Le cri - ROBERT GRAVES
Le cri - ROBERT GRAVES
Robert Graves est un des esprits les plus insolites de notre époque. Il a écrit le livre qui se rapproche le plus du « Necronomicon » imaginé par H.P. Lovecraft. Ce livre s'appelle « La déesse blanche » et n'est malheureusement pas traduit en français ; il fourmille de renseignements sur les cultes maudits, les religions étranges et les magies secrètes. Robert Graves a écrit également de remarquables romans historiques : « Moi, Claude », « Claude le Dieu », « Le comte Bélisaire », etc. C'est aussi un poète extrêmement profond. Et il trouve même le temps d'écrire, à l'occasion, de la science-fiction et du fantastique. Un grand écrivain de plus à saluer dans notre revue.
L'œuvre que nous publions de lui est un récit plus qu'étrange, qui est célèbre aux États-Unis. Le fantastique singulier qui s'y manifeste se situe au niveau des altérations de la personnalité, et l'on se demande jusqu'à la fin si toute cette aventure n'est que le cauchemar d'un fou ou au contraire un atroce concours de phénomènes surnaturels, L'atmosphère qui imprègne l'histoire rappelle ces toiles de Salvador Dali presque gênantes à force d'inquiéter. Dans son genre, c'est une atmosphère difficilement oubliable.
Quand nous arrivâmes avec nos sacs au terrain de cricket de l'asile psychiatrique, le médecin-chef, dont j'avais fait la connaissance chez les amis où j'étais en visite, nous y accueillit. Je lui dis que je ne venais cette fois que comme marqueur de l'équipe de Lampton, m'étant cassé un doigt la semaine précédente en gardant le guichet sur un terrain couvert de bosses.
— « Oh ! Alors vous allez avoir un compagnon intéressant, » me dit-il.
— « L'autre marqueur ? » demandai-je.
— « Crossley est l'homme le plus intelligent de l'asile, » répondit le docteur. « Cultivé, joueur d'échecs de premier ordre, et tout ce qui s'ensuit. Il a dû voyager dans le monde entier. On l'a envoyé ici parce qu'il a des idées fixes. La plus grave est qu'il est un assassin. Il croit avoir tué deux hommes et une femme à Sydney. Une autre idée qu'il se fait, et qui est plus amusante, est que son âme est en morceaux – que cela signifie ce qu'on voudra. Il est rédacteur en chef de notre magazine mensuel, il organise nos représentations théâtrales pour Noël et, l'autre jour, il nous a présenté un numéro très original de prestidigitation. Vous le trouverez sympathique. »
Il se présenta. Crossley était un gros homme de quarante à cinquante ans, au visage assez agréable. Mais je me sentais plutôt mal à l'aise, assis à côté de lui dans la cabine de marquage, avec ses mains couvertes de poils noirs si près des miennes. Ce n'était pas la crainte d'actes de violence de sa part, mais seulement le fait de me sentir en présence d'un homme d'une force peu ordinaire, et qui possédait peut-être, j'en avais vaguement l'impression, des pouvoirs occultes.
Malgré la large fenêtre grande ouverte, il faisait chaud dans la cabine de marquage.
— « Temps orageux, » dit Crossley, qui avait ce que les gens de la campagne nomment un « accent de collège », bien que n'eusse pu dire de quel collège il s'agissait. « Par ce temps orageux, notre comportement, à nous autres malades, est encore plus irrégulier que d'habitude. »
Je lui demandai s'il y avait des malades parmi les joueurs.
— « Deux au cours de cette première partie. Le grand, B. C. Brown, jouait pour le Hampshire il y a trois ans, et l'autre est un bon joueur de club. Pat Slingsby vient généralement jouer pour nous aussi – c'est l'Australien qui lance si fort, vous savez – mais nous ne le prenons pas aujourd'hui. Par un temps comme celui-ci, il est capable de lancer à la tête du batteur. Il n'est pas fou au sens habituel du terme ; il a simplement un mauvais caractère du diable. Les médecins ne peuvent rien faire de lui. Crossley se mit à parler du docteur. « Un type bienveillant et, pour un médecin d'hôpital psychiatrique, techniquement compétent et moderne. Il étudie la psychologie morbide et, faute d'être au courant des derniers progrès de la science, il l'est à peu près des avant-derniers. Je m'amuse bien avec lui. Il ne connaît ni l'allemand ni le français, si bien que j'ai toujours une étape ou deux d'avance sur lui pour ce qui est des modes en psychologie. Il faut qu'il attende les traductions en anglais. Je lui invente des rêves significatifs à interpréter. J'ai constaté qu'il aime que j'y mette des serpents et des tartes aux pommes, alors c'est ce que je fais généralement. Il est convaincu que mon trouble mental est dû à la bonne vieille « fixation antipaternelle » – je souhaiterais que ce soit aussi simple que cela. »
Çrossley me demanda alors si je pouvais tenir la marque et écouter une histoire en même temps. Je lui répondis que oui. La partie se déroulait lentement.
— « Mon histoire est vraie, » dit-il. « En tout points. C'est-à-dire qu'en la qualifiant de « vraie », j'entends du moins que j'ai une façon inédite de la raconter. C'est toujours la même histoire, mais j'en change quelquefois le point culminant et j'en modifie même les personnages. C'est ce changement qui fait qu'elle est toujours fraîche et par conséquent véridique. Si je devais utiliser toujours la même formule, elle s'enliserait bientôt et deviendrait fausse. Je tiens à la garder vivante, et c'est une histoire en tout points authentique. J'en connais personnellement les protagonistes. Ce sont des gens de Lampton. »
Nous décidâmes que je compterais les courses et les extras tandis qu'il tiendrait l'analyse des services, et que, chaque fois qu'un guichet serait renversé, nous copierions l'un sur l'autre. Ainsi il était possible de raconter et d'écouter une histoire…
*
* *
Un matin, au réveil, Richard dit à sa femme :
— « Vraiment, quel drôle de rêve j'ai fait. »
— « Raconte-le-moi, mon chéri, » dit-elle, « et dépêche-toi, parce que, après, je veux te raconter le mien. »
— « J'étais en conversation, « dit-il, « avec une personne (ou des personnes, parce que son apparence changeait si souvent) d'une grande intelligence, et je me rappelle parfaitement l'objet de la discussion. Cependant, c'est la première fois que je suis à même de me rappeler un raisonnement tenu dans mon sommeil. Généralement, mes rêves sont si différents de mon état de veille que je ne puis les décrire qu'en disant : « C'est comme si je vivais et pensais comme le ferait un arbre, ou une cloche, ou une clé de sol, ou un billet de cinq livres ; comme si je n'avais jamais été un être humain. » La vie qui s'y déroule est pour moi parfois belle et parfois laide, mais, si extraordinaire dans tous les cas que, si je devais dire : « J'ai eu une conversation, » ou « j'ai entendu de la musique, » ou « j'étais en colère, » cela serait aussi loin de la réalité que si j'essayais d'expliquer un problème philosophique comme Panurge le faisait pour Thaumaste en grimaçant simplement avec mes yeux et mes lèvres. »
— « C'est tout à fait mon cas, » dit-elle. « Je crois que quand je dors, je deviens, peut-être, une pierre, avec tous les appétits et les convictions naturels à une pierre. « Insensible comme une pierre, » dit-on parfois, mais il y a sans doute plus de sensibilité, plus de bon sens, plus de sagesse, plus de sentiment, plus de susceptibilité, dans une pierre que dans bien des hommes et des femmes. Et pas moins de sensualité, » ajouta-t-elle pensivement.
C'était un dimanche matin, si bien qu'ils pouvaient rester au lit, les bras enlacés, sans s'inquiéter de l'heure ; ils n'avaient pas d'enfants et le petit déjeuner pouvait attendre. Il lui dit que, dans son rêve, il cheminait dans les dunes avec cette personne (ou cette succession de personnes), qui lui disait : « Ces dunes ne font partie ni de la mer devant nous ni des prés derrière, et elles n'ont pas de point commun avec les montagnes au-delà des prés. Elles ont une existence indépendante. Un homme qui marche dans les dunes le sait bientôt d'après l'âcreté de l'air, et s'il s'abstenait de manger et de boire, de dormir et de parler, de penser et de désirer, il pourrait continuer indéfiniment dans ces dunes sans jamais connaître aucun changement. Il n'y a ni vie ni mort dans les dunes. Tout peut arriver dans les dunes. »
Rachel dit que c'était de la stupidité et demanda :
— « Mais quel était l'objet de la discussion ? Vite, dis-le-moi ! »
Il dit qu'il s'agissait du siège de l'âme, mais que, par son insistance, elle lui avait fait sortir le sujet de la tête. Tout ce qu'il se rappelait, c'est que l'homme avait d'abord été un Japonais, puis un Italien et enfin un kangourou.
En retour, elle lui raconta son rêve avec passion et précipitation. « Je marchais dans les dunes ; il y avait aussi des lapins là-bas. Comment cela s'accordait-il avec ce qu'il disait de la vie et de la Terre ? J'ai vu l'homme et toi qui veniez à ma rencontre bras dessus bras dessous, et je me suis sauvée en courant et j'ai remarqué qu'il avait un mouchoir de soie noire ; il m'a couru après et la boucle de mon soulier s'est détachée et je n'ai pas pu m'arrêter pour la ramasser. Je l'ai laissée sur place et il s'est penché et l'a mise dans sa poche. »
— « Comment sais-tu que c'était le même homme ? » demanda-t-il.
— « Parce que, » dit-elle en riant, « il avait un visage noir et portait une veste bleue comme cette image représentant le Capitaine Cook. Et parce que c'était dans les dunes. »
Il l'embrassa dans le cou et lui dit :
— « Non seulement nous vivons ensemble, parlons ensemble et dormons ensemble, mais il apparaît que maintenant nous rêvons aussi ensemble. »
Ils éclatèrent de rire.
Puis il se leva et lui apporta son petit déjeuner.
Vers onze heures et demie, elle lui dit :
— « Va faire un tour, mon chéri, et rapporte-moi de quoi penser. Et sois de retour pour le déjeuner à une heure. »
C'était une chaude matinée de la mi-mai et il traversa le bois et déboucha sur la route qui, le long de la côte, conduisait à Lampton, à huit cents mètres de là.
(« Connaissez-vous bien Lampton ? » demanda Crossley. « Non, » répondis-je, « je ne suis ici que pour les fêtes, chez des amis. »)
Il fit une centaine de mètres sur la route longeant la côte. Puis il la quitta pour traverser les prés. Il pensait à Rachel, observait les évolutions des papillons bleus, regardait les roses de bruyère et le thym, puis ses pensées revenaient à Rachel et au fait étrange qu'ils fussent si proches l'un de l'autre. Il prit une poignée de genêts fleuris, la sentit, en analysa l'odeur et pensa : « Si elle devait mourir, que deviendrais-je ? » Prenant une ardoise sur un petit mur, il la lança pour la faire ricocher sur l'eau de l'étang et pensa : « Je suis un maladroit pour être son mari. » Il se dirigea vers les dunes, mais obliqua de nouveau, peut-être par crainte de rencontrer le personnage de leur rêve, et décrivit un demi-cercle en direction de la vieille église au-delà de Lampton, au pied de la montagne.
L'office était terminé et les fidèles s'attardaient près des dolmens, derrière l'église, marchant par deux ou par trois sur le gazon tendre ainsi qu'ils en avaient coutume. Le plus gros propriétaire du village parlait à haute voix du roi Charles, le martyr : « Un grand homme, un très grand homme, mais qui fut trahi par ceux qu'il aimait le plus, » et le docteur s'entretenait de musique d'orgue avec le recteur. Un groupe d'enfants jouait à la balle. « Par ici, Elsie. Non, à moi, Elsie ! Elsie ! Elsie ! » Puis le recteur vint et mit la balle dans sa poche en leur rappelant que c'était dimanche et qu'ils auraient dû s'en souvenir. Quand il eut tourné le dos, les enfants lui tirèrent la langue.
Bientôt, un étranger survint. Il demanda à Richard la permission de s'asseoir à côté de lui et ils se mirent à bavarder. L'étranger avait assisté à l'office et voulait discuter du sermon. Celui-ci avait eu pour thème l'immortalité de l'âme ; c'était le dernier d'une série de sermons commencée à Pâques. Il déclara qu'il ne pouvait accepter les prémisses du prédicateur que l'âme a sa résidence permanente dans le corps. Pourquoi en serait-il ainsi ? Quelle fonction accomplissait l'âme dans l'activité quotidienne du corps ? L'âme n'était ni le cerveau, ni les poumons, ni l'estomac, ni le cœur, ni l'esprit, ni l'imagination. Ne fallait-il pas que ce fût une chose à part ? N'était-il pas plus probable qu'elle eût son siège en dehors du corps plutôt qu'à l'intérieur ? Il n'avait de preuve ni dans un sens ni dans l'autre, mais il disait : La naissance et la mort sont un mystère si troublant que le principe de la vie peut fort bien résider hors du corps qui est la preuve palpable de l'existence. « Nous ne pouvons même pas, » dit-il, « indiquer avec précision quels sont les moments de la naissance et de la mort. Tenez, au Japon, où je suis allé, on considère qu'un homme a déjà un an lorsqu'il naît ; et récemment, en Italie, un mort… mais venez faire un tour dans les dunes et laissez-moi vous faire part de mes conclusions. Il m'est plus facile de parler en marchant. »
Richard fut effrayé de l'entendre ainsi raisonner et de le voir s'éponger le front avec un mouchoir de soie noire. Il bredouilla quelque chose. À ce moment, les enfants, qui avaient grimpé derrière le dolmen, se mirent soudain, à un signal convenu, à crier fort dans l'oreille des deux hommes, puis ils éclatèrent de rire. L'étranger eut un sursaut de colère ; il ouvrit la bouche comme pour les maudire, en découvrant ses dents jusqu'aux gencives. Trois des enfants s'enfuirent en hurlant. Mais celle qu'ils avaient appelée Elsie tomba et resta étendue par terre, à sangloter. Le docteur, qui était à proximité, s'efforça de la consoler. « Il a une figure comme le diable, » entendirent-ils l'enfant murmurer.
L'étranger eut un sourire affable. « Un diable, il n'y a pas si longtemps que j'en étais un. C'était en Australie du Nord, où j'ai vécu pendant vingt ans avec les indigènes, « Diable » est le mot anglais le plus approprié au rang qu'ils me donnèrent dans leur tribu. Ils me donnèrent aussi un uniforme de la marine britannique datant du dix-huitième siècle à porter comme vêtement d'apparat. Venez avec moi dans les dunes et laissez-moi vous raconter toute l'histoire. J'adore marcher dans les dunes. C'est pour cela que je suis venu dans cette ville… Je me nomme Charles. »
— « Merci, mais il faut que je me dépêche de rentrer déjeuner. » dit Richard.
— « Allons donc ! » dit Charles. « Le déjeuner peut attendre. Ou, si vous préférez, je puis venir déjeuner avec vous. À propos, je n'ai rien mangé depuis vendredi. Je suis sans argent. »
Richard n'était pas rassuré. Il avait peur de Charles et ne voulait pas l'emmener déjeuner chez lui à cause du rêve, des dunes et du mouchoir. Mais d'autre part, l'homme était intelligent, calme, correctement vêtu, et il n'avait rien mangé depuis vendredi. Si Rachel apprenait qu'il lui avait refusé un repas, elle recommencerait à lui faire des reproches. Quand Rachel était de mauvaise humeur, elle se plaignait volontiers qu'il fût trop regardant. Cependant, quand elle était bien disposée avec lui, elle reconnaissait qu'il était l'homme le plus généreux qu'elle connût et déclarait n'avoir pas voulu l'offenser. Qu'elle lui en voulût de nouveau et le reproche de ladrerie reparaissait, « Dix pence et un demi-penny, plus trois pence de timbre, » disait-elle. Les oreilles lui en tintaient et, dans ces moments-là, il eût voulu la frapper.
— « Mais bien sûr, » dit-il après réflexion. « Venez déjeuner à la maison. Mais cette enfant sanglote encore parce qu'elle a peur de vous. Vous devriez faire quelque chose. »
Charles fit signe à la fillette d'approcher et lui dit un seul mot de consolation. C'était un mot magique australien, signifiant Lait, dit-il par la suite à Richard. Aussitôt, Elsie cessa de pleurer. Elle vint s'asseoir sur les genoux de Charles et joua avec les boutons de son gilet pendant un moment, jusqu'à ce que Charles la renvoyât.
— « Vous avez d'étranges pouvoirs, Mr. Charles, » dit Richard.
— « J'aime beaucoup les enfants, » dit Charles, « mais le cri qu'ils ont poussé m'a saisi. Je suis heureux de n'avoir pas fait ce que, un instant, j'ai été tenté de faire. »
— « Quoi donc ? » s'enquit Richard.
— « J'aurais pu crier moi-même, » dit Charles.
— « Eh bien, » dit Richard, « ils auraient préféré cela. Ç'aurait été un jeu pour eux. C'est sans doute ce qu'ils attendaient de vous. »
— « Si j'avais crié, » dit Charles, « mon cri les aurait tués sur le coup ou bien il les aurait rendus fous. Il est probable qu'il les aurait tués, car ils n'étaient pas loin de moi. »
Richard fit un petit sourire niais. Il ne savait pas s'il convenait de rire ; Charles parlait avec tant de sérieux. Aussi lui dit-il :
— « Vraiment ! Quelle sorte de cri est-ce donc ? Faites-le moi entendre. »
— « Ce ne sont pas seulement les enfants qui auraient à souffrir de mon cri, » dit Charles. « Des hommes peuvent en devenir fous furieux ; l'homme le plus fort, même, serait projeté au sol. C'est un cri magique que j'ai appris du Chef Diable du Territoire Septentrional. Il m'a fallu dix-huit ans pour le mettre au point et cependant je ne m'en suis encore servi que cinq fois en tout. »
Richard avait encore l'esprit si troublé par le rêve, le mouchoir et le mot qui avait consolé Elsie qu'il ne sut que dire et se contenta de murmurer :
— « Je vous donne cinquante livres sterling pour chasser les dolmens d'ici avec votre cri. »
— « Je vois que vous ne me croyez pas, » dit Charles. « Peut-être n'avez-vous jamais entendu parler du cri qui provoque la terreur ? »
Richard réfléchit.
— « Oh ! J'ai lu l'histoire du cri héroïque des anciens guerriers irlandais qui faisait reculer les armées. Et Hector, le Troyen, n'avait-il pas un cri terrible ? Et en Grèce, on entendait parfois des cris soudains dans les bois. Ils étaient attribués au dieu Pan et rendaient les hommes fous de peur ; c'est même de cette légende que le mot « panique » est entré dans notre langue. Et je me rappelle un autre cri dans le Mabinogion, dans l'histoire de Lludd et Llevelys. C'était un cri horrible qu'on entendait la veille du Premier Mai et qui perçait tous les cœurs en causant une telle frayeur que les hommes perdaient leurs couleurs et leur force, les femmes les enfants qu'elles portaient, et les jeunes gens et les vierges la raison, et que les animaux et les arbres, la terre et les eaux restaient stériles. Mais c'était le cri d'un dragon. »
— « Ce devait être un magicien anglais du clan du dragon, » dit Charles. « J'appartenais aux Kangourous. Oui, cela concorde. L'effet n'en est pas exactement le même, mais il s'en rapproche. »
*
* *
Ils arrivèrent à la maison à une heure. Rachel était à la porte et le déjeuner attendait.
— « Rachel, » dit Richard, « je te présente Mr. Charles, que j'ai invité à déjeuner. Mr. Charles est un grand voyageur. »
Rachel se passa la main devant les yeux comme pour chasser un nuage, mais c'était peut-être à cause du soleil, brusquement apparu. Charles lui prit la main et y déposa un baiser, ce qui la surprit. Rachel était gracieuse, menue, avec des yeux étonnamment bleus vu ses cheveux si bruns, délicate dans ses mouvements et avec une voix plutôt basse. Elle avait un sens de l'humour très fantasque.
(« Vous aimeriez Rachel, » dit Crossley, « elle vient quelquefois me voir ici. »)
De Charles, il eût été difficile de se former une opinion d'après son physique. Il était d'âge moyen, grand. Il avait des cheveux grisonnants, un visage jamais au repos, ne fût-ce qu'un instant, des yeux grands et brillants, parfois jaunes, parfois bruns, parfois gris. Sa voix changeait de ton et d'accent selon le sujet. Ses mains étaient brunes et velues, ses ongles bien tenus. De Richard, il suffit de dire qu'il était musicien et que, né sous un bonne étoile, la chance suppléait en lui à la force physique.
Après le déjeuner, Charles et Richard lavèrent la vaisselle ensemble et Richard demanda soudain à Charles s'il voulait lui faire entendre le cri, car il pensait qu'il ne pourrait trouver la paix de l'esprit avant de l'avoir entendu. Si horrible que fût une chose, il était sûrement pire d'y penser que de l'entendre. Maintenant, en effet, il croyait au cri.
Charles s'arrêta, la lavette à vaisselle à la main.
— « C'est comme vous voudrez, » dit-il, « mais je vous ai dit quelle sorte de cri c'était. Et si je crie, ce doit être dans un endroit isolé où personne d'autre ne peut entendre ; et je ne crierai pas au second degré, le degré qui tue à coup sûr, mais au premier, celui qui terrifie simplement, et quand vous voudrez que j'arrête, vous vous boucherez les oreilles avec vos mains. »
— « Entendu, » dit Richard.
— « Il ne m'est pas encore arrivé de crier pour satisfaire une vaine curiosité, » dit Charles, « mais seulement quand ma vie était menacée par des ennemis, noirs ou blancs, et une fois alors que j'étais seul dans le désert, sans rien à manger ni à boire. Alors j'ai été forcé de crier, pour avoir de la nourriture. »
« Quoi qu'il en soit, » pensa Richard, « je suis un homme chanceux, et ma chance sera bien suffisante, même dans ce cas. »
— « Je n'ai pas peur, » dit-il à Charles.
— « Nous irons dans les dunes demain de bonne heure, » dit Charles, « quand personne ne sera encore dehors, et je crierai. Vous dites que vous n'avez pas peur. »
Mais Richard avait très peur, et ce qui aggravait encore ses craintes, c'était qu'il ne pouvait pas parler du cri à Rachel. S'il lui en parlait, elle lui interdirait d'aller dans les dunes ou bien elle l'y accompagnerait. Si elle l'empêchait d'y aller, la peur du cri et le sentiment de sa lâcheté s'attacheraient à lui à jamais ; mais si elle venait avec lui, ou bien le cri ne serait rien et elle aurait un nouveau prétexte pour se gausser de sa crédulité et Charles rirait avec elle, ou bien le cri serait ce que Charles avait dit et elle pourrait fort bien en devenir folle. Aussi préféra-t-il ne rien dire.
Charles fut invité à coucher chez eux et ils restèrent longtemps à bavarder avant d'aller au lit.
Quand ils furent couchés, Rachel dit à Richard que Charles lui était sympathique et que c'était certainement un homme qui avait vu beaucoup de choses, bien qu'il fût un grand dadais. Puis Rachel dit un tas de choses sans queue ni tête, car elle avait bu deux verres de vin, breuvage dont elle n'usait qu'en de rares occasions, et elle lui dit : « Oh ! mon chou, j'ai oublié de t'en parler : en mettant mes souliers à boucle ce matin, pendant que tu n'étais pas là, je me suis aperçu qu'il manquait une boucle. J'ai dû remarquer qu'elle était perdue avant de m'endormir hier soir, sans que cette perte se soit fixée fermement dans mon esprit, et c'est pourquoi elle m'est apparue comme une découverte dans mon rêve ; mais j'ai l'impression, je puis même dire que je suis sûre, que Charles est l'homme que nous avons rencontré dans notre rêve. Mais cela m'est égal, à moi tout au moins. »
Les craintes de Richard augmentaient et il n'osait pas lui parler du mouchoir de soie noire ni de l'invitation de Charles à l'accompagner dans les dunes. Et, ce qui était pire, Charles ne s'était servi que d'un mouchoir blanc pendant son séjour chez eux, de sorte que Richard ne pouvait être sûr d'avoir bien vu le mouchoir noir, tout compte fait. Il détourna la tête et dit avec maladresse : « Charles connaît des tas de choses. Je vais aller me promener demain matin de bonne heure avec lui, si tu n'y vois pas d'inconvénient ; une bonne marche matinale, voilà ce qu'il me faut. »
— « Oh ! j'irai avec toi, » dit-elle.
Richard ne trouva rien à prétexter pour lui refuser ; il comprenait qu'il avait eu tort de lui parler de cette promenade. Mais il lui dit :
— « Charles sera très content. À six heures alors. »
*
* *
Il se leva à six heures, mais après le vin qu'elle avait bu, Rachel avait encore trop sommeil pour les accompagner. Elle l'embrassa et il partit avec Charles.
Richard avait passé une mauvaise nuit. Dans ses rêves, il n'y avait rien eu d'humain ; tout y avait été confus et terrible. Il s'était senti plus éloigné de Rachel qu'à aucun moment depuis leur mariage, et la peur du cri le rongeait. Et maintenant il avait froid et faim. Un vent violent soufflait des montagnes vers la mer, apportant quelques ondées. Charles parlait à peine ; il mâchonnait une tige d'herbe et marchait d'un pas rapide.
Richard sentait la tête lui tourner.
— « Attendez un moment, » dit-il. « J'ai un point de côté. » Ils s'arrêtèrent et Richard demanda, haletant : « Quelle sorte de cri est-ce ? Est-il fort, ou aigu ? Comment est-il produit ? Comment peut-il rendre un homme fou ? »
Charles gardait le silence, aussi Richard poursuivit-il, avec un sourire hébété :
« Je dois dire que le son est une chose curieuse. Je me souviens que, lorsque j'étais à Cambridge, un garçon de King's College eut à lire la leçon du soir. Il n'avait pas prononcé dix mots qu'on entendit des grondements, des tintements et des craquements, et que de la poussière et des morceaux de bois se mirent à tomber du plafond. Sa voix était exactement accordée sur la fréquence naturelle du bâtiment, si bien qu'il dut se taire, sinon le toit aurait pu s'effondrer, de la même façon qu'un verre peut se briser si l'on joue sur un violon la note correspondant à sa fréquence. »
Charles consentit à répondre :
— « Mon cri n'est pas affaire de hauteur de son ni d'effet vibratoire, mais quelque chose qu'on ne peut expliquer. C'est un cri essentiellement mauvais et qui n'a pas de place déterminée dans la gamme. Il peut prendre n'importe quelle note. C'est la terreur à l'état pur, et n'était une certaine intention de ma part, que je n'ai pas besoin de vous révéler, je ne crierais pas pour vous. »
Richard était très sujet à la peur et ces nouvelles précisions sur le cri ne réussirent qu'à le troubler davantage ; il eût voulu être encore chez lui, au lit, et savoir Charles à deux continents de là. Mais il était fasciné. Ils traversaient les prés maintenant et des brins d'herbe le piquaient à travers ses chaussettes trempées de rosée.
Ils arrivèrent sur le sable des dunes. De la plus haute d'entre elles, Charles regarda autour de lui. Il apercevait la plage qui s'étendait sur plus de trois kilomètres. Il n'y avait personne en vue. Alors Richard vit Charles tirer de sa poche un objet, l'enfiler sur le bout de son index et se mettre à le faire tournoyer avec le bout du doigt et le pouce pour finalement l'attraper sur le revers de sa main. C'était la boucle de chaussure de Rachel.
Richard respirait péniblement, son cœur battait à se rompre et il faillit vomir. Il tremblait de froid et cependant il était en nage. Ils arrivèrent bientôt à un endroit à découvert dans les dunes, près de la mer. Il y avait là une sorte de talus où poussaient des chardons maritimes et une herbe maigre. Des pierres étaient éparses tout autour, apportées là par la mer, semblait-il, des années auparavant. Bien que l'endroit se trouvât derrière le premier rempart formé par les dunes, il y avait dans celui-ci une ouverture par où une marée exceptionnellement forte aurait pu s'infiltrer, et le vent qui soufflait constamment par cette brèche empêchait le sable de s'accumuler sur ces pierres. Richard avait mis ses mains dans ses poches de pantalon pour les préserver du froid et il triturait nerveusement autour de son index droit un bout de rat de cave resté dans sa poche depuis qu'il était descendu fermer la porte à clé, la veille au soir.
— « Êtes-vous prêt ? » demanda Charles.
Richard fit, de la tête, un signe affirmatif.
Une mouette plongea sur la crête des dunes et reprit son essor en piaillant quand elle les vit.
— « Allez vous placer près des chardons, » dit Richard, la bouche sèche. « Je reste ici dans les pierres, pas trop près. Quand je lèverai la main, criez ! Quand je porterai mes doigts à mes oreilles, arrêtez aussitôt ! »
Charles fit une vingtaine de pas en direction des chardons. Richard vit son large dos et le mouchoir de soie noire qui dépassait de sa poche. Il se souvint du rêve, de la boucle de chaussure et de la peur d'Elsie. Sa résolution sombra : il tira de sa poche le morceau de rat de cave, le coupa en deux et s'en obtura les oreilles. Charles ne le vit pas.
Charles se retourna et Richard fit le signal avec sa main.
Charles se pencha en avant d'une façon curieuse, le menton saillant, les lèvres retroussées découvrant les dents. Jamais Richard n'avait vu une telle expression de frayeur sur le visage d'un homme. Il ne s'était pas attendu à cela. Le visage de Charles, habituellement doux et changeant, incertain comme un ciel nuageux, se durcissait maintenant jusqu'à prendre l'apparence d'un masque de pierre, d'une pâleur mortelle pour commencer, puis devenant rouge à partir des pommettes, de plus en plus rouge, et finalement noir, comme si l'homme allait suffoquer. Sa bouche s'ouvrit enfin toute grande et Richard tomba en avant, les mains sur ses oreilles, évanoui.
Quand il revint à lui, il était seul au milieu des pierres. Il se mit sur son séant, l'esprit engourdi, se demandant s'il y avait longtemps qu'il était là. Il se sentait très faible et le froid qui lui glaçait le cœur était pire que celui qui lui engourdissait les membres. Il était incapable de penser. Il mit sa main par terre pour se soulever et, ce faisant, toucha une pierre plus grosse que la plupart des autres. Il la ramassa et promena ses doigts dessus, distraitement. Son esprit vagabondait. Il se prit à penser au métier de cordonnier, dont il avait toujours tout ignoré, mais maintenant tous les tours de main de la profession lui étaient familiers. « Il faut que je me mette cordonnier, » dit-il tout haut.
Il rectifia :
— « Non, je suis musicien. Est-ce que je deviens fou ? » Il jeta la pierre au loin. Elle en toucha une autre et rebondit.
Il se demanda : « Voyons, pourquoi ai-je dit que j'étais cordonnier ? Il me semblait, il y a un moment, que je savais tout ce qu'il y avait à savoir sur l'art de réparer les chaussures et maintenant je n'y connais plus rien. Il faut que je rentre à la maison. Pourquoi suis-je sorti ? »
C'est alors qu'il aperçut Charles, sur une dune, à cent mètres de là, regardant au loin sur la mer. Il se rappela sa peur et s'assura que la cire était toujours dans ses oreilles. Il se mit debout avec peine. Quelque chose qui bougeait sur le sable attira son regard et il vit que c'était un lapin, couché sur le côté et agité de mouvements convulsifs. Comme Richard faisait un pas vers lui, l'agitation cessa ; le lapin était mort. Richard contourna un monticule de sable qui le mit hors de la vue de Charles et prit la direction de sa maison en courant maladroitement dans le sable mou. Il avait fait une vingtaine de pas quand il vit une mouette devant lui. Elle restait stupidement debout dans le sable et, loin de s'envoler à son approche, elle tomba – morte.
Comment il parvint à sa maison, Richard eût été embarrassé pour le dire, mais cependant il était là, ouvrant la porte de derrière et montant l'escalier sur les mains et les genoux. Il se déboucha les oreilles.
Rachel était assise dans son lit, pâle et tremblante.
— « Dieu merci, te voilà, » dit-elle. « J'ai fait un cauchemar, le pire de toute ma vie. C'était effrayant. J'étais dans mon rêve, le rêve le plus profond qu'on puisse imaginer, comme celui dont je t'ai parlé. J'étais comme une pierre et je sentais ta présence toute proche ; tu étais toi, tout à fait normal, alors que moi j'étais une pierre, et tu avais une peur immense et je ne pouvais rien faire pour t'aider et tu attendais quelque chose et la chose terrible ne t'est pas arrivée à toi, mais à moi. Je ne peux pas te dire ce que C'était, mais ce fut comme si tous mes nerfs hurlaient de douleur à la fois et comme si j'étais transpercée de part en part par un rayon de lumière intense et néfaste et retournée comme un gant. Je me suis réveillée et mon cœur battait si fort que j'ai dû lutter pour retrouver mon souffle. Crois-tu que ce soit une défaillance cardiaque, que mon cœur se soit arrêté un instant ? On dit que ça fait cet effet-là. Où es-tu allé, mon chéri ? Où est Mr. Charles ? »
Richard s'assit sur le bord du lit et lui prit la main.
— « Il m'est arrivé, à moi aussi, quelque chose de terrible, » dit-il. « J'étais près de la mer avec Charles et, alors qu'il m'avait devancé pour monter sur la plus haute dune, je me suis senti très faible et je suis tombé parmi les pierres. Quand je suis revenu à moi, j'étais couvert d'une sueur d'angoisse et j'ai dû me dépêcher de rentrer. Alors je suis rentré tout seul en courant. C'est arrivé il y a peut-être une demi-heure. »
Il ne lui en dit pas davantage. Il lui demanda s'il pouvait se mettre au lit et si elle voulait bien se lever et préparer le petit déjeuner. C'était une chose qu'elle n'avait pas encore faite depuis des années qu'ils étaient mariés.
— « Je suis aussi malade que toi, » dit-elle. Il avait toujours été entendu entre eux que lorsque Rachel était malade, Richard devait être en bonne santé.
— « Non, c'est impossible, » dit-il, et il s'évanouit de nouveau.
De mauvaise grâce, elle l'aida à se mettre au lit, s'habilla et descendit lentement l'escalier. Une odeur de café et de bacon frappa ses narines et… Charles était là. Il avait allumé le feu et il était en train de mettre deux petits déjeuners sur un plateau. Elle fut si soulagée de ne pas avoir à préparer à manger et elle, était encore si troublée par ce qu'elle avait vécu en rêve qu'elle le remercia et lui dit qu'il était un amour. Il lui prit la main qu'il retint contre sa poitrine après y avoir déposé un cérémonieux baiser. Il avait préparé le petit déjeuner exactement comme elle l'aimait : le café fort et les œufs frits des deux côtés.
Rachel tomba amoureuse de Charles. Cela lui était souvent arrivé avant et depuis son mariage, mais alors elle avait l'habitude de le dire à Richard, si bien que sa passion trouvait un exutoire et qu'elle ne donnait pas lieu à la jalousie, car elle disait (et lui avait la liberté de lui rendre la pareille) : « Oui, je suis tombée amoureuse d'Untel, mais c'est toi seul que j'aime. »
Jamais cela n'avait été plus loin. Mais cette fois, c'était différent. Pour une raison qui lui échappait, elle ne pouvait pas avouer qu'elle était amoureuse de Charles, car elle n'aimait plus Richard. Elle le détestait parce qu'il était malade, et elle le traita de paresseux et de simulateur, Aussi, vers midi, il se leva, mais resta à geindre dans la chambre jusqu'à ce qu'elle l'eût renvoyé au lit pour y geindre à son aise.
Charles aida Rachel dans les travaux du ménage. Il fit toute la cuisine, mais il ne monta pas voir Richard puisqu'elle ne le lui avait pas demandé. Rachel était honteuse et elle s'excusa auprès de Charles de la grossièreté dont avait fait preuve Richard en le fuyant. Mais Charles dit avec douceur qu'il ne prenait pas cela pour un affront ; il s'était senti tout drôle lui-même ce matin-là ; c'était comme si quelque chose de malveillant avait été en mouvement dans l'air quand ils étaient arrivés dans les dunes. Elle lui avoua qu'elle avait eu, elle aussi, cette même étrange sensation.
Plus tard, elle constata que tout Lampton en parlait. Le médecin opinait pour un tremblement de terre, mais les gens du village prétendait que c'était le Diable qui avait passé. Il était venu chercher l'âme noire de Solomon Jones, le garde-chasse, trouvé mort ce matin-là dans sa chaumière, près des dunes.
Quand Richard put descendre et marcher un peu sans gémir, Rachel l'envoya chez le cordonnier chercher une nouvelle boucle pour ses chaussures. Elle l'accompagna jusqu'au bas du jardin. Sur le côté du sentier, le terrain formait une forte déclivité. Richard gardait son air malade et gémissait doucement tout en marchant, aussi Rachel, moitié par colère, moitié par plaisanterie, le poussa-t-elle en bas de la pente, où il atterrit parmi les orties et la vieille ferraille. Puis elle courut à la maison en riant très fort.
Richard soupira, essaya de rire avec Rachel du tour qu'elle lui avait joué, mais Rachel était partie. Puis il se releva, ramassa les souliers dans les orties et, au bout d'un moment, remonta lentement la pente du talus, franchit la porte du jardin et prit la route dans la clarté aveuglante du soleil.
Parvenu chez le cordonnier, il se laissa tomber lourdement sur un siège. Le cordonnier fut heureux de lui parler.
— « Vous avez mauvaise mine, » lui dit-il.
— « Oui, » dit Richard, « Vendredi matin, j'ai été un peu secoué ; je m'en remets seulement maintenant. »
— « Grands dieux ! » s'écria le cordonnier, « si vous avez été un peu secoué, qu'est-ce que je dirais, moi ? C'était comme si quelqu'un m'avait malaxé à vif, sans ma peau. Comme si quelqu'un avait saisi mon âme et avait jonglé avec, comme on peut jongler avec une pierre, et m'avait jeté au loin. Je n'oublierai jamais ce vendredi matin. »
Richard eut l'étrange idée que c'était l'âme du cordonnier qu'il avait tenue dans sa main sous la forme d'une pierre. « C'est peut-être, » songea-t-il, « que les âmes de tous les hommes, de toutes les femmes et de tous les enfants de Lampton sont là-bas, par terre. » Mais il n'en dit rien, demanda une boucle et rentra à la maison.
Rachel le reçut avec un baiser et une raillerie ; il aurait pu ne pas relever celle-ci, car son silence faisait toujours honte à Rachel. « Mais, » pensa-t-il, « pourquoi lui faire honte ? De la honte, elle passe à la justification de soi-même et cherche querelle au sujet d'autre chose et c'est dix fois pire. J'ai meilleur compte d'accepter la raillerie avec bonne humeur. »
Il était malheureux. Et Charles était maintenant établi dans la maison : parlant d'une voix douce, travaillant dur et prenant le parti de Richard quand Rachel se moquait de lui, ce qui était vexant parce que Rachel ne semblait pas lui en vouloir pour cela.
(« La partie suivante de l'histoire, » dit Crossley, « est l'épisode comique ; elle montre comment Richard retourna dans les dunes, alla au tas de pierres et identifia les âmes du docteur et du recteur – celle du docteur parce qu'elle avait la forme d'une bouteille de whisky et celle du recteur parce qu'elle était aussi noire que le péché originel – et comment il se prouva à lui-même qu'il n'était pas victime de son imagination. Mais je passerai sur tout cela pour en venir au point où Rachel, deux jours plus tard, devint subitement éprise de Richard, disait-elle, plus qu'elle ne l'avait jamais été. »)
La raison en était que Charles avait quitté la maison, pour aller on ne savait où, et qu'il avait renoncé à pratiquer la magie avec sa boucle, momentanément du moins, parce qu'il était sûr de pouvoir recommencer à son retour. Ainsi, au bout d'un jour ou deux, Richard avait recouvré la santé et tout était comme auparavant, quand, un après-midi, la porte s'ouvrit : Charles était sur le seuil.
Il entra sans même un bonjour et accrocha son chapeau à une patère. Puis il s'assit près du feu et demanda :
— « Quand le dîner sera-t-il prêt ? »
Richard regarda Rachel, les sourcils levés en signe de perplexité, mais Rachel semblait fascinée par l'homme.
— « À huit heures, » répondit-elle de sa voix grave et, s'agenouillant, elle retira les chaussures boueuses de Charles et alla lui chercher une des paires de pantoufles de Richard.
— « Bien, » dit Charles, « Il est maintenant sept heures. Dans une heure le dîner. À neuf heures, le garçon apportera le journal du soir. À dix heures, Rachel, nous irons coucher ensemble, vous et moi. »
Richard pensa que Charles avait dû perdre soudain la raison. Mais Rachel répondit calmement :
— « Mais bien sûr, mon chéri. » Puis, elle se tourna vers Richard, l'air mauvais, « Et toi, décanille, microbe ! » lui dit-elle en lui donnant une claque de tout sa force.
Richard se frotta la joue, interloqué. Puisqu'il ne pouvait croire que Rachel et Charles étaient devenus fous tous les deux, c'est qu'il devait être fou lui-même. En tout cas, Rachel savait ce qu'elle avait à faire, et il existait entre eux le pacte tacite que si l'un ou l'autre désirait briser les liens du mariage, le partenaire ne s'y opposerait pas par la force. Ils avaient conclu ce pacte parce qu'ils voulaient se sentir unis par l'amour plutôt que par des cérémonies. Aussi dit-il, avec autant de calme qu'il put :
— « Parfait, Rachel, je vous laisserai tous les deux… »
Charles lui lança une chaussure en criant :
— « Si vous passez le bout de votre nez par la porte entre maintenant et l'heure du petit déjeuner, je crierai si fort que les oreilles vous en tomberont. »
En sortant de chez lui cette fois-ci, Richard n'avait pas peur. Il se sentait intérieurement très calme et ses pensées étaient claires. Il franchit la porte du jardin, prit la route et traversa les prés. Trois heures restaient encore avant le coucher du soleil. Il plaisanta avec les garçons qui jouaient au cricket sur le terrain de l'école. Il sauta par-dessus des pierres. Il pensa à Rachel et les larmes lui vinrent aux yeux. Puis il se mit à chanter pour se consoler.
— « Oh ! je suis certainement fou, » dit-il, « et qu'est devenue ma chance coutumière ? »
Enfin, il arriva aux pierres.
— « Maintenant, » dit-il, « je vais trouver mon âme dans ce tas et je vais la briser en mille morceaux avec ce marteau. » Il avait pris le marteau dans la cave à charbon en s'en allant.
Il commença à chercher son âme. Or, si l'on peut reconnaître l'âme d'un autre homme ou d'une autre femme, on ne peut jamais reconnaître la sienne. Richard ne put la trouver. Mais la chance voulut qu'il tombât sur l'âme de Rachel et qu'il la reconnût (une mince pierre verte aux reflets de quartz) parce que Rachel se détournait de lui pour le moment. À côté, il y avait une autre pierre, un vilain caillou difforme d'un brun moucheté. « Je vais détruire celle-ci, » dit-il solennellement. « Ce doit être l'âme de Charles. »
Il embrassa l'âme de Rachel. C'était comme s'il avait embrassé ses lèvres. Puis il prit l'âme de Charles et leva son marteau. « Je vais te briser en cinquante morceaux ! » s'écria-t-il.
Il hésita. Richard avait des scrupules. Il savait que Rachel lui préférait Charles et il était obligé de respecter le pacte. Une troisième pierre (la sienne, certainement) faisait pendant à celle de Charles ; elle était de granit gris et poli, du volume approximatif d'une balle de cricket. Il se dit : « Je vais briser mon âme en morceaux et ce sera la fin de moi. » Le monde s'assombrit, sa vision cessa d'être nette et il fut à deux doigts de s'évanouir. Mais il reprit ses esprits et, poussant une grande exclamation, il abattit le marteau sur la pierre grise.
La pierre se cassa en quatre morceaux en dégageant une odeur de poudre. Quand Richard constata qu'il était toujours vivant et entier, il se mit à rire à gorge déployée. Oh ! il était fou, tout à fait fou ! Il jeta le marteau au loin, s'allongea par terre, épuisé, et s'endormit.
Il se réveilla comme le soleil se couchait. Il prit le chemin de sa maison, l'esprit troublé, en pensant : « C'est un très mauvais rêve et Rachel m'aidera à en sortir. »
En arrivant à la limite de la ville, il trouva un groupe d'hommes qui discutaient avec animation sous un lampadaire. L'un dit : « Vers huit heures que c'est arrivé, n'est-ce pas ? » L'autre dit : « Oui. » Le troisième ajouta : « Ouais, et fou à lier. « Touchez-moi, » qu'il dit, « et je crie. Je crie si fort que vous tous, satanés flics, vous en aurez des convulsions. Vous en deviendrez mabouls. » Et alors l'inspecteur lui a dit : « Voyons, Crossley, inutile de résister, nous vous tenons, cette fois. « Une dernière chance, » qu'il a dit. « Fichez le camp et laissez-moi ou je vous étale raides morts en criant. »
*
* *
Richard s'était arrêté pour les écouter.
— « Et qu'est-il arrivé à Crossley alors ? » demanda-t-il à l'un des hommes. « Et qu'a dit la femme ? »
— « Pour l'amour de Dieu, » qu'elle a dit à l'inspecteur, « allez-vous-en ou il va vous tuer. »
— « Et est-ce qu'il a crié ? »
— « Il n'a pas crié. Il s'est contorsionné la figure un moment et a respiré un grand coup. Bon sang ! Je n'ai jamais vu une figure aussi sinistre de toute ma vie. J'ai dû prendre trois ou quatre cognacs pour me remettre. Et alors l'inspecteur laisse tomber son revolver et le coup part, mais personne n'est touché. Et puis tout d'un coup un changement se produit dans ce Crossley. Il se frappe les côtes et la poitrine du plat de la main et sa figure redevient calme et puis se fige. Et le voilà qui se met à rire et à danser et à faire des cabrioles. Et la femme regarde et elle ne peut pas en croire ses yeux et la police emmène l'homme. S'il était fou furieux l'instant d'avant, ce n'était plus qu'un inoffensif toqué à ce moment-là et la police n'a eu aucun mal avec lui. Il a été emmené en ambulance à l'Asile du Royal West County. »
Richard se remit en route et, parvenu chez lui, raconta tout à Rachel.
Elle en fit autant, bien qu'elle n'eût que peu de chose à dire. Elle n'était pas tombée amoureuse de Charles, dit-elle ; elle n'avait voulu que taquiner Richard et elle n'avait jamais rien dit, ni entendu Charles rien dire, de semblable à ce que Richard lui reprochait maintenant ; tout cela devait faire partie de son rêve. Elle l'aimait toujours, lui seul, en dépit de tous ses défauts – qu'elle énuméra une fois de plus : son avarice, sa loquacité, son manque de soin. Charles et elle avaient dîné tranquillement et elle pensait que Richard avait été stupide de se sauver sans un mot d'explication et d'être resté absent trois heures. Charles aurait pu l'assassiner.
Il avait bien commencé à la malmener un peu, pour plaisanter, parce qu'il voulait la faire danser, mais on avait frappé à la porte et l'inspecteur avait crié : « Walter Charles Crossley, au nom du Roi, je vous arrête pour le meurtre de George Grant, Harry Grant et Ada Coleman, à Sydney, Australie. » Alors Charles était devenu complètement fou. Il avait pris une boucle de chaussure à laquelle il avait dit : « Garde-moi Rachel. » Puis il avait dit aux policiers de s'en aller, sans quoi il allait crier et ils tomberaient tous morts. Après cela il leur avait fait une horrible grimace et il s'était totalement effondré. « C'était un homme sympathique ; j'aimais beaucoup son visage et je suis bien ennuyée pour lui. »
*
* *
— « Cette histoire vous a-t-elle plu ? » demanda Crossley.
— « Oui, » dis-je, occupé à marquer. « Elle égale les meilleurs contes irlandais. Mes félicitations. »
Crossley se tourna vers moi, le visage troublé, les mains serrées et tremblantes.
— « Il n'y a pas un mot qui n'en soit vrai, » dit-il. « L'âme de Crossley a été cassée en quatre morceaux et j'ai perdu la raison. Oh ! je n'en veux pas à Richard et à Rachel. C'est un couple de fous charmants et affectueux et je ne leur ai jamais voulu de mal ; ils viennent souvent me voir ici. En tout cas, maintenant que mon âme est en morceaux, mes pouvoirs se sont envolés. Il ne me reste qu'une chose, » dit-il. « C'est le cri. »
J'avais été tellement occupé à marquer et à écouter l'histoire en même temps que je n'avais pas fait attention à l'immense nuage noir qui, venu du bas de l'horizon, s'était enflé jusqu'à cacher le soleil et assombrir tout le ciel. Des gouttes tièdes commencèrent à tomber ; un éclair nous éblouit en même temps qu'un coup de tonnerre nous assourdissait.
En un instant la confusion fut générale. La pluie se mit à tomber à verse, les cricketteurs se précipitèrent pour chercher un abri, les fous se mirent à vociférer et à se battre. Un grand jeune homme, le B. C. Brown qui avait naguère joué pour le Hampshire, se dévêtit entièrement et se mit à courir en tous sens, complètement nu. Devant la cabine de marquage, un vieillard barbu se mit à adresser une prière au tonnerre : « Bêêê ! Bêêê ! Bêêê ! »
Les yeux de Crossley brillaient de fierté.
— « Oui, » dit-il en désignant le ciel, « c'est ce genre de cri-là ; et c'est l'effet qu'il fait ; mais je peux faire encore mieux que cela. » Puis son visage s'allongea soudain et une moue puérile lui donna une expression malheureuse et inquiète. « Oh ! Dieu du ciel, » dit-il, « il va me crier dessus encore. Oui, Crossley va crier. Il va me glacer la moelle dans les os. »
La pluie crépitait sur le toit de zinc et je pouvais à peine entendre ce qu'il disait. Un autre éclair zébra le ciel, suivi d'un autre coup de tonnerre, encore plus fort que le premier.
— « Mais ce n'est que le second degré, » me cria-t-il dans l'oreille ; « c'est le premier degré qui tue.
» Oh ! » ajouta-t-il. « Vous ne comprenez pas ? » Il fit un sourire niais. « Je suis Richard maintenant, et Crossley va me tuer. »
L'homme nu courait en brandissant un piquet de guichet dans chaque main et en hurlant. Ce n'était pas un beau spectacle. « Bêêê ! Bêêê ! Bêêê ! » priait le vieillard sans se soucier de la pluie qui, du bord de son chapeau relevé, lui dégoulinait dans le dos.
— « Allons donc ! » dis-je. « Soyez un homme, rappelez-vous que vous êtes Crossley. Vous valez à vous seul une douzaine de Richard. Vous avez joué et vous avez perdu, parce que Richard avait la chance, mais il vous reste le cri. »
Je me sentais un peu fou moi-même. À ce moment, le docteur de l'Asile se précipita dans la cabine de marquage, son pantalon de flanelle ruisselant. Il portait encore ses gants de batteur et ses jambières. Il avait perdu ses lunettes. Il nous avait entendus élever la voix. Crossley m'avait saisi les mains, mais le docteur lui fit lâcher prise. « Retournez à votre dortoir immédiatement. Crossley, » ordonna-t-il.
— « Non, je n'irai pas, » dit Crossley, repris d'un accès de fierté. « Misérable marchand de serpents et de tartes aux pommes ! »
Le docteur l'empoigna par le col et essaya de le mettre dehors de force.
Crossley se dégagea, les yeux fulgurants.
— « Sortez ! » dit-il, « et laissez-moi seul ici ou je crie. Vous m'entendez ? Je vais crier. Je vais vous tuer tous. Je ferai crouler l'Asile. Je ferai flétrir l'herbe. Je vais crier. » La terreur convulsait ses traits. Une tache rouge apparaissait sur chacune de ses joues.
Je mis mes doigts dans mes oreilles et m'enfuis en courant. J'avais peut-être fait vingt mètres quand une douleur cuisante me fit tournoyer sur moi-même et me laissa aveuglé et sans forces. J'échappai à la mort par je ne sais quel miracle. J'imagine que je suis chanceux, comme le Richard de l'histoire. Mais le trait de feu tua net Crossley et le docteur.
Le corps de Crossley fut trouvé rigide ; celui du docteur était recroquevillé dans un coin. Il avait porté les mains à ses oreilles. Cela, personne ne put le comprendre, parce que la mort avait été instantanée et que le docteur n'était pas homme à se boucher les oreilles pour ne pas entendre le tonnerre.
La fin de l'histoire paraîtra sans doute peu satisfaisante, quand j'aurai dit que Rachel et Richard étaient les amis chez qui j'étais en visite – Crossley les avait décrits avec une étonnante précision – mais que lorsque je leur appris qu'un homme du nom de Crossley avait été frappé en même temps que leur ami le docteur, ils semblèrent n'attacher que peu d'importance à la mort de Crossley par comparaison avec celle du docteur. Richard prit un air étonné. Rachel dit : « Crossley ? Je crois que c'est l'homme qui s'appelait l'illusionniste australien et qui a présenté cet étonnant numéro de prestidigitation l'autre jour. Il n'avait pour ainsi dire aucun accessoire, à part un mouchoir de soie noire. J'aimais beaucoup son visage. Mais Richard ne l'aimait pas du tout. »
— « Non. Je ne pouvais pas supporter la façon dont il n'a pas cessé un instant de te regarder, » dit Richard.
(Traduit par Roger Durand.)