Le saule - JANE RICE
Le saule - JANE RICE
Jane Rice est un des plus curieux écrivains de fantastique pur et d'insolite aux États-Unis. Elle collaborait régulièrement à l'excellente revue « Unknown », malheureusement disparue aujourd'hui. Elle s'est fait connaître en 1942 par une nouvelle, intitulée « Le réfugié », où l'on voyait un Parisien affamé durant l'occupation capturer un loup-garou sous forme humaine, attendre que celui-ci se convertisse en loup et le manger !
Un tel thème suffit à montrer que les idées de Jane Rice sont assez spéciales et à la limite de l'humour noir. Pour la première fois, « Fiction » présente un spécimen de l'art de cet auteur pas comme les autres. Il n'y a guère qu'Idris Seabright avec qui nous lui trouvions un certain degré de parenté – peut-être parce que l'une et l'autre ont la même façon résolument non-conformiste de prendre le fantastique au collet…
Lorsque les quatre enfants O…, Lucie, Robert, Charles et May, devinrent orphelins par suite d'un malheureux concours de circonstances, ils furent envoyés dans le Passé pour vivre chez deux lointaines tantes, en principe à cause des conditions de surpeuplement de leur époque. En réalité, leurs prénoms archaïques avaient suggéré cette solution de facilité à l'employée surmenée de l'organisation Temps & Bien-être, qui avait été chargée de leur cas. À vrai dire, les deux vieilles demoiselles étaient un peu, heu, inhabituelles – mais elles étaient très gentilles, et offraient un foyer agréable.
Les enfants étaient très jeunes et acceptèrent donc la mort de leurs parents comme une fin plutôt qu'une séparation. Leur tuteur provisoire, un Ancien de bonne volonté qui se souvenait de « l'Ohio », leur dit que leurs père et mère avaient « trépassé ». Mais les enfants savaient. Leur père, leur mère, étaient morts, et avaient été numérotés et encapsulés. « Trépassé » c'était le Passé, où ils partaient.
Leurs parents leur manquaient, mais ils tenaient en fait davantage les uns aux autres et, pendant l'enfance, il est impossible de penser longtemps aux absents ou de pleurer sur eux. Leur sentiment de perte fut encore diminué par l'excitation du départ rapide vers le Passé (une main qui s'agite, la cage qui penche doucement en arrière, le stabilisateur mis en place, le robivac commençant à compter, les liens de l'adieu tranchés par un éclat bleu de lumière grandissante) et de l'arrivée immédiate à leur destination, laquelle semblait être établie au centre du néant.
— « Ceci, » dit Charles avec importance en examinant les environs, « est ce qu'on nous a enseigné comme étant « la campagne », pendant notre synchronisation au Centre. »
Les enfants, charmés par cet aspect nouveau de leur entourage, regardèrent avec délices leur future maison, une vieille baraque triste, encapuchonnée de lierre, qui s'était intimement mêlée au paysage naturel, au point d'être presque invisible de leur place.
— « Hé ! » s'exclama May. « Voilà un vrai manou ! »
— « Minou, » corrigea Lucie. « Utilise les vrais archaïsmes, May. Voudrais-tu que la « tante » pense que nous sommes des…»
Elle s'arrêta, cherchant le mot exact de l'époque.
— « Abrupts ? » proposa Charles.
— « Brutes, » rectifia Robert.
— « Abrutis, » soupira Lucie, consciente de ses responsabilités d'aînée. Elle lissa son « fichu » et redressa le « ruban » dans les cheveux de May. « On ne va pas rester plantés ici toute la journée. Allons-y. » Elle s'avança, et les autres suivirent.
Leur tante Marthe était une gentille femme fanée ; elle rappelait à Lucie les fragiles sculptures de neige-de-lune, blanche, transparente, qui avaient décoré le stand lunaire à la Foire du Soleil. Son accueil fut chaleureux, enveloppant, bien qu'un peu latéral, à cause de sa manie de pencher la tête comme si elle écoutait, ou qu'elle eût un ligament froissé dans le cou.
— « Oh ! vous êtes venus… vous êtes venus, » ne cessait-elle de répéter, se penchant de l'un à l'autre et les tâtant comme des fleurs extraordinaires. « Enfin vous êtes venus. »
En les introduisant pour la présentation à l'autre tante, qui était assise dans la bibliothèque obscure et coupait les pages d'un livre avec une lame d'ivoire, la frêle démarche de tante Marthe était triomphante. « Henriette. Les petits sont là. »
— « C'est ce que je vois, Sœurette, » dit la tante Henriette. Elle leur fit un signe de tête amical par-dessus l'amas de livres entassés sur le bureau.
« Et je parie qu'ils sont prêts pour le thé. Eh ? »
Ils acquiescèrent en chœur et Lucie, se rappelant une leçon de « Souvenirs du Passé », ajouta : « Merci, » puis, allongeant le bras, saisit la main de tante Henriette et la secoua. On eût dit un bouquet de phalanges ratatinées et Lucie décida qu'après cette désagréable expérience, elle s'en tiendrait, dans le domaine des Coutumes du Passé, à celle de 1'« Excusez-moi ».
— « Les enfants sont prêts pour le thé, Sœurette, » dit tante Henriette.
« La question est de savoir si le thé est prêt pour les enfants ? »
Quand tante Marthe fut partie dans un froufroutement de jupes, tante Henriette s'adossa dans le fauteuil, et s'adressa aux enfants de sa voix parcheminée.
Sa sœur, les prévint-elle, n'était plus tout à fait elle-même, par moments. Elle avait tendance à avoir des… enfin des idées. (Elle agita trois doigts devant son front pour indiquer à la fois le caractère vague, et l'emplacement, du malaise de sa sœur.) Sœurette était facilement troublée par des petits riens et, en conséquence, ils ne devaient la contrarier pour aucune raison. Était-ce parfaitement clair ?
Les enfants hochèrent la tête. Ils avaient entendu parler de cette particulière infirmité (prononcée kok-tels) qui avait frappé les gens du Passé.
Ils avaient toute liberté dans la maison et les environs, poursuivit leur tante, à une seule exception près.
Elle se leva péniblement et étendit un index osseux vers une double porte fermée, sous laquelle filtrait un rai tardif de soleil safran, comme si elle montrait un objet situé au-delà, dehors dans l'après-midi finissante.
— « Si vous voulez rester ici, en paix, vous ne devez point jouer sous le saule, » dit-elle.
Comme cet avertissement ne différait guère des règles assez semblables de leur temps, par exemple l'habituelle recommandation de leur mère : « Restez de ce côté de la rampe, » ou bien les signaux d'escaliers descendants qui psalmodiaient : « Montée interdite, » les enfants ne posèrent aucune question. En fait, ils se sentirent immédiatement beaucoup plus chez eux et Robert, enhardi, montra une plume dépassant du volume que la tante venait de découper.
— « Quelle sorte de plume est-ce ? » s'enquit-il.
Les paupières de la tante battirent et, pendant une seconde, il eut l'étrange impression qu'il n'aurait pas dû le demander. Peut-être aurait-il dû ne pas montrer du doigt. Embarrassé, il passa le doigt coupable sur une goutte imaginaire au bout de son nez.
Cependant, étendant la main, sa tante saisit la plume et la caressa, souriant à moitié comme si elle se rappelait quelque incident amusant d'autrefois.
— « Une plume de faisan, » répondit-elle d'un ton rêveur. « Je l'ai placée là il y a longtemps pour marquer les pages. »
— « Tu as des faisans ? » voulut savoir May ;
— « Les faisans n'existent plus, » lui dit Charles.
— « Les ma… minous aussi n'existent plus, » fit May, « mais on en a vu un, non ? Un noir. »
— « À présent, nous n'avons plus de faisans, » dit leur tante. « À la différence des saules, ils sont difficiles à… à élever. »
— « Tu vois ? » dit Charles à May. « J'te l'avais dit. »
Leur tante tendit l'objet à Robert.
— « Aimerais-tu l'avoir ? »
— « Oui, » dit Robert en prenant la plume. Elle était raide et poussiéreuse et, n'ayant jamais eu de plume de faisan auparavant, il eut honte et rougit puis, en vrai garçon, il la glissa dans sa chemise.
— « Les faisans sont disparus, ma tante ? » insista May, qui ne voulait pas admettre sa défaite.
— « Les choses ne sont jamais ce qu'elles semblent, » répondit la tante.
— « Tu vois ? » dit May à Charles.
*
* *
Pendant le « thé » avec « Sœurette », dans la drôle de grande « cuisine », Robert sortit sa plume pour l'examiner de plus près. Si les enfants n'avaient été prévenus, la réaction de Sœurette devant ce « petit rien » leur eût desséché les aliments dans la bouche.
— « Où as-tu eu ça ? » chuchota-t-elle, montrant les dents, la tête penchée selon un angle alarmant. « Les faisans ont été détruits. Détruits ! Je croyais que si je détruisais les faisans…» Elle se tut, et lui arracha la plume, répétant : « Dis-moi où tu l'as eue ! »
Mais, tandis même que Robert s'expliquait, elle retira les cercles du dessus de la cuisinière et plongea la plume dans les charbons rouges, la tenant à l'aide d'une longue pince jusqu'à complète combustion. Quand elle revint à la table, elle paraissait violemment émue.
— « Mes enfants, » souffla-t-elle, les mains pressées contre sa gorge, « écoutez-moi bien. Vous ne devez jamais jouer sous le saule. »
— « Oui, nous savons, » dit Lucie, du ton caressant qu'employait leur mère pour adoucir leurs petites peines d'enfants.
Tous doutes qu'ils eussent pu conserver quant aux « idées » de Sœurette, furent effacés dès les premières semaines par ses crises et son comportement étrange. Il y eut le matin où elle était tombée sur la poupée de May que cette dernière, jouant à la « couturière », utilisait comme pelote à épingles. Il y eut le jour où elle avait trouvé la liste de Charles, mentionnant les Curiosités du Passé qui n'avaient pas encore disparu (crapauds 12, serpents 5, minou 1, margouillats 9, hiboux 2, chauves-souris 6, lézards 23, araignées, mouches, etc.), et avait cru que c'était une « recette » pour faire cuire ces animaux. Et le jour où elle avait empoigné Lucie qui galopait sur un balai usé pour faire le « cow-boy ». Et le jour où elle avait perdu presque connaissance lorsque May, intrigué par un vieux volume qu'elle avait trouvé dans un tiroir de l'office, lui avait demandé la signification d'un mot.
— « Que fais-tu avec un grimoire ? » avait-elle crié. « Où l'as-tu trouvé ? Donne-le-moi. Donne-le-moi à l'instant. »
Une fois, à travers la rampe, ils l'avaient contemplée tandis qu'elle écoutait la grande pendule du palier, l'oreille pressée contre le coffre vide et silencieux. Un autre jour, Charles ayant poussé un petit cri, elle était accourue, dérangée en pleine sieste, croyant avoir entendu un appel de faisan. Lucie l'avait ramenée à sa chambre comme si elle, Lucie, était Sœurette, et Sœurette une enfant.
— « Les faisans sont partis. Tous partis, » avait dit patiemment Lucie pour la rassurer. « Les faisans ne sont plus ici. »
Tante Marthe – Sœurette – les touchait constamment de la main, comme pour se convaincre que les enfants étaient réels, et non les produits d'une imagination maladive. Parfois elle disparaissait pendant des heures, et parfois elle allait fréquemment les voir, pensant apparemment qu'ils avaient dû partir, ou n'étaient pas encore arrivés, ou s'étaient perdus dans un méandre du Temps ; elle semblait voir le Temps comme une espèce de cercle à moitié tordu… comme la Piste de Mœbius à la Foire du Soleil, pensait Lucie, Exactement comme la Piste de Mœbius, où tout était à la fois droit et courbe, et où, en dépit du fait qu'elle n'avait qu'une seule face, les amateurs faisaient le circuit sur deux faces à la fois, sans jamais se rencontrer. Et là-bas May avait eu mal au cœur, et leur papa avait payé à chacun un bâton de caramel à l'oxygène. Le soir, il leur avait expliqué le fonctionnement de la piste. Il avait donné une demi-torsion à une étroite bande de papier, puis avait collé les deux bouts réunis. Ensuite, à l'aide d'un craybille, il avait tracé une ligne continue sur l'axe longitudinal de la bande afin de démontrer que, sans jamais lever le craybille, la ligne continuait sans arrêt par-dessus et par-dessous, sans jamais sauter par-dessus ni par-dessous. Charles en avait fait une comptine qui disait :
Ell' court la Piste de Mœbius,
Dedans-dehors, dessous-dessusse.
C'était drôle comme cette époque s'estompait. Presque comme un rêve de Sœurette. Pauvre Sœurette désaxée !
Ils l'aimaient beaucoup, mais prirent progressivement l'habitude de l'éviter le plus possible, et les jours s'écoulèrent l'un après l'autre. Ils avaient aussi appris, sans qu'on, le leur dise, qu'il ne fallait pas troubler tante Henriette. De plus, elle avait une façon de tourner les phrases qui en faisait des énigmes, leur donnant un sens qu'elle semblait n'avoir pas cherché. « Aujourd'hui était hier demain. » Cela était-il une réponse à leur question : « Quel jour est-on aujourd'hui ? ». Et cette question : « Si l'endroit où vous êtes est ici, y a-t-il un ici quand vous êtes là ? », que pouvaient-ils en tirer ? Enfin, elle avait deux réponses passe-partout pour les questions ennuyeuses : « Les choses ne sont jamais ce qu'elles semblent. » et « Maintenant, allez-vous-en. »
*
* *
Ils n'avaient pas l'intention de jouer sous le saule. Il y avait une telle quantité de territoires à explorer. L'inculte jardin sauvage était un pays des merveilles dépourvu de sentiers, avec un trou de serpent près du « cadran solaire » effondré et moussu. Ils avaient la balustrade de pierre écroulée comme « fortin », une « mare » peu profonde pour « pêcher », lancer des cailloux plats et barboter. Ils pouvaient faire des colliers de trèfle et de pâquerettes, contempler de vrais nuages, taquiner avec, un brin d'herbe les petits lézards immobiles ; ils avaient un « grenier » pour les jours de pluie, avec des coffres et des tiroirs remplis de trésors odorants…
Pourtant, à mesure que l'été s'allongeait, l'idée du saule commença à leur peser. Il semblait que le saule fût toujours là.
S'ils péchaient tranquillement dans la mare, une feuille de saule jaune et verte, portée par une brise vagabonde, tombait sur la surface calme et flottait parmi les reflets de nuages et les libellules rasant l'eau – petit rappel du saule sous lequel il ne fallait pas jouer. Ou bien s'ils essayaient de décider où ils allaient « pique-niquer », ils devenaient silencieux en pensant… partout sauf sous le saule pleureur. Et lorsque, fatigués d'un jeu, d'une bataille, d'une poursuite, ils s'arrêtaient pour chercher-quoi-faire-ensuite, ils pensaient encore : Il ne faut pas aller sous le saule.
Une fois, pris sous une averse subite et courant vers la maison à travers le rideau de pluie, la pensée les avait traversés comme un éclair : Nous pourrions nous abriter sous le saule – mais Sœurette était sortie sur le perron et avait fait signe « venez-vite-vite-vite » et ils avaient continué à courir. Une autre fois, par une chaude journée interminable, marquée de brumes de chaleur, May avait exprimé leur pensée à tous.
— « Je parie qu'il fait frais sous le saule, » fit-elle en essuyant sur sa manche son petit visage couvert de sueur. « Je suis sûre qu'il y fait une fraîcheur diabolique. »
— « Allons…» commença Charles.
— « Non, » dit Lucie, qui jouait avec un hanneton au bout d'un fil. « Vous savez qu'il ne faut pas. Et toi, May, arrête d'inventer des mots. Sers-toi de ceux que tu connais. »
— « J'lai pas inventé, » dit May. « C'était dans le vieux grimoire que Sœurette m'a enlevé un jour. »
— « Alors, qu'est-ce que ça veut dire ? »
— « Ça veut dire qu'on te lave la bouche avec de l'eau et du savon, » dit May.
— « Ça n'a pas l'air très logique, » fit Lucie qui d'ailleurs s'en moquait.
Il faisait trop chaud. Elle posa son hanneton fébrile sous un bolet satan et l'éventa à l'aide d'un pissenlit.
— « Il n'y a pas que ça qui n'est pas logique, ici, » dit Robert en se retournant ; il se mit sur les coudes pour regarder l'arbre interdit et provocant, semblable à une fontaine en cascade, et dont le rideau feuillu frôlait, avec un air d'invite, le gazon desséché.
— « J'sais pas ce que vous trois vous allez faire, » annonça Charles, « mais moi je sais ce que j'vais faire. Tout de suite. »
Ils le contemplèrent, incrédules. Il ne le ferait pas, quelle que fût la fraîcheur sous le saule ; il n'oserait pas…
« Je vais…» (il leur sourit d'un air de défi moqueur) « piquer un plongeon dans la mare, » termina-t-il. Il s'élança en criant : « Le dernier à l'eau est une poule mouillée ! »
Et ainsi, comme une mouche dans du miel, le « ? » du saule s'ancra finalement dans leur esprit. Toujours là… Un point sombre au centre. Le noyau. Le foyer. L'endroit. Jusqu'à un après-midi… Entraînés spontanément dans une partie passionnée de « Suivez-le-Guide » qui avait débuté dans le jardin en ruines, ils avaient suivi l'allée en courant, par-dessus la balustrade, autour de la gloriette, dans la grange, sur l'échelle, avaient sauté de la loggia, contourné la mare, pataugé au travers, touché le bord du puits, rampé sous le passage, franchi la souche, descendu la pente – et passé sous le saule… sans presque y réfléchir, comme s'ils y avaient pensé depuis si longtemps que l'endroit leur était devenu des plus familiers.
Lorsqu'ils en sortirent, leurs visages étaient pâles et bouleversés. Les cheveux de Lucie étaient collés sur son front en boucles humides, et elle grelottait. Un filet de sang coulait de la bouche de Robert : il s'était mordu la lèvre inférieure. May commença à pleurer et Charles, les yeux embués, serrant les dents, leva lentement le bras et montra la maison d'où, par une fenêtre du rez-de-chaussée, tante Henriette leur faisait signe de venir.
*
* *
Les enfants, alignés devant leur tante dans la bibliothèque, attendaient immobiles qu'elle parlât. Mais elle se contentait de rester assise, savourant leurs expressions, tandis que le silence s'étirait, s'amenuisait, se tendait… Finalement May enfouit ses joues larmoyantes dans la jupe de Lucie et éclata en sanglots.
— « Je veux rentrer chez nous… je veux rentrer chez nous…»
Leur tante sourit comme devant un trait d'esprit.
— « S'il te plaît, contrôle-toi, May, sinon tu dérangeras Sœurette. Elle n'aime pas se rappeler qu'en détruisant les faisans dans leur Temps, elle a détruit par inadvertance une assez large portion de la continuité, et déformé la jonction. Tu m'as entendue, May ? Je t'ai dit de te contrôler, pour ne pas déranger Sœurette. Sœurette…»
— «… est pendue sous le saule ! » hurla May.
— «… n'aime surtout pas qu'on lui rappelle qu'elle est un fantôme, » dit leur tante d'une voix égale.
— « Et toi, tu es une vieille so… sorcière ! » dit Charles horrifié.
La vérité étant ainsi concrétisée par les mots, les enfants reculèrent, reculèrent, reculèrent lentement, puis soudain se détournèrent et s'enfuirent. Pareils à de troubles photographies d'eux-mêmes dans le miroir du hall, ils passèrent à côté de l'escalier, devant les portraits affadis par l'âge, et franchirent la porte ouverte sur l'air embaumé de l'été. Ils traversèrent la véranda délabrée, dévalèrent les marches vermoulues, longèrent la bibliothèque où tante Henriette, un livre à la main, les regardait depuis le seuil de la double porte ouverte, qui ressemblait à une paire d'ailes dans son dos.
Ils continuèrent à courir dans le jardin, sous l'œil du chat, descendirent la pente, et lorsque Lucie commença à dénouer son fichu, May se mit à pleurer inconsolablement et Robert, tout en débouclant sa « ceinture », s'arrêta, la souleva, et la porta dans ses bras. Sans un seul regard en arrière, ils se hâtèrent et, parce qu'ils ne savaient où aller ni que faire d'autre, ils entrèrent tous sous le saule.
— « Où sont les petits ? » voulut savoir Sœurette ; elle était debout entre les battants de la double porte, le regard encore incertain au sortir de la sieste ; elle nouait à sa ceinture un tablier propre. « Je ne peux pas les trouver. Je les ai appelés sans arrêt. Les as-tu vus, Henriette ? »
Henriette, assise sur le banc du jardin, quitta son livre des yeux.
— « Oui. Et… non, » dit-elle.
— « Ou bien tu les as vus, ou tu ne les as pas vus, Henriette. Pourquoi es-tu toujours si… heu… tortueuse ? Sais-tu où ils sont ? »
— « Sont ? Non. Ils… étaient… en train de se balancer sous le saule. »
— « Le saule, » reprit Sœurette ; sa voix basse, effarée, mourut dans un soupir, et une expression intriguée apparut sur son visage. « Saule ? Quel saule, Henriette ? Nous n'avons pas de saule. » Elle frotta son front soucieux comme pour ôter un obstacle dans le cheminement de sa pensée. « Les enfants…» commença-t-elle sur un ton perplexe, puis elle s'arrêta, ses yeux ébahis fixés sur le faisan dont les longues plumes balayaient le gravier de l'allée. Son regard se fit trouble, interrogateur, et devint vacant.
Elle secoua légèrement la tête pour s'éclaircir les idées.
« Nous n'avons pas de saule, » répéta-t-elle avec entêtement.
Henriette inséra un doigt mince dans les pages de son livre.
— « Alors il faut que j'en plante un, à présent, afin qu'il soit prêt pour leur arrivée. »
— « L'arrivée de qui, très chère ? »
— « Des enfants, Sœurette. »
— « Oh… Oh ! oui. Bien sûr. C'est tellement…» Elle fronça le sourcil, cherchant le mot juste.
— « Tortueux, » dit Henriette.
— « Merci, » dit sa sœur.
— « C'est moi qui te remercie, » répliqua Henriette. Elle se leva et marcha lentement jusqu'au cadran solaire, sur le marbre duquel elle consulta l'ombre allongée du Temps. Le faisan, devant elle, hâta sa promenade.
Se baissant, Henriette ramassa une plume tombée, et la plaça dans son livre pour marquer la page.
(Traduit par P. J. Izabelle.)