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Les immigrants - LEIGH BRACKETT

Les immigrants - LEIGH BRACKETT 
  
On a imaginé toutes sortes de raisons pour que les habitants des autres planètes ne prennent pas contact avec nous. Le plus souvent, on a pensé à des raisons de morale : ces êtres supérieurs craindraient que le contact ne nous détruise, en nous donnant un complexe d'infériorité. Mais on peut également imaginer des raisons immorales. Sur notre Terre, les pays hautement civilisés tels que les États-Unis s'entourent de barrières, ce qui provoque une immigration illégale. Des Porto-Ricains sont par exemple débarqués clandestinement aux États-Unis. Existe-t-il une immigration illégale sur la Terre ? C'est le sujet de ce passionnant récit de Leigh Brackett, dont on a lu les romans « La porte vers l'infini » (Fleuve Noir) et « Les hommes stellaires » (Club Satellite), ainsi que dans « Fiction » la nouvelle « L'animal » (n° 30). 
    
Je descendais en courant les pentes de la Montagne aux Daims, dans un nuage, sous l'averse, l'enfant serré dans mes bras. Les éclairs verts luisaient entre les arbres. La Montagne aux Daims n'est pas un lieu épargné de la foudre, mais la foudre devant laquelle je fuyais n'était pas ordinaire. Elle ne venait pas des nuages et elle n'était pas accompagnée de tonnerre. Elle rasait le sol, s'infiltrant dans les fourrés, dans les ravines obstruées de broussailles, dans les creux humides pleins de ronces et de sumac. Ses gros serpents verts et voraces cherchaient une proie. Et cette proie, c'était moi. 
Et avec moi l'enfant qui avait tout déclenché. 
L'enfant leva les yeux sur mon visage, sans cesser de se cramponner à mon veston comme un lémurien tandis que je dévalais la pente. Ses yeux avaient la couleur du cuivre. Ils avaient vu bien des choses depuis deux ans et demi qu'il s'étaient ouverts sur ce monde. Pour l'instant, ils étaient pleins de frayeur, d'une frayeur non pas vague comme il est normal chez un enfant de cet âge, mais raisonnée. Et, de sa voix aiguë et curieusement douce, il demanda : 
— « Pourquoi faut-il qu'ils nous tuent ? » 
— « Laisse-donc, » dis-je, et je m'élançai de plus belle, toujours pourchassé par la foudre verte. 

* * 
C'est Doc Callendar, l'Officier de Santé du Comté, qui avait été à l'origine de mon aventure. Je me nomme Hank Temple et je suis propriétaire, rédacteur en chef, échotier, reporter et homme à tout faire du Newhale News, quotidien de Newhale et de la région montagneuse avoisinante. Doc Callendar, le shérif Ed Betts et moi, sommes de vieux amis qui travaillons ensemble, nous prêtant mutuellement assistance chaque fois que nous le pouvons. C'est ainsi que, par une chaude matinée de juillet, mon téléphone sonna et que je trouvai Doc au bout du fil, l'air un peu ahuri. 
— « Hank ? » fit-il. « Je suis à l'hôpital. Voudriez-vous faire un saut jusqu'ici une minute ? » 
— « Un accident ? » 
— « Non. Je pense simplement que quelque chose pourrait vous intéresser. » 
Doc était circonspect, car tout ce qui se dit au téléphone à Newhale est le secret de Polichinelle. Mais le ton de sa voix suffit à me causer des picotements entre les omoplates. Ce n'était pas du tout sa façon de parler habituelle. 
— « Mais oui, » répondis-je. « Tout de suite. » 
Newhale est le siège du comté. C'est une ville petite et haut perchée. Située sur un haute plateau des Appalaches, elle est formée d'un groupe de vieilles maisons de briques rouges aux vérandas soutenues par de fins piliers de bois et d'autres aux poutres apparentes allant du blanc fraîchement repeint au gris argent patiné, serrées autour du bâtiment trapu du tribunal. Un cours d'eau tumultueux coupe la ville en deux. La tannerie et le moulin sont les principales installations industrielles, avec quelques puits de mine non loin. La ligne de chemin de fer arrive à l'est par une coupure nette dans la crête de Tunkhannock et repart à l'ouest par une coupure aussi nette dans la Colline des Chèvres. Toute la région est dominée par la masse imposante de la Montagne aux Daims, verte sur les crêtes, ombrée de bleu dans les creux, enveloppée le plus souvent dans une ouate de nuages. 
On ne peut s'attendre à faire fortune ni à acquérir la renommée à Newhale, mais il y a d'autres raisons d'y vivre. La jeune fille que je voulais épouser n'était pas parvenue à les comprendre et il est difficile d'expliquer à une femme pourquoi l'on préfère les six pages d'un journal régional dont on est propriétaire au New York Times tout entier si l'on doit y rester simple employé. J'avais dû renoncer à elle et elle avait quitté la ville pour épouser un jeune ambitieux, et chaque fois que je décroche ma canne au lancer ou ma carabine pour aller à la chasse, je me félicite de sa décision. 
L'hôpital est plus grand qu'on ne s'y attendrait, car il dessert une grande partie du comté. Bâti sur un éperon rocheux de la Colline des Chèvres, à bonne distance de la tannerie, c'est un vieux bâtiment auquel on a nouvellement adjoint deux ailes. Je trouvai Doc Callendar dans son bureau, avec Bossert, l'interne de l'hôpital, un garçon intelligent et compétent qui fait honneur à sa profession. Ce matin, Bossert avait l'air décontenancé de quelqu'un qui ne connaît même plus son nom. 
— « Hier, » dit Doc, « une des filles Tate a amené son gosse ici. Je n'étais pas là, j'étais en train d'analyser l'eau des puits, là-haut sur la Crête des Pins. Mais j'avais déjà vu l'enfant. Il est remarquablement beau. » 
— « Et précoce, » ajouta nerveusement Jim Bossert. « Très précoce pour son âge. Physiquement aussi. Coordination excellente et musculature bien développée. Et la couleur de ses cheveux…» 
— « Qu'a-t-elle de particulier ? » demandai-je. 
— « Elle est bizarre. Je ne sais pas. Je l'ai remarquée, puis oubliée. Ce gosse était en aussi piteux état que s'il avait passé dans un moulin à viande. Sa mère me dit que les autres gosses s'étaient ligués pour le battre il y a quelques jours et que, comme il n'allait pas bien depuis, elle avait pensé qu'il valait mieux nous l'amener. C'est une fille qui n'a pas plus de dix-neuf ans. J'ai pris quelques radios… » 
Bossert saisit deux photos sur son bureau et me les tendit. Le tremblement de ses mains était tel que les clichés rigides s'entrechoquèrent avec un bruit grêle. 
— « Je ne voulais pas me fier uniquement à mon propre jugement. J'ai attendu que Callendar puisse voir aussi ces radios. » 
Je tins les photographies à la lumière pour les examiner. Elles montraient une ossature frêle et les contours habituels des organes internes. Ce ni fut qu'après les avoir regardées pendant plusieurs minutes que je commençai à m'apercevoir qu'elles présentaient quelque chose de particulier. Il semblait y avoir trop peu de côtes, l'articulation des jointures paraissait étrange, même à mes yeux de profane, et les organes eux-même, étaient inexplicablement enchevêtrés. 
— « Il a dans le corps des choses que nous ne parvenons pas à identifier, » dit Doc. « Il y a des organes que nous n'avons jamais vus et dont nous n'avons jamais entendu parler jusqu'ici. » 
— « Cependant cet enfant semble normal et en parfait santé, » dit Bossert. « C'est remarquable. Les coups qu'il a reçus auraient dû lui causer de graves lésions. Mais il était simplement endolori. Son corps doit être souple et résistant comme un ressort en acier. » 
Je reposai les radios sur le bureau. 
— « N'a-t-il pas été publié un nombre considérable d'ouvrages sur les anomalies de constitution ? » 
— « Oh ! si, » dit Doc. « Doubles cœurs, estomacs sens dessus dessous, bras, jambes, têtes supplémentaires… presque toutes les distorsions ou variations imaginables. Mais rien de tel que ceci, » Il se pencha et tapota les clichés d'un doigt ferme. « Ceci n'est pas une distorsion de quoi que ce soit C'est quelque chose d'entièrement différent. Et ce n'est pas tout. » 
Il poussa vers moi une lamelle de microscope. 
« Voilà le bouquet, Hank. Un prélèvement de sang. Jim a essayé d'en déterminer le groupe. Moi aussi. Nous n'avons pas pu. Il n'existe pas de groupe sanguin de cette espèce. » 
Je regardai les deux hommes. Leur visage était rouge, leurs yeux brillaient, ils étaient en proie à une agitation que je sentis soudain me gagner. 
— « Un instant, » dis-je. « Vous n'allez tout de même pas me dire…» 
— « Nous sommes en présence de quelque chose, » dit Doc Callendar. « De quelque chose… » Il secoua la tête. Je m'imaginais les rêves qu'elle abritait. Je m'imaginais un Callendar de trois mètres de haut, juché sur un piédestal de revues médicales. Je le voyais sur des estrades, s'adressant à des auditoires captivés, et il me semblait voir les mêmes rêves dans les yeux de Bossert. 
J'avais mes rêves moi aussi. Le Newhale News devenant célèbre du jour au lendemain dans les agences télégraphiques, et un certain Hank Temple s'inclinant avec modestie et dignité pour accepter le Prix Pulitzer des journalistes. 
— « Quelque chose de formidable, » dit doucement Bossert. « Cet enfant est plus qu'un phénomène. Il représente quelque chose de nouveau. Une mutation. Presque une nouvelle espèce. Le groupe sanguin seul…» 
Une idée me vint à l'esprit et j'interrompis Bossert. 
— « Écoutez, » dis-je. « Êtes-vous sûr de ne pas faire erreur ? Comment le sang de l'enfant pourrait-il être si différent de celui de sa mère ? Il y aurait…» Je cherchai le mot. «… incompatibilité. Il ne serait jamais né. » 
— « N'empêche qu'il est né, » dit Doc Callendar avec douceur. « Et n'empêche qu'un tel groupe sanguin n'existe pas. Nous avons fait des analyses et des contre-analyses, ensemble et séparément. Faites-nous la faveur de croire que nous savons de quoi nous parlons, Hank, le sang de l'enfant doit évidemment avoir été compatible avec celui de sa mère. Il est possible que ce soit un sang amélioré du groupe O, universellement compatible. Ce n'est qu'une des nombreuses choses que nous avons à étudier et à évaluer. » 
Il reprit les radios et les regarda avec une expression d'extase dans les yeux. 
J'allumai une autre cigarette. Mes mains tremblaient comme les leurs maintenant. Je me penchai en avant. 
— « Parfait, » dis-je. « Que faisons-nous pour commencer ? » 

* * 
La limousine commerciale de Doc, avec les mots SERVICE SANITAIRE DU COMTÉ peints sur ses flancs, prenait en vrombissant les virages de la route étroite et escarpée. Jim Bossert avait dû rester à l'hôpital, mais j'étais assis à côté de Doc, courbé en avant, le front moite d'une sueur d'impatience. La route contournait l'épaulement de la crête de Tunkhannock. D'épais et sombres bois couvraient les pentes qui s'élevaient à notre droite et celles qui s'enfonçaient à notre gauche. Au nord, la Montagne aux Daims nous masquait le ciel comme un rideau. 
— « Il faudra être prudent, » déclara Doc. « Je connais assez bien ces gens-là. S'ils se mettent dans la tête que nous essayons de leur arracher leurs secrets, nous n'aurons plus jamais l'occasion de jeter un coup d'œil sur le gosse. » 
— « Vous prendrez la direction des opérations, » dis-je. « Et à propos, personne n'a fait mention du père de l'enfant. Il n'en a donc pas ? » 
— « Connaissez-vous les filles Tate ? » 
— « Non. Je n'ai jamais fait que passer par Possum Creek. » 
— « Vous deviez aller vite, » dit Doc en souriant. « Physiologiquement, la réponse est : si, il en a un, mais si c'est du point de vue légal que vous vous placez, je vous demanderai si vous plaisantez. » Il passa en seconde pour franchir un endroit particulièrement bourbeux et raviné, « Non pas que ce soient de mauvaises filles, » ajouta-t-il d'un air réfléchi, « Elles me sont assez sympathiques. Deux sont régulièrement mariées, d'ailleurs. » 
Nous continuâmes à cahoter à travers les chaudes ombres vertes, nous éloignant de plus en plus des grands centres de civilisation tels que Newhale, et finalement, dans un repli de terrain, juste sous la crête de Tunkhannock, nous tombâmes sur quelques maigres bestiaux pâturant, puis sur l'agglomération de Possum Creek. 
Il y avait quatre antiques maisons, échelonnées le long du ruisseau : L'une était une épicerie avec une pompe à essence sur le devant. Deux hommes âgés étaient assis sur les marches du perron. 
Nous continuâmes de rouler. 
— « Les Tate, » expliqua Doc sans se tourner vers moi, « habitent un peu à l'écart du village. » 
Deux nouveaux virages du chemin, qui n'était plus maintenant qu'une piste avec deux ornières, nous amenèrent à une boite aux lettres rurale portant l'inscription : TATE. La maison située un peu en retrait était passablement décrépie, mais il y avait des vitres à la plupart des fenêtres et il ne manquait que la moitié des briques à la cheminée. Le toit de planches, d'un brun rouillé, était rapiécé çà et là avec du papier goudronné. Dans la cour, sur le côté, une femme lavait du linge dans une vieille bassine en fer galvanisé, posée sur un support. Une antenne de télévision était fixée de guingois au pignon de la bâtisse. Une truie et sa portée grognaient dans un étroit enclos en planches tout près de la porte d'entrée de la maison et, un peu plus loin derrière, on apercevait une écurie au faîtage affaissé comme les reins d'une haridelle. Une cabane en carton goudronné et une roulotte délabrée étaient visibles parmi les arbres. Ce devait être là que vivaient les deux filles mariées. Sur la véranda, un vieux bonhomme était assis dans un fauteuil à bascule aussi usé que lui. Il nous regarda et, près de lui, un chien d'âge aussi respectable toutes proportions gardées se leva avec peine et aboya.  
J'ai connu quantité de familles comme les Tate. Elles cultivent assez de maïs pour leurs cochons et leur alambic et font assez de jardinage pour suffire à leurs besoins. Les jeunes gens gagnent le plus clair de leur argent en guidant les chasseurs dans la montagne pendant la saison et les vieux en vendant de l'alcool distillé clandestinement. Ces familles ont maintenant l'électricité et elles peuvent s'offrir le luxe de postes de radio et même de télévision. Les citadins qualifient ces gens de paresseux et d'incapables. En réalité, la vie simple qu'ils mènent leur convient si bien qu'ils répugnent à laisser de durs travaux en gâcher les douceurs.  
Doc fit entrer sa voiture dans la cour et s'arrêta. À l'instant, ce fut comme une explosion de cris de chiens, d'enfants et de grandes personnes. 
— « Le voilà, » me dit Doc, la voix couverte par les clameurs et les claquements de portes. « Le petit maigre aux cheveux roux. Celui qui descend les marches. »  
Je regardai dans cette direction et j'aperçus l'enfant. 
Il était étrange, en effet. Tous les autres membres du clan des Tate avaient des cheveux raides allant du châtain au blond le plus clair ; les siens étaient courts et frisés et je compris ce que Jim Bossert avait voulu dire au sujet de leur couleur. Le rouge avait des reflets d'une autre teinte. Des reflets argentés, eût-on presque dit, dans ce soleil éblouissant. Les Tate avaient les yeux bleus ; les siens étaient de la couleur du cuivre. Les Tate avaient le teint clair sous leur hâle ; lui aussi, mais sa carnation était d'une qualité différente et le hâle ne la nuançait pas de la même façon. 
Les enfants Tate étaient grands et fortement charpentés ; lui était de petite taille. Il évoluait au milieu d'eux comme une gazelle parmi de jeunes chèvres, avec une grâce et une sûreté tout à fait anormales chez un enfant. Il avait la tête étroite et la boîte crânienne très développée. Une sagesse précoce se lisait dans ses yeux graves. Seule la bouche avait une expression vraiment enfantine, où la douceur s'alliait à la timidité. 
Nous descendîmes de voiture. Les gosses – ils étaient une douzaine, à un ou deux près – s'immobilisèrent tous comme sur un signal et se plongèrent dans la contemplation de leurs pieds nus. La femme abandonna sa bassine pour s'approcher de nous en essuyant ses mains sur sa jupe. Plusieurs autres membres de la famille sortirent de la maison. 
Le petit garçon restait au pied des marches. Sa main était maintenant dans celle d'une fille qui, à en juger par la description de Bossert, devait être sa mère. Âgée de dix-neuf ans ou guère plus, les traits fins, la poitrine bien faite, les hanches développées, elle portait des blue-jeans et une chemise de garçon et avait les pieds nus dans des sandales. Une masse de cheveux blonds lui retombait dans le dos. 
Doc leur adressa la parole à tous, me présentant comme un ami de la ville. Ils se montrèrent courtois, mais réservés. 
— « Je voudrais parler à Sally, » dit Doc. 
Nous nous approchâmes des marches. Je m'efforçais de ne pas regarder l'enfant, de crainte d'être trahi par la lueur de curiosité qui devait briller dans mes yeux. Doc faisait montre de tant de cordialité et d'aisance que j'en étais gêné. Je sentis un curieux petit chatouillement me parcourir la peau au moment où je m'approchai de l'enfant. Cela était dû en partie à l'énervement, en partie au sentiment que j'avais là un être différent de moi, un être d'une autre espèce. Il avait sur le front une meurtrissure sombre et je me souvins que les autres l'avaient battu. Cette dissemblance était-elle la raison de leur haine ? La percevaient-ils sans avoir besoin de prélèvements sanguins ni de rayons X ? 
Un mutant. Mot étrange. Chose étrange à rencontrer ici sur ces hauteurs familières. L'enfant me regarda avec de grands yeux et malgré le soleil de juillet je me sentis froid dans le dos. 
Doc parlait à Sally qui lui souriait. Elle avait un sourire honnête et doux. Sa bouche était large et bien dessinée, franchement sensuelle, mais sans qu'elle fît rien pour cela. Elle avait de grands yeux bleus et, sous le hâle, ses joues étaient colorées d'une saine rougeur. Elle était aussi peu sophistiquée et aussi attirante qu'une fraîche prairie en été. Je me demandai par quel étrange caprice de la génétique elle était devenue la source d'une race entièrement nouvelle. 
— « Est-ce le petit garçon que vous avez amené à l'hôpital ? » demanda Doc. 
— « Oui, » dit-elle. « Mais il va mieux maintenant. » 
Doc se pencha pour parler à l'enfant. 
— « Bravo, » dit-il. « Et comment vous appelez-vous, jeune homme ? » 
— « Je m'appelle Billy, » répondit-il, d'une voix douce et bien timbrée dans laquelle semblait tinter le son grave de cloches lointaines, « Billy Tate. » 
La femme qui avait quitté sa lessive dit, avec un dégoût qu'elle ne cherchait pas à dissimuler : 
— « Il est tout ce qu'on voudra, mais pas un Tate. » 
Elle nous avait été présentée comme Mrs. Tate et elle était évidemment la mère et la grand-mère de cette nombreuse progéniture. Elle avait perdu presque toutes ses dents et ses cheveux blonds grisonnants se dressaient en broussaille tout autour de sa tête. Doc feignit de ne pas l'avoir entendue. 
— « Comment ça va, Billy Tate ? » demanda-t-il. « Et d'où tenons-nous ces beaux cheveux roux ? » 
— « De son père, » dit sèchement Mrs. Tate. « Pareil que pour sa façon de se faufiler partout sans bruit et de vous regarder avec ses yeux jaunes de mauvais chien. Je vous en prie, docteur, si vous voyez un homme qui ressemble à ce gosse, dites-lui de revenir chercher son bien ! » 
À ce moment, comme un contrepoint banal, mais convenant parfaitement à ses paroles, le tonnerre gronda sur la cime nuageuse de la Montagne aux Daims, semblable au rire sarcastique d'une divinité. 
Sally se pencha brusquement et prit l'enfant dans ses bras… 
Le grondement alla en s'évanouissant dans l'air surchauffé. Nous nous regardâmes Doc et moi, tandis que Sally Tate hurlait à sa mère : 
— « Ferme-la ! Je te défends de dire du mal de mon petit. » 
— « C'est pas une façon de parler à maman, » dit une des filles plus âgées. « D'ailleurs elle a raison ? » 
— « Oh ! » s'exclama Sally. « Tu crois ça, hein ? » Elle se tourna vers Doc, les joues toutes pâles maintenant, les yeux étincelants. « Elles excitent leurs gosses contre mon petit, docteur, et vous savez pourquoi ? Parce qu'elles sont jalouses. Elles crèvent de jalousie parce qu'elles ont toutes de gros patauds de gosses qui ne savent que goinfrer et de gros lourdauds d'hommes qui les traitent comme si elles n'étaient rien d'autre que des truies pour la reproduction. » 
Elle avait atteint si rapidement le comble de la fureur qu'on pouvait en déduire que ces querelles duraient depuis longtemps, probablement depuis la naissance de l'enfant. 
Peut-être remontaient-elles même encore plus loin, à en juger par ce qu'elle ajouta. 
— « Jalouses, » dit-elle à ses sœurs avec une grimace qui découvrit ses dents, « Vous étiez toutes à tourner autour de lui, mais c'est moi qu'il a emmenée dans le foin. Moi. Et si jamais il revient, il pourra m'avoir encore, aussi souvent qu'il voudra. Et je ne tolérerai pas qu'on dise du mal de lui ou de mon enfant ! »  
J'entendais tout cela. Je le comprenais aussi. Mais sans que mon esprit fût entièrement accaparé. Car il était occupé ailleurs, à un sujet auquel il n'aurait pas voulu s'attaquer, mais dont il ne parvenait pas à s'écarter. 
Ce fut Doc qui formula ma pensée. 
— « Vous êtes d'avis, » dit-il sans s'adresser à personne en particulier, « que cet enfant ressemble à son père ? » 
— « C'est son portrait tout craché, » dit Sally avec tendresse, en posant les lèvres sur les boucles rouges aux étranges reflets d'argent, « Pour sûr que je voudrais revoir cet homme ; je me moque pas mal de ce qu'elles peuvent dire. Vous pouvez me croire, docteur, il était beau. » 
— « Est beau qui ne fait pas le mal, » dit Mrs. Tate. « C'était un propre à rien, et je m'en suis rendu compte dès que je l'ai vu…» 
— « Allons, maman, » dit Mr. Tate, « il aurait fait de toi ce qu'il aurait voulu, avec ses belles manières. » Il se tourna en riant vers Doc Callendar. « C'est elle qui serait allée dans le foin avec lui s'il le lui avait demandé, c'est un fait. Pas vrai, Harry ? » 
Harry opina et tous se mirent à rire. 
Mrs. Tate était furieuse. 
— « Vous feriez bien mieux, vous les hommes, » dit-elle, « de vous occuper de retrouver son père pour le forcer à nourrir son gosse, plutôt que de faire des plaisanteries ridicules devant des étrangers. » 
— « Après tout, tu n'as peut-être pas tort, » dit Mr. Tate. « Il vaut mieux qu'on ne lave pas notre linge sale devant des gens que ça ne regarde pas. » Puis, se tournant vers Doc avec politesse : « Vous aviez sans doute une raison pour venir nous voir. Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous ? » 
— « Euh… » fit Doc qui ne savait que répondre. « Tout le portrait de son père, vous dites. » 
Mais il en est ainsi, pensai-je, comment peut-il être un mutant ? Un mutant c'est quelque chose de nouveau, de différent, d'étranger à la souche familiale. S'il a hérité l'apparence extérieure de son père, conformation et couleur des cheveux, il est probable que le groupe sanguin et les organes internes… 
Le tonnerre gronda de nouveau sur la Montagne aux Daims. Et j'achevai intérieurement : Alors, c'est que son père est aussi un mutant.  
Mais Doc demandait : 
— « Qui était cet homme, Sally ? Je connais à peu près tout le monde dans ces montagnes, mais je n'ai jamais vu personne qui réponde à cette description. » 
— « Il s'appelait Bill, » dit-elle, « comme le petit. Son nom de famille était Jones. En tout cas, c'est ce qu'il m'a dit. »  
— « Il a menti, » dit Mrs. Tate. « Il ne s'appelait pas plus Jones que moi. On l'a appris par la suite. » 
— « Comment se fait-il qu'il soit venu ici ? » demanda Doc. « De quel endroit a-t-il dit qu'il était ? » 
— « Il est venu ici, » répondit Mrs. Tate, « avec une camionnette d'un magasin d'électricité, un nom comme Grover, de Newhale. Il a dit que la maison venait d'ouvrir et qu'il faisait une tournée pour voir les postes de télévision des environs et qu'il offrait de faire une révision gratuite du moment qu'il n'y aurait pas pour plus de cinq dollars de fournitures, juste pour faire connaître la maison. Alors je l'ai laissé regarder le nôtre et il l'a tripoté pendant au moins une heure sans que ça me coûte un cent. Sans compter que le poste a rudement bien marché depuis. Ç'aurait été tout, je pense, si Sally n'avait pas été tout le temps dans ses jambes et s'il ne l'avait pas trouvée à son goût. Il est revenu, une fois, plusieurs fois, et vous voyez ce qui est arrivé. » 
— « Il n'y a pas de magasin Grover à Newhale, » dis-je. « Il n'y en a jamais eu. » 
— « C'est ce qu'on a découvert, » dit Mrs. Tate. « Quand on a vu qu'elle était enceinte, on a essayé de trouver ce Mr. Jones, mais il semble qu'il nous ait raconté un tas de mensonges. » 
— « Il m'a dit d'où il venait, » dit Sally d'un ton rêveur. 
— « D'où cela ? » questionna Doc avec vivacité. 
Contorsionnant sa bouche pour former les sons étrangers, Sally répondit : 
— « De Hrylliannu. » 
— « Où diable est-ce que ça perche ? » fit Doc en écarquillant les yeux. 
— « Ça n'existe pas, » dit Mrs. Tate. « Même le maître d'école n'a pas pu trouver le nom dans un atlas. C'est encore un de ses mensonges. » 
Mais Sally murmura de nouveau : 
— « Hrylliannu. Comme il le disait, ça paraissait le plus beau pays du monde. » 
Au-dessus de la Montagne aux Daims, le nuage d'orage s'étendait. Ses bords obscurcirent le soleil. Des éclairs jaillirent, déchirant le ciel, et le tonnerre gronda. 
— « Puis-je jeter un coup d'œil à votre poste de télévision ? » demandai-je. 
— « Ma foi… je pense que oui, » dit Mrs. Tate « Mais n'allez pas me le détraquer. Que ce soit un dégoûtant, ça se peut, mais pour ce qui est de la télé, il nous l'a bien arrangée. »  
— « Je ne vais pas vous l'abîmer, » dis-je. 
Je montai les marches affaissées, passai devant le vieillard et son vieux chien impotent et entrai dans le living-room plein d'un indescriptible fouillis. Le plancher était disjoint, les ressorts sortaient du divan et, selon toute apparence, six enfants devaient dormir dans le vieux lit de cuivre qui se trouvait dans un coin. Le poste de télévision pouvait avoir dans les quatre ans, mais il était du modèle le meilleur et le plus important fabriqué cette année-là. Il formait, à l'extrémité de la pièce, une sorte d'autel recouvert d'un morceau d'étoffe rouge. 
J'enlevai la paroi arrière et regardai à l'intérieur. Je ne sais ce que je m'attendais à y voir. Il me semblait bizarre qu'un homme se fût donné le mal de maquiller un camion et de trafiquer un poste de télévision sans but bien défini. Et il était évident qu'il en avait eu un. Je ne comprenais pas ce que je voyais, mais, même pour un non-spécialiste, il était évident que Mr. Jones avait modifié de façon tout à fait remarquable le câblage à l'intérieur. 
Une pièce totalement inconnue était fixée sur le côté de la caisse, un petit dispositif guère plus gros que mes deux ongles de pouce. 
Je replaçai le panneau arrière et mis le poste en marche. Comme l'avait dit Mrs. Tate, il fonctionnait parfaitement. Mieux qu'il ne l'aurait dû normalement. Je me dis que Mr. Jones avait fait le nécessaire pour cela, afin qu'il n'y eût pas à faire venir d'autre réparateur. Pour une raison ou une autre, pensai-je, ce dispositif était important pour Mr. Jones. 
Je me demandai alors combien d'autres pièces semblables il avait fixées dans les téléviseurs de la région et quelle était leur utilité. 
J'éteignis le poste et sortis. Doc était encore en train de parler avec Sally. 
— «… quelques autres analyses qu'il veut faire, » l'entendis-je lui dire. « Je peux vous y emmener tout de suite, vous et Billy. » 
Sally paraissait hésitante. Elle allait répondre lorsque la décision fut prise pour elle. L'enfant se mit à crier furieusement : « Non ! Non ! » et, avec l'énergie frénétique d'un jeune animal, il s'arracha aux bras de sa mère, se laissa choir sur le sol et s'échappa dans les buissons si rapidement que personne n'eut la possibilité de l'empoigner au passage. 
Sally sourit. 
— « Toutes ces machines brillantes et ces drôles d'odeurs l'ont effrayé, » dit-elle. « Il ne veut pas y retourner. Il n'a rien de cassé, n'est-ce pas ? L'autre docteur a dit qu'il allait bien. » 
— « Non, » dit Doc comme à regret « C'est simplement quelque chose dans les radios qu'il voulait vérifier. Cela pourrait avoir de l'importance plus tard. Écoutez, Sally, vous parlerez au petit et je repasserai dans un jour ou deux. » 
— « Eh bien, c'est entendu, » dit-elle. 
Doc hésita, puis dit : 
— « Voulez-vous que je demande au shérif d'essayer de retrouver cet homme ? Si cet enfant est à lui, il serait normal qu'il paie pour subvenir à ses besoins. » 
Elle fixa sur Doc un regard grave. 
— « J'ai toujours pensé que s'il savait qu'il y a cet enfant peut-être que…» 
Mrs. Tate ne lui laissa pas le temps d'achever. 
— « Oui, c'est ça, » dit-elle. « Parlez-en au shérif. Il est temps que quelqu'un fasse quelque chose, avant que ce gamin soit devenu un homme lui-même. » 
— « C'est bon, » dit Doc. « On peut essayer. » 
Il jeta un dernier regard perplexe vers les taillis où l'enfant avait disparu, puis nous prîmes congé, montâmes en voiture et démarrâmes. Le ciel était sombre au-dessus de nos têtes maintenant, et l'air était lourd de l'odeur de la pluie. 
— « Qu'est-ce que vous en dites ? » demandai-je au bout d'un moment. 
Doc secoua la tête. 
— « Du diable si j'y comprends quelque chose. Apparemment les caractéristiques externes correspondent. S'il en est de même des autres…» 
— « Alors le père doit être un mutant lui aussi. Nous ne faisons que repousser le problème d'une génération. » 
— « C'est l'explication la plus simple, » dit Doc. 
— « Y en a-t-il une autre ? » 
Doc ne répondit pas à ma question. Nous traversâmes Possum Creek et il se mit à pleuvoir. 
— « Et ce poste de télévision ? » demanda-t-il. 
Je lui dis ce que j'avais constaté. 
— « Mais il faudrait le faire examiner par Jud ou par un des ouvriers du magasin d'électricité de Newhale pour savoir ce que c'est. » 
— « Tout cela est louche, » dit Doc. « Terriblement louche. » 
La foudre tomba si près de nous et si inopinément que je n'eus conscience que d'une grande lueur d'un vert livide. Doc poussa un rugissement. La voiture dérapa sur le chemin qu'une fine pellicule de boue recouvrait maintenant, et je vis les arbres se précipiter vers nous, leurs cimes courbées par un vent soudain, si bien qu'ils semblaient littéralement faire des bonds en avant. Il n'y avait pas de tonnerre. Je ne sais pourquoi c'est une chose dont je me souviens. La limousine commerciale fit un tête-à-queue et se jeta contre un arbre. La portière s'ouvrit et je fus projeté au-dehors. Ma chute fut amortie par un enchevêtrement de branches mouillées qui me lacérèrent au passage et je touchai le sol fortement incliné. Je continuai à tomber le long de la pente, jusqu'à ce qu'une excavation vînt rompre mon élan et me retînt. Je restai à terre, étourdi, et levai la tête pour regarder la voiture suspendue maintenant juste au-dessus de moi. Je vis les jambes de Doc en émerger par la portière ouverte. Il était indemne. Il se laissa glisser au sol. Et c'est alors que la foudre tomba de nouveau. 
Elle absorba la voiture, les arbres et Doc dans une boule de feu vert et quand la boule eut passé les arbres étaient roussis, la peinture était cloquée sur la voiture endommagée et Doc descendait la pente en roulant sur lui-même, très doucement, comme s'il était fatigué et prenait tout son temps. Il vint s'immobiliser à moins d'un mètre de moi. Le feu couvait dans ses cheveux et ses vêtement, mais il ne s'en souciait pas. Il n'avait plus à se soucier de rien. Et pour la seconde fois, il n'y avait pas eu de coup de tonnerre lorsque la foudre avait frappé. 
La pluie se mit à tomber sur Doc en lourdes nappes et éteignit le feu qui fumait encore. 

* * 
— « La première fois, elle a manqué sa proie, » dis-je. « De justesse. La seconde fois elle l'a eue. Si je n'avais pas été projeté loin de la voiture, je serais mort moi aussi. Et il n'y a pas eu de coup de tonnerre. » 
Jim Bossert venait de s'occuper du corps de Doc Callendar. Il avait l'air dégoûté et abattu. Je poussai la bouteille vers lui et il but une gorgée, puis alluma une cigarette et resta assis, nerveux et tremblant. 
— « C'est la foudre, » dit-il. « Aucun doute n'est permis. » 
Et Betts, le shérif, dit : 
— « Hank veut y voir quelque chose de suspect. » 
Bossert secoua négativement la tête en me regardant. 
— « C'est la foudre, » dit-il. 
— « Ou une forte décharge électrique, » objectai-je. « Cela revient au même, n'est-ce pas ? » 
— « Mais vous l'avez vue tomber, Hank. » 
— « Oui. Par deux fois, » dis-je. 
Nous étions à l'hôpital, dans le bureau de Bossert. Il était tard dans l'après-midi et l'heure du dîner approchait. Je saisis de nouveau la bouteille et Ed dit calmement : 
— « La foudre a de ces caprices. Malgré le vieux dicton qui veut qu'elle ne frappe jamais deux fois au même endroit. » 
— « Vous étiez dans le cirage, » dit Bossert. « Le premier choc vous avait étourdi. » 
— « C'était vert, » dis-je. 
— « Les globes de feu le sont souvent. » 
— « Mais pas la foudre. » 
— « Phénomène atmosphérique, » dit Ed, qui se tourna vers Jim Bossert avant d'ajouter : « Donnez-lui quelque chose et renvoyez-le chez lui. » 
Bossert fit oui de la tête et se leva, mais je dis : 
— « Non. Il faut que j'écrive un papier sur Doc pour le journal de demain. À bientôt. » 
Je n'avais pas envie de bavarder plus longtemps. Je sortis, montai dans ma voiture et rentrai en ville. Je me sentais tout drôle. Le corps vide, frigorifié, le cerveau enveloppé d'une brume qui m'empêchait de voir ou de penser clairement. Je m'arrêtai à l'épicerie pour y acheter une autre bouteille qui me permettrait de passer la nuit. 
J'étais mal à l'aise, j'avais besoin de chaleur et je pensais aux éclairs verts et silencieux, à de petits instruments qui n'avaient rien à faire dans un poste de télévision et au visage grave d'un enfant qui n'était pas tout à fait humain. La visage s'estompa et fut remplacé par celui d'un homme. Un homme qui venait de Hrylliannu. 
Je rentrai chez moi, dans la vieille maison que j'habite seul. J'écrivis mon article sur Doc et quand j'eus terminé il faisait nuit et la bouteille était presque vide. J'allai me coucher. 
Je rêvai que Doc Callendar m'appelait au téléphone et qu'il me disait : 
— « Je l'ai trouvé, mais il faut vous dépêcher. » 
Et je répondais : 
— « Mais vous êtes mort Ne m'appelez pas, Doc, je vous en prie. » 
Mais le téléphone ne cessait de sonner et à un moment donné je me réveillai à demi et le trouvai sonnant en réalité. Il était deux heures trois quarts du matin. 
C'était Ed Betts. 
— « Il y a le feu là-haut à l'hôpital, Hank. J'ai cru bon de vous prévenir. C'est dans l'aile sud. J'y file. » 
Il raccrocha et je commençai à passer des vêtements sur le mannequin de plomb qui était mon corps. L'aile sud, pensai-je, tandis que les sirènes mugissaient sur la route de la Colline des Chèvres. L'aile sud. C'est là que sont les services radiographiques. Là que les radios des organes de l'enfant sont classées. 
Quelle curieuse coïncidence, pensai-je. 
Je suivis les sirènes qui montaient vers l'hôpital, à travers la nuit claire et froide où un quartier de lune jetait une lueur argentée sur les crêtes tandis que la Montagne aux Daims se dressait, calme et sereine, sur le fond du ciel étoilé, comme un géant plongé dans ses pensées. 
L'aile sud de l'hôpital flambait comme une torche, projetant dans la nuit une belle lueur orangée. 
Je quittai la route et garai ma voiture assez loin en dessous du centre de l'agitation pour monter à pied le reste du chemin. On évacuait les malades du bâtiment principal. Des gens couraient avec des objets dans leurs mains. Les pompiers criaient et luttaient avec leurs lances dont les jets dessinaient des arcs au-dessus des flammes. Je ne croyais pas qu'ils sauveraient l'aile sud. Je pensais que ce serait déjà beau s'ils sauvaient l'hôpital. 
Une autre voiture de pompiers arrivait derrière moi sur la route dans un vacarme de sirène et de cloche. Je m'écartai davantage sur le bas-côté, et comme je baissais les yeux pour m'assurer de l'endroit où poser les pieds, un mouvement furtif sur la pente, à environ trois mètres en dessous de moi, attira mon regard. Confusément, dans la lueur réfléchie de l'incendie, j'aperçus la jeune fille. 
Elle était mince et légère comme une gazelle et se glissait furtivement parmi les arbres. Ses cheveux étaient courts et bouclés. Dans cette lumière, ils étaient simplement foncés, mais je savais qu'ils seraient rouges au soleil, avec des reflets argentés. Elle me vit ou m'entendit et, surprise, s'arrêta une seconde ou deux, levant la tête vers moi. Ses yeux, pareils à ceux d'un animal, étranges dans l'ovale pâle de son visage, luisaient comme deux étincelles cuivrées. Elle me tourna le dos et s'enfuit. 
Je m'élançai à sa poursuite. Elle courait vite et je n'étais pas dans une forme brillante. Mais je pensais à Doc. 
Je la rattrapai. 
Il faisait sombre autour de nous sous les arbres, mais la lueur de l'incendie et celle de la lune éclairaient la clairière où nous nous trouvions. La jeune fille n'opposa pas de résistance. Elle se retourna pour me faire face avec légèreté et raideur à la fois, s'écartant de moi autant qu'elle le pouvait, les bras pris dans mes mains comme dans un étau. 
— « Que me voulez-vous ? » demanda-t-elle d'une petite voix haletante marquée d'un léger accent et douce comme un chant d'oiseau. « Lâchez-moi. » 
— « Quel est votre lien de parenté avec l'enfant ? » dis-je. 
Ces mots la surprirent. Je vis ses yeux s'agrandir, mais elle détourna aussitôt la tête et regarda vers l'obscurité des arbres. 
— « Je vous en prie, laissez-moi partir, » dit-elle, et je pensai qu'une peur nouvelle venait de la saisir. 
Je la secouai, sentant ses bras frêles dans mes mains, désirant les briser, désirant la torturer à cause de Doc. 
— « Comment Doc a-t-il été tué ? » lui demandai-je. « Dites-le-moi. Qui a fait cela, et comment ? » 
Elle me regarda fixement. 
— « Doc ? » répéta-t-elle. « Je ne comprends pas. » Elle commença à se débattre. « Laissez-moi ! Vous me faites mal. » 
— « La foudre verte, » dis-je. « Ce matin, elle a tué un homme. Mon ami. Je veux savoir ce que c'est. » 
— « Tué ? » murmura-t-elle. « Oh ! non. Personne n'a été tué. » 
— « Et c'est vous qui avez mis le feu à l'hôpital, n'est-ce pas ? Pourquoi ? Pourquoi ces radios étaient-elles une si grave menace pour vous ? Qui êtes-vous ? Où…» 
— « Chut ! » fit-elle, « Écoutez. » 
J'écoutai. Dans la pente, des bruits légers, furtifs, se rapprochaient de nous. 
— « Ils me cherchent, » chuchota-t-elle. « De grâce, laissez-moi partir. Pour ce qui est de votre ami, je ne sais rien, et quant au feu, il était… nécessaire. Je ne veux de mal à personne, et s'il vous trouvent comme cela…»  
Je l'entraînai de force dans l'ombre, sous les arbres. Il y avait là un vieil érable au tronc noueux. Nous nous tînmes derrière. J'avais maintenant mon bras autour de sa taille, sa tête appuyée contre mon épaule. Ma main droite était sur sa bouche. 
— « D'où venez-vous ? » lui demandai-je, tout contre son oreille. « Où est Hrylliannu ? » 
Elle se raidit. Elle avait un joli corps qui n'était pas sans rappeler par certains côtés celui de l'enfant, d'une structure délicate, mais fort et remarquablement proportionné. Mais par d'autres côtés, je puis affirmer qu'il n'avait rien d'un corps de garçon. Je voyais en elle une ennemie, mais il était impossible de ne pas penser qu'elle n'en était pas moins une femme. 
— « Où avez-vous entendu ce nom ? » demanda-t-elle, sa voix à demi étouffée par ma main. 
— « Peu importe, » dis-je. « Répondez-moi. » 
Elle s'y refusa. 
— « Où habitez-vous ? Quelque part près d'ici ? » 
Elle se contenta de se débattre pour m'échapper. 
— « C'est bien, » dis-je. « Nous partons. Nous remontons à l'hôpital. Le shérif veut vous voir. » 
Je commençai à l'entraîner pour monter la pente, mais à cet instant même deux hommes parurent dans la clairière. 
L'un était mince et avait les cheveux frisés de cette façon particulière que je commençais à connaître. Il paraissait agréablement énervé, stimulé, comme par un jeu auquel il eût pris plaisir. Ses yeux se portèrent sur la lueur du brasier et se mirent à briller d'un étrange éclat, comme avaient fait ceux de la fille. 
L'autre individu était un homme à l'aspect parfaitement ordinaire. Il était brun, grand et puissamment bâti et son pantalon kaki faisait des plis sous son ventre. L'expression de son visage n'était ni surexcitée ni aimable. On voyait que, pour lui, il ne s'agissait pas d'un jeu. Il tenait un gros pistolet automatique et je pensai qu'il était tout disposé à en faire usage. 
Cet homme me faisait peur. 
— «… envoyer une fille, quelle idée ! » disait-il. 
— « Tu as des préjugés, » répliqua l'homme aux cheveux frisés. « Elle était la seule personne à envoyer. » Il fit un geste en direction des flammes. 
« Comment peux-tu en douter ? » 
— « Elle s'est fait prendre. » 
— « Pas Vadi. » Il se mit à appeler doucement : « Vadi ? Vadi ! » 
Les lèvres de la jeune fille remuèrent sous ma main. Je me penchai pour écouter et elle me dit, dans un murmure à peine perceptible : 
— « Si vous tenez à la vie, laissez-moi les rejoindre. » 
Le grand brun dit d'une voix farouche : 
— « Elle s'est fait prendre. Nous ferions bien de faire quelque chose, et sans traîner. » 
Il se mit à traverser la clairière. 
— « S'il vous plaît ! » murmura la jeune fille. 
L'homme aux cheveux bruns approchait avec son gros revolver et celui aux cheveux frisés le suivait, de l'allure aisée et souple d'un chat à l'affût. Si j'entraînais la fille, ils ne pouvaient manquer de m'entendre. Si je restais où j'étais, ils venaient droit sur moi. D'une manière ou de l'autre, pensai-je, j'avais les plus fortes chances d'aller rejoindre Doc sur le marbre. 
Je rendis la liberté à la jeune fille. 
Elle courut à eux. Je restai rigide et immobile derrière l'érable, m'attendant à ce qu'elle se retournât et dît le mot qui me livrerait. 
Elle ne se retourna pas et elle ne dit pas le mot. L'homme aux cheveux frisés lui passa ses bras autour de la taille et ils parlèrent avec rapidité pendant peut-être une demi-minute, et je l'entendis dire à l'homme que si elle avait attendu, c'était uniquement pour être sûre qu'on ne viendrait pas trop vite à bout de l'incendie. Puis ils tournèrent les talons tous les trois et disparurent d'un pas vif dans l'obscurité du bois. 
Je restai une minute sans bouger, respirant fort et m'efforçant de réfléchir. Puis je partis à la recherche du shérif. 
Le temps que je trouve Ed Betts, il était évidemment trop tard. Il envoya néanmoins une voiture, mais celle-ci parcourut la route sans découvrir personne répondant à la description que j'avais donnée. 
Ed me regarda attentivement aux dernières lueurs de l'incendie enfin maîtrisé. 
— « Ne vous formalisez pas si je vous pose cette question, Hank, » me dit-il, « mais êtes-vous vraiment sûr d'avoir vu ces gens ? » 
— « J'en suis sûr, » dis-je. En fermant les yeux et en me concentrant, je pouvais encore sentir le corps de la jeune fille dans mes bras. « Elle s'appelait Vadi. Maintenant, je voudrais parler à Croft. » 
Croft était le capitaine des pompiers. Je regardai ses hommes déverser de l'eau sur ce qui restait de l'aile gauche, c'est-à-dire guère plus qu'un tas de cendres chaudes avec quelques pans de mur autour. Jim Bossert nous rejoignit. Il était sale et paraissait épuisé au point de ne même plus pouvoir blasphémer. Il se lamentait simplement sur la perte de son beau matériel de radiographie et de tous ses dossiers. 
— « J'ai vu la fille qui a fait cela, » dis-je. « Ed ne veut pas me croire. » 
— « La fille ? » dit Bossert, écarquillant les yeux. 
— « Oui. Une spécialiste de ces sortes de choses, apparemment. » Je me demandai ce que l'homme aux cheveux frisés était pour elle. « Y a-t-il des blessés ? » 
— « Par la grâce de Dieu, non, » dit Bossert. 
— « Comment le feu a-t-il pris ? » 
— « Je l'ignore. Je me suis réveillé tout à coup et chaque fenêtre de l'aile sud crachait des flammes comme un volcan. » 
Je regardai Ed qui dit, avec un haussement d'épaules : 
— « Ç'aurait pu être un court-circuit dans ce matériel à haute tension. » 
— « Quelle sorte de fille ? » dit Bossert. « Une folle ? » 
— « Une fille du même genre que l'enfant. Il y avait un homme avec elle, peut-être le père de l'enfant, je ne sais pas. La troisième personne était un homme, c'est tout. Un type à mine patibulaire avec un revolver. La fille a dit que l'incendie était nécessaire. » 
— « Tout ça pour détruire quelques clichés ? » 
— « Ils doivent être importants pour eux, » dis-je. « Ils ont déjà tué Doc. Ils ont essayé de me tuer. Qu'est-ce qu'un incendie ? » 
Ed Betts poussa un juron, le visage tordu en une grimace à la fois incrédule et soucieuse. Croft arriva à ce moment-là et Ed lui demanda : 
— « Quelle est la cause de l'incendie ? » 
Croft secoua la tête. 
— « Trop tôt pour le dire. Il faut attendre de pouvoir faire une enquête. Mais je vous parie ce que vous voudrez qu'il a été causé par des produits chimiques. » 
— « Malveillance ? » 
— « C'est possible, » dit Croft, qui s'éloigna sur ces mots. 
Je regardai le ciel. Le jour pointait presque ; c'était l'heure où le ciel n'est ni sombre ni clair et où les montagnes paraissent découpées dans du carton noir, sans perspective. 
— « Je vais jusque chez les Tate, » dis-je. « Je suis inquiet pour le gosse. » 
— « D'accord, » dit vivement Ed. « Je vous accompagne. Dans ma voiture. Nous nous arrêterons en ville pour prendre Jud. Je veux qu'il voie cette télé. » 
— « Au diable, Jud ! » m'écriai-je. « Je suis pressé. » 
Je venais de sentir que je n'avais pas un instant à perdre. J'avais terriblement peur pour cet enfant au visage grave qui, sans aucun doute, était inconsciemment la clé d'un secret assez important pour justifier un incendie volontaire et l'assassinat de ceux qui le détenaient. 
Ed m'emboîta le pas et me fit monter pratiquement de force dans sa voiture sur laquelle étaient peints les mots : SHERIF DU COMTÉ. Je pensai à la limousine commerciale de Doc avec son inscription : SERVICE SANITAIRE DU COMTÉ et cela me parut de mauvais augure, mais qu'y faire ? 
Je ne pouvais rien faire non plus pour empêcher Ed de s'arrêter chez Jud Spofford. Ed entra chez lui et le sortit du lit non sans avoir pris la précaution d'emporter les clés de sa voiture. Je restai donc à fumer tout en contemplant la crête de Tunkhannock qui commençait à prendre une légère teinte dorée tandis que le soleil se levait. Enfin Jud apparut en grommelant et s'installa sur le siège arrière. C'était un grand jeune homme maigre. Il avait revêtu une salopette bleue avec les mots Newhale Électro-Ménager, S.A., brodés en rouge sur la poche. Sa jeune femme vint sur le pas de la porte pour le regarder partir, tenant sa robe de chambre rose croisée sur sa poitrine. 
Nous commençâmes à monter la côte de Tunkhannock. Un nuage de fumée noire planait encore sur l'hôpital au sommet de la Colline des Chèvres. Au-dessus de la Montagne aux Daims, le ciel était clair et lumineux. 

* * 
Sally Tate et son fils étaient déjà partis. 
Mrs. Tate nous en informa tandis que nous étions assis sur le divan au matelas fatigué dans le living-room et que le vieux chien obèse nous regardait à travers la porte en toile métallique. Les sœurs de Sally, ou du moins quelques-unes d'entre elles, nous écoutaient de la cuisine. 
— « Je n'ai jamais eu une surprise pareille de ma vie, » dit Mrs. Tate. « Pa venait d'aller à l'écurie avec Harry et J.P. – c'est les maris de mes deux filles les plus âgées. On lavait la vaisselle, les filles et moi, après le petit déjeuner, quand j'ai entendu cette auto arriver. C'était lui. Je suis sortie sur le perron… » 
— « Quelle sorte d'auto ? » demanda Ed. 
— « La même camionnette que la première fois, seulement le nom avait été recouvert de peinture. Elle était peinte en une espèce de bleu sale, « Eh bien, » que je lui dis, « j'avais perdu l'espoir de vous revoir un jour par ici ! » que je lui dis. Et alors il me dit… »  
Ces explications ramenées à de justes proportions, il en résultait que l'homme prétendait avoir toujours eu l'intention de revenir chercher Sally et que s'il avait connu l'existence de l'enfant il serait venu beaucoup plus tôt. Il s'était absenté pour affaires, avait-il dit, et venait juste de rentrer pour apprendre que Sally avait emmené l'enfant à l'hôpital et c'est alors qu'il avait compris qu'il devait s'agir de son fils. Il était venu à la maison et Sally avait couru se jeter dans ses bras, le visage rayonnant. Puis ils étaient allés ensemble voir l'enfant. Bill Jones l'avait caressé et appelé « mon fils », et l'enfant l'avait considéré d'un air endormi et sans affection. 
— « Ils ont parlé un moment en tête à tête, » dit Mrs. Tate, « et puis Sally est venue me dire qu'il allait l'emmener et l'épouser et reconnaître l'enfant et elle m'a demandé si je voulais l'aider à faire ses paquets. C'est ce que j'ai fait et ils sont partis tous les trois ensemble. Sally n'a pas pu dire quand elle reviendrait. » 
Elle secoua la tête et lissa ses cheveux de ses doigts noueux. 
— « Je ne sais pas, » dit-elle, « Je ne sais pas ce que je dois penser. » 
— « Quoi ? » demandai-je. « Y a-t-il donc quelque chose qui ne va pas ? » Pour moi cela ne faisait aucun doute, mais je voulais le lui entendre dire. 
— « Rien qui saute vraiment aux yeux, » dit-elle. « Et Sally était si heureuse. Elle en aurait éclaté de joie. Et lui a été vraiment gentil, vraiment poli avec moi et avec Pa. Nous l'avons questionné au sujet de tous les mensonges qu'il avait racontés et il nous a dit que ce n'étaient pas du tout des mensonges. L'homme pour qui il travaillait avait bien eu l'intention d'ouvrir un magasin à Newhale, mais il était tombé malade et avait abandonné son projet. Il dit qu'il s'appelait Bill Jones et nous a montré des cartes et d'autres choses pour nous le prouver. Et il a dit que Sally avait mal compris le nom de l'endroit d'où il venait parce qu'il le prononçait à l'espagnole comme autrefois. » 
— « Quel endroit a-t-il dit au juste ? » demanda Ed. 
Elle parut surprise. 
— « Maintenant que j'y pense, je crois bien qu'il ne l'a pas dit. » 
— « Bon, mais où va-t-il aller vivre avec Sally ? » 
— « Il n'a encore rien décidé. Il a deux ou trois plans en vue, dans des endroits différents. Elle était si heureuse, » dit Mrs. Tate, « et je devrais l'être aussi ; parce que Dieu sait combien de fois j'ai souhaité qu'il revienne chercher ce gringalet et Sally si ça lui disait. Mais je ne suis pas heureuse. Pas du tout et je ne sais pas pourquoi. »  
— « C'est une réaction naturelle, » dit Ed Betts d'un ton bienveillant. « Votre fille vous manque et l'enfant aussi, probablement, plus que vous ne le pensez. » 
— « J'ai déjà eu des filles qui se sont mariées. Non, c'est parce que cet homme avait quelque chose… » Mrs. Tate hésita un long moment, cherchant un mot. « Quelque chose de drôle, » dit-elle enfin. « De pas normal. Je ne pourrais pas vous dire quoi. Comme le petit, mais encore plus visible. Le petit tient un peu de Sally. Tandis que lui… » Elle fit un geste vague, « Oh ! je crois que je me fais des idées. » 
— « Je l'espère, Mrs. Tate, » dit Ed, « mais ne manquez pas de me faire signe si vous n'avez pas de nouvelles de Sally d'ici un délai raisonnable. Et maintenant, j'aimerais que ce jeune homme voie votre télévision. » 
Jud, qui était resté assis, raide et mal à son aise, pendant toute cette conversation, se leva d'un bond et courut presque jusqu'à l'appareil. Mrs. Tate se préparait à protester, mais Ed dit avec fermeté : 
— « Ceci peut être important, Mrs. Tate. Jud est un bon dépanneur ; il ne vous cassera rien. » 
— « J'espère bien que non, » dit-elle. « Cette télé marche vraiment bien. » 
Jud mit le poste en marche et l'observa pendant une minute. 
— « C'est un fait qu'il fonctionne bien, » dit-il. « Surtout vu l'endroit où nous sommes. » 
Il enleva le panneau arrière et regarda à l'intérieur. Au bout d'une minute, il manifesta sa surprise par un long sifflement. 
— « Qu'y a-t-il ? » demanda Ed en s'approchant. 
— « Bon Dieu ! C'est incroyable, » s'exclama Jud. « Regardez-moi ce câblage. Il a bousillé tous les circuits et il y a deux tubes comme je n'en ai encore jamais vu. » Il parlait avec une agitation croissante. « Il faudrait que je démonte tout pour voir ce qu'il a fait exactement, mais de toute façon il a terriblement augmenté la puissance et la sensibilité. Ce gars-là doit être sorcier. » 
— « Ne démontez rien, jeune homme, » dit Mrs. Tate d'une voix forte. « Laissez ce poste comme il est. » 
— « Qu'est-ce que c'est que ce machin sur le côté ? » demandai-je. 
— « Ça, franchement, » dit Jud, « ça m'en bouche un coin. Il y a un fil qui en sort, mais il n'aboutit nulle part. » Il éteignit le poste et se mit à en palper délicatement les pièces, « Vous voyez ici, ce petit fil de l'épaisseur d'un cheveu qui descend et fait tout le tour du châssis ? Il est branché là sur le cordon d'alimentation, ce qui fait qu'il est sous tension, que le poste soit allumé ou non. Mais je ne vois pas ce qu'il vient faire dans le fonctionnement du poste. » 
— « Eh bien, démontez la pièce, » dit Ed. « Nous allons l'emporter à l'atelier et nous verrons ce qu'elle a dans le ventre. » 
— « D'accord, » dit Jud sans prêter attention au cri de protestation de Mrs. Tate. Il plongea la main dans le poste et, pour la première fois, posa les doigts sur l'énigmatique petit appareil, essayant de trouver de quelle manière il était fixé à la paroi latérale. 
Il y eut un claquement sec, accompagné d'une brève lueur éblouissante, et Jud fit un saut en arrière en poussant un hurlement. Il porta ses doigts endoloris à sa bouche et ses yeux s'emplirent de larmes. 
— « Il a fallu que vous y touchiez ! » s'écria Mrs. Tate. « Maintenant vous avez démoli ma télé ! » Une odeur de brûlé se répandait dans l'air. Les filles arrivèrent en courant de la cuisine et le vieux chien aboya et se dressa contre le grillage métallique de la contre-porte. 
— « Qu'est-ce qui est arrivé ? » s'enquit une des filles. 
— « Je n'en sais rien, » dit Jud. « Ce sacré machin a explosé comme une bombe quand j'y ai touché. » 
Il restait une trace d'une substance grise – cendre ou poussière – et c'était tout. Même le fil mince comme un cheveu était consumé. 
— « C'est à croire que Mr. Jones n'a pas voulu que quelqu'un examine ses perfectionnements techniques, » dis-je. 
Ed grogna. Il paraissait perplexe. 
— « Le poste en a pris un coup ? » demanda-t-il. 
— « Je ne sais pas, » dit Jud en le mettant en marche. 
Le poste fonctionnait comme avant, à la perfection. 
— « Eh bien, c'est une chance, » dit Mrs. Tate. 
— « Oui, » dit Ed. « Je crois que ce sera tout, alors. Qu'en pensez-vous, Hank ? Si on redescendait ? » 
J'approuvai cette proposition. Nous remontâmes dans la voiture d'Ed et nous redescendîmes la côte de Tunkhannock. Pour moi, cela faisait la deuxième fois. 
Jud se suçait encore les doigts. Ce qu'il aurait aimé savoir, nous dit-il, c'était si les tubes de forme étrange qui se trouvaient dans le poste exploseraient de la même façon si on les touchait. Je répondis que c'était probable. Ed ne disait rien. Il gardait un air sombre. Je lui demandai ce qu'il en pensait. 
— « J'essaye de comprendre ce qu'il y a au fond de tout cela, » dit-il. « Ce Bill Jones. À quoi cela lui sert-il ? Quel avantage tire-t-il de cette fantaisie ? Je veux parler du réglage du poste de télévision. D'ordinaire, les gens se font payer pour ce genre de travail. »  
Jud émit l'opinion que l'homme était fou. 
— « Un de ces cinglés comme on en voit au cinéma, toujours à inventer des choses qui provoquent des tas de catastrophes. Mais ce que je voudrais bien savoir, c'est ce qu'il a fait à ce poste. » 
— « À vrai dire, » déclara Ed, « je ne vois pas ce que nous pourrions faire de plus. Il est revenu chercher la fille et il n'a enfreint la loi en aucune manière. » 
— « Vraiment ? » dis-je en regardant par la portière. Nous arrivions à l'endroit où Doc avait été tué. Il n'y avait aucun signe d'orage aujourd'hui. Tout était clair, serein, paisible. Mais j'éprouvais la sensation déprimante d'être surveillé. Quelqu'un, quelque part, me connaissait. Ce quelqu'un s'occupait d'où j'allais et de ce que je faisais, et il décidait d'envoyer ou non la foudre verte pour me tuer. C'était une révélation, comme lorsque, encore tout jeune, on prend conscience de l'existence de Dieu. Je me mis à trembler. J'aurais voulu ramper sous le siège arrière et me cacher. Mais je restai simplement où j'étais et essayai de faire en sorte que ma folle terreur ne se voie pas trop. J'interrogeai le ciel. Rien ne se produisit. 
Ed Betts ne dit rien, mais il se mit à conduire de plus en plus vite, si bien que je finis par penser que nous n'allions pas avoir besoin de foudre verte pour nous retrouver avec Doc. Il ne ralentit que lorsque nous atteignîmes le fond de la vallée. Je pense qu'il n'eût pas été fâché de se débarrasser de moi, mais il dut me remonter jusqu'en haut de la Colline des Chèvres où ma voiture était restée. En me déposant, il me dit d'un ton bourru : 
— « Je n'ai pas l'intention de vous écouter avant que vous ayez pris douze bonnes heures de sommeil. Et j'ai besoin de dormir moi aussi. À bientôt. » 
Je rentrai chez moi, mais je ne dormis pas. Pas tout de suite. Je dis à mon adjoint et collaborateur principal que le journal était à lui pour la journée et je m'installai au téléphone. Je semai la perturbation dans le central téléphonique de la ville, mais vers cinq heures de l'après-midi j'avais obtenu les renseignements que je désirais. 
J'avais commencé par étaler sur mon bureau une carte de la région. Pas seulement de Newhale, mais de tous les environs, avec la Montagne aux Daims à peu près au centre et les collines et vallées qui la bordent au nord. À cinq heures, ma carte était ornée d'une série de points au crayon rouge. En reliant ces points les uns aux autres, on obtenait un large cercle, irrégulier, mais ininterrompu, entourant la Montagne aux Daims et ne s'écartant jamais de plus d'un certain nombre de kilomètres du sommet. 
Chaque point au crayon rouge représentait un poste de télévision qui, au cours des trois dernières années, avait été revu par un homme aux cheveux rouges, à titre gracieux. 
Je regardai longuement la carte, puis je sortis dans la cour et levai les yeux sur la Montagne aux Daims. Elle me semblait très haute, plus haute que je ne me la rappelais. La forêt verte couvrait ses flancs jusqu'au sommet. En hiver, des hommes y chassaient l'ours et le daim et je savais que quelques pavillons de chasse, guère plus que des cabanes, s'élevaient sur ses pentes inférieures. Ils ne servaient pas l'été et, à par les chasseurs, personne ne se risquait jamais à gravir ces pentes presque perpendiculaires, en s'aidant des arbres comme d'une échelle, jusqu'à la cime où vous attendaient invariablement la brume ou la tempête. 
Il y avait des nuages là-haut pour le moment. On aurait presque dit que la Montagne aux Daims se les enfonçait sur la tête comme une coiffe, jusqu'à ce que leurs franges grises, légères comme des voiles de gaze, la cachent presque jusqu'à sa base. Je frissonnai, rentrai chez moi et fermai la porte. Je nettoyai mon automatique et y glissai un chargeur plein. Je me fis un sandwich et finis les deux verres d'alcool qui restaient dans la bouteille entamée la veille au soir. Je préparai mes bottes, mon pantalon de grosse toile et une chemise kaki. Je remontai le réveil. Il faisait encore grand jour. Je me mis au lit. 

* * 
Le réveil sonna à onze heures et demie. Je ne fis pas de lumière. Je ne sais pourquoi, mais j'avais toujours cette impression désagréable d'être observé. De toute façon, les lueurs sulfureuses qui zébraient le ciel par intermittence me permettaient d'y voir suffisamment. À l'ouest, on entendait un sourd murmure de tonnerre. Je mis mon automatique dans un étui pendu à mon épaule sous ma chemise, non pas pour le cacher, mais parce qu'il m'embarrassait moins ainsi. Quand je fus habillé, je descendis et sortis par la porte de derrière pour me diriger vers le garage. 
Dehors, c'était le calme, un calme de petite ville, la nuit je percevais le gargouillement du ruisseau sur les pierres, le chant léger de millions de grillons et le coassement des grenouilles, sur un ton presque strident.  
Mais bientôt ces bruits cessèrent. Les grenouilles s'arrêtèrent les premières, dans les endroits marécageux près du ruisseau. Puis ce fut au tour des grillons. Je m'arrêtai aussi, dans l'obscurité profonde, près d'un massif de rhododendrons pour lequel ma mère éprouvait jadis une fierté presque fatigante. Un frisson me parcourut la peau et mes cheveux se hérissèrent dans ma nuque quand j'entendis marcher à pas feutrés et respirer avec encore plus de précaution dans l'air lourd. 
Deux personnes avaient traversé le ruisseau et étaient entrées dans ma cour. 
Il y eut un éclair et un coup de tonnerre dans le ciel et je les vis alors tout près, debout sur le gazon, les yeux levés sur la maison sans lumières. 
L'une des deux était la jeune Vadi et elle tenait quelque chose dans ses mains. L'autre était l'homme brun et trapu. Il était armé d'un revolver. 
— « Ça gaze, » lui dit-il. « Il dort. Tu peux y aller. » 
Je glissai l'automatique dans la paume de ma main et j'ouvris la bouche pour parler, mais j'entendis la fille dire : 
— « Vous ne lui donnez pas une chance de s'échapper ? » 
Le ton de la question montrait qu'elle connaissait déjà la réponse. Mais l'homme s'écria, furieux et sarcastique : 
— « Mais comment donc ! Et pourquoi que tu n'appellerais pas aussi le shérif après ça, pour lui expliquer pourquoi tu as brûlé la maison ? Et l'hôpital aussi. Bon Dieu ! J'avais bien dit à Arnek qu'on ne pouvait pas te faire confiance. » Il la poussa avec rudesse. « Vas-y, je te dis. » 
Vadi s'éloigna avec précaution d'environ cinq pas de lui, Puis, prompte comme l'éclair, elle lança, dans deux directions opposées, ce qu'elle tenait dans chacune de ses mains. J'entendis les deux choses tomber en faisant bruire les branches et l'herbe et je pensai qu'il faudrait des heures pour les retrouver, même en plein jour. Elle se retourna. 
— « Et maintenant, » dit-elle d'une voix rude et provocante, « qu'est-ce que vous allez faire ? » 
Il y eut un moment de silence absolu, si lourd de violence et de meurtre que la foudre lointaine semblait faible par comparaison. Puis il dit : 
— « C'est bon, allons-nous-en. » 
Elle s'avança vers lui et il attendit qu'elle fût tout près. Alors il la frappa. Elle poussa une sorte de petit bêlement et s'effondra. Il se mit à lui donner des coups de pied, mais je bondis et lui assenai un coup derrière l'oreille avec la crosse de mon automatique. Ce fut à son tour de s'effondrer. 
Vadi se mit sur les mains et les genoux et me regarda en poussant de petits sanglots de rage et de douleur. Elle avait du sang au coin des lèvres. Je ramassai le revolver de l'homme et le jetai au loin ; il fit un bruit d'éclaboussure dans le ruisseau. Je m'agenouillai alors près de la fille. 
— « Tenez, » lui dis-je, « prenez mon mouchoir. » 
Elle le prit et le pressa contre sa bouche. 
— « Vous êtes là dehors depuis avant notre arrivée, » dit-elle. Elle avait l'air presque en colère. 
— « C'est le hasard. Je vous dois cependant des remerciements pour avoir voulu préserver ma vie. Et ma maison. Bien que vous n'ayez pas été si tendre quand il s'est agi de l'hôpital. » 
— « Personne ne risquait d'être tué là-bas. Je m'en étais assurée. On peut toujours reconstruire un bâtiment, mais une vie c'est autre chose. » 
Elle regarda l'homme étendu à terre, toujours évanoui. Ses yeux brillèrent de leur éclat félin à la lueur des éclairs. 
— « Je le tuerais avec plaisir, » dit-elle. 
— « Qui est-ce ? » 
— « L'associé de mon frère. » 
Elle regarda vers la Montagne aux Daims et la flamme qui était dans ses yeux s'éteignit. Elle baissa la tête. 
— « C'est votre frère qui vous a envoyée me tuer ? » 
— « Il n'a pas dit… » 
— « Mais vous saviez. » 
— « Quand j'ai vu que Marlin m'accompagnait, j'ai compris. » 
Elle avait commencé à trembler. 
— « Vous faites de la pyromanie une profession ? » 
— « La pyromanie ? Oh ! vous voulez parler de mettre le feu ? Non. Je suis chimiste. Et je voudrais… » 
Elle s'interrompit et garda farouchement le silence. 
— « Ces choses servent à écouter, alors, » dis-je au bout d'un moment. 
Elle dut me demander à quoi je faisais allusion. Son esprit était occupé à tourner et retourner quelque obscur problème. 
— « Les petits appareils que votre frère met dans les postes de télévision, » dis-je. « J'ai compris qu'ils servaient à écouter après avoir dressé le plan de leurs emplacements. C'est une ligne de sentinelles disposées tout autour du centre des opérations, de petites oreilles pour saisir tout ce qui se dit, parce que si l'un des habitants de la région est pris de soupçons, il est forcé d'en parler et de donner ainsi l'alerte. Votre frère a entendu mes appels téléphoniques cet après-midi, n'est-ce pas ? C'est pour cela qu'il vous a envoyée. Et il avait entendu Doc et moi chez les Tate. C'est pour cela… »  
Avec cette surprenante rapidité de mouvement que je lui connaissais déjà, elle se leva et prit la fuite. Ce fut comme la première fois. Elle courait vite et je la poursuivais. Elle traversa le ruisseau peu profond et l'eau m'éclaboussa, me mouillant le visage et trempant mes vêtements. Je la rattrapai de l'autre côté de l'eau, comme j'étais parvenu à la rattraper auparavant. Mais cette fois-ci, elle se débattit. 
— « Lâchez-moi, » dit-elle, en me martelant la poitrine de ses poings. « Savez-vous ce que j'ai fait pour vous ? J'ai risqué ma vie. Lâchez-moi, grand maladroit… » 
Je la serrai plus fort. Ses boucles soyeuses se pressèrent contre ma joue. Son corps s'arc-boutait contre le mien, un corps qui n'était pas faible, mais d'une fermeté qui me plongea dans un trouble profond. 
— «… avant que je le regrette, » continua-t-elle, et à ces mots… je l'embrassai. 
J'ai embrassé des femmes contre leur gré et j'en ai embrassé d'autres qui ne m'aimaient pas particulièrement. J'en ai embrassé du genre hautain qui reculent devant toute espèce de contact physique. J'ai reçu des gifles. Mais je n'ai jamais embrassé une fille qui s'isole de moi comme celle-là le fit. Ce fut comme une chose qui se ferme, se replie sur elle-même, bloquant toute voie d'accès, et cependant elle ne fit pas un geste. En fait, elle avait complètement cessé de bouger. Elle restait immobile tandis que je l'étreignais et que je pressais mes lèvres sur les siennes et il émanait d'elle une sorte de froideur, un refus si total que je ne pouvais même pas m'en irriter. J'étais dérouté, très intrigué, mais on ne peut se mettre en colère contre un être qui s'est dépouillé de toute personnalité. Et soudain je me mis à penser à l'enfant. 
— « Vous êtes d'une espèce différente, » dis-je. « D'un monde loin du nôtre. Est-ce cela ? » 
— « Oui, » dit-elle doucement, « Loin du vôtre. » 
Sa froideur me gagna. J'étais au bord du ruisseau dans la nuit chaude, à un endroit où j'étais venu dix mille fois, enfant ou homme, et je voyais l'étrange éclat de ses yeux et je n'avais pas seulement froid, mais peur aussi. Je me reculai légèrement, sans cesser de la tenir, mais différemment. 
— « Ce n'est pas ainsi que les choses se sont passées entre votre frère et Sally Tate, » dis-je. 
— « Mon frère Arnek est un être corrompu, » dit l'étrange créature. 
— « Vadi, » dis-je, « où est Hrylliannu ? » 
Elle regarda par-dessus mon épaule et déclara simplement : 
— « Marlin s'enfuit. » 
Je regardai aussi et vis que c'était vrai. La tête du gros homme était plus dure que je ne l'avais cru. Il s'était levé et je le vis s'éloigner rapidement en longeant ma maison en direction de la rue. 
— « Eh bien, que le diable l'emporte, » dis-je. « Vous avez dû venir en voiture, je suppose ? » 
Elle fit signe que oui. 
— « Bon, » dis-je. « Nous allons la prendre. Elle sera moins vite repérée que la mienne. » 
— « Où voulez-vous aller ? » demanda-t-elle, retenant brusquement son souffle. 
— « Où j'allais quand vous m'avez arrêté. Sur la Montagne aux Daims. » 
— « Oh ! non, » dit-elle. « Non, vous ne pouvez pas. Il ne faut pas. » Elle était redevenue humaine et elle avait peur. « Je vous ai sauvé la vie, cela ne vous suffit-il pas ? Vous ne vivrez jamais pour monter jusqu'en haut de la Montagne, ni moi non plus si…» 
— « Est-ce que Sally et l'enfant n'ont pas vécu pour y monter ? » demandai-je. Elle fit un signe affirmatif et baissa la tête, « Alors vous ferez en sorte que nous aussi. » 
— « Mais cette nuit ! » dit-elle d'un ton de panique. « Pas cette nuit ! » 
— « Qu'y a-t-il de si spécial cette nuit ? » Elle ne répondit pas et je dus la secouer. « Que se passe-t-il là-haut ? » 
Elle ne répondit pas davantage, mais dit, avec une soudaine violence : 
— « C'est bon, allez-y. Montez au sommet de la Montagne et vous verrez. Mais quand vous serez en train de mourir, rappelez-vous que j'ai essayé de vous en empêcher. » 
Elle ne dit plus rien après cela et me conduisit sans protester à la voiture arrêtée sur le chemin C'était une camionnette. De jour elle eût été d'un bleu sale. 
— « Il va les tuer, n'est-ce pas ? » dis-je. « Il a tué Doc. Vous reconnaissez qu'il a voulu me tuer. Qu'est-ce qui peut sauver Sally et l'enfant ? » 
— « Vous me torturez, » dit-elle. « Ce monde est plein de tortures. Allez ! Allez ! Faites ce que vous avez décidé. » 
Je fis démarrer la camionnette. Comme le poste de télévision, elle marchait beaucoup mieux qu'il n'était normal. Elle filait avec une vitesse et une puissance étranges sur les étroites routes menant à la Montagne aux Daims, légère comme un nuage, silencieuse comme un rêve. 
— « C'est malheureux, » dis-je. « Votre frère a une intelligence remarquable. » 
Elle me fit un sourire amer.  
— « Il n'a pas pu obtenir son diplôme de seconde année d'école technique. C'est pour cela qu'il est ici. » 
Elle regarda la Montagne aux Daims comme si elle la haïssait, et la montagne, invisible derrière un rideau de nuages d'orage, lui répondit par une malédiction farouche exprimée par un grondement de tonnerre. 
Je m'arrêtai au dernier poste d'essence sur la route et tirai le patron de son lit à coup d'avertisseur. Je lui dis d'appeler le shérif Betts au téléphone et de lui indiquer où j'étais allé. Je ne voulais pas le faire moi-même, de peur que Vadi n'en profite pour me fausser compagnie. L'homme était furieux d'avoir été réveillé. J'espérai que sa mauvaise humeur ne lui ferait pas oublier mon appel téléphonique. 
— « Vous êtes près de la Montagne aux Daims, » lui dis-je. « La tête que vous sauvez peut être la vôtre. » 
Je le laissai réfléchir là-dessus et repartis à toute vitesse dans cette maudite et étrange voiture qui me donnait l'impression d'être un personnage d'un de mes cauchemars avec la fille à côté de moi, la maudite et étrange fille qui n'était pas tout à fait humaine. 
La route s'enfonçait derrière nous tandis que nous commencions à attaquer les fortes pentes de la montagne. Vadi m'indiqua où tourner et la route devint une piste qui se termina dans les bois épais, près d'une bicoque branlante aux dimensions de caisse d'emballage pour piano, avec un garage par-derrière. Le garage n'était qu'apparemment branlant. Les phares révélèrent des poutres neuves et épaisses à l'intérieur.  
Je coupai le moteur et les lumières et allongeai la main pour empoigner le frein à main. C'est ce moment que Vadi devait attendre, tous nerfs et muscles tendus. Je l'entendis bouger, puis ils y eut un bruit sec comme si elle avait dégagé quelque chose d'une pince sous le tableau de bord. Sa portière s'ouvrit brusquement. 
Je lui criai de s'arrêter et sautai de la camionnette pour l'attraper. Mais elle était déjà sortie du garage et m'attendait. À l'instant où je franchissais la porte, il y eut un éclair d'un vert aveuglant, petit et tout proche. Je le vis arriver. Je distinguai confusément Vadi dans la réverbération instantanée de la lueur et je compris que c'était elle qui avait provoqué cet éclair avec un objet qu'elle tenait dans sa main. Puis je reçus la décharge et ce fut tout. 
Quand je revins à moi, j'étais seul et la pluie me tombait dessus comme elle avait fait pour Doc… 

* * 
Mais je n'étais pas mort. 
Je me traînai quelques mètres et finis par me mettre debout, me sentant lourd et disloqué. Mes bras et mes jambes s'agitaient mollement comme si le système qui en coordonnait les mouvements avait été grillé. Je restai dans le garage, à l'abri de la pluie, et frictionnai mes jointures engourdies tout en réfléchissant. 
Ma belle ardeur m'avait quitté. Je n'avais plus envie de monter au sommet de la Montagne aux Daims. Il faisait terriblement noir là-haut, et l'on devait s'y sentir terriblement isolé, et Dieu seul savait ce qui s'y passait, sous ce voile de nuages d'orage. Les éclairs – de vrais éclairs jaillis du ciel – me montraient les arbres dégoûtants de pluie, fouettés par le vent, s'enfonçant dans le néant au-dessus de moi. Puis le tonnerre qui suivit m'assourdit et la pluie redoubla, tandis que je pensais qu'il serait stupide pour un homme de monter là-haut tout seul. 
Puis je pensai à Sally Tate et au gosse aux cheveux rouges et je me dis qu'Ed Betts était peut-être déjà quelque part au sommet, explorant le bois à ma recherche. Je ne savais pas combien de temps j'étais resté évanoui. 
Je m'assurai que j'avais toujours mon revolver. Oui, il était toujours là. J'aurais voulu boire un verre d'alcool, mais il n'y fallait pas songer. Je me mis donc en route. Je ne montai pas tout droit à travers la montagne. Je pensai que la fille avait dû avoir le temps de retrouver son frère et de l'avertir et qu'il pourrait bien m'attendre de ce côté-là. Aussi obliquai-je à l'est, où je me souvenais avoir vu un lit de torrent asséché qui pourrait me fournir quelque protection. J'avais déjà escaladé la Montagne aux Daims, mais seulement de jour, avec de la neige sur le sol et en compagnie de deux amis, sans risque de rencontrer rien de plus sinistre qu'un ours. 
Je gravis le flanc abrupt de la montagne, le corps penché à toucher presque le sol, zigzaguant, trébuchant et me hissant entre les arbres. La pluie me trempait. Le tonnerre était une présence monstrueuse et la foudre une grande torche que quelqu'un ne cessait de projeter tantôt devant, tantôt derrière, de sorte que je pouvais distinguer chaque nervure de chaque feuille des arbres contre lesquels je luttais, après quoi tout retombait dans une telle obscurité qu'il me semblait que le soleil et les étoiles n'étaient pas encore inventés. J'avais perdu le lit du torrent. Tout ce que je savais, c'était que je continuais de monter. Il n'y avait aucun doute là-dessus. Au bout d'un moment, la pluie ralentit et cessa presque. 
Dans un intervalle entre les coups de tonnerre, je perçus des voix. 
Elles étaient faibles et lointaines. J'essayai de les localiser et, quand je crus y avoir réussi, j'obliquai dans leur direction. J'avais cessé de monter et j'arrivai à un endroit où le sol s'inclinait brusquement pour former une longue et étroite cuvette, couverte de bois épais et dont le fond était caché à la vue de tout observateur ne se trouvant pas directement au-dessus. Et il y avait des lumières dans cette dépression, ou tout au moins une lumière. 
Je ralentis et avançai avec plus de précautions, espérant que l'orage couvrirait le bruit que je pouvais faire. 
Les voix continuaient et maintenant je pouvais entendre un autre bruit, le grincement de pièces métalliques frottant l'une contre l'autre. 
Je débouchai dans la clairière plus tôt que je ne m'y attendais. Et je m'aperçus que ce n'était pas véritablement une clairière, mais simplement un de ces espaces naturels à découvert où le sol est trop maigre pour nourrir des arbres et où seuls croissent des broussailles. Cet espace n'avait guère plus de six mètres de diamètre et, presque à côté de moi, il y avait deux tentes si habilement dissimulées parmi les arbres qu'il fallait pratiquement tomber dessus, comme je l'avais fait, pour les voir. 
De l'une de ces tentes parvenaient les pleurs d'un enfant sur le point de s'endormir. 
Dans la clairière, Vadi et Arnek regardaient sortir d'un trou dans le sol un mât télescopique en métal qui s'élevait lentement. Le haut du mât était déjà perdu dans le nuage, mais il était évident qu'il avait dépassé le sommet des arbres. La lumière provenait d'une lampe au sol, près du trou. 
Le visage de Vadi et de son frère reflétait à la fois la colère et une farouche obstination. Peut-être était-ce leur mutuelle fureur qui les faisait paraître moins humains, ou plus inhumains, que jamais, avec leurs pommettes et leurs mâchoires étrangement accentuées, leur tête tout entière allongée, leurs cheveux d'un rouge argenté presque hérissés, leurs yeux couleur de cuivre brillant de ce désagréable éclat à la lumière, avec l'intensité de ceux d'un chat. Ils s'étaient querellés et continuaient, mais en une langue autre que l'anglais. Arnek avait le regard d'un serpent à sonnettes. 
Vadi, pensai-je, avait peur. Elle ne cessait de regarder furtivement les tentes et, au bout d'un instant, le gros homme, Marlin, sortit de l'une d'elles. Il pressait un petit pansement sur le côté de sa tête, au-dessus de l'oreille. Il paraissait fatigué, trempé et d'humeur exécrable, comme s'il avait eu bien du mal à regagner le bercail. 
Il s'avança droit sur Vadi en l'insultant pour ce qu'elle avait fait. 
Arnek dit en anglais : 
— « Je ne lui avais pas demandé de venir ici et je la renvoie ce soir. » 
— « Bravo ! » dit Marlin. « Ça nous arrangera bougrement. Il faut qu'on déplace notre base de toute façon maintenant. » 
— « Peut-être que non, » dit Arnek d'un ton de défi. Il regarda le mât élancé qui continuait de se déplier avec un léger craquement de ses joints. 
— « Vous êtes stupide, » dit Marlin, d'un ton de mépris froid et amer, « C'est vous qui nous avez mis dans ce pétrin, Arnek. Il a fallu que vous alliez faire un enfant à cette fille pour nous faire repérer. Et puis que vous ratiez votre coup avec ces types dans la voiture, en tuant l'un, mais pas l'autre. Et maintenant c'est elle qui gâche la seule chance qui nous restait. Vous savez combien d'argent nous allons perdre ? Vous savez combien de temps il nous faudra pour trouver un endroit à moitié aussi bon que celui-ci ? Vous savez ce que je devrais faire ? » 
La voix d'Arnek répondit aiguë, mais un peu hésitante. 
— « Oh ! cesse de râler et va surveiller les écrans. Tout ce qu'il nous faut, maintenant, c'est encore une heure et après ça ils pourront toujours repasser. Et ce ne sont pas les montagnes qui manquent. » 
— « Vraiment ? » dit Marlin en regardant de nouveau Vadi. « Et combien de temps croyez-vous qu'elle va tenir sa langue une fois rentrée ? » 
Il fit demi-tour et entra dans la tente. Arnek jeta à Vadi un regard indécis et fixa de nouveau son attention sur le mât. Le visage de Vadi avait la couleur de la craie. Elle fit un pas vers la tente, mais Arnek l'empoigna et lui parla dans leur langage et elle s'arrêta. 
Je me glissai derrière les tentes jusqu'à celle où était Marlin. À l'intérieur, un ronronnement atteignait par instants le ton d'une plainte. Je me mis à quatre pattes et rampai précautionneusement sur l'herbe humide entre les tentes, jusque sur le devant. Le mât devait finir de se déployer, car il s'arrêta soudain et Arnek dit quelque chose à Vadi et tous deux se penchèrent sur ce qui était apparemment une boîte de commandes enfouie dans le sol. Je saisis ma chance, écartai la patte de la tente et me précipitai à l'intérieur. 
Je n'en eus pas pour longtemps à faire du regard l'inventaire de la tente. Elle était bourrée avec ce qui semblait être du matériel électronique. Marlin était perché sur un tabouret devant un grand panneau muni d'une douzaine de petits écrans semblables à des appareils miniature pour le contrôle d'émissions de télévision. J'eus le temps de voir que les écrans montraient une série de vues de la Montagne aux Daims et des environs. Apparemment, Marlin télécommandait la rotation des dispositifs éloignés qui envoyaient les images sur les écrans. Leurs faisceaux d'ondes devaient être remarquablement étroits, car les parasites atmosphériques perturbaient à peine la réception. Je voyais maintenant comment l'œil de Dieu nous avait surveillés. Doc et moi, sur la crête de Tunkhannock. 
Je ne savais pas encore comment la foudre était lancée, mais ce dont j'étais à peu près sûr, c'était que Ed Betts en serait victime si sa voiture apparaissait sur un de ces écrans, et qui saurait jamais le fin mot de l'histoire ? Ce pauvre Ed frappé par la foudre de la même façon que Doc ; les orages n'étaient-ils pas exceptionnellement violents cet été ? 
Marlin se retourna et vit que ce n'était pas Arnek. Il réagit plus vite que je ne l'aurais cru possible. Il saisit le petit tabouret sur lequel il était assis et le lança sur moi tandis qu'il faisait un saut de côté. À la seconde où je courbai la tête pour esquiver le tabouret, il tira un revolver. Il en avait donc un en réserve, de même qu'il avait dû avoir une deuxième voiture en lieu sûr dans la ville ou à proximité. 
Il n'eut pas tout à fait le temps de se servir de son arme. Je fis feu par deux fois, l'atteignant en plein corps. Il tomba, mais je ne savais pas s'il était mort. D'un coup de pied, j'éloignai le revolver de sa main et, sautant par-dessus lui, j'allai me placer près de l'entrée, le dos à la toile de tente, sans m'appuyer contre, cependant. La toile était opaque et les petites ampoules allumées au-dessus des panneaux de commande ne projetaient pas d'ombres. 
Arnek ne venait pas. 
Au bout de quelques secondes je devins nerveux. Je l'entendais crier « Marlin ! Marlin ! » Je me blottis dans l'étroit espace derrière les amoncellements de matériel en faisant très attention à ce que je touchais. Je ne vis pas de fil d'amenée de courant. Il me vint à l'idée que, comme le mât, tout cet équipement devait sortir d'un trou dans le sol et que le générateur devait se trouver quelque part sous mes pieds. Le sol n'était pas recouvert d'une toile, mais d'une matière d'un gris foncé à laquelle le matériel était boulonné. 
Je tirai mon couteau et commençai à entailler la toile, dans le fond de la tente. Mais tout à coup l'intérieur de la tente fut plein de feu vert. Des étincelles jaillirent de toutes les pièces métalliques et le revolver fut secoué dans ma main. Je fus presque atteint encore une fois, mais ce fut le matériel qui amortit en partie la violence du choc. Le feu vert s'éloigna presque aussitôt. Je finis de fendre la toile, me glissai dehors, et tirai au jugé trois ou quatre balles dans le matériel, à tout hasard. 
En deux bonds je fus sur le devant de la tente et je surpris Arnek alors qu'il décidait de ne pas entrer dans la tente tout compte fait. 
Il avait dans la main une arme comme celle que Vadi avait utilisée contre moi. 
— « Jetez ça ! » lui criai-je. 
Il hésita et me regarda avec un air décontenancé et mauvais. 
— « Jetez ça ! » répétai-je. Il obéit cette fois. « Maintenant écartez-vous, » dis-je. « Reculez vers votre sœur, mais doucement, un pas à la fois. » 
Il recula vers elle et je ramassai l'arme. 
— « Bien, » dis-je. « Maintenant on peut causer. » Et j'appelai Sally Tate, lui criant qu'elle n'avait rien à craindre. 
Pendant tout ce temps, Vadi était restée immobile, la tête levée, sondant la brume du regard. 
Sally Tate sortit de l'autre tente. Elle portait son enfant et tous deux avaient les yeux bouffis et le visage défait, maculé de larmes. 
— « Tout va bien maintenant, » dis-je à Sally. « Vous pouvez rentrer…» J'allais dire « chez vous » quand retentit dans le ciel un bruit qui n'était celui ni du vent ni du tonnerre, mais bien plutôt une sorte de grand soupir. Je sentis une pression d'air venant d'en haut, tandis que l'herbe était aplatie comme par un vent soufflant verticalement et que toutes les branches d'arbres se courbaient. La brume roula, bouillonna, fut déchirée, mise en pièces, dispersée. 
Quelque chose était venu s'amarrer au sommet du mât. 

* * 
Arnek pivota sur les talons et courut vers Vadi et je ne tentai pas de l'en empêcher. Je m'approchai de Sally Tate, qui restait immobile, la bouche ouverte, les yeux exorbités. 
Le mât commença à se rentrer en lui-même, attirant la chose en même temps. 
Je pense que je compris alors ce qu'était cette chose. Je ne voulais pas l'admettre, c'est tout. Elle avait la forme d'un cylindre d'environ quinze mètres de long et n'avait ni ailes ni réacteurs. Je la regardai descendre lentement et gracieusement, amarrée par son nez effilé comme une aiguille au grappin magnétique terminant le mât. Celui-ci jouait le rôle de guide automatique et de stabilisateur, faisant descendre le vaisseau interplanétaire dans une fente entre les arbres avec autant de précision qu'on introduit une tranche de pain dans la fente d'un grille-pain. 
Et pendant tout ce temps, je sentais sur moi l'âpre souffle de la peur tandis que des détails se mettaient en place dans mon esprit. Je comprenais que je connaissais depuis quelque temps déjà la réponse à toute cette tragique histoire, mais que j'avais simplement refusé de la voir. 
Un hublot s'ouvrit dans le côté de l'astronef. Et comme si c'eût été le dernier déclic symbolique dont mon cerveau avait besoin, je reçus en plein le choc du spectacle qui m'était offert. Le ciel aimable et protecteur sembla soudain s'être déchiré au-dessus de moi tandis que le voile de nuages se dissipait et, à travers la déchirure, ce fut tout l'Espace qui se déversa sur moi, les étendues noires et glacées de la galaxie, le flamboiement et l'étrangeté d'un milliard de milliards de soleils. Je me repliai sur moi-même devant cette immensité. Je n'étais rien, personne, un point infinitésimal dans un cosmos trop colossal pour être supporté. J'aurais voulu me jeter à terre et ramper en geignant comme un chien. 
Rien d'étonnant que Vadi, Arnek et l'enfant aient été bizarres. Ce n'étaient pas des mutants ; pour cela, ils auraient dû être des Terriens. Or ils venaient d'un autre monde. 
Du hublot, une petite échelle avait été déployée. Un homme descendit vivement au sol et se mit à parler à Arnek. Il ressemblait à Arnek, mais il portait un vêtement collant d'une seule pièce coupé dans une sorte d'étoffe sombre. Arnek me désigna en parlant rapidement. L'homme se tourna et me regarda, tout son corps exprimant l'inquiétude. Je me sentais faible comme un enfant et stupide, planté là avec mon petit revolver, Terrien solitaire barrant un incroyable défilé des Thermopyles et disant : 
« Vous n'atterrirez pas ! » 
Pendant qu'Arnek et l'étranger parlaient, l'astronef avait été le siège d'une vive activité. Un panneau s'était ouvert à l'arrière et maintenant des gens commençaient à descendre pêle-mêle par les deux ouvertures avec une surprenante précipitation. Il y avait des hommes et des femmes. Tous avaient une apparence humaine. Un peu singulière, bizarre peut-être, mais humaine. Ils différaient entre eux par le type, le teint, la taille, la carrure, mais offraient tous une assez proche ressemblance avec les Terriens. Ils avaient l'air assez agités, craintifs, et tout à fait étonnés de se trouver là. Quelques-unes des femmes pleuraient. Ils pouvaient être une vingtaine en tout. 
Je compris alors exactement les plans d'Arnek et de Martin et toute l'affaire me parut si ridiculement banale et prosaïque que je me mis à rire. 
— « Des immigrants clandestins, » dis-je tout haut. « Voilà ce que vous faites, vous introduisez des étrangers en fraude. » 
Des étrangers. Oui, évidemment. Cela ne me semblait plus si drôle toute réflexion faite. 
L'étranger qui paraissait être le chef se retourna et cria un ordre. Les hommes et les femmes s'arrêtèrent, certains encore sur les échelles. D'autres voix crièrent aussi. Puis ceux qui étaient sur les échelles furent poussés de côté et huit hommes en uniforme sautèrent à terre, les armes à la main. 
Sally Tate laissa échapper un hurlement de terreur. L'enfant tomba de ses bras. Il resta assis sur le sol humide, le souffle coupé, ne pouvant pleurer, mais ouvrant des yeux emplis d'épouvante. Sally chancela. Son corps robuste était affaissé, anéanti, tous ses muscles lâches. Elle fit demi-tour et s'élança en trébuchant vers la tente. Elle s'écroula presque à l'entrée, rampa le reste du chemin comme un chien blessé qui se réfugie sous un porche et resta étendue, la tête cachée sous le rabat de la toile de tente. 
Ce n'est pas moi qui lui aurais donné tort. J'ignore même quelle force obscure m'empêcha de l'imiter. 
Sur les huit individus en uniforme, cinq n'étaient pas humains. Deux de ceux-ci même pas de loin. 
Je ne puis les décrire. Je ne puis me rappeler à quoi ils ressemblaient, pas clairement. 
Soyons honnête. Je ne veux pas me le rappeler. 
J'imagine que si l'on était habitué toute sa vie à voir de telles créatures, ce serait différent. On n'y penserait pas et puis voilà. 
Je n'étais pas habitué à de telles créatures. Je savais que je ne m'y habituerais jamais, dussions-nous conquérir l'espace demain. Je suis trop vieux, trop intégré à la trame familière de l'existence dont la continuité n'a pas été rompue pour l'homme depuis le début. D'autres ont peut-être plus de ressort. Je leur souhaite bien du plaisir. 
Je pris l'enfant et m'enfuis. 
La pluie se remit à tomber. Je descendis en courant la Montagne aux Daims, l'enfant serré dans mes bras. Et la foudre verte se lança à notre poursuite le long des pentes escarpées. 
L'enfant avait repris son souffle. Il me demanda pourquoi il fallait que nous mourions. Je lui dis de ne pas se tourmenter et continuai de courir. 
Je tombai avec lui et roulai au fond d'une profonde ravine. Durement secoués par cette chute, nous restâmes couchés dans les broussailles mouillées, regardant les éclairs qui zébraient la nuit au-dessus de nos têtes. Au bout d'un moment, le calme revint. Je repris l'enfant et me mis en marche le long de la ravine jusqu'au versant de la montagne. 
Et c'est alors que je faillis être pris pour cible par Ed Betts et un détachement sous ses ordres gravissant la pente avec précaution. 
Un des hommes me prit l'enfant des bras. Je m'approchai d'Ed et lui dis stupidement : 
— « Ils débarquent une troupe d'immigrants clandestins. » 
— « Là-haut ? » 
— « Ils ont un astronef, » lui dis-je. Ce sont des extra-terrestres, Ed. » 
À peine avais-je fini que le ciel nocturne s'illumina au-dessus de nous. 
Une seconde plus tard, le bruit de l'explosion nous parvint. 
— « Ils doivent être en train de détruire leur installation. Ils décampent. Marlin a dit qu'ils étaient forcés de partir. Bon Dieu ! Et Sally qui est encore là-haut. » 
Je m'élançai pour remonter la pente, grimpant gauchement entre les arbres à la manière d'un ours. Les autres me suivirent. 
Il y eut encore une explosion avant que j'atteigne la clairière. Ed était derrière moi, tout près. Je ne pensais pas qu'aucun des autres fût assez près pour voir. Il y avait énormément de fumée. Les tentes avaient disparu. Des arbres fumants achevaient de s'abattre autour d'un grand cratère de forme irrégulière. Il n'y avait pas trace des instruments qui se trouvaient dans les tentes. 
L'astronef était encore là. L'équipage, humains et non-humains, poussait les derniers passagers pour les faire remonter à bord. Une discussion avait lieu près du hublot situé à l'avant. 
Vadi avait passé son bras autour de la taille de Sally Tate. Elle cherchait évidemment à l'entraîner à bord. Je crus comprendre alors pourquoi Sally et l'enfant étaient encore en vie. Vadi avait probablement insisté pour que son frère les envoie où ils ne constitueraient plus un danger pour lui et il n'avait sans doute pas eu le courage de s'opposer à ce désir. Il avait l'air indécis maintenant et c'était l'officier de l'astronef qui se faisait prier. Quant à Sally, elle semblait plongée dans une sorte de stupeur. 
Vadi passa devant l'officier et conduisit Sally vers l'échelle. Et Sally se laissa emmener sans résistance. J'aime me rappeler cela maintenant qu'elle est partie. 
Je crois – et j'espère – que Sally se trouve bien là-bas. Elle était plus jeune et moins compliquée que moi ; elle pouvait s'adapter. Je crois qu'elle aimait suffisamment Bill Jones – c'est-à-dire Arnek – pour abandonner son enfant, sa famille, son monde, et vivre cependant heureuse près de lui. 
Ed et moi, nous traversâmes la clairière en courant. Ed n'avait pas dit un mot, mais son visage avait une expression assez éloquente. 
Ils nous virent arriver, mais ne prirent pas la peine de nous tirer dessus. Ils semblaient terriblement pressés. Vadi cria quelque chose et je suis sûr que c'était un avertissement en anglais qui m'était destiné, mais que je ne pus saisir. Elle disparut à l'intérieur de l'astronef, de même que Sally, Arnek, l'officier et l'équipage. Les échelles furent amenées et les hublots se fermèrent. 
Le mât d'amarrage commença à s'élever et l'astronef avec lui tandis que les arbres se courbaient sous le déplacement d'air provoqué par cette ascension. 
Je compris alors le sens de l'avertissement de Vadi. 
J'empoignai Ed à bras-le-corps et le tirai en arrière L'astronef n'avait pas à être hissé très haut. Seulement au-dessus des arbres. Je tirai Ed aussi loin qu'un instinct aveugle me commandait de le faire et je criai : 
« Couchez-vous ! Couchez-vous ! » à tous ceux qui étaient à portée de voix, accompagnant cet impératif de gestes appropriés. Tout cela prit peut-être une trentaine de secondes. Ed comprit et nous nous couchâmes et étreignîmes le sol. 
Le mât vola en éclats. 
De la boue, des pierres, des morceaux d'arbres se mirent à pleuvoir autour de nous. L'onde de choc assaillit nos oreilles. Quelques instants plus tard, puissant et moqueur, un long sifflement s'éleva dans le ciel, diminua d'intensité et s'éteignit. 
Nous nous levâmes au bout d'un moment et rassemblâmes les hommes du détachement, crottés et abasourdis, pour aller voir ce qui restait de la clairière. Il n'en restait plus rien. Sally Tate avait disparu comme si elle n'avait jamais existé. Aucune trace de quoi que ce fût ne subsistait pour prouver que ce que nous avions vu. Ed et moi était réel. 
Nous inventâmes une histoire d'hélicoptère géant et d'étrangers se livrant à un trafic louche. Ce n'était pas une très bonne histoire, mais elle était plus plausible que la vérité. Plus tard, quand nous nous sentîmes plus calmes, Ed et moi, nous essayâmes de trouver une explication pour nous seuls. C'est-à-dire de trouver le pourquoi et le comment. 
Le « Comment ? » était assez explicable, en supposant une technologie suffisamment avancée. Choisissez un endroit éloigné, mais dont l'isolement n'offre pas trop d'inconvénients, comme le sommet de la Montagne aux Daims. Montez votre installation secrète – assez simple, assez peu volumineuse et assez soigneusement dissimulée pour que des chasseurs puissent tomber en plein dessus sans s'apercevoir de sa présence quand elle ne fonctionne pas. Les nuits où les conditions sont favorables, c'est-à-dire quand les chances d'être surpris sont à peu près nulles, amenez votre cargaison et faites-la débarquer. Nous convînmes que l'astronef que nous avions vu n'était pas assez grand pour transporter tant de personnes très loin. Nous en conclûmes qu'il devait s'agir d'un appareil de débarquement assurant la liaison avec un vaisseau beaucoup plus gros, très haut dans le ciel.  
Un navire interstellaire. Le mot paraissait ridicule quand on le prononçait. Mais nous avions vu les membres de l'équipage. Presque tout le monde admet généralement à présent qu'il n'existe pas de vie intelligente du type terrestre sur les autres planètes de notre système solaire. Ils ne pouvaient donc venir que de plus loin. 
Quant au « Pourquoi ? » l'énigme était plus difficile à résoudre. Nous ne pouvions faire que des conjectures. 
— « Ils doivent avoir une civilisation bougrement développée, là-bas, » dit Ed, « pour construire de tels astronefs et venir jusqu'ici. Ils savent évidemment que nous sommes là. » 
Cette pensée ne laissait pas d'être inquiétante. 
— « Pourquoi ne nous ont-ils pas parlé ? » demandai-je. « Ils auraient-pu nous dire ce qu'il voulaient. » 
— « Je suppose, » dis-je, « qu'ils attendent que nous puissions naviguer dans l'espace pour notre propre compte. Peut-être est-ce une sorte de test qu'il faut passer pour avoir le droit d'être initié à leur civilisation. Ou peut-être nous jugent-ils tellement arriérés qu'ils ne veulent rien avoir à faire avec nous, avec nos guerres et tout le reste. Ou les deux. Choisissez. » 
— « C'est bon, » dit Ed. « Mais pourquoi nous débarquer leurs gens comme cela ? Et comment se fait-il que Marlin, un Terrien, ait été des leurs ? » 
— « Il y a des Terriens qui feraient n'importe quoi pour de l'argent, » dis-je. « Comme Marlin. Il ne doit pas être tellement difficile d'entrer en rapport avec des hommes comme lui et de les employer comme agents locaux. 
» Quant à savoir pourquoi ce débarquement de gens de chez eux, » poursuivis-je, « il est probablement interdit par leurs lois. Vous vous souvenez de ce que Marlin a dit au sujet de Vadi ? Combien de temps tiendra-t-elle sa langue une fois rentrée ? Je suppose que son frère était un bon à rien dans son pays et qu'il s'est fourré dans une sale affaire dont elle essayait de le tirer. Il doit exister d'autres mondes comme la Terre, sinon l'entreprise ne serait pas rentable. Pas assez de volume. »  
— « Mais les immigrants, » dit Ed. « Étaient-ils des bons à rien eux aussi ? Des gens qui ne pouvaient être utiles dans leur forme de société particulière ? Et combien supposez-vous qu'ils nous en ont envoyé déjà ? » 
C'est une question que je me suis posée. Combien d'étrangers Marlin, et probablement d'autres comme lui, ont-ils pris en charge à leur descente des vaisseaux interstellaires pour les habiller, les instruire et leur fournir de faux papiers, en échange, certainement, de tout ce que ces pauvres diables avaient de précieux ? Combien de ceux qui vous entourent, de ces anonymes qui paraissent simplement un peu bizarres, de ces gens dont vous pensez un instant qu'ils ne semblent même pas humains – les individus singuliers, les « drôles de types » que vous remarquez puis oubliez – combien sont-ils à ne pas être humains au sens où nous entendons ce mot ? 
Comme l'enfant. 
Il était évident que la famille de Sally Tate ne voulait plus de lui. Je me fis donc nommer légalement son tuteur et nous nous entendîmes merveilleusement tous les deux. C'est un enfant à l'esprit éveillé. Son père était peut-être un incapable dans son monde, mais sur le nôtre, ce bâtard a un coefficient intellectuel à vous laisser rêveur. Et il est beau, ce qui ne gâte rien. Je crois qu'il tient de sa tante, Vadi. 
J'ai pensé à me marier depuis cette aventure, ne serait-ce que pour donner un foyer plus confortable à l'enfant et pour combler un vide que je commence à ressentir dans ma vie. Mais je ne me suis pas encore décidé. Je ne puis m'empêcher de penser que peut-être Vadi reviendra un jour et que je la reverrai descendre de son pas rapide et gracieux les pentes de la Montagne aux Daims. La chose est peu probable, mais je ne puis tout à fait chasser l'idée de mon esprit. Je me rappelle la froide répulsion qu'il y eut entre nous et alors je me demande si cette réaction serait durable ou si, à la longue, on pourrait se faire à cette idée de différence.  
L'ennui, je crois bien, c'est que, après Vadi, toutes les femmes que je vois ne me tentent plus. 
Je me demande quelle est sa vie à Hrylliannu, et où se trouve cet endroit. Parfois, par les nuits de grand froid, quand le ciel est limpide comme le diamant et que la Voie Lactée y resplendit, je regarde les étoiles et me demande quelle est la sienne. Et pendant ce temps, notre vieille Montagne aux Daims veille, noire et silencieuse, là-bas au nord, et les profondes blessures qu'elle porte à l'épaule ne seront bientôt plus que des cicatrices invisibles sous l'herbe. Elle ne dit rien. Même le tonnerre, maintenant, rend un son creux. Ce n'est plus que le tonnerre. 
Mais, comme l'a dit Arnek, ce ne sont pas les montagnes qui manquent. 
(Traduit par Roger Durand.)

(c) Bernard SAUNIER - Créé à l'aide de Populus.
Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
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