Le second lot - JOHN NOVOTNY
Le second lot - JOHN NOVOTNY
Vous souvenez-vous de John Novotny ? Cet auteur, dont nous publiâmes autrefois deux histoires4 , n'est pas sérieux. Son humour est même nettement farfelu. Dans son genre – et si l'on a la tournure d'esprit voulue pour l'apprécier – John Novotny apporte un bain de fraîcheur. Vous en jugerez par ce conte, premier d'une nouvelle série à venir de lui.
Hélène de Troie fut livrée au domicile des Sampson un mardi soir. Terry et Bill Sampson, qui avaient lu dans leur lit depuis à peu près une heure, éteignaient leur lampe au moment précis où le groupe troyen fit irruption dans la chambre. Personne n'avait pris la peine de frapper. Deux soldats en armure légère avaient ouvert la porte, étaient entrés et s'étaient mis au garde-à-vous. Ils furent suivis de deux autres qui portaient Hélène, laquelle ravissante créature était d'une humeur de chien.
— « Attention à vos mains, Toto ! » s'exclama-t-elle. « Et vous, Doigts de Fer ! Vous n'êtes pas en train de souquer sur un aviron. La douceur, vous n'en avez jamais entendu parler ? »
— « Vous voulez que je vous laisse tomber ? » s'enquit Doigts de Fer d'un ton grincheux.
— « Essayez », dit Hélène sinistrement, « Essayez seulement une fois. Le plus profond des culs-de-basse-fosse de…»
— « Que diable se passe-t-il ici ? » questionna avec colère Bill Sampson en voyant entrer deux autres soldats. Ils furent immédiatement suivis par le très petit, très rondouillard, très jovial Mr. McNulty. Le melon et le costume en serge bleue de Mr. McNulty contrastaient violemment avec la tunique blanche d'Hélène et l'armure des soldats. Il avait littéralement franchi le seuil d'un bond.
— « Bonté divine ! » s'écria-t-il avec un large sourire à l'adresse de Bill Sampson. « Je suis si content que ce soit vous ! »
— « Ils se trompent d'étage. Dis-leur de s'en aller, » chuchota Terry qui avait tiré le drap jusqu'à son menton.
Bill arbora un air furibond.
— « Si vous êtes à la recherche d'une mascarade, faites demi-tour et fichez-moi le camp d'ici, » ordonna-t-il.
Mr. McNulty eut l'air peiné.
— « Mon vieux Bill, vous ne me reconnaissez pas ? » plaida-t-il. « Voyons, combien de fois vous êtes-vous arrêté…» Il se retourna pour froncer les sourcils à l'intention d'Hélène qui menaçait toujours Doigts de Fer de ses cachots. « Voulez-vous, s'il vous plaît, cesser ce bruit infernal pendant que je parle ? »
— « Avec plaisir, Mac, » rétorqua Hélène. « Expliquez seulement à ce butor qu'il m'imprime des bleus là où je n'ai pas envie d'en avoir. Est-ce qu'il croit que j'essaie de m'échapper ? J'ai conclu ce marché et j'en remplirai ma part, mais me faire couvrir de bleus n'était pas…»
— « Je la tiens sans plus, » répliqua le soldat avec lassitude. « Personne ne peut porter quelqu'un en haut d'un escalier à plat sur les paumes. On est obligé d'agripper. Et on fabrique maintenant des pilules qui vous empêchent de manger. À mon avis elle devrait…»
— « Vous, fermez un peu votre grande bouche, » ragea Hélène. « Je n'ai pas augmenté d'une livre depuis des années. »
Le soldat ferma les yeux et soupira. Mr. McNulty leur intima silence en levant la main et revint à Bill.
— « Combien de fois vous êtes-vous arrêté devant les ascenseurs express et avez-vous bavardé du temps avant de monter à votre bureau ? »
— « L'employé de l'ascenseur, » dit Bill d'une voix étranglée. « Mac ! Mais je ne comprends pas. »
— « Vous avez gagné ! » cria joyeusement McNulty. « Je parie que j'ai dû vous vendre des douzaines de billets et maintenant – enfin – vous avez gagné. »
— « J'ai gagné quoi ? »
— « Elle. » McNulty désigna du geste et Bill dévisagea Hélène que les soldats posèrent sur ses pieds.
— « Dieu merci, » marmotta-t-elle, arrangeant les plis de son ample tunique.
— « Dis-leur de s'en aller, » chuchota Terry d'un air épouvanté. Mr. McNulty frappa dans ses mains et les deux soldats, laissant Hélène, s'approchèrent et tirèrent doucement Terry du lit. Elle cria et Bill hurla en s'apprêtant à venir à son secours. Les deux autres soldats le retinrent.
— « Doucement, » dit aimablement Mr. McNulty. « On ne lui fera pas de mal. Mais il est plus adéquat – plus convenable qu'on la garde un petit moment au rez-de-chaussée. »
— « Jusqu'à quand ? » demanda Billy en regardant la porte se fermer derrière les soldats et Terry.
— « Jusqu'à ce que vous ayez reçu votre lot. »
— « Vous plaisantez quand vous dites que c'est elle le lot, Mac, » dit Bill en cherchant à se rassurer. « Vous plaisantez, n'est-ce pas ? »
— « Grands dieux, mon vieux ! Vous ne lisez donc pas ce qu'il y a sur les billets quand vous en achetez un ? »
— « Je ne gagne jamais, » dit Bill tristement. « J'ai cessé de les lire depuis longtemps. »
— « Tss, tss, » fit McNulty. Il alla au bureau et sortit du portefeuille de Bill un morceau de papier blanc. Bill le prit à regret.
— « Gros lot : Hélène de Troie, » lut-il incrédule, « Au bénéfice de la Société Irlandaise de toutes les Époques. »
— « Dont je suis le vice-président, pour ce siècle, » déclara Mr. McNulty en saluant fièrement du buste, le visage souriant. « Nous allons vous laisser maintenant. Vous n'aurez qu'à frapper à la porte. »
Mr. McNulty fit sortir le restant des soldats et ferma la porte de la chambre. Bill regarda la ravissante femme blonde et avala péniblement sa salive.
— « Jamais je n'aurais acheté ce billet si j'avais su, » dit-il d'une voix hachée.
Le divin front d'Hélène se rembrunit.
— « Voilà un propos qui manque vraiment de galanterie, » répliqua-t-elle en l'examinant attentivement. « Vous vous appelez réellement Samson ? »
Bill inclina la tête.
« Eh bien, mon vieux, » riposta Hélène ironiquement, « vous n'êtes pas non plus un tel chopin. Mais vous avez un manager qui s'y connaît fichtrement bien en publicité. J'ai entendu certaines histoires sur votre compte…»
Bill secoua la tête.
— « Je ne suis pas ce Samson-là. »
— « Oh…» Hélène s'assit sur la chaise. « Vous permettez que j'enlève ces sandales ? Elles me tuent. »
— « Allez-y, » répliqua Bill vivement. « Terry – c'est ma femme – a le même genre d'ennui. »
— « Pas possible. Qu'est-ce qu'elle fait pour arranger ça ? »
— « Rien, » dit Bill. « Elle tient absolument à acheter toujours la même pointure. »
Hélène eut un rire approbateur.
— « Bravo. Mais dites-lui de ne pas choisir le modèle avec la courroie qui passe entre les doigts de pied. En montant ici, Toto le mal dégourdi qui était devant a trébuché et s'est raccroché à la semelle de cette sandale. Il m'a presque arraché le pouce, du coup. Vous imaginez facilement ce que je lui ai dit. »
— « Vous lui avez promis le cachot ? »
— « Quoi d'autre ? Après tout, il est censé connaître son métier. Dites voir… vous êtes sûr que vous voulez simplement continuer à tailler une bavette comme ça ? »
Bill hocha la tête hâtivement.
— « Oh ! oui. Il n'y a rien d'autre qui me tente. »
Hélène réfléchit un instant, puis s'approcha du miroir. Elle s'examina attentivement, puis haussa les épaules.
— « Moi, cela me va très bien, parce que, comme expédition, c'était infernal. »
Elle s'assit au pied du lit et Bill se rencogna sur son oreiller.
*
* *
Terry était assise sur la dernière marche, les coudes sur les genoux et le menton dans les mains. Elle entendait Mr. McNulty et les soldats chuchoter à quelques marches au-dessus d'elle. Une fois, Mr. McNulty s'excusa et se faufila à côté d'elle pour aller prendre un cendrier dans le living-room. Il lui sembla que des années s'étaient écoulées quand elle entendit s'ouvrir la porte de la chambre. Hélène sortit et les soldats se levèrent. Terry se détourna vivement, en direction du bas de l'escalier, et ferma les yeux. Elle resta au beau milieu des marches.
— « Maintenant tâchons de faire mieux en nous en allant, » dit Hélène aux soldats. « Doucement. Voilà. O. K. »
Terry sentit un léger déplacement d'air et, quand elle ouvrit les yeux, ils avaient disparu. Comme elle se précipitait hors d'haleine dans la chambre, une colère froide remplaça progressivement ses terreurs. Bill était endormi… et souriait en dormant.
*
* *
Bill arbora un sourire un peu niais en s'escrimant contre son pamplemousse.
— « Tu sais, chérie, » commença-t-il, « j'ai fait un rêve sensationnel, cette nuit. »
L'autre côté de la table était silencieux. L'attention de Bill était rivée sur le pamplemousse.
« J'ai rêvé que j'avais gagné à une tombola, » poursuivit-il en soulevant avec précaution un quartier qui tenait encore par un bout.
Un pied se mit à battre la charge sous la table. Stupidement, Bill n'en tint pas compte.
« Peut-être ne devrais-je pas te le dire, » reprit-il en riant, « mais le gros lot était…»
— «… une blonde platinée nommée Hélène de Troie, » interrompit Terry d'une voix mortellement douce, « avec qui tu as passé des heures dans notre chambre alors que moi j'étais reléguée dans l'escalier. »
La bouche de Bill, qui s'était ouverte pour le pamplemousse, resta béante tandis que le pamplemousse retournait à son écorce.
— « C'était un rêve, » dit-il faiblement.
— « C'était un rêve ignoble, » riposta Terry. « Ils l'ont apportée et m'ont emportée de force. Hors de ma propre chambre. Depuis trois ans, je quémande une machine à laver et monsieur gaspille son argent pour gagner des Hélène de Troie. »
— « Je suis sûr que ce n'était qu'un rêve, » gémit Bill.
Terry releva sa chemise de nuit et indiqua un bleu sur sa cuisse.
— « Et ça ? » dit-elle.
Bill se prit la tête à deux mains et la secoua énergiquement.
— « Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ? » questionna-t-il.
Terry se leva lentement.
— « Mettons tout de suite les choses au point, » déclara-t-elle. « Ce qui s'est passé à l'extérieur de la chambre n'a rien à voir avec cette discussion. C'est l'autre côté de la porte qui m'intéresse. Vas-y : commence à mentir. »
— « Qu'est-ce que ça veut dire : « Commence à mentir ? » demanda Bill.
— « Tu ne vas certainement pas oser me dire la vérité, » annonça Terry. « J'aurais mon avocat au bout du fil en moins de deux… »
— « Ton avocat ? Nous n'avons qu'un avocat et c'est le mien. »
— « Je prendrai tout… l'avocat et le reste, » dit Terry, sarcastique. « Même les enfants. »
— « Voyons, tu es ridicule. Nous n'avons pas d'enfants. »
— « Aha ! Je savais que les mensonges allaient venir, » dit triomphalement Terry. « Alors, et cette nuit ? »
Bill pointa lentement le doigt en direction de sa femme.
— « Tu as l'esprit mal tourné, » dit-il.
— « C'est bien certain… et il s'est tourné de cette façon cette nuit. »
Bill se leva et fit le tour de la table. Il posa doucement une main sur l'épaule de Terry.
— « Ma chère, » déclara-t-il d'un ton sincère, » tu n'as absolument rien à…»
— « Enlève-moi ces sales doigts de débauché ! » ordonna Terry, figée sur sa chaise. « Je m'attendais à ce ton condescendant. Coupable jusqu'au bout des ongles ! Je le savais. »
Bill retourna à grands pas vers sa chaise.
— « Condamné sans jugement ! » clama-t-il. Terry s'épousseta l'épaule et attendit. Bill se concentra.
Hélène… de Troie. Le visage pour qui avaient pris la mer un millier de… Et le corps. Pourquoi ne disait-on rien sur le corps ?
— « Pourquoi souris-tu… si toutefois on peut appeler sourire cette expression écœurante ? » demanda Terry. Elle tapa sur la table. « Oh ! c'en es trop ! Je m'en vais ! Je prends le divan, l'argenterie…»
— « Je ne l'ai pas touchée, » intervint Bill d'une voix faible.
— « Hein ? »
— « Je ne l'ai pas touchée, » insista-t-il.
— « Et pourquoi ? »
Bill hésita.
— « Eh bien… elle avait envie de parler. »
Terry fronça les sourcils.
— « Cela n'a jamais rien…»
— « J'en avais envie aussi, » dit Bill vivement.
— « C'est plus plausible, » acquiesça Terry. « Probablement les premières paroles véridiques que tu aies dites ce matin. Quand tu es en veine de bavardage, tu ne penses jamais à l'amour. »
Bill la dévisagea :
— « Hélène était très belle. Extrêmement désirable. Mais il ne t'est donc pas venu à l'idée que je pouvais n'avoir même pas envie d'y toucher ? Tu ne t'es pas avisée que j'étais peut-être tout simplement très amoureux de ma femme ? »
Terry le dévisagea à son tour et baissa les yeux.
— « Je n'y ai pas pensé du tout, » confessa-t-elle d'un air penaud. « Je t'ai soupçonné tout de suite. »
Bill fit précipitamment le tour de la table et la prit dans ses bras.
« Oh ! Bill. Si jamais cela se reproduit, je me le rappellerai. Je te le promets. »
— « Pas besoin de pleurer, » s'écria Bill en riant. « Cela ne se reproduira plus. Après tout…»
Il s'interrompit et Terry le sentit se figer.
— « Qu'est-ce qu'il y a ? » demanda-t-elle.
— « Peut-être qu'il me reste encore des billets, » chuchota-t-il d'une voix étranglée.
Il extirpa avec précaution son portefeuille et l'ouvrit comme si un serpent se lovait à l'intérieur.
— « Tu en as ? » questionna Terry d'une voix blanche.
Il hocha la tête et regarda les dates.
— « Expiré. Expiré. Oh ! mon Dieu… Expiré. Valable. Valable. Trois expirés. Deux encore à tirer. »
Il déchira les trois billets dont le tirage était passé.
— « Qu'est-ce… quels sont les lots ? »
Bill ravala sa salive en lisant les billets.
— « Cléopâtre et… et Salomé, » gémit-il. « Mais j'ai gagné déjà une fois. Impossible que je regagne encore. Pour plus de sûreté, je vais les rendre à Mac en allant en ville. Je lui expliquerai. »
— « Oui. » Terry sourit bravement. « Je téléphonerai à maman cet après-midi pour lui expliquer cette histoire. »
— « À ta mère ? » répéta Bill, stupéfait. « Elle me ferait couper le cou. N'explique rien à personne. Nous… moi au moins, je serais expédié dans un asile. À personne, tu entends ? »
Terry acquiesça de la tête à regret.
« Pas même à Sarah ! » recommanda Bill.
— « Mais elle m'a bien tout dit sur son opération, » répliqua Terry.
— « C'est différent, Terry chérie. Ni à Sarah ni à aucun de nos voisins. »
— « Tout ce que je demandais, c'était une machine à laver, » dit Terry avec humeur.
Bill lui déposa précipitamment un baiser sur la joue.
— « Il faut que je file. Je ne suis pas en avance et je veux voir Mac. À ce soir. »
Juste avant de refermer la porte, il lui lança une dernière recommandation :
« Ne va pas voir Sarah aujourd'hui. Ce sera plus sûr. »
*
* *
— « Comment cela s'est-il passé ? » questionna Terry quand Bill rentra. « Qu'est-ce qu'a dit cet affreux bonhomme ? »
Bill ôta son manteau et se laissa tomber dans un fauteuil.
— « Il n'y était pas. Cet affreux bonhomme a donné son congé il y a deux jours. »
— « Les billets ? »
— « Je les ai déchirés. Mais de toute façon, je suis certain de ne pas gagner. Rappelle-toi les probabilités. »
— « Rappelle-toi Cléopâtre, » répliqua Terry.
— « J'ai essayé au contraire de ne pas y penser, » dit Bill. « Tu n'as parlé de rien à aucun de nos voisins ? »
— « Non, » lui assura Terry, « Mais je me suis servie aujourd'hui de la machine à laver de Sarah. Elle fonctionne à merveille. »
— « C'est parfait, » dit Bill. « Le dîner est prêt ? »
— « Tu es sûr que c'est aujourd'hui le tirage ? » questionna Terry quand Bill ferma la porte de leur chambre.
— « La date est gravée dans mon cerveau, » répondit Bill en manœuvrant la poignée pour en vérifier la fermeture. « Ne lisons pas. Endormons-nous tout de suite. »
— « Je n'ai pas sommeil. »
— « Alors lisons. Je ne crois pas que cela y change grand-chose. » Bill haussa les épaules. « J'imagine qu'ils nous réveilleraient. »
Ils lurent sans tourner la page et à onze heures précises, la porte verrouillée s'ouvrit sans bruit et sans difficulté. Mr. McNutly déboula dans la pièce.
— « Par saint Patrick ! » s'exclama-t-il joyeusement. « Vous êtes en période de chance. Étonnant, positivement étonnant. »
— « J'ai déchiré les autres billets ! » cria Bill.
— « Aucune importante, » lui assura Mac. « Pour gagner, votre présence n'est pas obligatoire. Et nous avons le talon du billet. Vous ne serez pas frustré. »
Deux Égyptiens maigres et faméliques pénétrèrent dans la chambre, portant l'une des extrémités d'un tapis roulé. Deux autres portaient l'autre bout. Terry examina le tableau, puis tapa sur l'épaule de Bill.
— « Eh bien, César, qu'est-ce que tu as à dire maintenant ? »
— « Ça n'est pas vrai…» gémit Bill.
— « J'ai dit exactement la même chose, » s'écria Mac en riant. « Mais c'était bien le nom : Bill Sampson. Alors avons empaqueté le colis et nous voilà. »
Il fit signe aux Égyptiens de poser leur fardeau. Ils le déposèrent avec précaution par terre, en tinrent une extrémité et déroulèrent l'autre. Mr. McNulty prit une aspiration profonde.
« Apparais, Ô Fleur du Nil, » psalmodia-t-il fièrement. « Debout, ô Premier Prix de cette semaine. »
Les occupants de la pièce attendirent en silence, mais le Premier Prix ne se leva pas. Mr. McNulty se pencha sur Cléopâtre. Un petit ronflement, léger mais royal, montait de la Fleur du Nil.
— « Hmmm, » murmura Mr. McNulty. Il poussa la pointe de son soulier dans la partie la plus proche de l'individu de Cléopâtre. Elle bâilla.
— « Vous n'auriez pas dû, » dit Terry à Mr. McNulty. « Elle était si bien comme ça. »
— « Dormir, » marmotta McNulty. « Elle ne pense qu'à ça. »
— « J'ai entendu, » dit Cléo en rajustant un pan de soie stratégique. « Ce n'est pas vrai. Je pense aussi à un certain nombre d'autres choses. Où est-il ? »
Elle se dressa languissamment et inspecta la pièce. Bill se renfonça dans le lit. Cléo l'examina.
— « Vous êtes… ? »
— « Pas le même, » dit-il modestement. « L'autre avait des muscles. »
Cléo esquissa un sourire égyptien du plus chaleureux effet.
— « Vous n'avez pas seulement que la peau sur les os, vous non plus. »
— « Arrêtez de regarder comme ça, » coupa Terry. « Vous n'êtes pas en train d'acheter un chameau. »
Mr. McNulty claqua des mains et deux des Égyptiens s'emparèrent de Terry et l'emportèrent. Mr. McNulty et les deux autres Égyptiens les suivirent.
Restés seuls, Cléopâtre et Bill Sampson se dévisagèrent. Au bout d'une minute de ce petit jeu, Cléo haussa un sourcil.
— « Les temps ont changé, c'est évident, » remarqua-t-elle. « Autrefois, il aurait suffi que je montre une jambe et avant qu'on ait eu le temps de dire « Marc Antoine », tous les hommes…»
— « Shaw a écrit une très belle pièce sur vous, » interrompit vivement Bill.
— « Qui ça ? »
— « George Bernard Shaw, » dit Bill. « Une excellente pièce. »
— « Sans blagues de mauvais goût ? »
— « Sans la moindre, » affirma Bill. « Au moment où le rideau se lève…»
*
* *
Terry, assise sur la dernière marche, rageait. Une fois, elle remonta d'un pas ferme jusqu'à Mr. McNulty.
— « Est-ce que vous vendez encore des billets ? » demanda-t-elle.
— « Oui, » répondit-il. « J'ai quelques carnets sur moi. »
— « Avec don Juan comme gros lot ? » s'enquit Terry.
Mr. McNulty examina ses carnets.
— « Non. Il n'a pas encore accepté. »
— « Alexandre le Grand ? »
— « Non. »
— « Casanova ? »
— « Désolé, » s'excusa Mr. McNulty.
Terry regagna sa marche. Un peu plus tard, Cléopâtre apparut en haut de l'escalier, tirant son tapis derrière elle.
— « Je suis épuisée, » dit-elle en bâillant. « Enroulez-moi là-dedans et partons. »
Terry remonta comme une flèche et se précipita dans la chambre.
— « Pourquoi était-elle si fatiguée ? » questionna-t-elle.
Bill ferma les yeux.
— « Elle est perpétuellement fatiguée, » lui dit-il. « Elle n'a pas bougé de son tapis. Je lui ai récité presque tout « César et Cléopâtre ». Et j'ai dû la réveiller à la fin, sinon elle serait encore, là. »
Terry s'assit sur le lit avec lenteur.
— « Par deux fois maintenant, j'ai été emportée hors de ma chambre… à cause d'un billet de tombola. Hélène de Troie pour toi. Pour toi encore, Cléopâtre. Et pas de don Juan ! Pas d'Alexandre ! Pas de Casanova ! »
— « Quoi ? »
— « Et tu trouves normal que j'utilise la machine a laver de Sarah. »
— « Terry…»
— « Et la semaine prochaine, dans cette chambre, ce sera Salomé ! »
— « C'est impossible, » affirma solennellement Bill. « Même McNulty était stupéfait que j'aie gagné deux fois. Je pense que cette histoire de fous est finie. »
— « Si elle vient… même avec quatorze voiles… je m'en vais, » menaça Terry.
— « Chérie, je…»
— « Elle sortira en dansant de la chambre avec ta tête sur un plateau, » sanglota Terry.
— « Ma douce, pas une seule fois…»
— « Je pars à la seconde même où Salomé arrive, » dit Terry. « Maintenant, je dors et il est inutile d'ajouter un mot. »
— « Tu as dit que tu avais confiance en moi, » grommela Bill.
— « Ha ! Imagine que tu sois dans l'escalier et moi ici avec Gengis Khan ? »
— « C'est différent, » rétorqua Bill. « On ne pourrait se fier à aucun de vous deux. »
— « Quoi ! »
— « Tu vois ? Maintenant tu comprends ce que je ressens, » dit Bill.
Ils se tournèrent le dos et restèrent silencieux. Quand Terry voulut reprendre la discussion, Bill dormait.
*
* *
— « Peut-être aurions-nous dû aller passer la journée ailleurs, » dit Terry, le soir du dernier tirage.
— « Il nous a amené Hélène de Troie et Cléopâtre d'Égypte. Où pouvions-nous aller sans qu'il m'y retrouve ? » demanda Bill.
— « Le tapis de la chambre commence à montrer la corde, voilà tout, » se plaignit Terry.
— « Je suis sûr de ne pas gagner cette fois-ci. »
— « J'ai déjà entendu ça. »
— « Faut-il verrouiller la porte ? » questionna Bill.
— « Pourquoi ne pas suspendre plutôt une banderole d'accueil et installer Hérode à jouer du tambourin dans le living-room ? » répondit Terry.
— « Tu adoptes une attitude défaitiste, » dit Bill.
— « Si elle vient, j'adopterai une attitude de départ, » insista Terry.
Ils ouvrirent leur livre et attendirent. À onze heures, la porte s'ouvrit et Mr. McNulty surgit. Il jubilait.
— « Oh ! non, pitié ! » gémit Bill tandis que les compagnons de Mr. McNulty s'introduisaient à leur tour. Mr. McNulty était dans un tel état d'excitation qu'il n'arrivait pas à parler.
— « Trois d'affilée. Grands dieux ! Je… voyons, » balbutia-t-il, lui serrant les mains avec ravissement. « Jamais arrivé encore. Et de mes carnets chaque fois. J'excite l'envie de l'Association. »
Sans un mot, Terry sortit du lit et se dirigea vers la porte. Bill la regarda, le cœur serré.
— « Tu ne peux pas t'en aller comme ça ! Pas en chemise de nuit ! »
— « J'ai laissé mes vêtements dans le living-room, » dit Terry, glaciale.
« Et mes valises sont prêtes aussi. Dis-lui seulement de mettre une sourdine à sa musique pour ne pas déranger les voisins. »
— « Chérie ! » cria Bill. Il s'élança derrière elle, mais le chemin lui fut barré.
— « Allons, allons, » l'encouragea Mr. McNulty. « Vous devez accepter le lot. C'est une des conditions. »
*
* *
Terry habillée avait la main sur la poignée de la porte quand Bill l'appela d'en haut.
— « Chérie ! »
Elle regarda dans sa direction et fit non de la tête.
« Attends, » dit-il. « Salomé n'est pas là. »
Terry lâcha la poignée.
« Je n'ai pas gagné la gros lot, cette fois-ci. Simplement le second, » expliqua Bill. « C'est plus dans tes cordes. »
Terry posa sa valise par terre et commença à gravir l'escalier.
— « Byron ? » demanda-t-elle avec animation.
Bill fronça les sourcils.
— « Non. »
Terry arriva en haut avec la rapidité d'une flèche.
— « Lord Nelson ? »
Bill la prit par le bras et la conduisit dans la chambre. Mr. McNulty et sa compagnie avaient disparu. Les pupilles de Terry se dilatèrent et elle entoura de ses bras le second lot.
Bill sourit.
— « Imagine un peu… Qu'est-ce que tu dis de ça ? Une tombola ayant Salomé comme gros lot et comme second lot une machine à laver. »
(Traduit par Ariette Rosenblum.)