L’homme qui n’oubliait jamais - ROBERT SILVER
L’homme qui n’oubliait jamais - ROBERT SILVERBERG
Les mémoires extraordinaires « eidétiques » (qui retiennent tout) existent pratiquement dans la réalité. Nous connaissons personnellement des spectroscopistes à qui on peut citer un nombre de six chiffres choisis au hasard et qui vous répondront par exemple, sans jamais se tromper : « C'est la longueur d'onde de la transition interdite du titane trois fois ionisé, que l'on observe dans l'étoile R de la Nébuleuse d'Andromède »…
Le Professeur Robert Tocquet a consacré à ce phénomène un livre remarquable : « 2 2 = 4 » (éditions Amiot). Robert Silverberg, dont vous avez lu « La sangsue » dans notre numéro 53, exagère à peine le phénomène pour en tirer des effets sociaux et psychologiques captivants.
Il vit la jeune fille qui attendait dans la file, devant un grand cinéma de Los Angeles ; c'était un matin brumeux ; un mardi.
Elle était mince, petite et pâle, avec des cheveux de lin, et elle semblait être seule. Il se souvenait d'elle, évidemment.
Il savait qu'il commettait une bêtise, mais n'en traversa pas moins la rue en direction de la file d'attente.
— « Hallo ! » dit-il.
Elle se retourna, le regarda fixement et se passa une seconde la langue sur les lèvres.
— « Je ne crois pas que…»
— « Tom Niles. Pasadena, Saint-Sylvestre 1955. Vous étiez assise à côté de moi. Ohio a battu Californie, 20 à 7. Vous ne vous rappelez pas ? »
— « Un match de football. Mais je ne vais jamais… je m'excuse, mais… »
Quelqu'un sortit de la file et s'avança vers Niles, le visage menaçant. Niles n'insista pas. Il eut un sourire contrit.
— « Pardonnez-moi, j'ai dû me tromper. Je vous ai pris pour une jeune fille que je connais… une miss Bette Torrance. Pardonnez-moi. »
Il s'éloigna rapidement. Il n'avait pas parcouru trois mètres qu'il entendit une exclamation de surprise : « Mais, je suis Bette Torrance ! » Il poursuivit son chemin.
Évidemment, après vingt-huit ans, j'aurais du m'en douter, songea-t-il avec amertume. Mais j'oublie toujours le fait essentiel… que si moi je me souviens des gens, ils ne se souviennent pas forcément de moi…
Il tourna d'un pas lourd le coin de la rue et s'engagea dans une artère nouvelle, dont les magasins lui étaient totalement inconnus et que, par conséquent, il n'avait jamais prise auparavant. Son esprit, reprenant son degré d'activité normale encore stimulée par l'incident du cinéma, commença à dévider un rouleau de souvenirs, comme la bonne machine qu'il était.
ler janvier 1955, Rose Bowl Pasadena, Californie G 126 ; chaleur, humide ; arrivé au stade à 12 heures 03 de l'après-midi. Seul. Jeune fille à côté de moi portant une robe de coton bleu, des sandales blanches, arborant l'emblème de la Californie du sud. Lui ai parlé. Nom : Bette Torrance, étudiante à Southern Cal. Avait rendez-vous avec un garçon retenu chez lui par la grippe. À insisté pour qu'elle voie le match sans lui. Le siège à côté d'elle était vide. Lui ai acheté un hot dog. Vingt cents (sans moutarde).
Il y en avait encore bien davantage. Niles se força à ne pas y penser. Il y avait aussi le rapport quasi sténographique de leur conversation, ce jour-là.
«… J'espère que nous serons vainqueurs. J'ai vu le dernier match que nous avons gagné, il y a deux ans…»
— « Oui, c'était en 1953. Southern Californie, 7, Wisconsin, 0… et deux victoires en 1944 contre Washington, en 1945 contre Tennesse…»
— « Seigneur, vous vous y connaissez en football ! Vous avez appris par cœur la liste des résultats ? »
Et les vieux souvenirs. Le cri ironique de Joe Merritt, en cette chaude journée d'avril 1937 : Qui es-tu ? Einstein ? Et Buddy Call déclarant d'un ton acide, le 8 novembre 1939 : Voici venir Tommy Niles, la machine humaine à calculer ! Ne le ratez pas ! Et la douleur aiguë d'une boule de neige durcie l'atteignant juste au-dessous de la clavicule gauche, une douleur qu'il pouvait évoquer aussi aisément que tous les souvenirs pénibles qu'il portait en lui. Il fit une espèce de grimace et ferma brusquement les yeux, comme si, en cette matinée brumeuse, dans cette rue de Los Angeles, il avait été frappé par cette balle glacée.
On ne le surnommait plus la machine humaine à calculer. Maintenant, c'était le magnétophone humain. Les termes de dérision suivaient la marche du progrès. Mais Niles lui-même ne changeait pas. Le Garçon au Cerveau-Éponge était simplement devenu l'Homme au Cerveau-Éponge et il n'avait pas perdu ce don épouvantable.
Son cerveau surchargé lui faisait mal. Il aperçut une petite voiture de sport, jaune, arrêtée à l'autre bout de la rue, la reconnut comme appartenant à Leslie F. Marshall, 26 ans, blond, yeux bleus, acteur à la télévision, ayant à son actif…
Avec une grimace, Niles coupa le circuit et effaça les détails qui surgissaient dans sa mémoire. Il avait rencontré Marshall une fois, six mois auparavant, chez un ami commun – un ancien ami commun. Niles avait du mal à garder des amis. Il avait parlé pendant dix minutes peut-être avec l'acteur et il avait enregistré mentalement, comme le reste, cette conversation.
Il était temps de partir, songea Niles. Il habitait depuis dix mois à Los Angeles. Le fardeau des souvenirs accumulés devenait trop lourd. Il saluait trop de gens qui l'avaient oublié depuis longtemps. (Maudite soit mon apparence d'Américain moyen, avec ses un mètre soixante-dix, ses 70 kilos, ses yeux et ses cheveux bruns, ses traits banals, sans signes particuliers, sauf les cicatrices qu'on ne voit pas, celles de l'âme.) Il envisagea de retourner à San Francisco, puis se ravisa. Il y était allé un an seulement auparavant. Le temps était venu de filer à nouveau vers l'est.
Çà et là, à travers le continent américain, vagabonde Thomas Richard Niles, le Hollandais Volant, le Juif Errant, le Fantôme du Passé, le Magnétophone humain.
Il sourit à un gamin qui lui avait vendu un exemplaire de l'Examiner, le 13 mai passé, reçut en retour l'habituel regard étonné, et se dirigea vers le prochain arrêt d'autobus.
Le long voyage de Niles avait commencé le 11 octobre 1929, dans la petite ville de Lowry Bridge, en Ohio. Il était le troisième de trois enfants nés de parents apparemment normaux : Henry Niles (né en 1896), Mary Niles (née en 1899). Son frère et sa sœur aînés n'avaient témoigné d'aucune disposition particulière. Mais lui, si.
Cela commença dès qu'il fut capable de former des mots ; une voisine, assise sous le porche de sa maison, avait jeté un regard dans le jardin où il jouait et s'était exclamée : « Regardez comme il est grand, Mary ! »
Il n'avait pas encore un an. Et il avait répété, exactement sur le même ton : « Regardez comme il est grand, Mary ! »
La chose avait fait sensation, bien qu'il n'eût pas parlé, en fait, mais simplement répété les mots, comme un perroquet.
Il passa ses douze premières années à Lowry Bridge. Plus tard, il se demanda comment il avait pu y demeurer si longtemps.
Il entra à l'école à quatre ans, parce qu'il n'y avait pas moyen de l'en empêcher. Ses camarades avaient cinq ans ou plus ; ils lui étaient physiquement supérieurs, et nettement inférieurs dans tous les autres domaines. Il savait lire ; il savait écrire, bien que ses doigts enfantins eussent du mal à tenir la plume. Et il pouvait se souvenir.
Il se souvenait de tout. Des querelles entre ses parents, dont il était capable de répéter chaque mot à qui voulait l'entendre, jusqu'au jour où son père menaça de le tuer s'il continuait. Cette menace non plus, il ne l'oublia pas. Il se rappelait les mensonges de ses frère et sœur et se donnait le plus grand mal pour les remettre dans le droit chemin. Mais il apprit éventuellement à n'en rien faire. Il se rappelait ce que les gens avaient dit et les reprenait lorsque, par la suite, ils déviaient de leurs opinions originales.
Bref, il se rappelait TOUT.
Lorsqu'il lisait un livre, le livre s'imprimait en son esprit. Lorsque le professeur posait une question basée sur la leçon du jour, le bras maigre de Tommy Niles se levait avant même que les autres eussent seulement assimilé la question. Son professeur finit par lui faire comprendre qu'il ne devait pas répondre à toutes les questions, même s'il en connaissait la réponse. Il y avait vingt autres élèves dans la classe. Eux aussi firent comprendre la même chose à Tom, dans la cour de l'école.
Il gagna le concours de récitation organisé par l'École du Dimanche. Barry Harman avait étudié pendant des semaines dans l'espoir de gagner les gants de boxe promis par son père s'il se classait premier, mais lorsque vint le tour de Tommy Niles, il attaqua par… Au commencement, Dieu créa le Ciel et la Terre, et continua le texte de la Genèse qu'il aurait probablement achevée jusqu'au bout si l'examinateur, suffoqué, ne lui avait pas coupé la parole en le déclarant vainqueur.
Barry Harman n'eut pas ses gants ; ce qui ne l'empêcha pas de pocher l'œil de Tommy.
Il commençait à se rendre compte qu'il était différent des autres. Il lui fallut un certain temps pour s'apercevoir que les gens étaient sans cesse en train d'oublier quelque chose et qu'au lieu de l'admirer, lui, pour sa mémoire phénoménale, ils le haïssaient. Il fut difficile à ce gamin de huit ans de comprendre le pourquoi de cette haine, mais il finit par y arriver et à partir de ce moment, il prit soin de cacher ce don.
Au cours de ses neuvième et dixième années, il s'efforça de devenir un être normal et il y parvint presque ; les autres cessèrent de lui flanquer des raclées après l'école et il obtint quelques carnets médiocres, au Heu des habituelles rangées de 10 sur 10. Oui, il grandissait puisqu'il apprenait à dissimuler. Les voisins poussèrent des soupirs de soulagement : cet infernal Tommy Niles avait cessé de faire des stupidités.
Mais, intérieurement, il demeurait le même. Et il comprit qu'il serait bientôt obligé de quitter Lowry Bridge.
Il connaissait trop bien tout le monde. Dix fois par semaine, il prenait les gens en flagrant délit de mensonge, même Mr. Lawrence, le pasteur, qui avait une fois refusé une invitation chez ses parents en disant : « Il faut que j'écrive mon sermon pour dimanche, » alors que Tommy l'avait entendu dire, trois jours plus tôt, à miss Emery, sa secrétaire, qu'il avait, sous le coup de l'inspiration, rédigé trois prônes sans désemparer, ce qui allait lui permettre de se reposer un peu pendant le reste du mois.
Ainsi, même Mr. Lawrence mentait. Et il était le meilleur de tous. Quant aux autres…
Tommy attendit d'avoir douze ans ; il était grand pour son âge et se croyait capable de se débrouiller tout seul. Il emprunta vingt dollars à la soi-disant caisse secrète, fourrée au fond du placard de la cuisine (et à laquelle sa mère avait fait allusion devant lui, cinq ans plus tôt) et un matin, vers trois heures, il sortit silencieusement de chez lui. Il prit le train de nuit pour Chillicothe. L'aventure commençait…
*
* *
Il y avait une trentaine de personnes dans le car partant de Los Angeles. Niles était assis, seul, dans le fond, sur le siège au-dessus de la roue arrière.
Il connaissait le nom de quatre des passagers, mais persuadé qu'eux ne se souvenaient pas de lui, il ne leur adressa pas la parole.
La vie était bien compliquée. Si l'on disait bonjour à quelqu'un qui vous avait oublié, il vous prenait pour un farceur ou un tapeur. Et si vous croisiez quelqu'un sans lui parler, croyant à tort qu'il vous avait oublié, alors il vous prenait pour un poseur. Niles oscillait une demi-douzaine de fois par jour entre ces deux extrêmes. Il saluait quelqu'un – comme cette Bette Torrance, mettons – et en recevait un regard indifférent ; ou bien il passait devant quelqu'un, croyant que la personne ne se souvenait pas de lui, et tandis qu'il s'éloignait, il entendait des paroles irritées : « Alors, pour qui diable vous prenez-vous ? »
Il était donc assis seul, ballotté de haut en bas à chaque tour de roue, et la valise qui contenait ses affaires sautait, elle aussi, dans le filet au-dessus de sa tête. C'était un des avantages de son talent : il n'avait pas besoin de prendre grand-chose avec lui. Les livres lui étaient inutiles, une fois qu'il les avait lus, et point n'était besoin d'amasser d'autres choses ; elles lui devenaient vite trop familières.
Il regarda les poteaux indicateurs. Le Nevada, déjà. La fuite lassante, infinie, recommençait.
Il ne pouvait jamais rester longtemps dans la même ville. Il fallait qu'il aille dans un endroit nouveau, où aucun souvenir ne l'accueillerait, ni personne. Au cours des seize années qui s'étaient écoulées depuis son départ de chez lui, il avait parcouru des milliers de kilomètres.
Il évoqua l'un des emplois qu'il avait occupés.
Il avait été correcteur d'épreuves pour une maison d'édition de Chicago. Il faisait la besogne de deux hommes. En général, un homme lit le texte manuscrit tandis que l'autre vérifie sur épreuves. Niles avait simplifié cette méthode : il lisait une fois le manuscrit, le savait par cœur, et vérifiait ensuite sur les épreuves si ça collait. Ce travail lui rapporta 50 dollars par semaine pendant un certain temps, jusqu'au jour où il se remit en route.
Il avait également paru comme phénomène de foire dans un cirque ambulant qui faisait le trajet régulier entre l'Alabama et la Géorgie. Niles avait été vraiment à court d'argent, à l'époque. Il se rappelait comment il avait eu l'emploi : en s'accrochant aux basques du patron du cirque pour le supplier de lui faire faire un essai. « Lisez-moi n'importe quoi, n'importe quoi ! Je me souviens de tout ! » Le patron avait été sceptique mais avait fini par céder lorsque Niles était presque tombé d'inanition dans son bureau. Il lui avait lu un éditorial tiré d'un hebdomadaire local et Niles l'avait répété, mot pour mot. Il eut le poste, 15 dollars par semaine plus la nourriture, et on l'installa dans une petite cabine, sous une banderole où était écrit : « Le magnétophone humain, » Les gens lui lisaient ou lui disaient quelque chose et il le répétait. Le travail était monotone. Parfois les gens dévidaient des obscénités, et la plupart du temps ils étaient incapables de se rappeler une minute plus tard ce qu'ils venaient de dire. Il resta quatre semaines dans le cirque et quand il partit, personne ne le regretta beaucoup.
Le car roulait dans la nuit brumeuse.
Niles avait eu d'autres situations, parfois bonnes, parfois mauvaises. Aucune n'avait duré très longtemps. Il avait eu aussi des aventures sentimentales qui n'avaient pas duré longtemps non plus. Toutes les femmes avaient découvert sa mémoire anormale – même celles auxquelles il avait essayé de la cacher – et peu après, elles l'avaient abandonné. Aucune ne pouvait rester avec un homme qui n'oubliait jamais, qui pouvait toujours retirer du réservoir de son cerveau les erreurs commises par vous la veille et vous les jeter à la figure. Un homme doué d'une mémoire parfaite n'est pas apte à vivre au milieu d'êtres humains imparfaits.
Oublier, c'est pardonner, se dit-il. Le souvenir des injures et des torts s'efface, on recommence à zéro. Mais lui, qui n'oubliait jamais rien, ne pouvait pas pardonner.
Il ferma les yeux un instant et appuya sa nuque contre le siège en cuir dur. Le rythme régulier de la voiture le berça et il s'endormit. Le sommeil donnait le repos à son esprit : il ne rêvait jamais.
À Salt Lake City, il descendit, la valise à la main, et suivit la première direction qui s'offrit à lui. Il n'avait pas voulu aller plus loin. Tout son argent se montait à 63 dollars et il fallait les faire durer.
Il trouva un emploi de plongeur dans un restaurant, y resta assez longtemps pour économiser cent dollars et repartit, cette fois par auto-stop, en direction de Cheyenne. Là il demeura un mois, puis prit le car pour Denver et de Denver, pour Wichita.
De Wichita à Des Moines… etc… jusqu'à Indianapolis. Ces pérégrinations n'avaient rien de nouveau pour lui. Il fêta mélancoliquement ses vingt-neuf ans, seul, dans une pension de famille d'Indianapolis, un jour pluvieux d'octobre, et pour se remonter un peu le moral, il évoqua les souvenirs de son quatrième anniversaire… l'un des rares jours vraiment heureux de son existence.
Tout le monde était là, ses parents, ses camarades, son frère Hank qui, à huit ans, avait déjà l'air solennel, et sa sœur Marian. Il y avait eu des bougies, des cadeaux, des gâteaux, du punch. Mrs. Heinsohn, la voisine, avait déclaré : « C'est déjà un petit homme ! » et ses parents l'avaient regardé d'un air épanoui. On avait chanté, on s'était bien amusé. Après, lorsque le dernier jeu avait été joué et le dernier cadeau admiré, que les enfants étaient repartis, les grandes personnes avaient fait cercle et parlé du nouveau Président et de toutes les choses étranges qui se passaient dans le pays.
Et le petit Tommy, assis au milieu du plancher, avait écouté, enregistrant chaque mot, et rayonnant de bonheur, parce que ce jour-là, personne ne lui avait fait de la peine. Il alla se coucher, tout joyeux.
Niles évoqua deux fois cette petite fête, comme un vieux film qu'il aurait aimé : la bande ne s'abîmait jamais, l'enregistrement était aussi net qu'au premier jour. Il avait encore dans la bouche le goût douceâtre du punch, il revivait la chaleur de cette journée où, une fois n'est pas coutume, les autres lui avaient permis d'être heureux.
Finalement, il laissa s'estomper cette vision joyeuse et se retrouva seul, dans une minable chambre meublée d'Indianapolis, par un après-midi sans soleil.
Joyeux Anniversaire, songea-t-il amèrement. Joyeux Anniversaire !
Il fixa le mur verdâtre où une médiocre reproduction d'un Corot pendait de guingois, « J'aurais pu être une personnalité, se dit-il, une des merveilles du monde. Et je ne suis qu'un phénomène obscur, qui gîte dans des chambres sur cour, et je n'ose pas faire savoir au monde ce dont je suis capable. »
Il pécha dans sa mémoire et en tira la 9e Symphonie de Beethoven, telle qu'il l'avait entendue, dirigée par Toscanini, à Carnegie Hall, un jour où il était de passage à New York. L'interprétation avait été bien meilleure que celle enregistrée sur disque, mais aucune bande sonore ne l'avait captée, cette fois-là ; ce miracle s'était évanoui aussi définitivement qu'une flamme que l'on a soufflée, mais il vivait encore dans le cerveau d'un être humain. Niles n'avait rien oublié : le fracas majestueux des timbales, la résonance des bassons introduisant la grande mélodie du final, et même le couac du cor d'harmonie qui avait dû tellement exaspérer le maestro, la toux agaçante d'un homme au premier balcon au moment le plus exquis de l'adagio, le craquement des chaussures de Niles lorsqu'il s'était penché en avant…
Oui, c'était bien de la « haute fidélité ». Il y a des compensations, songea-t-il. Mais de quel prix je te paie, ô Beethoven !
Trois mois plus tard, il arriva dans la petite ville, par une nuit froide et sans lune de janvier ; le vent de l'hiver soufflait du nord, pénétrant le mince pardessus de Niles et faisant de la valise légère un fardeau pour ses mains dégantées, engourdies de froid. Il n'avait pas eu l'intention de venir dans cette ville ; mais c'était un cas de force majeure, car il n'avait plus un sou. Son objectif c'était New York, où il pourrait vivre anonymement pendant des mois, où personne ne se formaliserait s'il oubliait de saluer quelqu'un dans la rue ou si, au contraire, il abordait quelqu'un qui ne se souvenait plus de lui.
Mais New York était encore à des centaines de kilomètres et semblait inaccessible, en cette nuit de janvier. Niles aperçut une enseigne : BAR. Il s'avança vers les lettres en néon. Il buvait rarement, mais il avait besoin de sentir la chaleur de l'alcool et peut-être le patron embaucherait-il un aide ; ou peut-être aurait-il une chambre à louer pour les quelques dollars que Niles possédait encore.
Il y avait cinq hommes dans le bar, des conducteurs de camions, à en juger par leur aspect. Niles posa sa valise près de la porte, frotta ses mains glacées et exhala un petit nuage blanc. Le patron l'accueillit cordialement :
— « Fait plutôt frisquet, hein ? »
Niles grimaça un sourire.
— « Je ne peux pas dire que j'étouffe. Donnez-moi quelque chose de chaud. Un grog avec double ration de rhum. »
Cela lui coûterait environ 90 cents. Il avait en poche 7 dollars et 34 cents.
Il prit dans ses mains le verre brûlant, but lentement, laissant l'alcool lui imprégner le gosier. Il songea à l'été au cours duquel il avait passé une semaine à Washington, une semaine torride – 35° à l'ombre – et ce souvenir l'aida à surmonter les effets psychologiques du froid.
Son corps se détendit, se réchauffa. Derrière lui, une discussion allait bon train.
— « … Je te dis que Joe Louis a réduit Schmeling en bouillie la seconde fois. Il l'a mis K. O. au premier round ! »
— « Je te dis que non ! Louis l'a envoyé dans le cirage au 15e round seulement, à la seconde reprise. »
— « Il me semble que…»
— « Bon, je te parie dix dollars. »
L'autre se mit à rire.
— « Je ne veux pas prendre ton fric si facilement, mon vieux. Tout le monde sait qu'au premier round…»
— « Dix dollars, je te dis. »
Niles se retourna. Deux camionneurs, gaillards robustes en veste de cuir, se tenaient nez à nez. Automatiquement, Niles se souvint : Louis avait mis Max Schmeling K. O., au premier round, au Yankee Stadium de New York, le 22 juin 1938.
Il ne s'était jamais intéressé aux sports et surtout pas à la boxe, mais il avait jeté une fois les yeux sur un almanach sportif qui donnait la liste des combats remportés par Joe Louis.
Il regarda distraitement le plus costaud des deux hommes poser un billet de dix dollars sur le comptoir. L'autre fit de même. Puis le premier se tourna vers le barman :
— « Toi qui es malin, dis-moi qui a raison de nous deux ? »
Le barman était un petit homme d'un certain âge, au crâne dégarni, aux yeux sans expression. Il se mordit un instant les lèvres, haussa les épaules et finit par répondre :
— « Difficile de se rappeler. Y a bien vingt-cinq ans de ça ? »
Vingt, corrigea mentalement Niles.
— « Voyons, » reprit le barman. « Il me semble bien pourtant… Oui, oui. Il a fallu 15 rounds et les juges ont donné la victoire à Louis. Je me rappelle que ça a fait un raffut de tous les diables : les journaux ont dit que Joe aurait dû le démolir bien plus vite que ça. »
Un sourire de triomphe apparut sur le visage du gros camionneur. Il empocha lentement les deux billets de dix dollars.
L'autre homme se mit à brailler :
— « Hé ! Vous avez arrangé ça à l'avance, tous les deux ! Je sais fichtrement bien que Louis a mis l'Allemand K. O. au premier round. »
— « Tu as entendu ce que le gars a dit. L'argent est à moi. »
— « Non. » dit soudain Niles d'une voix paisible qui sembla pourtant résonner à travers la salle.
Mais tais-toi donc ! se disait-il fiévreusement. Ça ne te regarde pas ! Ne t'en mêle pas.
Mais c'était trop tard.
— « Qu'est-ce que vous dites ? » demanda celui qui avait perdu les dix dollars.
— « On vous a eu. Louis a bien gagné le combat en un round. C'était le 22 juin 1938, au Yankee Stadium. Le barman confond avec le match Arturo Godoy, qui a duré quinze rounds. C'était en 1940. »
— « Ah ! j'en étais sûr ! Rends-moi mon argent ! »
Mais l'autre homme, sans prêter attention à cette injonction, s'était tourné vers Niles. Il avait un visage froid et des épaules carrées et déjà ses poings se crispaient.
— « Tu fais le malin, hein ? Tu es un expert en boxe ? »
— « Non. Il me déplaisait simplement de voir quelqu'un se faire rouler, » déclara Niles avec obstination. Il savait ce qui l'attendait. Le camionneur avançait vers lui du pas mal assuré d'un ivrogne. Le barman s'était mis à glapir ; les autres s'écartaient déjà.
Le premier coup atteignit Niles dans les côtes. Avec un grognement de douleur, il recula en chancelant, mais l'autre le saisit à la gorge et le gifla par trois fois. Il entendit vaguement quelqu'un crier : « Eh, lâche-le ! Il n'a rien fait de mal ! Tu veux le tuer ? »
Une dégelée de coups le fit se plier en deux ; son œil droit se mit à enfler : un poing s'écrasa dans son épaule gauche. Il tournoya et fit quelques pas à l'aveuglette, sachant que son cerveau enregistrerait pour toujours chaque seconde de ce supplice.
À travers ses yeux mi-clos, il vit des hommes s'efforcer de maîtriser le forcené. L'homme se débattait et envoya un dernier coup de pied dans l'estomac de Niles. Finalement, les autres l'entraînèrent.
Niles demeura seul au milieu de la salle, s'efforçant de rester debout et de résister à la douleur qui le poignardait dans tout le corps.
— « Vous vous sentez mieux ? » demanda une voix compatissante. « Ces types-là sont des brutes. Faut pas s'occuper d'eux. »
— « Ça va, » dit Niles péniblement. « Laissez-moi… reprendre… mon souffle. »
— « Asseyez-vous, et buvez quelque chose de chaud. Cela vous ravigotera. »
— « Non, » dit Niles. (Je ne peux pas rester là. Il faut que je parte.) « Je me sens mieux, » murmura-t-il sans conviction. Il prit sa valise, serra son manteau autour de lui et sortit du bar à pas lents.
Il n'avait pas fait cinq mètres que la douleur devint intolérable. Il s'affaissa brusquement et tomba, face en avant, dans la nuit, sentant la terre gelée contre sa joue. Il essaya vainement de se relever. Il demeura là, à se rappeler toutes les souffrances de sa vie, les coups, les cruautés et quand le poids dés souvenirs devint trop lourd, il perdit connaissance.
*
* *
Le lit était chaud, les draps propres et frais. Niles revint lentement à lui, éprouva un instant une sensation de dépaysement, puis son infaillible mémoire lui fournit tous les détails sur l'incident et il comprit qu'il était à l'hôpital.
Il essaya d'ouvrir les yeux ; l'un, tuméfié, demeura fermé, maïs les paupières de l'autre s'entrouvrirent.
Il était dans une petite chambre – pas celle d'un hôpital ultra-moderne de grande ville, mais dans celle d'une clinique modeste de province, avec un plafond à moulures et des rideaux de macramé à travers lesquels filtrait le soleil de l'après-midi.
Ainsi on l'avait trouvé et transporté à l'hôpital. Heureusement, car il aurait pu mourir dehors, dans la neige. Mais quelqu'un avait alerté l'hôpital. Ce n'était pas souvent que son prochain s'était donné le mal de lui venir en aide ; la façon dont il avait été traité la veille, dans le bar – était-ce la nuit dernière ? – était typique du comportement des êtres humains à son égard. En vingt-neuf ans, il n'avait pas entièrement réussi à apprendre l'art du camouflage et de la dissimulation et il en avait subi les conséquences. Il avait tant de mal à se rappeler – lui qui n'oubliait rien – que les autres ne lui ressemblaient pas et qu'ils lui en voulaient d'être différent.
Il se tâta les côtes avec précaution. Non, aucune ne semblait être brisée ; des contusions seulement.
D'ici un jour ou deux, on le laisserait sans doute repartir.
Une voix joyeuse s'exclama :
— « Ah, vous êtes réveillé, Mr. Niles ! Vous vous sentez mieux ? Je vais vous faire du thé. »
Il leva les yeux et ressentit une sorte de pincement au cœur. C'était une infirmière d'une vingtaine d'années, une novice, peut-être, avec des cheveux blonds bouclés et de grands yeux bleus clairs. Le sourire qu'elle adressait à Niles n'était pas simplement professionnel.
— « Je suis miss Carroll, votre infirmière de jour. Tout va bien ? »
— « Oui, » dit Niles d'un ton hésitant. « Où suis-je ? »
— « À l'hôpital général du district. On vous a amené hier soir, tard… Vous avez dû être attaqué et abandonné près de la Nationale 32. Une chance que Mark McKenzie soit allé promener son chien. » Elle le considéra gravement. « Vous vous rappelez ce qui vous est arrivé ? Je veux dire… le choc… entraîne parfois… l'amnésie. »
Niles se mit à rire.
— « Rien à craindre de ce côté-là. Je suis Thomas Richard Niles. Et je me rappelle fort bien ce qui s'est passé. Je suis très esquinté ? »
— « Contusions superficielles, léger choc nerveux, début de gelure. Vous vous en tirerez. Le Docteur Hammond va vous faire passer un examen général lorsque vous aurez mangé. Je vais vous apporter du thé. »
Niles regarda la fine silhouette disparaître dans le couloir.
Charmante fille, se dit-il, jolis yeux, alerte, vivante.
Le vieux cliché : le malade qui s'éprend de son infirmière. Mais elle n'est sûrement pas pour moi, hélas !
Brusquement la porte se rouvrit et la jeune fille réapparut apportant le thé.
— « J'ai une surprise pour vous, Mr. Niles. Vous ne devinerez jamais… Une visite. Votre mère. »
— « Ma mère ! »
— « Elle a lu un petit entrefilet sur vous dans le journal local. Elle attend dehors. Il paraît qu'elle ne vous a pas vu depuis seize ans ! Je vous l'envoie tout de suite ? »
— « Oui. » dit Niles d'une voix sans expression. L'infirmière repartit.
— « Mon Dieu ! » songeait-il. « Si j'avais su que j'étais si près de la maison ! Je n'aurais jamais dû revenir en Ohio ! »
La dernière personne qu'il voulait voir, c'était sa mère, la femme qui l'avait mis au monde. Il se mit à trembler sous les couvertures. Le plus ancien et le plus terrible de ses souvenirs surgit de la sombre forteresse psychique où il croyait l'avoir emprisonné à jamais. Le passage soudain de la chaleur au froid, des ténèbres à la lumière, la claque sèche d'une lourde main sur ses fesses, la douleur crucifiante de savoir qu'il avait quitté son refuge, qu'à présent, il était… vivant.
Ce cri déchirant du nouveau-né résonna à nouveau en son esprit. Il ne pouvait oublier l'instant de sa naissance. Et sa mère était, songeait-il, la dernière personne qu'il pouvait absoudre puisqu'elle l'avait jeté dans cette existence exécrable.
Il redoutait le moment où…
— « Hallo, Tom. Il y a bien longtemps…»
Seize années avaient creusé des rides dans le visage maternel, rendu les joues plus flasques, les yeux bleus moins vifs, fait grisonner les cheveux bruns. Elle souriait. Et Niles constata, à son propre étonnement qu'il souriait à son tour.
— « Maman ! »
— « J'ai lu dans le journal qu'on avait transporté à l'hôpital un homme d'une trentaine d'années appelé Thomas Richard Niles. Alors, je suis venue voir si c'était toi. Et c'était bien toi !? »
Un mensonge lui vint à l'esprit, et il ne le repoussa pas, car c'était un pieux mensonge.
— « J'allais chez nous. Par auto-stop. Mais il m'est arrivé un petit ennui en route. »
— « Je suis heureuse que tu te sois décidé à revenir, Tom. Je suis si seule depuis la mort de ton père. Hank est marié, Marian aussi… Cela me réchauffe le cœur de te revoir. Je n'osais plus l'espérer. »
Il se demandait pourquoi la présence de sa mère ne soulevait en lui aucune haine, mais une joie sincère. Lui aussi était heureux de la revoir.
— « Comment as-tu été… toutes ces années, Tom ? Ça n'a pas dû être facile. Je le vois à ton visage. »
— « Non, ça n'a pas été facile. Tu sais pourquoi je me suis enfui ? »
Elle inclina la tête :
— « À cause de ta mémoire. Tu n'oublies jamais rien. Ton grand-père était comme ça aussi. »
— « Mon grand-père ! Mais…»
— « Tu tiens cela de lui. Je ne te l'ai jamais dit. Il ne s'entendait pas très bien avec nous. Il a quitté maman quand j'étais toute petite et je n'ai jamais su ce qu'il était devenu. Alors j'ai toujours pensé qu'un jour, tu disparaîtrais comme lui. Mais toi, tu es revenu. Es-tu marié ? »
Il secoua la tête.
— « Tu devrais y songer, Tom. Tu vas avoir trente ans. »
La porte s'ouvrit et un médecin à l'air compétent apparut.
— « Il faut vous en aller, maintenant, Mrs. Niles. Vous pourrez le revoir plus tard. Je vais l'examiner puisqu'il a repris connaissance. »
— « Oui, Docteur, » Elle lui sourit, puis sourit à son fils, « À bientôt, Tom. »
— « Au revoir, maman. »
Il s'adossa à son oreiller, fronçant les sourcils, tandis que le docteur le palpait sur toutes les coutures.
Je ne déteste pas ma mère. Il éprouvait une surprise heureuse et songeait qu'il aurait pu rentrer chez lui depuis longtemps. Il avait changé intérieurement, sans s'en apercevoir.
S'enfuir était la première phase du processus de croissance, une phase nécessaire. Mais revenir plus tard était le signe de la maturité. Il était revenu. Et il comprenait brusquement que pendant toute sa dure vie d'adulte, il s'était conduit comme un enfant.
Il possédait une faculté immense et terrible, trop grande pour lui, jusqu'alors. Se prenant pour une victime, il avait refusé d'admettre les défaillances des autres et eux s'étaient vengés en le haïssant. Mais il ne pouvait pas s'enfuir toute sa vie. Le temps était venu de grandir assez pour s'assimiler ce talent, d'apprendre à vivre avec lui au lieu de gémir et de se torturer volontairement.
Le temps était venu. Bien tard.
Son grand-père avait eu ce don. On ne le lui avait jamais dit. Ainsi c'était héréditaire. S'il avait des enfants, eux non plus n'oublieraient jamais.
Ou ce don sautait-il une génération ? Était-il lié au sexe, comme l'hémophilie qui est transmise par les femmes ? Peu importait : il fallait apprendre la façon dont cette faculté se transmettait et la manière d'en tirer parti.
Ce qui importait, c'était que ce don ne mourrait pas avec lui. D'autres, moins susceptibles, moins sensibles que lui, lui succéderaient, qui sauraient évoquer de A à Z une symphonie de Beethoven ou une conversation vieille de dix ans. Pour la première fois depuis l'anniversaire de ses quatre ans, il ressentit une étincelle de joie. Le temps des pérégrinations était terminé. Il était rentré chez lui. Si j'apprends à supporter les autres, peut-être apprendront-ils à me supporter.
Il évoqua tout ce qui lui manquait : une femme, une maison, des enfants…
«… Quelques jours de repos, beaucoup de boissons chaudes et il n'y paraîtra plus, Mr. Niles, » dit le docteur. « Désirez-vous quelque chose ? »
— « J'aimerais voir l'infirmière, miss Carroll. »
Le docteur sourit et sortit. Niles attendit, tout à sa joie d'avoir dépouillé le vieil homme. Il brancha son cerveau sur le troisième acte des Maîtres Chanteurs et laissa la musique allègre et vibrante couler en lui comme une onde chaude.
Lorsque la jeune fille entra dans la pièce, il souriait, se demandant par quelles paroles il allait commencer sa cour.
(Traduit par Catherine Grégoire.)