Le péché originel - F. HOVEYDA
Le péché originel - F. HOVEYDA
Notre ami Hoveyda apparaît pour la première fois ici sous son vrai nom, puisque nos lecteurs ne le connaissaient que sous le pseudonyme de Hoda. Âgé de 35 ans, Hoveyda est Iranien ; sa carrière est la diplomatie (il est attaché à Paris à l'UNESCO) et son violon d'Ingres, comme on s'en doute, le cinéma. Mais à force de manier la plume de critique, il fallait bien qu'il en vienne un jour à saisir celle d'auteur. Avec un humour pince-sans-rire, dans le ton de John Collier, il nous expose ici une idée que personne n'avait jamais eue, et qui remet en question toute une branche du fantastique…
À Roger Caillois.
La première fois que le docteur Derouble rencontra Mme Partèche, dans les corridors de l'immense bâtisse grise de l'institut de Recherches de la Société Générale Pharmaceutique (SGP), il ne put s'empêcher de la regarder avec insistance. La laideur frappe autant que la beauté ; et Mme Partèche semblait réunir en elle tous les éléments hideux dont la nature affuble parfois les êtres humains. Elle frisait la soixantaine ; un maquillage excessif remplissait d'une pâte rosâtre les innombrables vallées sillonnant son visage rabougri, et soulignait les rides par un extraordinaire jeu d'ombres et de lumières ; surplombant un nez en bec d'aigle, deux petits yeux gris se cachaient dans les plis de sa peau desséchée ; une couche de fard rouge encerclait sur les pommettes saillantes mille lignes dissymétriques, comme des raccords de peinture sur un mur lézardé et prêt à s'écrouler ; à partir du menton, la peau se plissait en une série de collines aux vallées sombres, pour aller se perdre derrière les rangs serrés d'un collier de fausses perles jaunies par le temps ; une blouse vaguement blanche essayait en vain de dérober à l'attention la poitrine tombante ; enfin les mains, brunâtres comme celles des momies égyptiennes, accusaient le relief des veines et aboutissaient à des doigts osseux aux ongles coupés court et teints d'un vernis rouge vif.
Mais une fois dans son laboratoire, Derouble oublia la vieille dame. Ses expériences l'absorbèrent à tel point qu'il n'entendit même pas qu'on frappait à sa porte. Une voix chevrotante murmurant d'incompréhensibles paroles le fit sursauter. Il leva les yeux et poussa un cri ; devant lui Mme Partèche souriait ingénument. Un moment il resta interdit. Peu à peu il se reprit.
— « Qu'y a-t-il pour votre service ? »
Elle lui tendit une enveloppe ouverte. Derouble en extirpa un papier à en-tête de la SGP signé par M. Neuvillette, directeur général de l'institut de Recherches, qui autorisait Mme Partèche à s'introduire dans tous les laboratoires et priait ses collègues de la recevoir avec courtoisie et de satisfaire à toutes ses demandes.
— « Je prépare actuellement, » expliqua la vieille dame, « un ouvrage sur les progrès de la pharmacie. J'ai déjà rendu visite à tous vos collègues. Il ne reste plus que vous. Je me suis laissé dire que vous poursuiviez des expériences d'un très haut intérêt…»
— « Oh ! vous savez, ce n'est pas grand'chose. J'essaie simplement de mettre au point un sérum de rajeunissement…»
— « Pas grand'chose ! Vous êtes bien modeste, docteur. L'idée du rajeunissement hante l'humanité depuis toujours. Mais au fait, où en êtes-vous ? »
— « Je n'en sais rien moi-même. Mes expériences n'ont guère abouti jusqu'ici. »
Âgé de quarante-cinq ans, Pierre Derouble respirait la santé. Sa forte carrure s'alliait parfaitement à son esprit positif. De nature obstinée, il n'abandonnait jamais un projet en cours de route. Rien ne pouvait le détourner de son but. Aussi bien décida-t-il de prendre du bon côté l'ennui que représentait pour lui la présence de la vieille dame. Néanmoins il ne put éviter un agacement qui devait aller en se renforçant.
Mme Partèche s'approcha de lui et demeura près des tubes et des alambics un long moment Elle se dirigea ensuite vers le bureau, s'assit à sa place et se mit à fouiller tranquillement dans ses papiers.
— « Que faites-vous ? » s'écria Derouble.
— « Rien. Je regarde dans vos dossiers. »
— « Mais je vous interdis…»
— « Vous oubliez, » coupa sèchement la vieille, « vous oubliez la lettre de M. Neuvillette qui me donne libre accès à tous vos papiers. »
La rage au cœur, Derouble essaya de reprendre son travail. À la fin de la journée, il se précipita chez M. Neuvillette. Le directeur de l'institut l'accueillit avec son affabilité coutumière et écouta ses doléances.
— « Je sais. Je sais, » déclara-t-il. « Vous n'êtes pas le seul qui soit venu se plaindre à moi. Je n'y puis malheureusement rien. C'est le Président même de la SGP qui nous l'a envoyée avec une recommandation expresse du Conseil d'Administration. D'ailleurs, vous verrez : vous finirez par vous habituer à sa présence. »
Mais Pierre Derouble ne s'habitua pas. Au contraire. À la fin de la semaine, il n'y tint plus. Il transporta secrètement une partie de son matériel chez lui et prit l'habitude de travailler la nuit, dans la petite cuisine de son appartement. Il profitait de la journée pour somnoler en face des alambics du laboratoire ou pour répondre aux questions indiscrète de la vieille dame.
— « Cher Monsieur. » répétait celle-ci, « il semble que vos travaux n'avancent guère. Je ne veux pas être pessimiste, mais je ne pense pas, après toutes ces semaines passées auprès de vous, que vous puissiez jamais réussir. »
— « Et pourquoi donc ? » interrogeait d'une voix aimable le jeune biologiste.
— « Parce que le secret du rajeunissement appartient au Diable et qu'il n'est pas prêt à le partager avec les hommes. Non, vous feriez mieux de renoncer. Jamais vous n'aboutirez…»
*
* *
Mme Partèche se trompait fort. Car le soir même, Derouble mit au point sa formule. Il l'essaya sur le vieux chat d'une voisine. Le résultat ne faisait pas de doute : l'animal se transforma instantanément en chaton !
Le lendemain, lorsqu'il se retrouva en face de la « vieille sorcière », comme il l'appelait par devers lui, Derouble hésita un instant. Allait-il la mettre au courant ? Devant l'alambic du laboratoire d'où s'échappaient des vapeurs colorées, il s'interrogeait sur le parti à prendre. Soudain une idée illumina son cerveau. Comment n'y avait-il pas pensé plus tôt ! Il sortit un flacon de sa poche, remplit une seringue de son sérum et rompit enfin le silence.
— « Chère Madame, vous disiez hier que le Diable ne partagerait jamais son secret avec les hommes. Eh bien, j'ai le plaisir de vous annoncer que depuis hier soir, il y est bien forcé. »
— « Quoi ? Comment ? Ça n'est pas possible ! »
— « C'est pourtant vrai. »
— « Je ne vous crois pas. »
Derouble alla vers la porte et poussa le loquet.
— « Je comprends votre scepticisme. Aussi bien vais-je vous administrer la preuve. »
Il s'avança avec un sourire méchant vers la vieille dame.
— « Que faites-vous ? »
— « Je vais expérimenter mon sérum sur vous : »
— « Non ! Non ! » s'écria épouvantée Mme Partèche.
— « Allons donc, vous ne voudriez pas rajeunir ? »
— « Non ! »
— « Et pourquoi donc ? » interrogea Derouble, avançant inexorablement.
— « Je ne puis vous l'expliquer… C'est mon secret. Non ! Laissez-moi partir, je vous en prie… Je ne vous embêterai plus, plus jamais. Je vous laisserai…»
Derouble, sans l'écouter, parcourait lentement l'espace qui les séparait.
« Au secours ! » s'écria la vieille femme en s'enfuyant devant le jeune biologiste qui la poursuivit à travers le laboratoire. Dans sa folle course, Mme Partèche renversa tubes, éprouvettes et ballons. Les liquides corrosifs s'échappaient de leurs prisons de verre et attaquaient le bois du parquet en faisant s'élever des fumées âcres. Mais Derouble, un sourire infernal figé sur les lèvres, ne prêtait guère attention au saccage. Il poursuivait son unique but : Mme Partèche. Derouble l'atteignit enfin et piqua la seringue comme une flèche dans ses rotondités juste au moment où elle ouvrait la porte. La vieille dame hurla et s'enfuit tandis que Derouble, appuyé à la porte de son laboratoire, éclatait d'un rire triomphal.
*
* *
La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre et bientôt les collègues du jeune savant se précipitèrent pour le féliciter. M. Neuvillette arriva d'un pas alerte et fendit la foule des hommes en blouse blanche. Il atteignit enfin Derouble et lui donna l'accolade.
— « Je vous félicite. Vous êtes né sous une bonne étoile ! Vous avez une chance inouïe. »
Un peu gêné, Derouble répondit :
— « Oh ! vous savez, j'ai dû travailler d'arrache-pied…»
— « Je ne parle pas de votre invention. Je pense à la façon dont vous vous êtes débarrassé de Mme Partèche. Vous avez eu une veine de cocu ! Allons, au revoir ! »
Derouble se demanda si M. Neuvillette ne devenait pas fou.
De retour chez lui, il trouva sur le seuil de son appartement un vieux monsieur élégant aux cheveux blancs et pourtant d'allure jeune.
— « Docteur Derouble ? Bonsoir, Monsieur. Je désire une minute d'entretien. »
— « Mais je ne vous connais pas. »
— « Je m'appelle Sheïtan. Je viens de loin pour vous voir. J'ai entendu parler de vous et de votre récente découverte…»
Derouble pensa que décidément les nouvelles se répandaient fort vite de nos jours. Il ouvrit la porte et s'effaça pour laisser passer le vieillard. Il l'invita à s'asseoir au salon et lui offrit un verre de porto.
— « Voilà, » dit le vieux monsieur, « votre sérum de rajeunissement m'intéresse au plus haut point. »
C'est normal, pensa Derouble, ils veulent tous rajeunir.
« Oh ! vous vous trompez. Ne croyez pas qu'il s'agisse de moi. Non ! Je n'ai pas besoin de rajeunir. »
Un peu interloqué de voir ses pensées ainsi devinées, Derouble dit :
— « Mais alors, que désirez-vous ? »
Il pensa que le vieil homme avait honte d'énoncer son but.
— « Je voudrais vous acheter le secret de votre invention. »
— « Acheter mon invention… Mais je ne puis…»
— « Je suis prêt à payer le prix qu'il faudra. »
Le vieux monsieur sortit son étui à cigares, le tendit à Derouble qui refusa poliment, et en prit un pour lui-même, qu'il coupa avec ses dents.
— « Vous permettez ? »
Il l'alluma, tira une bouffée, envoya la fumée vers le plafond et reprit :
— « Je vous offre dix milliards de francs ! »
— « Je vous assure que je ne puis… Je suis engagé vis-à-vis de ma société…»
— « J'en donnerai autant à votre société pour la dédommager. »
— « Je ne vois pas…»
— « Écoutez, Monsieur Derouble, je ne vais pas marchander avec vous. Je vous en offre vingt milliards pour vous et vingt pour la société. Je pense que c'est une offre suffisante. »
— « Mais je ne comprends pas pour quelle raison vous désirez avoir cette invention. »
— « Par pure philanthropie, cher Monsieur. Avez-vous jamais pensé aux conséquences de votre sérum : plus de morts ! plus de malades ! multiplication à l'infini des hommes ! Comment l'humanité pourra-t-elle se nourrir et même vivre sur cette planète ? Et puis évidemment le côté sacrilège : vous empiéterez sur le domaine de Dieu et même du Diable ! De grâce, Monsieur Derouble, rendez-vous à mes raisons. Ne compliquez pas inutilement une situation déjà bien embarrassante pour l'homme ! Vendez-moi votre sérum. Je vous en donnerai trente milliards ! Cela vous va-t-il ? »
— « N'est-ce pas un peu cher ? »
— « Si. Mais vous m'êtes sympathique ! »
— « Hein ? »
— « Oui. Vous avez pu vous débarrasser de cette coriace Mme Partèche. »
— « Comment ? Vous la connaissez ? »
— « Un peu ! C'est moi qui… Non ! Cela je ne puis vous le dire. Alors, Monsieur Derouble, sommes-nous bien d'accord ? »
— « Laissez-moi réfléchir une seconde. »
La tête de Derouble bouillonnait. Mme Partèche était de connivence avec ce M. Sheïtan ! Il l'avait peut-être envoyée pour le surveiller, pour voler son secret ! Le pauvre vieux ! Il devait sûrement être riche et un peu fou. Il était prêt à se ruiner pour rajeunir ! Derouble se sentait tout apitoyé. Et s'il lui faisait subir gratuitement le même traitement qu'à Mme Partèche ? Une bonne action ! Il se leva.
— « Excusez-moi un instant. »
Il revint avec sa seringue et avança lentement derrière le vieillard. Il le piqua rapidement à la base du cou. L'homme sursauta en poussant un cri rauque. L'instant d'après, il tomba sur le tapis en se convulsant et en déchirant ses vêtements, comme un fou. Derouble, hébété, le regardait. Comment se faisait-il… ? L'homme était maintenant presque nu. Il ne bougeait plus. Derouble se pencha sur le corps et tâta le pouls : il battait régulièrement. L'homme ressemblait à un adolescent. Il ouvrit les yeux et sourit à Derouble.
— « Vous n'auriez pas une chemise de nuit ? Autant que possible blanche. Et des ciseaux, s'il vous plaît…»
Derouble revint avec les objets demandés. L'homme cisailla une ouverture dans le dos de la chemise et se mit à l'enfiler. L'étonnement de Derouble fut à son comble : l'homme avait une paire d'ailes ! Croyant rêver, il cligna plusieurs fois des yeux. Une fois revêtu de son étrange costume, l'homme sourit :
— « Je n'avais pas prévu cette application de votre découverte ! »
— « Comment ? »
— « Mais oui… Votre sérum m'a rajeuni au delà du possible ! C'est prodigieux ! Un vrai miracle ! »
— « Pardon. Je ne comprends pas…»
— « Mais voyons, cher Monsieur. Je ne suis plus ange déchu. Votre invention m'a ramené à l'époque où j'étais ange tout court. »
— « Plaît-il ? »
— « Ah ! vous avez la tête bien dure pour un inventeur ! Vous n'avez pas compris ? J'étais le Diable. C'est moi qui avais envoyé Mme Partèche. En fait, elle embêtait tellement mes victimes que celles-ci acceptaient de vendre leurs âmes rien que pour se débarrasser d'elle. Vous comprenez, le rajeunissement que nous leur proposions autrefois, cela retardait trop les échéances. À la longue, ça nous causait des ennuis. Mais avec votre invention, on risquait une extinction des flammes éternelles de l'enfer, faute de clients… C'est pourquoi je voulais l'acheter. Allons, docteur, ne faites pas cette tête. Puisque maintenant il n'y a plus de péché originel ! Adieu ! »
L'être battit des ailes et s'envola dans le ciel par la fenêtre. Au moment où il la traversait, Derouble l'entendit murmurer entre ses dents :
— « La tête que fera le Vieux en me voyant rappliquer ! »