier de l'horloge, soudain perceptible comme si l'œuf avait sécrété une enveloppe de silence.
Puis il n'y tint plus. Il se leva et attrapa un galet rond qui attendait sur une étagère qu'une mer hypothétique l'emportât vers d'autres rivages, un souvenir lui-même plein de souvenirs, immensément vieux, immémorial habitant des grèves. Et, avec soin, il abattit le galet sur l'œuf sans défense.
Le craquement le fit sursauter. Des gouttes de sueur perlèrent sur son front. Il crut se souvenir, mais sans oser se l'affirmer à soi-même, qu'une grande lumière glauque avait empli la pièce lorsque l'œuf avait cédé sous le choc. Il s'étendit un moment sur le lit, le cœur battant, les mains tremblantes et moites, et lourd de l'impression d'avoir échappé à un grand danger. Et de temps à autre, il jetait un coup d'œil sur l'œuf, et l'œuf était là, bien réel, énorme, lui faisant penser à une tête chauve, verte et polie, lisse et brillante, et sous la peau couraient de minuscules veinules que le regard ne parvenait pourtant pas à saisir, ni à préciser.
Il lui fallut se retenir à maintes reprises de se lever, de chercher un marteau et de briser l'œuf, de le réduire en une poudre si fine qu'elle eût couvert le parquet d'un sable d'émeraude.
Pendant presque toute la nuit, il parvint à écarter cette impulsion. Il regardait l'œuf et il lui semblait que l'œuf le fixait, il lisait quelques pages sans les retenir, et se sentait assiégé dans sa propre chambre.
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Vers le matin, il se leva, avisa le téléphone et se demanda un instant s'il allait appeler quelqu'un, mais qui ? il était seul, face à l'œuf, jamais il ne s'était senti si seul, tout comme s'il était prisonnier à l'extérieur de cette surface parfaite. Il sentit qu'il lui fallait agir, qu'il ne pouvait laisser l'œuf vert indéfiniment dans sa chambre. Il songea à l'envelopper dans un linge et à le déposer dans la rue, avant qu'il ne fît tout à fait jour. Mais un vague sentiment de culpabilité l'envahit, comme si l'œuf avait été victime de quelque forfait qu'il eût prémédité de perpétrer. Il imagina qu'on découvrait l'œuf et qu'inexorablement l'on retraçait le chemin qu'il avait parcouru jusqu'à cette chambre, jusqu'à cette cheminée et qu'il était traîné dans les rues, les poignets enchaînés, pour quelque délit incompréhensible, jusqu'à quelque lointaine autorité, tandis que l'œuf ricanait vertement.
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Il se rendit brusquement compte qu'il avait dormi et rêvé. Mais l'œuf ne faisait point partie des fantômes de la nuit. C'était un objet solide que ses doigts caressaient.
Et c'était sans espoir. Il rêva de broyer l'œuf, d'en jeter les débris dans un fleuve au cours si rapide qu'on n'en retrouverait jamais rien, dût-on draguer le lit sablonneux pendant des siècles. Mais l'œuf intact le narguait.
Sur la table, un épais bloc de cristal servait de presse-papier. Et quelque trait subtil reliait les volutes enfumées qui se déployaient dans le bloc transparent aux arêtes vives, et la forme simple et lisse de l'œuf. Il saisit le cristal, et presque à regret, le lança sur l'œuf.
Il écouta, pantelant, le craquement. Il tremblait affreusement et se passa la main sur le front dans l'espoir de percevoir les symptômes de la fièvre. Mais cet espoir fut déçu, et l'œuf énorme, maintenant, presque aussi haut que la cheminée, palpitait distinctement, quoique immobile, en proie à quelque vertige de la lumière.
Il se laissa tomber sur une chaise. Il entendit des pas dans l'escalier et trembla un instant, craignant de voir quelqu'un entrer, quelqu'un marcher droit vers l'œuf, et se baisser et l'emporter, cet œuf témoignage inexorable de son crime inconnu.
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Sur le coup de neuf heures, il se fit une raison. Il but un verre d'eau et se passa un peigne dans les cheveux. Ce faisant, il se vit dans la glace et son visage l'effraya. Ses traits étaient durs et creusés, et les lourdes poches qui ponctuaient ses yeux semblaient lestées d'angoisse. Il lui restait une chance, estima-t-il vers dix heures, sans pourtant y croire, c'était de réduire l'œuf en poussière. Il ne lui vint pas à l'idée que c'était cette pensée qu'il avait remâchée sans cesse depuis la veille, ruminée au-delà du possible, au-delà de la mémoire. Il ne lui vint pas à l'esprit que c'était ce qu'on attendait de lui.
Il examina l'œuf et y trouva quelque raison de reprendre courage. Car, il est vrai, la lueur qui émanait de l'œuf était plus vive et il semblait que la coquille fût plus mince. Il se dit que l'œuf ne pouvait grandir indéfiniment, qu'il perdait de sa substance à chaque choc, et qu'il était impossible qu'un contenu fût plus vaste que son contenant, et qu'il se pouvait que par le jeu d'un mécanisme incroyablement subtil, l'œuf se déployât chaque fois qu'il était heurté, se gonflât ainsi qu'un ballon, et cette idée le réconforta parce qu'elle impliquait une limite, un point au-delà duquel la coquille amincie de l'œuf céderait sous la poussée d'un doigt, ou encore exploserait sous la pression d'incroyables forces internes.
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Alors, il s'acharna sur l'œuf, non point que son angoisse l'eût quitté, mais parce qu'une sorte de rage s'était emparée de lui. Il assena sur l'œuf des coups de poing et de pied, tant qu'il le put ; il le souleva et le laissa tomber sur le marbre de la cheminée, mais il dut bientôt s'arrêter car ses bras ne parvenaient plus à faire le tour de l'objet et ses doigts glissaient sur la surface parfaite. Épuisé, il s'arrêta. L'œuf avait maintenant atteint une dimension respectable ; il cachait la moitié de la cheminée et une bonne partie de la bibliothèque et brillait de la façon la plus satisfaisante.
Le marteau n'en vint point à bout, ni la hache, et dans un orage de craquements l'œuf grandit, grossit jusqu'à occuper presque toute la hauteur de la chambre. La table se trouvait quelque part en dessous de sa masse. Le divan gémissait et craquait. Du plâtre tomba sur les cheveux de l'homme sans qu'il y prît garde. Il fixait l'œuf, il contemplait cette surface maintenant adipeuse, luminescente et fragile, si fragile qu'elle semblait attirer les coups. Car il n'y avait plus, se disait-il, qu'une coquille infiniment mince et prête à céder. Ce serait l'affaire du prochain coup de masse. Ou du suivant. Ou d'un autre. Peu importait, pourvu qu'il en vînt à bout avant le retour de la nuit, avant que l'œuf eût fait craquer les murs et le plafond, eût écrasé la ville, risque réduit au demeurant, puisqu'il ne semblait pas qu'il eût augmenté de poids depuis que l'homme l'avait pris sur la table, dans sa main, et brisé pour la première fois.
Sous la masse, sous les chocs, il sortait perpétuellement de lui-même comme un diable ovoïde. Il se coucha bientôt sur le flanc. L'homme reculait pas à pas. Et l'œuf emplit toute la pièce, hormis un petit espace baigné de lumière verte où se débattait l'homme.
Il lui fallait trouver la faille et briser l'œuf. C'était l'unique raison de son existence. Peut-être était-il aussi vaguement désireux de s'ouvrir une brèche et de se réfugier à l'intérieur de l'œuf. Mais cela, il l'ignorait encore. La lumière verte était devenue de plus en plus violente et lui brûlait les yeux. Il distinguait nettement de vastes zones plus claires qui lui rappelèrent les continents étalés sur un globe. Mais il y avait quelque chose de dévorant dans cette activité interne qui le fit frémir.
Il trouva pourtant quelque réconfort dans cet éclat car il semblait que la coquille de l'œuf dût céder maintenant au premier choc, qu'elle dût plier sous la pression d'un doigt. Il s'avança vers l'œuf, plein de crainte, se demandant d'où venait cette énergie que l'objet irradiait.
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Combien de fois avait-il brisé l'œuf ? Il l'ignorait, mais il savait qu'il approchait de la fin, que le cœur, le noyau, le centre de l'œuf était là, à portée de sa main, et qu'il allait le découvrir. Il n'était plus temps de se demander s'il le désirait vraiment.
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Il fit peut-être un pas dans l'étroit espace qui demeurait libre, et frappa d'un coup léger la surface parfaitement polie. Elle se fendit. Triomphant, il goûta le craquement comme s'il s'était agi du son de trompettes célébrant sa victoire, et il chut dans le volume immense de l'œuf entrouvert.
Il ouvrit les yeux et vit que tout était vert. Il essaya de faire un pas, mais glissa et tomba. Il voulut crier, mais ses lèvres se murent dans le silence et il ne perçut aucun son.
Alors, il reconnut la courbure de cet espace, et l'agitation démente de ces canaux de lumière, veinules immensément agrandies qui couraient sur la paroi de l'œuf. Il se trouvait dans l'œuf. Il avait brisé la coquille et franchi la barrière, et l'œuf à nouveau intact s'était monstrueusement élargi, et l'œuf était devenu l'univers et il était l'unique habitant de cet univers, et il se pouvait que l'œuf n'eût jamais changé de taille, et il se pouvait qu'il eût lui-même décru, sans cesse, en une chute verticale sur la table, et lui-même se trouvait dans l'œuf.
Il agitait toutes ces pensées dans sa tête. Il s'assit sur la paroi de l'œuf, se recroquevilla et entoura sa tête de ses bras. Entre ses doigts, il voyait les zones lumineuses de l'œuf battre monstrueusement, palpiter comme le cœur d'un être vivant.
Il ne se demanda pas longtemps d'où l'œuf venait, ni d'où il tirait son inépuisable énergie.
Car bientôt la Digestion commença.