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L’étranger par WARD MOORE

L’étranger par WARD MOORE 
 
Les auteurs de science-fiction réellement sérieux ont enfin compris que les habitants des autres planètes doivent différer de nous par la psychologie plutôt que par l’aspect physique. Ils ne décrivent plus des tentacules ou des yeux à facettes, mais des mentalités étrangères à la nôtre. Il est difficile de présenter un être à la mentalité non humaine. C’est encore plus difficile si l’on veut rendre l’être en question sympathique. Ward Moore y arrive pourtant parfaitement dans la nouvelle que vous allez lire. Mais ce remarquable auteur nous a toujours prouvé à quel point il savait donner une riche substance psychologique à ses récits(4). 
 
Au bout de quinze jours, Nan commença à le comprendre un peu. Nan était la troisième fille Maxill. La « coureuse », comme on l’appelait à Henryton, sans oublier qu’on en avait dit autant de Gladys et, ensuite, de Muriel (Gladys, maintenant haute dignitaire de l’ordre de l’Eastern Star ; Muriel, mariée au plus gros quincaillier et marchand de meubles d’Henryton, et mère des jumeaux les plus mignons du Comté d’Evarts). Mais on le disait de Nan sur un ton plus affirmatif. 
Tout le monde savait que Maxill avait acheté la ferme du vieux Jameson, quatre-vingts arpents de la terre la plus stérile qui eût jamais découragé un fermier, parce qu’il voulait un endroit retiré pour y monter son alambic. Naturellement, chacun pensait que ses six enfants, rien que des filles, ne pouvaient manquer de s’émanciper dans de telles conditions. Non pas qu’Henryton, ni le Comté d’Evarts non plus, quant à cela, fussent en faveur de la prohibition. Mais acheter à l’occasion un quart d’eau-de-vie était une chose, et approuver la distillation et la vente clandestines de l’alcool en était une autre. 
Évidemment, le trafic des boissons alcoolisées était de l’histoire ancienne maintenant. La prohibition était levée depuis deux ans, et les gens s’inquiétaient moins de la moralité de Maxill que de savoir comment il allait tirer de quoi vivre de ses terres ingrates. Mais Nan avait été vue flirtant dans des autos avec différents garçons, et Dieu sait combien de fois elle l’avait fait sans être vue – et franchement, remarquait-on, peut-être eût-il fallu prévenir la police, parce que Nan était encore mineure. De plus, elle avait un regard sournois et sombre, une expression provocante et rebelle, qui indiquaient qu’elle avait besoin d’être tenue fermement. 
Personne ne pensait à aller trouver son père. Chacun savait qu’il tenait un fusil de chasse chargé à portée de la main et qu’il avait fait déguerpir plus d’un curieux venu rôder devant chez lui. Les gens d’Henryton avaient tendance à s’occuper uniquement de leurs petites affaires – la Crise leur fournissait suffisamment de soucis – et c’est pourquoi, s’il fut question de prévenir la police, ce ne fut qu’une velléité. Cependant, cela ne contribua qu’à isoler Nan Maxill plus que jamais et à encourager ses incartades. 
Il avait été trouvé (« Il », c’est-à-dire l’étranger ; ils furent longtemps avant de pouvoir l’appeler par son nom) par Josey, dans le pâturage sud, qui n’était plus à vrai dire un pâturage, mais une simple étendue bosselée et tourmentée couverte de mauvaises herbes et de broussailles tenaces. Josey était une timide gamine de onze ans, que déparait une tache de naissance sur la joue gauche, aggravée à intervalles irréguliers par presque toutes les affections possibles de l’épiderme, si bien qu’elle s’était mise à fuir les humains à l’âge de sept ans et n’avait jamais trouvé de raison de changer depuis ses habitudes de sauvageonne. 
Elle n’avait pas fui en le voyant. La curiosité naturelle qu’elle éprouvait pour les gens, longtemps réprimée et étouffée par les questions que ceux-ci posaient stupidement sur les taches et boutons qui l’affligeaient, avait semblé stimulée à sa vue. Pourtant, ainsi que chacun l’avait reconnu par la suite, il n’avait pas vraiment l’air différent. Il était étrangement vêtu, mais Henryton avait vu des garçons de San Francisco à l’accoutrement encore plus étrange, et son teint avait une vitalité et un éclat particuliers, en même temps qu’une délicatesse qui le distinguait des fermiers exposés toute la journée au soleil aussi bien que des employés de magasin ou des bureaucrates qui devaient gagner leur vie dans des locaux chichement éclairés. 
— « Qui êtes-vous ? » dit Josey. « Mon papa n’aime pas les curieux. Comment vous appelez-vous ? Vous feriez mieux de vous en aller ; il a un fusil et il sait s’en servir, croyez-moi. Qu’est-ce que vous avez sur vous ? On dirait votre peau, seulement c’est bleu. Vous n’êtes pas sourd et muet, n’est-ce pas, m’sieur ? À Henryton, il y a un homme qui est sourd-muet et aussi aveugle. Les gens lui achètent des crayons et jettent des pièces dans son chapeau. Dites, pourquoi vous ne me répondez pas ? Mon papa va sûrement vous chasser. Vous avez une drôle de façon de fredonner. Vous savez siffler ? À l’école, on a un disque qui s’appelle Le Vol du Bourdon. Je peux le siffler en entier. Vous voulez écouter ? Tenez… Pourquoi vous avez l’air malheureux ? Vous n’aimez pas la musique ? Dommage. En vous entendant fredonner comme ça – comme vous faites maintenant, et je trouve que c’est très agréable à écouter, même si vous n’aimez pas quand je siffle – je pensais que vous deviez aimer la musique. On l’aime tous, nous les Maxill. Mon papa joue du violon mieux que n’importe qui… » 
Plus tard, elle devait dire à Nan (Nan était celle de ses sœurs qui s’occupait surtout d’elle) qu’il n’avait pas simplement paru ne pas comprendre, comme un Mexicain ou un étranger quelconque, mais qu’il s’était comporté comme s’il n’eût été capable de rien saisir, quand bien même il aurait connu la signification de chaque mot. Il s’approcha d’elle en continuant de fredonner. L’air, toutefois – si on pouvait parler d’un air – était différent ; on aurait plutôt cru entendre un pot-pourri de mélodies. Il tendit les mains vers elle – elle n’y fit pas particulièrement attention à ce moment – et les posa avec douceur sur son visage. Leur contact lui fit du bien. 
Il l’accompagna jusqu’à la maison, comme si cela était tout à fait normal, le bras passé délicatement autour de son épaule. 
— « Il ne parle pas, » dit-elle à Nan. « Il ne siffle et ne chante même pas non plus. Il fredonne simplement, à ce qu’on croirait. Papa va sûrement le chasser. Peut-être qu’il a faim. » 
— « Ta figure… » commença Nan. Elle s’interrompit et son regard quitta sa sœur pour se fixer sur lui. De mauvaise humeur, le front plissé, Nan était prête à lui demander ce qu’il voulait ou à lui dire sèchement de disparaître. « Va te laver la figure, » ordonna-t-elle à Josey. Elle regarda l’enfant décrocher avec soumission la cuvette émaillée et la remplir d’eau. Les muscles de son visage se décontractèrent alors. « Entrez, » dit-elle à l’étranger. « Il y a du chausson aux pommes tout chaud. » 
Il restait là, immobile, à fredonner avec un sourire aimable. Elle lui sourit en retour, bien que restant d’humeur maussade et n’ayant pas encore surmonté l’effet de surprise causé par la vue du visage de Josey. Elle n’aurait pu donner d’âge à l’étranger ; il ne se rasait probablement pas, mais on ne lui voyait pas de duvet comme à un adolescent, et il y avait dans ses yeux à la fois de l’assurance et de la maturité. Leur couleur étrangement pâle l’intriguait ; pour elle, l’expression « de beaux yeux bruns » formait un tout indissociable, mais elle trouvait ceux-là, ainsi que ses cheveux blond clair, tout à fait remarquables. 
— « Entrez, » répéta-t-elle. « Il y a du chausson aux pommes tout chaud. » 
Il porta son regard sur elle, sur la cuisine au-delà, puis, tournant la tête, sur les terres incultes derrière lui. On aurait pu croire que c’était pour lui un spectacle extraordinaire. Elle le prit par la manche – à ce contact, elle sentit des fourmillements dans ses doigts, comme si, croyant toucher un objet inerte, elle eût trouvé une matière vivante, ou de la soie alors qu’elle s’attendait à du coton, du métal alors qu’elle s’attendait à du bois – et elle l’attira à l’intérieur. Il ne résista pas, et lorsqu’il eut franchi le seuil, il ne parut pas embarrassé. Il se comportait simplement… de façon étrange. Comme s’il ignorait qu’une chaise était faite pour s’asseoir, ou qu’une cuiller était destinée à couper la croûte feuilletée et à recueillir le jus épais et sucré qui coulait de l’intérieur de la pâtisserie, ou même que celle-ci était faite pour être portée à la bouche, mâchée, savourée, avalée. L’idée affreuse d’une déficience mentale traversa l’esprit de Nan, mais elle la repoussa aussitôt en le voyant si incontestablement sain de corps et impassible. Cependant… 
Josey revint en courant. 
— « Nan, Nan ! » cria-t-elle. « Je me suis vue dans la glace ! Regarde-moi. Ma figure ! » 
Nan fit un signe de tête, avala sa salive, regarda furtivement l’étranger et répondit : 
— « Ça doit être ce dernier médicament. Ou c’est parce que ça s’arrange en grandissant, ma chérie. » 
— « La… la tache ! Elle est plus claire. Elle s’efface. » 
La marque de naissance, pourpre et enflammée, avait décru en surface et en couleur. Tout autour, la peau était claire et vivante. Nan porta des doigts incrédules sur la joue de sa jeune sœur et se pencha pour l’embrasser. 
— « Comme j’en suis heureuse ! » 
Il restait assis et s’était remis à fredonner. « Oh ! quel bêta ! » pensa Nan avec meilleure humeur. 
— « Tenez, » dit-elle du ton dont on s’adresse à un simple d’esprit ou à quelqu’un qui parle une autre langue. « Mangez. Vous voyez : comme ça. Mangez. » 
Avec obéissance, il ouvrit la bouche devant la cuillerée de pâte aux pommes guidée par Nan. Elle fut soulagée de voir qu’il l’absorbait normalement ; elle avait craint de devoir le faire manger comme un enfant en bas âge. Au moment de lui verser un verre de lait, elle hésita une fraction de seconde et elle en fut un peu honteuse. Elle n’était pas regardante – les Maxill ne l’étaient pas ; leurs défauts venaient plutôt d’un excès de générosité – mais la vache se tarissait ; elle était difficile à élever, le père de Nan n’était pas expert en matière d’élevage de toute façon, et les enfants avaient besoin du lait, sans compter que Nan préférait le beurre au saindoux pour la pâtisserie. Mais il aurait été honteux de se montrer avare… 
Il porta le verre à ses lèvres, visiblement plus familier avec les façons de boire qu’avec celles de manger, mais à peine eut-il bu une gorgée qu’il se mit à tousser, à étouffer et à cracher. Le lait perdu, autant que ces mauvaises manières, allaient rendre Nan furieuse quand elle remarqua ses mains pour la première fois. Elles avaient l’air fortes, peut-être plus longues que des mains ordinaires. Chacune était pourvue d’un pouce et de trois doigts. Les trois doigts étaient largement écartés, sans aucun indice de difformité ou d’amputation. Il avait simplement huit doigts au total au lieu de dix. 
Nan Maxill était une fille au cœur tendre. Jamais elle n’avait noyé un petit chat ni attrapé une souris au piège. Elle oublia aussitôt sa colère naissante. 
— « Oh ! le pauvre garçon ! » s’exclama-t-elle. 
Il n’était plus question de le chasser, et elle allait devoir en convaincre son père par un moyen ou un autre. Le simple respect des convenances exigeait que – contrairement à la coutume des Maxill – on lui accordât l’hospitalité. Si on le laissait partir, la curiosité non satisfaite de Nan la tourmenterait pendant des années. Pour sa part, il ne montrait aucune inclination à s’en aller et continuait à examiner chaque personne et chaque objet avec intérêt. Son fredonnement n’avait rien de monotone ni d’ennuyeux. Bien que ne ressemblant à aucune musique qu’elle eût jamais entendue, il était agréable au point qu’elle se prit à essayer de l’imiter. Elle le trouva plus difficile et plus compliqué qu’elle ne l’eût imaginé ; en un mot presque impossible à reproduire. 
Il réagit par un mouvement de surprise enthousiaste. Il fredonna, elle l’imita, il lui répondit en fredonnant plus gaiement encore. Un court instant, la cuisine des Maxill retentit des accents d’un duo étrange et surnaturel. Puis Nan eut l’impression qu’il lui demandait d’en faire davantage, beaucoup plus qu’elle ne pouvait. Les notes qu’il émettait s’élevaient à des hauteurs qu’elle était incapable d’atteindre. Elle se tut et, peu après, intrigué, il fit de même. 
Lorsque Malcolm Maxill rentra, il considéra longuement l’étranger d’un air belliqueux. 
— « Qu’est-ce que vous faites ici ? » 
L’étranger fredonna. Nan et Josey se mirent en devoir de donner toutes deux à la fois des explications à leur père. Jessie et Janet dirent d’une voix implorante : « Oh ! Papa, je t’en prie. » 
— « C’est bon, » grogna finalement leur père, « Qu’il reste deux jours puisque vous tenez tant à l’avoir. Je suppose qu’il pourra au moins faire quelques travaux en échange de sa pension, et peut-être couper quelques-uns de ces vieux pommiers. Savez-vous traire ? » demanda-t-il à l’étranger. « Ah ! oui. J’oubliais qu’il est muet. Ça va, suivez-moi. On va bientôt voir si vous savez ou non. » 
Les filles les accompagnèrent, Nan portant le seau à lait et guidant l’étranger avec tact. Sherry, la vache, avait sa liberté restreinte par des barrières qui l’empêchaient d’entrer plutôt que de sortir ; elle pouvait errer à sa guise sur les terres de la ferme, sauf dans le champ de mais et le maigre jardin potager. 
Maxill posa le seau sous le pis de Sherry. 
— « Allez-y, » dit-il. « Montrez-nous ce que vous savez faire. » 
Le garçon restait immobile, l’air intéressé, se contentant de fredonner. 
« C’est bien ce que je pensais, » dit Maxill. « Il ne sait même pas traire. » 
Il s’accroupit, l’air dégoûté, effleura de la main les tettes de l’animal, et se mit à en tirer des jets de lait qui résonnaient en cadence contre les parois du seau. 
Le garçon tendit sa main à quatre doigts et caressa le flanc de la vache. Citadin ou non, on devait reconnaître qu’il n’avait pas peur des animaux. Certes, Sherry n’était ni nerveuse ni méchante ; il ne lui arrivait pour ainsi dire jamais de renverser le seau d’un coup de sabot ou de projeter avec force sa queue dans les yeux de celui qui la trayait. Cependant, il fallait être vraiment confiant (ou ignorant) pour passer derrière elle et venir toucher le pis d’où Maxill faisait jaillir avec un bruit sibilant le lait de la traite du soir. 
Nan savait que son père n’était pas un fermier digne de ce nom. Un vrai fermier n’aurait trait Sherry qu’une fois par jour, ce qui eût d’ailleurs été suffisant pour la tarir, vu qu’elle ne produisait guère plus de trois litres. Mais Maxill savait qu’on trayait normalement une vache deux fois par jour, tout comme il savait, sans être chimiste, combien de temps on devait laisser fermenter le malt pour faire de la bière. Il s’en tenait aux règles établies. 
— « Nom de Dieu ! » s’exclama soudain Maxill qui jurait rarement en présence de ses enfants, « elle n’en a pas donné autant depuis des mois, et je suis encore loin de l’avoir tirée jusqu’à la dernière goutte. » 
Le rendement inattendu de la vache le comblait d’aise ; il ne parut pas contrarié d’avoir à porter les eaux grasses aux porcs, ni de voir combien l’étranger s’y entendait peu pour nourrir les poulets. (C’étaient les filles qui s’en chargeaient d’habitude ; la présence de Maxill était une formalité pour bien montrer à l’étranger l’étendue et l’importance des travaux de la ferme.) Il mangea de bon appétit le repas que Nan avait préparé, en faisant observer gaiement que cet empoté ne serait pas coûteux à nourrir, puisqu’il ne touchait ni à la viande, ni au beurre, ni au lait, et se contentait de pain, de légumes et d’eau. 
La gaieté de Maxill l’amena à accorder son violon – seules Josey et Nan remarquèrent à ce moment l’angoisse de l’étranger – et à exécuter « Dans les Geôles de Birmingham », « Jolie Poupée », et « Dardanella ». Maxill jouait de mémoire et méprisait ceux qui étaient obligés de lire une partition. Après avoir hésité un instant, Josey se mit à siffler, bientôt accompagnée par Jessie à l’harmonica et par Janet soufflant adroitement dans du papier de soie tendu sur un peigne. 
— « Lui qui fredonne si bien, » grogna Maxill, « il pourrait nous jouer quelque chose. S’il essayait un peu ? » Et il lui tendit le violon. 
Le garçon considéra l’instrument comme s’il allait exploser, le posa sur la table et s’en éloigna à reculons aussi vite qu’il le put. Nan s’affligea de cette preuve de déficience mentale ; Jessie et Janet éclatèrent d’un rire niais ; Malcolm Maxill fit tourner l’extrémité de son index sur sa tempe ; Josey elle-même eut un sourire maussade. 
Alors le violon se mit à jouer. Non pas à jouer réellement, car l’archet restait immobile à côté et les cordes ne vibraient pas. Mais de la musique sortait de ses ouïes, avec de plus en plus d’assurance après un début timide. Elle ressemblait à celle que l’étranger faisait en fredonnant, sauf qu’elle était infiniment plus compliquée et plus émouvante. 
*** 
Le lendemain matin, Maxill emmena le garçon au verger, les filles suivant à distance. Personne ne voulait manquer la possibilité de voir se réaliser d’autres miracles, encore que maintenant, ayant eu le temps de réfléchir, les Maxill ne fussent plus si sûrs d’avoir réellement entendu le violon, ou s’ils l’avaient entendu, de n’avoir pas été témoins d’un tour d’illusionniste parfaitement explicable. Cependant, si l’étranger pouvait apparemment le faire jouer sans y toucher, peut-être pouvait-il accomplir des prouesses du même ordre avec une hache. 
Maxill porta un coup de hache à une branche morte. L’outil rebondit sur le bois. L’arbre n’était ni malade ni pourri, mais simplement vieux et laissé à l’abandon. La plupart des branches étaient mortes, mais la sève coulait encore dans le tronc, comme l’indiquaient quelques rameaux sur lesquels apparaissait une poignée de fruits et dont l’extrémité était garnie de nouvelles pousses. Comme le reste du verger, l’arbre ne méritait pas d’être conservé. La hache s’abattit à coups redoublés et la branche tomba. Maxill fit un signe de tête satisfait et tendit la hache au garçon. 
Le garçon fredonna et regarda tour à tour Maxill, les filles et la hache. Il laissa tomber celle-ci, s’approcha de l’arbre et palpa l’écorce rude, les excroissances, les parties noueuses des racines sortant de terre, les feuilles et les ramilles au-dessus de sa tête. Nan s’attendait presque à voir l’arbre se transformer sur-le-champ en petit bois, régulièrement fendu et empilé. Mais rien ne se passa, absolument rien. 
— « Ouais ! Notre homme ne sait ni traire, ni donner à manger aux cochons ou aux poulets, ni couper du bois. Si ça devait coûter quelque chose de le nourrir, on n’y trouverait pas son compte. Tout ce qu’il sait faire, c’est bourdonner et faire des tours de passe-passe. » 
— « Nous ferons les corvées ce matin. » offrit Nan pour l’amadouer. Elles les faisaient presque tous les matins, et le soir aussi, mais il était convenu que leur père se réservait tous les travaux de force et leur laissait les besognes féminines. En filles attentionnées, elles lui permettaient de sauver les apparences. 
Nan ne pouvait croire que ce garçon eût quelque chose d’irrévocablement détraqué. Il se servait de ses huit doigts aussi habilement que quiconque de dix ; plus habilement même, semblait-il. Il ne voulait pas donner à manger aux porcs, mais il apprit vite à ramasser les œufs, en cherchant sous les poules sans les déranger. Il ne savait pas traire, mais il restait appuyé au flanc de Sherry pendant que Nan la trayait. Et la production de lait augmentait ; la bête en avait donné encore plus que la veille. 
Après les corvées, il retourna au verger – sans la hache. Nan envoya Josey voir ce qu’il y faisait. 
— « Il va d’un arbre à un autre, » rapporta Josey. « Il les regarde et il les touche, c’est tout. Il ne fait rien d’utile. Et tu ne me croiras pas ! Il mange de l’herbe et des racines ! » 
— « Il en mâche, tu veux dire. » 
— « Non, il les mange, je te le jure. Par poignées. Et il a touché ma… la chose sur ma joue. J’ai couru me regarder dans la glace et, à l’ombre, on ne la voit presque plus. » 
— « Je suis bien contente qu’elle s’efface, » dit Nan. « Mais il ne faudra pas être déçue si elle revient. Il ne faut pas te tracasser pour cela. Et je suis sûre que le fait qu’il t’ait touchée n’a rien à y voir. Simple coïncidence. » 
Il fallut trois jours à l’étranger pour parcourir tout le verger en tripotant chacun des vieux arbres. À la fin du troisième jour, Sherry donnait neuf litres de lait ; la production d’œufs était supérieure à la normale en cette saison où la ponte diminuait ; et la marque de naissance de Josey avait pratiquement disparu, même en plein soleil. Malcolm Maxill grommelait que ce garçon ne servait à rien, mais il n’allait jamais jusqu’à dire franchement qu’il devrait s’en aller. En somme, tout était pour le mieux. 
Après le verger (ensemble ou séparément, les filles allaient voir ce qu’il faisait, mais elles revenaient sans être plus avancées), il s’attaqua au champ de maïs. Maxill avait planté tard, non pas seulement par manque d’enthousiasme pour le travail de la terre, mais parce que, ne possédant ni charrue ni tracteur, il avait dû attendre que ceux qui louaient leur matériel eussent eux-mêmes fini de semer. Le sol avait été sec ; les graines avaient mis trop longtemps à gonfler et à germer ; quand les tendres pousses vert-de-gris se furent montrées au-dessus de la terre desséchée, le soleil brûlant les avait roussies et recroquevillées. Tandis que, dans les champs voisins, de pâles aigrettes étaient déjà formées, ses sillons commençaient tout juste à laisser apparaître des plants chétifs et assoiffés. 
L’étranger mit encore plus de temps à s’occuper du maïs que du verger. Maintenant, Nan se rendait compte qu’il ne fredonnait pas vraiment des airs et que c’était simplement sa façon de parler. Cette découverte un peu déconcertante semblait l’éloigner d’elle plus que jamais. S’il avait été Italien ou Portugais, elle aurait pu apprendre la langue ; s’il avait été Chinois, elle aurait pu s’initier à manger avec des baguettes. Mais un homme qui, pour parler, émettait des notes de musique au lieu de mots posait un rude problème à une fille. 
Pourtant, au bout de quinze jours, elle commença à le comprendre un peu. Maintenant, ils tiraient de la vache dix-huit litres par jour, ils récoltaient plus d’œufs qu’ils n’en avaient jamais obtenu au début du printemps, et le teint de Josey était frais comme celui d’un bébé. Maxill rapporta du magasin de son gendre un poste de radio et ils passèrent de bons moments à l’écoute de toutes sortes de stations lointaines. Quand le poste était éteint et que le garçon s’en approchait, le haut-parleur diffusait la même sorte de musique que le violon la première nuit. Ils s’y habituaient maintenant ; cela ne leur semblait pas trop étrange ni – comme le disait Malcolm Maxill – trop classique et démodé comme musique. C’était une musique qui leur donnait l’impression d’être plus forts, meilleurs, plus tendres. 
Que comprenait-elle à tout cela ? Qu’il n’était pas comme les autres hommes, né dans un endroit au nom familier, parlant un langage connu, faisant les choses d’une façon normale ? Elle le savait déjà. Son fredonnement lui apprit d’où il venait et comment il était venu : pas plus après qu’avant, cela n’offrait d’explication pertinente. Une autre planète, une autre étoile, une autre galaxie – qu’étaient ces concepts pour Nan Maxill, la mauvaise tête de l’école supérieure d’Henryton, qui passait son temps à lire des romans pendant les classes de sciences ? Le nom de l’étranger, c’est-à-dire la traduction la plus approximative qu’elle pouvait en donner, était Ash. Quelle importance qu’il fût né sur Alpha du Centaure, sur Mars, ou sur une Terre dépourvue de nom éloignée d’un milliard d’années-lumière ? 
Il était humble et souffrait d’un complexe d’infériorité. Il ne pouvait faire aucune des choses pour lesquelles sa race était si habile. Il ne fallait pas compter sur lui pour résoudre les problèmes abstraits qui dépassaient les cerveaux électroniques, ni pour les spéculations philosophiques débouchant dans la lumière ou conduisant à l’aliénation mentale, pas plus que pour l’invention de nouveaux moyens de création ou de transmutation de matière. Il était, de son propre aveu – et le cœur de Nan comblait les lacunes là où son esprit s’y refusait – une régression, un atavisme, une créature incapable de se hausser au niveau de ses congénères. En un monde de sciences, d’aliments synthétiques et de télékinésie, de divorce définitif d’avec les processus élémentaires de la nature, il était né fermier. 
Il pouvait faire pousser les choses – dans une civilisation où ce talent n’était plus utile. Il pouvait combattre la souffrance – chez une race qui avait acquis l’immunité congénitale à la maladie. Ses pouvoirs étaient ceux dont son espèce avait eu besoin jadis ; mais de ce besoin, elle s’était affranchie depuis un million de générations. 
Il ne confessa pas sa confusion à Nan en un seul et long épanchement. Ce ne fut qu’à mesure qu’il acquérait du vocabulaire et qu’elle-même commençait à faire la distinction entre ses émissions de sons musicaux qu’une certaine compréhension s’établit entre eux. Même quand il se fut assimilé le langage de Nan et que celle-ci, de son côté, put utiliser grossièrement le sien, elle constata qu’elle était encore loin de tout saisir. Il eut beau lui expliquer maintes fois, avec une infinie patience, la technique par laquelle il commandait les sons sans toucher directement à l’instrument, comme il l’avait fait avec le violon et le poste de radio, elle ne pouvait pas le suivre. Quant à ce qu’il avait fait au visage de Josey, il aurait pu aussi bien le lui expliquer en sanscrit. 
Il était encore plus impossible à Nan de discerner à quels égards Ash était inférieur à ceux de sa race. Que son fredonnement – ou la musique qu’il produisait à son gré – si déroutant et éthéré pour elle, ne fût qu’une dissonance, un babil enfantin, une cacophonie zézayante et bégayante, était une idée ridicule. Elle pouvait imaginer des astronefs, mais non pas la transmission instantanée et sans dommages d’une matière vivante à travers un vide de millions de parsecs. 
Tandis qu’ils apprenaient à se connaître mutuellement, le maïs mûrissait. Ce n’était pas une récolte à laisser noircir et pourrir sur pied, ou à enterrer en y passant la charrue. Les tiges flétries s’élevaient à présent à hauteur d’homme, les larges feuilles pendaient en courbes gracieuses, laissant apparaître et protégeant les deux épis de chaque plant. Et quels épis ! Deux fois plus longs et plus épais que tout ce qui avait jamais mûri, en fait de maïs, dans le Comté d’Evarts, pleins de grains serrés jusqu’à leur extrémité arrondie, sans un seul rang mal venu ou rongé des vers. Le représentant du Ministère de l’Agriculture, ayant entendu des rumeurs, vint les voir en personne ; il parcourut le champ à pied pendant des heures, secouant la tête, soliloquant à voix basse, se pinçant le bras pour s’assurer qu’il ne rêvait pas. Maxill vendit sa récolte pour un prix qu’il eut du mal à croire, même chèque en main. 
Le peu de fruits du verger venait aussi à maturité. Depuis l’arrivée d’Ash, les arbres renouvelaient leur bois avec rapidité. De jeunes feuilles cachaient les cicatrices de l’âge et le bois mort éclatait par places pour laisser croître les branches encore vivantes, quoique stériles. Sous le feuillage abondant, les filles découvrirent les fruits. Ash avait opéré trop tard pour les cerises, les abricots, les prunes et les pêches hâtives, bien que, dans leur nouvelle vigueur, ces arbres fussent riches de promesses pour l’année à venir. Mais les pommes, les poires et les pêches tardives étaient plus étonnantes encore que le maïs. 
Il y en avait peu, certes ; rien n’aurait pu provoquer une nouvelle floraison, puis transformer les fleurs en fruits, mais ceux qu’il y avait étaient énormes. Les pommes avaient le diamètre de cantaloups, les poires une grosseur double de la normale, les pêches étaient plus volumineuses qu’aucune pêche jamais vue. (Maxill en présenta des spécimens à la Foire du Comté et rafla tous les premiers prix.) Ces pêches étaient de tels mastodontes que chacun en déduisait qu’elles devaient être farineuses, insipides et difficiles à conserver. Or leur jus giclait sous la dent, leur chair était ferme et parfumée, leur goût et leur saine apparence ne s’altérèrent pas de tout l’hiver. 
Nan Maxill envisagea le problème. Ash n’était ni plus ni moins qu’un bienfait pour tous les peuples du monde. Il n’y avait personne qui n’eût à apprendre quelque chose de lui ; tous tireraient profit de son savoir. À ces considérations, que pouvait-elle opposer ? La prospérité des Maxill ? Son attachement croissant pour Ash ? La crainte de voir son père vendre la ferme – ce qui serait facile maintenant – et dépenser l’argent jusqu’à ce qu’ils fussent plus pauvres que jamais ? Ne pas envisager tout cela eût été léger et stupide de sa part. Mais l’image qui chassait toutes les autres était celle d’Ash sur le gril, victime d’inquisiteurs polis et incrédules. 
Ils ne croiraient pas un mot de ce qu’il dirait. Ils trouveraient les raisons les plus convaincantes pour réfuter les preuves fournies par le maïs, les fruits, le violon jouant tout seul. Ils le soumettraient à des tests psychiatriques : intelligence, coordination, mémoire ; à des tests physiques… employant tous les moyens pour sonder son âme et son corps. Où était-il né, quels étaient ses nom et prénoms, qui étaient son père et sa mère ? Incrédules, se refusant à admettre ses réponses, mais insistant avec une politesse et une douceur abjectes : Oui, oui bien sûr, nous comprenons ; mais essayez de vous souvenir, Mr… euh… Mr. Ash. Essayez de vous remémorer votre enfance. 
Et quand, enfin, ils comprendraient, ce serait encore pire pour Ash. Voyons, cette force, Mr. Ash… essayez de vous rappeler comment… Cette équation ; vous pouvez certainement… Nous savons que vous pratiquez la télékinésie ; veuillez seulement nous montrer… Encore, s’il vous plaît… Encore une fois… Pour la guérison des plaies, voudriez-vous nous expliquer… Voyons encore une fois comment vous faites renaître la vie végétale… Et cette question de l’échelle ultra-chromatique… Voyons ceci, voyons cela… 
Ou bien si les choses ne se passaient pas du tout ainsi ? Si le danger pour Ash n’était pas la soif d’informations manifestée par les humains dans un désir d’imitation, mais la peur et la haine féroce des humains envers un être supérieur ? Arrestation pour entrée illégale sur le territoire Ou tout prétexte qu’ils choisiraient ; discours au Congrès ; tumulte dans la presse et sur les ondes. Espion, saboteur, agent de l’étranger. (Sommes-nous sûrs qu’il n’ait pas trafiqué les plantes qu’il a fait pousser ? Qui nous dit que celui qui les consommera ne deviendra pas fou ou impuissant ?) Il n’y avait pas de possibilité de déporter Ash, mais cela ne signifiait pas que ceux qui avaient la terreur d’une invasion dont il était l’avant-coureur ne sauraient pas se débarrasser de lui. Jugements, condamnation légale, internement, lynchage… 
Révéler la présence d’Ash conduisait au désastre. Deux cents ans plus tôt ou plus tard, il aurait pu apporter le salut. Mais pas maintenant. En cette époque de peur, la révélation de son existence serait une irréparable erreur. Nan savait que son père n’était pas disposé à déclarer à qui il devait ses récoltes miraculeuses ; Gladys et Muriel ne savaient rien, sinon qu’elles avaient un ouvrier qui était un peu bizarre ; de toute façon, elles ne se signaleraient pas à l’attention du Comté d’Evarts dans une affaire prêtant à polémique. On pouvait compter que les derniers des enfants suivraient l’exemple de leur père et de leurs sœurs. Et, d’ailleurs, elle était la seule à qui Ash se fût confié. 
Cet hiver-là, Maxill fit l’acquisition de deux nouvelles vaches. Deux bêtes d’âge vulnérable, desséchées, efflanquées et destinées à être vendues à vil prix pour la boucherie. Sous les soins d’Ash, elles se mirent à rajeunir de jour en jour ; leurs côtes disparurent sous la chair, leurs yeux reprirent de l’éclat. Leur pis rétréci et flasque s’arrondit, se gonfla et finit par pendre, lourd de lait, comme si elles venaient de mettre bas. 
— « Ce que je voudrais bien savoir, c’est pourquoi il ne peut pas réussir aussi bien avec les cochons, » demanda-t-il à Nan, en feignant d’ignorer la présence d’Ash, ainsi qu’il faisait toujours, sauf quand cela l’arrangeait, « Le prix des cochons a bougrement baissé ; je pourrais acheter quelques truies pour pas cher. Il n’aurait qu’à faire ses tours de passe-passe… je vois d’ici les portées qu’elles auraient. » 
— « Ce ne sont pas des tours de passe-passe. Ash en connaît plus que nous sur toutes ces choses. Et il ne veut rien faire qui aboutisse à ce qu’on tue davantage, » expliqua Nan. « Pour sa part, il refuse de manger de la viande, des œufs ou du lait… » 
— « Il a fait quelque chose pour que les poules pondent davantage. Et pense au lait que donnent les vaches maintenant. » 
— « Plus les poules pondent, plus le couteau s’éloigne d’elles. Plus les vaches donnent de lait, plus on les laissera vivre vieilles. Tu remarqueras qu’il n’y a eu aucune amélioration chez les jeunes coqs. Ce n’est peut-être pas parce qu’il ne veut pas, mais parce qu’il ne peut rien faire pour amener les animaux à point pour être mangés. Questionne-le si tu veux. » 
Les catalogues de graines commencèrent à arriver. Maxill ne s’était jamais occupé du jardin potager autrement que pour le faire labourer afin que les filles pussent l’ensemencer et l’entretenir. Cette année, il traitait chaque brochure comme une lettre d’amour, regardant d’un œil émerveillé les carottes en forme de glaçons orange, les radis effrontés, les vigoureuses têtes de laitue qui ornaient les couvertures glacées. Nan interrompait sa rêverie de choux plus gros que des citrouilles, de melons trop lourds pour qu’un homme pût les soulever seul, de succulentes tomates pesant chacune trois livres au moins. 
Et Ash était heureux. Pour la première fois, Nan éprouva l’irritation à deux tranchants des femmes envers exploiteur et exploité. Ash aurait dû avoir quelque amour-propre, quelque ambition. Il n’aurait pas dû se contenter de travaux avilissants dans une vieille ferme. En prenant conscience de sa supériorité sur les primitifs qui l’entouraient, il pouvait devenir, grâce à ses capacités, tout ce qu’il lui plairait d’être. Mais évidemment, il lui plaisait seulement d’être cultivateur. 
Maxill n’eut pas la patience d’attendre que le terrain fût prêt. Il le fit labourer alors qu’il était encore humide. Le travail fut mal fait et lui coûta plus cher. Il ensemença chaque pouce de la cinquantaine d’arpents disponibles, à l’amusement soigneusement dissimulé de ses voisins qui savaient que les graines pourriraient. 
— « Pouvez-vous agir à votre guise sur les plantes ? » demanda Nan à Ash. 
— « Je ne peux pas faire pousser des concombres sur un poirier ni des pommes de terre sous un cep de vigne. » 
— « Ce n’est pas ce que je veux dire. Il n’est pas nécessaire que tout soit d’une grosseur démesurée, n’est-ce pas ? Ne pouvez-vous faire en sorte que le maïs ne soit qu’un peu plus gros que la normale ? » 
— « Pourquoi ? » 
En essayant de le lui expliquer, Nan Maxill ressentit la honte de la trahison. 
— « Vous employez des mots que je ne comprends pas, » dit Ash. « Veuillez me définir jalousie, envie, étranger, concurrence, furieux, soupçon, et… mais commencez déjà par ceux-là. » 
Elle fit de son mieux. Mais ce n’était pas suffisant. Il s’en fallait d’assez loin. Nan, qui avait été choquée du bannissement d’Ash, commençait à comprendre comment quelqu’un qui avait trop d’avance ou trop de retard pouvait devenir intolérable. Elle ne pouvait que deviner ce qu’il représentait pour ses semblables : un rappel de choses qu’il valait mieux oublier, un témoignage de ce qu’ils n’étaient pas si avancés qu’ils le croyaient, dès l’instant qu’ils pouvaient encore engendrer un tel individu. Mais elle savait parfaitement ce qu’il était sur la terre en 1937 : un reproche et une condamnation. 
*** 
Les vents printaniers débarrassèrent les arbres fruitiers de leur bois mort et les taillèrent avec autant d’efficacité qu’un jardinier muni d’une scie, d’une serpe et d’un sécateur. On n’aurait pu prendre le verger pour jeune : à leur hauteur et à leurs troncs massifs, on voyait bien que les arbres étaient là de longue date, mais tous étaient incontestablement en pleine vigueur. Les bourgeons s’enflaient et éclataient, certains laissant apparaître de fraîches feuilles à l’extrémité couleur de rouille, d’autres d’innombrables fleurs tendres et satinées. L’ombre qu’elles projetaient était si dense que les mauvaises herbes ne poussaient pas entre les arbres. 
Il n’en était pas de même dans les champs. Quel qu’ait été l’effet sur le sol de l’intervention d’Ash, les mauvaises graines poussées par le vent et tombées dans les sillons ou à côté y avaient été sensibles elles aussi. Elles germèrent si bien que les tiges sortirent dru, les racines s’entremêlant inextricablement, les têtes s’élevant de plus en plus à la recherche de la lumière. À moins de se mettre à quatre pattes, on ne pouvait distinguer les minuscules pousses vertes sous le réseau d’herbes folles. 
— « En tout cas, » dit Malcolm Maxill, « ces satanés plants ont poussé au lieu de pourrir en terre et c’est ce qui va faire faire une drôle de tête à pas mal de gens d’ici. Je vais récolter deux ou trois semaines avant tout le monde. Finie la mouise pour les Maxill. Seulement voilà, il va falloir en mettre un sérieux coup pour se débarrasser des mauvaises herbes. Mais je vais me procurer un tracteur en temps voulu. Alors on n’aura pas à employer de laboureurs l’an prochain. Tu penses qu’il pourrait apprendre à conduire un tracteur ? » 
— « Certainement, » dit Nan, sans se soucier plus que son père de la présence d’Ash. « Mais il ne veut pas. » 
— « Et pourquoi ne veut-il pas ? » 
— « Il n’aime pas la mécanique. » 
Maxill prit un air dégoûté. 
— « J’imagine qu’un cheval ou une mule lui plairait. » 
— « Possible. Mais il ne voudrait pas davantage retourner les mauvaises herbes. » 
— « Pourquoi diable ? » 
— « Je te l’ai déjà dit, papa. Il ne veut rien faire qui aboutisse à tuer. » 
— « Tuer des herbes ! » 
— « N’importe quoi. Inutile de discuter avec lui ; il est ainsi fait. » 
— « Il est fait d’une drôle de façon, si tu veux mon avis. » 
Mais Maxill acheta le tracteur et de nombreux accessoires. Il se mit à cultiver son maïs, suant et blasphémant (quand les filles étaient hors de portée de sa voix), maudissant Ash dont tout le travail à la ferme consistait à se promener en touchant les choses. Était-ce une façon pour un homme de gagner sa subsistance ? 
Nan craignait qu’il n’eût un coup de sang quand il découvrirait qu’il ne devait pas compter cette fois sur des produits monstres comme l’année précédente. Le verger croulait sous une abondance de fruits comme personne n’eût osé en espérer. Pas une cerise, pas une prune, pas une pêche, n’était mal venue, mal formée ou becquetée des oiseaux. Pas une fleur n’avait coulé, pas un fruit encore vert ne s’était desséché et détaché de la tige ; tous sans exception avaient mûri. Sous la charge, les branches se courbaient presque jusqu’à terre ; le vent écartait les feuilles pour découvrir l’espace d’un instant le rêve d’un pomologiste. Mais d’une telle réussite, Maxill ne se montrait pas plus satisfait que de la récolte pléthorique de maïs. 
— « C’est la quantité aux dépens de la qualité, » grogna-t-il. « J’en tirerai les meilleurs prix du marché, bien sûr. Seulement je comptais sur le double de ça. » 
Nan Maxill comprenait combien elle avait elle-même changé, ou été changée, depuis l’arrivée de l’étranger. 
Son père lui apparaissait maintenant comme un enfant irritable, piquant une colère parce quelque chose qu’il désirait – et qui, selon elle, n’était pas bon pour lui – lui était refusé. Les garçons avec qui elle sortait naguère étaient des moutards gloutons, manifestant par des gloussements et des pleurs leurs désirs imbéciles. Les gens d’Henryton, du Comté d’Evarts, de – non, rectifiait-elle – les gens tout court… les gens étaient jeunes, puérils. À la radio, on parlait de guerres en Chine et en Espagne, de massacres et de bestialité en Allemagne, de cruautés et de désagrégation dans le monde entier. 
Avait-elle adopté le point de vue d’Ash ? Il n’en avait pas ; il n’émettait aucun jugement. Il acceptait ce qui l’entourait comme il acceptait ce qu’elle lui disait : avec réflexion, avec curiosité, avec étonnement, mais sans se montrer révolté. Elle avait pris l’attitude qui, pensait-elle, devait normalement être celle d’Ash, mais sans plus pouvoir parvenir à son détachement qu’il n’avait pu parvenir à celui des responsables de son exil ici, comme quelqu’un qui, incapable de distinguer un singe d’un autre, mettrait un gorille et un chimpanzé dans la même cage. 
À mesure qu’il se dépouillait de ses caractéristiques primitives, il payait le prix de leur perte. Ses semblables avaient échangé son pouvoir de faire pousser les choses contre un pouvoir de créer par photo-synthèse et par d’autres procédés. Si Ash avait perdu le pouvoir féroce de mépriser et de haïr, avait-il, en compensation, perdu le pouvoir d’aimer ? 
Parce que Nan voulait être aimée de lui. 
*** 
Ils se marièrent en janvier, ce que d’aucuns trouvèrent étrange, mais la saison convenait à Nan qui voulait un mariage « dans les règles » et tranquille à la fois. Elle avait espéré obtenir au moins le consentement de son père, à qui Ash avait apporté la prospérité en deux ans à peine ; ce mariage était pour Maxill une garantie qu’il continuerait. Mais son compte en banque, sa grosse voiture, le respect nouveau que tout le voisinage – y compris son gendre – lui témoignait, lui avaient enflé la tête. 
— « Qui est ce type-là, d’abord ? » demanda-t-il. « D’où vient-il ? Quel est son passé ? » 
— « Quelle importance ? Il est doux et aimable. L’endroit d’où il vient, ou qui étaient ses parents ne change rien à l’affaire. » 
— « Ah ! vraiment ? Qui te dit qu’il n’a pas mauvais fond ? Sa méchanceté peut ressortir un jour. Et puis il est mutilé et il a le cerveau un peu fêlé. Tu vois bien qu’il ne pouvait même pas parler comme tout le monde au début. Si ça a de l’importance ? Tu veux des enfants qui soient idiots, avec des doigts en moins ? Des criminels peut-être ? » 
Nan s’abstint de sourire à ce soudain accès de respectabilité et de lui rappeler que les enfants qu’elle mettrait au monde auraient pour grand-père un trafiquant d’alcool clandestin. 
— « Ash n’est pas un criminel, » dit-elle simplement. 
Ash n’était pas un criminel, mais que dire des autres risques ? Non seulement celui d’avoir des enfants avec des doigts en moins ou des anomalies impossibles à prévoir (elle n’avait jamais osé faire examiner Ash par un médecin, de peur des différences anatomiques ou fonctionnelles qui auraient pu être révélées), mais aussi celui de n’en pas avoir du tout. Deux êtres si différents pouvaient faire un mariage stérile. Ou ne pas même pouvoir avoir de rapports sexuels. N’être unis que par des liens tels qu’il s’en établit entre un homme et un chat ou un cheval. Nan ne pensait pas une seconde que cela n’aurait pas d’importance. Cela en avait terriblement. Tout était possible. Mais elle restait résolue à l’épouser. 
Maxill secouait la tête. 
— « Il y a encore autre chose : il n’a même pas de nom. » 
— « Nous lui donnerons le nôtre, » dit Nan. « Nous dirons qu’il est notre petit cousin ou quelque chose comme ça… » 
— « Compte là-dessus ! » explosa son père. « Un phénomène pareil… » 
— « C’est bon, alors nous partirons et nous nous trouverons un endroit à nous. Ce ne sera pas difficile quand les gens verront ce qu’Ash est capable de faire. Et nous n’aurons pas besoin d’avoir de la bonne terre. » 
Elle n’en dit pas plus, lui laissant le temps de réfléchir à toutes les conséquences qu’aurait leur départ. Il céda. De mauvaise grâce, avec une colère rentrée. Mais il céda. 
Ash n’était jamais allé à Henryton et ne s’était jamais montré à des étrangers, sauf les rares fois où il avait aidé Maxill à faire un travail dont ce dernier était redevable. Cependant, tout le monde savait qu’il y avait chez eux un ouvrier agricole. Gladys et Muriel le connaissaient juste assez pour échanger quelques paroles ; elles avaient accepté avec étonnement et scepticisme l’explication qu’il était un parent éloigné « venu de l’est du pays » et elles se montrèrent stupéfaites quand elles apprirent qu’il épousait Nan. Elles pensaient que leur sœur aurait pu trouver mieux. Puis elles se souvinrent de la réputation dont elle jouissait ; peut-être fallait-il se réjouir que ce garçon se fût dévoué. Elles comptèrent les mois et furent désagréablement surprises de voir un an et demi s’écouler avant la venue au monde d’Ash Maxill fils. 
Nan avait compté les mois elle aussi. Certaines de ses craintes s’étaient rapidement dissipées, d’autres avaient persisté. Elle avait peur de regarder de près son enfant, et l’enthousiasme excessif du médecin et des infirmières ne contribuait pas plus à la rassurer que le froid intérêt montré par Ash. 
Elle fut soulagée d’un grand poids quand elle eut touché le nez minuscule, les oreilles incroyablement parfaites, la tête bien ronde. Puis elle étendit le bras pour soulever la couverture qui enveloppait le bébé… 
— « Euh… euh… Mrs. Maxill… » 
Évidemment, elle avait compris avant même de voir et un immense besoin de défier les assistants s’empara d’elle. Les petites mains marquées de fossettes, les petits pieds rectangulaires… huit doigts, huit orteils. 
Elle aurait voulu crier : « Ce n’est pas un désavantage, idiots ! À quoi bon vos cinq doigts quand quatre font les mêmes choses plus facilement et plus habilement, et en font d’autres qu’aucune main à cinq doigts ne peut faire ? » Ce ne fut pas la faiblesse physique qui l’empêcha de parler – c’était une fille robuste et pleine de santé, et l’accouchement n’avait pas présenté de difficultés – mais la conviction qu’elle devait cacher la supériorité de son enfant comme elle cachait celle de son mari, parce que sinon les gens se tourneraient contre ces deux êtres faits autrement qu’eux. Elle cacha son visage dans ses mains. Qu’ils pensent donc que c’était le chagrin ! 
Elle ressentait une curieuse sympathie pour son père. Malcolm Maxill triomphait ; ses prophéties de malheur s’étaient accomplies ; il ne pouvait modérer sa satisfaction. Mais en même temps, c’était son petit-fils – sa chair et son sang – qui n’était pas normalement constitué. À moins de trahir le secret d’Ash, Nan n’avait aucun moyen de le rassurer, et en eût-elle eu un qu’il ne l’aurait peut-être pas consolé. Il interpréterait plus que probablement l’histoire du bannissement d’Ash comme une preuve supplémentaire de ce que sa présence était indésirable. En tout cas, il ne cherchait pas à dissimuler son animosité croissante. 
— « On jurerait, » dit Nan à son mari, « que tu lui as fait du tort et non du bien. » 
Ash sourit et lui caressa doucement l’épaule. Elle était toujours un peu surprise que quelqu’un sans envie, sans haine et sans colère, fût capable d’humour et de tendresse. 
— « Tu voudrais qu’il me soit reconnaissant ? » demanda-t-il. « As-tu donc oublié tout ce que tu m’as dit sur le comportement des humains ? De toute façon, je ne l’ai pas fait pour ton père, mais parce que cela me plaisait. » 
— « Ça ne fait rien, maintenant que nous avons le petit, il nous faudrait un arrangement régulier. Une part dans la ferme, ou bien un salaire… un bon salaire. » 
— « Pourquoi ? » fit-il avec l’expression de sérieux et d’honnêteté qu’elle lui connaissait si bien. « Nous avons tout ce qu’il nous faut à manger. Tes vêtements s’usent, mais ton père te donne de l’argent pour t’en acheter des neufs, et pour le bébé aussi. Pourquoi… » 
— « Pourquoi tes vêtements ne s’usent-ils pas ou ne se salissent-ils pas ? » coupa-t-elle sans grand à-propos. 
Il secoua la tête. 
— « Je ne sais pas. Je t’ai dit que je ne comprenais pas ces choses. Jusqu’à mon arrivée ici, je n’avais jamais entendu parler de tissus qui ne soient pas inusables et insalissables. » 
— « Peu importe en tout cas. Nous devrions être indépendants. » 
— « Bah ! Pourquoi ? » fit-il en secouant la tête. 
*** 
Malcolm Maxill employa une partie du produit de la récolte abondante de 1940 à l’achat de la ferme voisine. Il était indiscutablement devenu un homme important du Comté d’Evarts. Trois journaliers étaient employés pour les deux fermes ; la maison d’habitation avait été restaurée ; outre des machines agricoles rutilantes, le nouveau garage abritait un camion, deux voitures de tourisme et une limousine commerciale. Le directeur de la banque d’Henryton écoutait les instructions de Maxill avec déférence et le mari de Muriel lui demandait conseil. 
Nan voyait combien cela l’irritait d’être attaché à la terre et redevable envers Ash. Quand il partit pour son long voyage à San Francisco, elle comprit qu’il essayait de se libérer ; qu’il cherchait à entrer dans une affaire où il devrait ses bénéfices à sa sagacité, à son argent, à son énergie, et non plus aux pouvoirs exercés par Ash. Maxill n’était pas mesquin ; s’il vendait sa terre, Nan était sûre qu’il réglerait sa dette envers Ash en lui donnant assez d’argent pour qu’ils pussent s’établir à leur compte. 
C’est alors que la catastrophe survint : Maxill fut tué sur le coup dans un accident d’automobile. Il n’avait pas fait de testament. Le partage de la succession se fit à l’amiable ; Gladys et Muriel renonçant pratiquement à leur part à condition que Nan voulût bien se charger de finir d’élever ses trois jeunes sœurs. Ash ne demandait pas mieux que de laisser à sa femme le soin de conclure tous ces arrangements qu’il considérait avec l’indifférence d’un évêque anglican pour un masque vaudou. Il ne comprenait visiblement pas l’importance des biens temporels et de la puissance. 
Il dut se faire recenser auprès des autorités militaires, mais étant père de famille et exerçant une activité essentielle, il y avait peu de chances qu’il fût appelé sous les drapeaux ; de toute façon, avec quatre doigts, il n’eût jamais été reconnu apte à porter les armes. La guerre fit monter les prix agricoles en flèche ; Gladys prit un emploi de l’État à Washington ; Josey épousa un marin en permission. 
Les récoltes continuaient de battre des records. Nan voyait avec plaisir les autres fermiers venir demander conseil et assistance à son mari. Comme il ne pouvait lui transmettre sa science, bien que communiquant partiellement avec elle dans son propre langage, il était inutile d’essayer avec les autres. Il ne refusait jamais son aide ; il se bornait toutefois à aller voir les plantations souffreteuses, les animaux malades ou les terres douteuses. Alors, tandis que ses mains travaillaient, il émettait des platitudes lues dans les bulletins agricoles. Par la suite, et de façon si naturelle que les intéressés s’émerveillaient seulement de la sagesse de ses conseils rebattus, les bêtes recouvraient la santé, les récoltes étaient florissantes, la terre cessait d’être stérile. 
Les craintes de Nan que les mains du petit Ash ne finissent par le handicaper se dissipèrent. Il pouvait saisir, manipuler, lancer des objets mieux que n’importe quel enfant de son âge. (Quelques années plus tard, il devint le meilleur lanceur que le Comté eût jamais possédé dans son équipe de base-ball ; aucun batteur du camp opposé ne put jamais s’adapter à sa trajectoire.) Sans être précoce, il parla de bonne heure ; il apprit si bien le langage de son père qu’il finit par devancer sa mère qui les écoutait, avec une satisfaction émue, se fredonner des subtilités au-delà de sa compréhension. 
Jessie, qui avait suivi un cours commercial, obtint un emploi de secrétaire chez son beau-frère ; Janet partit étudier l’archéologie dans l’est des États-Unis. Après la victoire sur le Japon, les prix redevenus libres, les Maxill gagnèrent de plus en plus d’argent. Ash cessa de planter du maïs. Il consacra une partie des terres à un nouveau verger et sema sur le reste une herbe hybride de sa propre production qui fournissait un grain plus riche en protéines que le froment. Le petit Ash faisait la joie de ses parents ; cependant, après sept ans, il restait fils unique. 
— « Pourquoi ? » demanda-t-elle à Ash. 
— « Tu voudrais d’autres enfants ? » 
— « Naturellement. Pas toi ? » 
— « Il m’est toujours difficile de comprendre cette obsession de la sécurité chez les humains. Sécurité de leur situation, de leur ascendance et de leur progéniture. Comment est-il possible de faire avec tant de jalousie des différenciations entre un enfant et un autre à cause de l’existence ou de l’absence d’un rapport biologique avec soi-même ? » 
Pour la première fois, Nan le sentit vraiment étranger. 
— « Je veux des enfants à moi. » 
Mais elle n’en eut pas d’autres. Elle en était attristée, mais non pas amère ; elle se rappelait quelle obstination elle avait mise à épouser Ash, même avec le risque de ne pas avoir d’enfants. Et elle avait eu raison : sans Ash, la ferme n’aurait eu aucune valeur ; son père serait resté un rustre bougon et sans le sou ; elle aurait consenti à épouser le premier garçon venu quand elle en aurait eu assez de faire des randonnées en voiture pour flirter, et elle aurait eu un mari aussi incapable de lui offrir une vie où elle pût s’épanouir que son père l’avait été de cultiver ses terres. Même si elle avait été sûre de ne pas avoir d’enfants, elle aurait choisi d’épouser Ash. 
Ce qui l’ennuyait, c’était l’impossibilité pour Ash de communiquer son art à son fils. Cela détruisait un rêve de Nan : le secret d’Ash le rendait vulnérable, mais le jeune Ash, de qui il n’y avait pas de secret à tirer, aurait pu sans crainte accomplir des miracles pour le bien de l’humanité. 
— « Pourquoi ne peut-il pas apprendre ? Il te comprend mieux que je ne te comprendrai jamais. » 
— « Il est possible qu’il comprenne trop. Qu’il m’ait dépassé. Souviens-toi que je suis en retard sur mon temps, doué de facultés dont mon peuple n’a plus besoin. De même que les capacités sportives se transmettent rarement, les miennes ont pu ne pas se transmettre et il est peut-être plus près que moi de ceux de ma race. » 
— « Alors… alors il devrait être capable d’accomplir quelques-unes des choses merveilleuses qu’ils peuvent faire. » 
— « Je ne pense pas que cela se passe de cette façon. Il y a une sorte d’équation – non pas un nivellement mécanique, mais des gains et des pertes se compensant. Je ne peux pas lui enseigner même les simples tours de télékinésie dont je suis capable. Mais il peut guérir les tissus vivants mieux que moi. » 
Ainsi un nouveau rêve supplantait l’ancien : le petit Ash docteur, guérissant les maladies dont souffrait l’espèce humaine. Mais l’enfant, à qui il plaisait assez de faire disparaître les verrues des mains d’un compagnon de jeux ou de ressouder un os brisé en passant ses doigts sur la chair, n’envisageait pas l’avenir sous cet angle. Ce qui l’intéressait avant tout, c’était la mécanique. À six ans, il avait remis à neuf une vieille bicyclette que chacune des filles Maxill avait utilisée tour à tour jusqu’à ce qu’elle ne fût plus réparable. Irréparable sauf par le jeune Ash, naturellement. À huit ans, il remettait en marche des réveils bons pour la ferraille ; à dix ans, il réparait le tracteur mieux que le garagiste d’Henryton. Nan se disait qu’elle aurait dû être heureuse d’avoir un fils appelé à devenir un grand ingénieur ou un grand inventeur ; malheureusement, elle trouvait le monde des autoroutes et des armes nucléaires moins désirable que celui qu’elle avait connu dans sa jeunesse – prohibition et crise ou pas. 
Ressentait-elle les effets de l’âge ? Elle venait d’avoir quarante ans ; les fines rides de son visage, les veines de ses mains, légèrement gonflées, étaient bien moins visibles que sur des femmes de cinq ou six ans plus jeunes qu’elle. Et cependant, quand elle regardait les joues lisses de son mari, pareilles à ce qu’elles étaient le jour où Josey l’avait trouvé dans le pâturage, une indicible appréhension l’envahissait. 
— « Quel âge as-tu ? » lui demanda-t-elle. « Quel est ton âge réel ? » 
— « Je suis aussi vieux et aussi jeune que toi. » 
— « Non, » insista-t-elle. « C’est une figure de rhétorique ou une façon d’éluder la question. Je veux savoir. » 
— « Comment puis-je l’exprimer en années terrestres – en nombre de révolutions de cette planète-ci autour du soleil ? Cela ne donnerait rien, même si je connaissais les règles mathématiques à appliquer et si je pouvais traduire une mesure dans l’autre. Considère la chose ainsi : le blé est vieux à six mois, un chêne est jeune à cinquante ans. » 
— « Es-tu immortel ? » 
— « Pas plus que toi. Je mourrai tout comme toi. » 
— « Mais tu ne vieillis pas. » 
— « Je ne suis jamais malade non plus. Mon corps n’est pas sujet à l’épuisement et à la décrépitude comme l’était celui de mes lointains ancêtres. Mais je suis né et par conséquent je dois mourir. » 
— « Tu auras l’air encore jeune quand je serai une vieille femme, Ash… » 
Ah ! pensait-elle, il t’est facile de parler. Ce que les gens disent ne te tourmente pas ; la raillerie et la méchanceté ne t’atteignent pas. Je dirais que tu es inhumain si je ne t’aimais pas. Tout surhomme a en lui quelque chose qui suggère l’inhumanité. Oui, oui, nous sommes tous égoïstes, mesquins, méchants, avides, cruels. Sommes-nous condamnés parce que nous ne voyons pas par-dessus nos têtes, parce que nous ne sommes pas capables de nous voir avec l’impartialité d’un million de générations devant nous ? Je suppose que oui. Mais ce doit être une condamnation de nous-même, non une admonition, ni même l’exemple d’un être supérieur. 
Elle ne pouvait pas regretter d’avoir épousé Ash ; elle n’aurait rien voulu changer. Rien, sauf ce misérable petit ressentiment envers la vieillesse, qui venait pour elle et non pour lui. Aucune sagesse acquise, aucune méditation ne pouvait l’habituer à cette idée, ne pouvait l’empêcher de frissonner quand elle imaginait les regards, les questions, les ricanements dirigés sur une femme de cinquante, soixante, soixante-dix ans, mariée à un garçon qui n’avait apparemment pas atteint la trentaine. Et si le jeune Ash avait hérité de son père cette constitution inaccessible à l’âge, comme cela semblait être le cas ? Malgré le pénible ridicule de la supposition, elle se voyait, vieille, les regardant l’un après l’autre, incapable de dire instantanément lequel des deux était son mari et lequel son fils. 
Dans sa détresse et son chagrin, elle fuyait la compagnie, parlait peu, passait des heures hors de la maison, trouvant une sorte de plaisir à abdiquer pensée et sentiment. C’est ainsi que dans le calme d’un après-midi chaud et ensoleillé du mois d’août, elle entendit la musique. 
Elle comprit aussitôt. Elle ne pouvait se méprendre sur le rapport existant entre cette musique et le fredonnement d’Ash et sur sa ressemblance encore plus étroite avec la polyphonie qu’il tirait du poste de radio. Un bref instant, elle pensa, le cœur battant, que le jeune Ash… mais ce qu’elle entendait était bien éloigné d’expériences maladroites. Cela ne pouvait venir que de quelqu’un ou de quelque chose ayant sur Ash autant d’avance qu’il en avait sur elle. 
Surprise, angoissée, retenant son souffle, elle prêta l’oreille. On ne voyait que les montagnes au loin, le ciel sans nuages, les champs prêts à être moissonnés, la route droite, des groupes d’arbres élancés, des buissons de ronces chargés de mûres, des herbes folles croissant avec exubérance. Rien ne planait au-dessus de sa tête, aucun étranger aux vêtements extraterrestres n’apparaissait, sortant sans se presser de derrière le tertre le plus proche. Cependant, elle n’avait aucun doute. Elle rentra à la maison en courant et y trouva Ash. 
— « Ils te cherchent, » lui dit-elle. 
— « Je le sais. Il y a des jours que je le sais. » 
— « Pourquoi ? Que te veulent-ils ? » 
Il ne répondit pas à sa question directement. 
— « Nan, crois-tu que j’aie échoué complètement dans ma tentative pour m’intégrer à cette vie ? » 
La question la décontenança. 
— « Échoué ! Tu as apporté la vie, la sagesse, la santé, la bonté à tout ce que tu as touché. Comment peux-tu parler d’échec ? » 
— « Parce que, tout compte fait… je ne suis pas devenu l’un d’entre vous. » 
— « Tu devrais ajouter : « Dieu merci ! » Tu as fait beaucoup plus que devenir l’un de nous. Tu as changé la face et l’esprit de tout ce qui nous entoure. La terre et ceux qui en vivent ont été transformés pour le mieux par ton action. Tu as fait de moi, une pauvre fille stupide, ce que je suis devenue. Tu m’as donné un fils. Ne me demande pas si une cuillerée de sucre adoucit l’océan ; laisse-moi croire qu’il en devient d’autant moins salé. » 
— « Mais tu es malheureuse. » 
Elle haussa les épaules. 
— « Le bonheur est pour ceux qui sont satisfaits de ce qu’ils ont et ne désirent rien de plus. » 
— « Et que désires-tu ? » demanda-t-il. 
— « Un monde où je n’aurais pas à te cacher, » répondit-elle avec véhémence. « Un monde que toi-même, notre petit Ash et ses enfants et petits-enfants pourraient améliorer sans provoquer la suspicion et la jalousie. Un monde que les querelles, l’animosité, la méfiance, révolteraient au lieu de le laisser indifférent. Je crois que tu as rapproché tant soit peu le moment où un tel monde sera devenu réalité. » 
— « Ils me réclament. » dit-il brusquement. 
Elle entendit les trois mots sans les comprendre ; ils n’étaient porteurs d’aucun message pour elle. Elle étudia le visage de son mari comme si son expression devait l’éclairer. 
— « Que dis-tu ? » 
— « Ils me réclament, » répéta-t-il. « Ils ont besoin de moi. » 
— « Mais c’est une honte ! Ils t’envoient en exil sur ce monde féroce, puis ils décrètent qu’ils ont fait une erreur et ils te sifflent pour te rappeler. » 
— « Ce n’est pas cela, » protesta Ash. « Ils ne m’ont pas forcé ; je pouvais ne pas accepter leur proposition. Chacun s’est accordé à penser, d’après le peu que nous savions, que les gens et la société d’ici (s’il en existait) devaient être plus proches de l’époque à laquelle j’aurais été naturellement adapté que de celle où j’étais né. J’aurais pu ne pas venir. Étant venu, j’aurais pu repartir. » 
— « Pas forcé ! Qu’est-ce donc que la pression de tous ceux qui « se sont accordés à penser », sinon une obligation ? Et c’était pour ton bien, en plus de cela ! Cette excuse pour commettre une iniquité doit avoir cours d’un bout à l’autre de l’univers. Je me demande si ton peuple est vraiment moins barbare que le nôtre. » 
Il refusa de discuter, de défendre les êtres qui menaçaient – ne fût-ce que vainement – la vie qu’elle menait avec son mari et son fils, le bien infime qu’il faisait dans le Comté d’Evarts, l’espoir qu’il pourrait faire plus et sur un plus vaste échelle. Dans son humilité, Ash les croyait supérieurs à lui ; elle n’avait jamais émis de doute à ce sujet jusqu’à maintenant. Mais à supposer qu’ils n’eussent pas évolué dans le sens d’une amélioration sur le développement qu’Ash représentait, mais en sens inverse – subtile dégénérescence ? À supposer qu’en acquérant les capacités qui inspiraient tant de respect à Ash, ils eussent perdu une partie de sa probité et de sa droiture, pour revenir à une moralité pas plus élevée – guère plus élevée, rectifia-t-elle en toute honnêteté – que celle de la Terre en 1960 ? 
— « Naturellement, tu n’iras pas ? » 
— « Ils ont besoin de moi. » 
— « Moi aussi. Notre enfant aussi a besoin de toi. » 
Il lui sourit tendrement. 
— « Je ne veux pas mettre en parallèle le besoin d’une ou deux personnes contre celui de millions d’êtres, ni le besoin d’amour et de confort contre le besoin de vie. De tels jugements ne conduisent qu’à faire sa propre apologie ; ils n’aboutissent qu’à la cruauté déguisée en pitié, et à la destruction pour le plaisir de reconstruire. » 
— « Alors, tu ne pars pas ? » 
— « Pas à moins que tu ne me le demandes. » 
Le lendemain, elle se promena dans le verger, en se remémorant une fois de plus le triste état dans lequel il était avant la venue d’Ash, la tache sur le visage de Josey, sa propre inconstance. Elle traversa le nouveau verger où les jeunes arbres s’épanouissaient sans une branche tordue ou dépourvue de fruits. Elle parcourut les terres de la nouvelle ferme, qui, bien qu’épuisées, mal entretenues, ravagées, n’avaient jamais été si improductives que celles de l’ancienne. Les champs étaient bien verts, l’herbe des pâturages grasse et abondante. Elle arriva à l’endroit où elle s’était arrêtée la veille et la musique emplit ses oreilles et son esprit. 
Elle chercha avec ardeur à retrouver son raisonnement, ses griefs. La musique n’implorait pas, ne cajolait pas, ne cherchait pas à la persuader. Elle était elle-même, étrangère à toute utilité de ce genre. Cependant, elle n’était ni fière ni inexorable ; éloignée de Nan seulement dans l’espace, dans le temps, en grandeur, mais non en humanité fondamentale. Elle dépassait de fort loin les simples éléments de communication qu’elle avait appris d’Ash, sans être pourtant complètement hors de sa compréhension. 
Elle l’écouta longtemps : des heures, lui sembla-t-il. Puis elle rentra à la maison. Ash la prit dans ses bras et, cette fois encore, comme si souvent, elle fut étonnée de voir combien il pouvait faire preuve d’amour sans le moindre soupçon de brutalité. « Oh ! Ash ! » s’écria-t-elle. 
— « Est-ce que tu reviendras ? » lui demanda-t-elle plus tard. 
— « Je l’espère, » répondit-il gravement. 
— « Quand… partiras-tu ? » 
— « Dès que tout sera en ordre. Il n’y a pas grand-chose à régler ; tu t’es toujours occupée des questions d’argent. » Il sourit ; il n’avait jamais touché un billet de banque ni signé un papier, « Je prendrai le train d’Henryton. Tout le monde croira que je suis parti dans l’est. Au bout d’un moment, tu pourras dire que j’ai été retenu par des affaires de famille. Peut-être que le petit et toi, vous partirez d’ici après quelques mois, prétendument pour me rejoindre. » 
— « Non, je resterai ici. » 
— « Les gens vont penser… » 
— « Laisse-les penser, » dit-elle d’un ton de défi. « Laisse-les. » 
— « Je pourrai te retrouver n’importe où tu seras, tu sais, si je peux revenir. » 
— « Tu ne reviendras pas. Si tu reviens, tu me retrouveras ici. » 
*** 
Elle n’eut pas de difficultés avec la moisson. Comme Ash l’avait dit, c’était elle qui gérait les affaires depuis la mort de son père. Il y avait toujours des volontaires pour venir travailler chez les Maxill ; les marchands de produits agricoles faisaient de la surenchère pour s’assurer leurs récoltes. Mais l’année prochaine ? 
La terre et elle-même allaient péricliter maintenant qu’il n’était plus là. Les rides se creuseraient sur son visage, ses cheveux blanchiraient, des plis se formeraient aux coins de sa bouche. Les arbres périraient peu à peu, les fruits deviendraient plus rares et de moins en moins beaux. Le maïs pousserait moins régulièrement d’année en année ; atteint par la maladie, livré aux parasites, il serait bientôt rabougri, noueux, maigre. Finalement, il pousserait si mal que ce ne serait plus la peine d’en planter. Puis les vergers ne seraient plus que du bois mort, les mauvaises herbes envahiraient tout, la terre tomberait en friche. Et elle… 
Elle savait qu’elle n’entendait la musique, les sons, que dans son imagination. Mais l’illusion était si forte, si forte, qu’elle crut un moment pouvoir distinguer la voix d’Ash, le message qu’il lui destinait, si tendre, si intime, si rassurant… 
— « Oui, » dit-elle tout haut. « Oui, bien sûr. » 
Parce que, enfin, elle comprenait. Cet hiver, elle irait sur toutes ses terres. Elle ramasserait les mottes durcies et les réchaufferait dans ses mains. Au printemps, elle plongerait jusqu’au coude ses bras dans les sacs de graines, profondément, sans se lasser. Elle toucherait les pousses sorties de terre, les arbres en bourgeons ; elle irait sur ses terres en se donnant tout entières à elles. 
Ce ne serait pas comme si Ash était encore là. Ce ne serait jamais plus comme cela. Mais la terre serait fertile ; les plantes et les arbres se développeraient. Les cerises, les prunes, les abricots, les pommes et les poires, seraient moins abondants et moins beaux qu’autrefois, le maïs moins régulier et moins haut. Mais tout cela pousserait et ce seraient ses mains qui le feraient pousser. Ses mains à cinq doigts. 
Ash ne serait pas venu en vain. 
  
(Traduit par Roger Durand.)

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Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
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