Contes d'ailleurs - ANNE MERLIN
Contes d'ailleurs - ANNE MERLIN
Cette jeune femme de vingt-cinq ans nous a procuré avec ses contes le « petit choc » qu'on n'éprouve pas souvent en littérature fantastique – que nous n'avions plus éprouvé, peut-être, depuis la découverte de « La géométrie dans l'impossible » de Sternberg. Son talent est frais, il ne s'embarrasse pas de formules, il défriche une voie personnelle et même certainement intime – bref, elle a su trouver un ton, ce qui est rare, et ce ton est neuf, poétique, frappant, même s'il n'est pas soutenu encore par l'habileté professionnelle.
C'est la première fois qu'Anne Merlin se trouve publiée. Elle poursuit en ce moment ses études, préparant un Diplôme d'Études Supérieures, et pense en même temps à deux romans dont elle dit, pessimiste, qu'ils ont peu de chances de voir le jour. Elle écrit ses contes toujours de la même manière : en quelques minutes, née d'une phrase ou d'un fait insolite, elle a une histoire toute armée dans sa tête, qu'elle raconte à ses amis ; mais il lui faut ensuite très longtemps pour la rédiger. Nous espérons que le temps ne lui manquera pas dans l'avenir !
L'ENFANT GREC
C'était un petit garçon ; un petit garçon grec ; un petit garçon qui habitait Delphes.
Comme à tous les enfants de Delphes, depuis que le monde est monde, on lui avait dit que Delphes était le nombril du monde, et il était très fier d'habiter dans le nombril du monde.
Si son père et sa mère n'avaient pas eu douze enfants, et s'il n'avait pas été le dixième des douze, rien ne serait arrivé, bien entendu.
Mais, voilà, il était le dixième. Et tout a commencé, un soir de juin. Le petit garçon est entré, dans la cuisine en brandissant à bout de bras une statuette qu'il venait de faire avec de la boue ; sa mère lavait les couches du dernier. Elle a crié : « Va-t'en, tu vas salir toute ma lessive, » et il est sorti en traînant les pieds, il a fait tomber la figurine, et l'a écrasée d'un coup de talon. Personne n'avait vu ce qu'il avait fait, personne ne s'est étonné qu'un enfant de quatre ans modèle une statuette de femme demi-nue à qui manquent les bras. Et comme on ne lit pas les journaux dans la famille, personne n'a su qu'à Paris, au bout du monde, une statue célèbre, appelée la Vénus de Milo, avait disparu.
Alors l'enfant s'est mis à barbouiller les murs ; du charbon sur un mur blanchi à la chaux, ce n'aurait pas dû faire un tableau en couleurs. Mais le père n'a rien vu, il a simplement dit : « Efface tout ça, ou tu auras une bonne volée. » Le petit garçon a tout effacé, mais il a tout de même été battu. Et, ce soir-là, le plafond de la Chapelle Sixtine est devenu tout blanc.
Pour être tranquille, le petit garçon alla jouer dans la campagne. Mais un jour qu'il avait fait une construction particulièrement réussie, un gros chien est passé qui a tout renversé. Quand l'enfant est rentré en pleurant, Delphes était en effervescence, car tout à l'heure, à Athènes, devant des centaines de témoins, le Parthénon s'était volatilisé.
Plus tard, le petit garçon est allé à l'école.
Le premier jour, la maîtresse lui a appris que B+É ça fait bé (eh bien, non, vous vous trompez, en grec moderne B+É ça fait vi, et tant pis pour les moutons) ; et il ne s'est rien passé du tout.
Mais le second jour, il y a eu la première leçon de géographie. Le petit garçon a appris que la terre est ronde et qu'elle tourne autour du soleil. En rentrant de l'école, le petit garçon s'est assis par terre devant la maison. Il a sorti de sa poche une grosse perle, un couteau, de la ficelle, et une orange. Il a posé l'orange par terre. Il a enfilé la perle sur la ficelle, a fait un nœud, et puis, tenant la ficelle par un bout, il a fait tourner la perle autour de l'orange.
« À table ! » a crié la mère. Le petit garçon a essayé de tout ranger, il a ouvert son couteau, et tranché la ficelle…
LES PARALLÈLES
L'engin est posé de guingois, mi dans le champ de betteraves, mi sur le talus, béquilles brisées, capote de plexiglas déchirée.
Deux bicyclettes. Brigadier Pandore et gendarme Dupont font reculer les badauds à grand renfort de jurons. Conciliabule. Brigadier devant, gendarme derrière, ils s'approchent de l'inquiétant appareil.
Deux pas en avant, un pas en arrière. Doigt du brigadier sur la capote. Quatre pas en arrière. Nouvelle approche. Attention. Main sur la crosse du revolver, en avant !
— « Gendarme Dupont, ce Martien verdâtre a peut-être des armes terrifiantes, est-il opportun d'entrer ? »
— « Oui, brigadier Pandore, parce qu'il n'y a pas de Martien verdâtre, mais une jeune femme blessée. »
— « Que fait-elle là ? C'est un outrage aux autorités ; si elle n'est pas un Martien, ce doit être une usurpation de fonction publique ; il convient certainement de verbaliser. »
— « Oui, brigadier Pandore, mais je crois qu'il faut d'abord appeler une ambulance. »
*
* *
Une nonne, sèche comme un coup de trique sous sa vaste cornette. Un hôpital blanc à senteur d'éther. Brigadier Pandore suit la nonne comme un petit garçon.
— « Alors, c'est bien compris, brigadier, cinq minutes, et ne la fatiguez pas. »
— « Oui, ma sœur. »
— « Allez, ma mignonne, on ne vous fera pas de mal. Appelez-moi si ce balourd de brigadier vous fait des misères. »
Brigadier Pandore s'assied de travers sur la chaise de fer. Il se tortille, tripote sa moustache, se gratte le nez.
— « Votre nom ? »
— « Catherine Bellefond. »
— « Adresse ? »
— « 4, rue Neuve-Notre-Dame, à Versailles. »
— « Profession ? »
— « Professeur de lettres au lycée de Versailles. »
— « N'avez pas honte, vous, un professeur, de faire des peurs pareilles aux gens ? Vous faire passer pour un Martien ? »
— « Mais… »
— « Pas de discussion, avez jeté le trouble parmi les populations. »
— « Mais… je n'ai jamais dit que j'étais un Martien ! Et un accident n'est pas un crime. »
— « Tout cas, vous dresse contravention pour perturbation au moyen d'un engin volant non identifié. »
— « Non identifié ? Vous n'avez peut-être pas souvent vu un avionef sorti de son champ de gravitation et projeté au sol, mais de là à ne pas savoir ce que c'est ! »
— « Gendarme Dupont, écrivez : aggrave sa situation par des divagations et refuse d'obtempérer. »
*
* *
Inventaire des objets trouvés dans l'objet volant piloté par la dénommée Catherine Bellefond, inculpée de perturbation de l'ordre public :
— un cartable d'écolier contenant :
— un porte-monnaie et 6 354 F.
— divers papiers d'identité en règle.
— un trousseau de clés.
— 3 cahiers.
— un stylo.
— L'Iliade.
— Les Tragédies de Jean Racine.
— une sacoche de cuir contenant :
— des schémas d'objets mécaniques inconnus, présumés se rapporter à l'objet volant non identifié.
— des outils métalliques non identifiés.
*
* *
Sœur Marie-Jeanne n'aime pas le brigadier, mais il va bien falloir l'appeler. Sa patiente a certainement le cerveau dérangé. Pensez, cette fille qui est professeur ne sait pas ce qu'est l'électricité, paraît n'avoir jamais entendu parler de T.S.F. ni de radiothérapie, bien qu'elle émaille toutes ses phrases de vocables inconnus, d'allure scientifique. Et tout à l'heure, tandis que Dominique, la petite paralytique du lit voisin, récitait sa géométrie (elle est en avance, cette petite, pour ses douze ans, elle en est déjà au Postulat d'Euclide), elle a poussé un cri affreux. Depuis elle ne cesse de pleurer, et répète qu'elle veut rentrer chez elle, « au pays où les parallèles peuvent se rencontrer ».
CARTE D'IDENTITÉ
L'homme allait le long de la route. C'était un long ruban monotone de béton. Pas un arbre, pas une maison. Seulement, tous les cent mètres, un poteau télégraphique. Tous les kilométres, une borne kilométrique, et puis, en face, une station-service. Esso, Shell, Azur, Esso, Shell, Azur… Le ciel était bleu, mais il n'y avait pas de soleil. L'homme marchait, hypnotisé par la bande jaune au milieu de la route.
Devant une station-service, il y avait une voiture. Enfin, il y avait quatre roues et une carrosserie, mais pas de volant, pas de tableau de bord, et probablement pas de moteur. L'homme monta, et la voiture roula. Sans bruit. Seulement, les poteaux télégraphiques accélérèrent leur marche, et les longues bâtisses blanches ne furent plus que des éclairs au bord de la route.
La ville était vide. Ni passants ni voitures. Les signaux lumineux passaient du rouge au vert, mais il n'y avait ni réverbères ni fenêtres éclairées. Les immeubles de métal étaient aveugles. Pas une âme, pas même un chien. Pas même un flic.
L'homme descendit, en face de la seule porte qui, dans la ville, s'ouvrît au fond d'un immeuble. Le hall, dallé de blanc et noir, s'étendait jusqu'à un vaste escalier, et L'escalier n'était posé sur rien. L'escalier n'était pas à l'intérieur de l'immeuble ; parti de rien, il montait vers rien.
L'homme monta. S'arrêta. Monta encore. Et se heurta à une porte, qu'il ouvrit sans frapper.
Derrière une table déserte, un homme à la bedaine imposante fumait un cigare.
— « Here you are, Mr. Morrow2 ! »
— « Excusez-moi, monsieur, je m'appelle Jean Flûte, et on m'avait dit…»
— « You are a little late, Mr. Morrow, but here is your card3 . »
— « Je ne comprends pas, monsieur…» dit l'homme, prenant sans la voir une grande fiche sur carton bleu, avec sa photo et ses empreintes digitales.
— « Good bye, Mr. Morrow, and my best regards to your wife4 . » Jean Flûte ne comprit pas tout de suite qu'il avait bien compris. Mais tout de même, il n'était ni fou, ni Anglais, ni marié ?
Pour descendre, Jean Flûte prit l'ascenseur. Dans la rue, la voiture attendait. Elle traversa la ville aux gratte-ciel de métal, traversa une campagne morte, stoppa devant un cube de béton blanc.
Ce cube avait une porte, encadrée d'un rosier grimpant. Sur le rosier, une à droite, une à gauche, une en haut, il y avait trois roses. Et sur le pas de la porte, il y avait une femme blonde, vêtue d'une robe à fleurs. Et cette femme était belle.
Jean Flûte descendit gauchement de voiture et se dirigea lentement vers la femme, qui déjà courait vers lui :
— « Dick ! Darling, so dear ! Il y a si longtemps que je t'attendais… » Il faillit dire qu'il ne la connaissait pas, mais la femme, ses deux bras autour de lui, l'embrassait déjà. Et cette femme sentait la lavande et le foin coupé, et il y avait des siècles qu'il n'avait vu ni herbe ni fleur…
Une main dans celle de Jean, la femme entra dans une pièce obscure. Jean suivit, sans résister, heureux de la bière fraîche, du repas simple, du café. Quand il eut mangé, il prit la femme dans ses bras. La nuit était tombée, le lit était ouvert…
En prenant sa douche, il se prit à marmonner :
— « Jean Flûte, quel drôle de nom, où diable ai-je entendu ce nom-là ? »
C'est alors que la femme entra. Elle avait un uniforme d'infirmière. Elle tenait la fiche bleue à la main, et elle l'accrocha au pied du lit, en remarquant distraitement :
— « Le docteur va être bien content, Mr. Morrow, vous avez retrouvé votre identité. »
LE JARDIN
Inutile de décrire le jardin. C'est un jardin, voilà tout, avec de hauts arbres au feuillage touffu et lumineux, des arbustes embroussaillés, une herbe courte et fleurie.
Mais il est important de décrire le mur. C'est un mur de pierres, très élevé. Au sommet, il n'y a pas de tessons pour empêcher les gens de passer, seulement des giroflées. Le mur est couvert de vigne vierge et de vigne aux raisins noirs et blancs.
Il n'y a qu'une seule porte, une grille en fer forgé, gracieuse et forte, et elle est fermée à clef.
Une allée de sable fin conduit à la grille.
De l'autre côté du mur, il y a un sentier bordé de tamaris, un sentier qui monte de la mer, cette mer que la jeune fille ne peut voir – en collant son visage à la grille – que comme un triangle d'argent.
Or, un matin, le garçon est monté de la mer, par le chemin, et il s'est arrêté à la grille.
Or, ce matin-là, la fille a marché le long de l'allée, vers la grille.
Et ils se sont regardés.
Ils ont voulu se rejoindre. Mais la grille était fermée.
— « As-tu la clef ? » Mais elle n'avait pas la clef. Alors il a essayé d'escalader la grille. Mais les rinceaux se sont faits glissants, l'obligeant à redescendre. Elle a essayé à son tour. Mais le fer forgé s'est fait berceau pour la soutenir, puis l'a doucement reposée à terre.
Il a tenté de grimper sur le mur. Mais les pierres se sont soudées, en un mur de verre étincelant et inattaquable, et il n'a pas trouvé de prise.
Elle a voulu monter en s'aidant du feuillage. D'abord ils ont cru qu'elle allait réussir. Mais quand elle a été au sommet du mur et qu'elle a voulu l'enjamber, les vignes – vigne vierge, vigne épouse – se sont mises à pousser. Quand elle s'est vue à dix mètres du sol, elle est redescendue.
Ils se sont regardés encore, lui devant, elle derrière la grille.
— « Attends, » ordonna-t-il.
Il revint avec un serrurier, qui avait dans sa besace mille, et trois, clefs différentes. Quand le serrurier les eut toutes essayées, les mille, et les trois, sans même pouvoir introduire le pêne d'une seule, il prit une empreinte avec de la cire, et limant une pièce d'acier neuf, il fit une clef d'après l'empreinte. Mais cette clef non plus ne put entrer dans le trou de la serrure.
Alors le garçon s'assit sur les cailloux du chemin.
Alors la fille s'assit sur le sable de l'allée. Et ils se regardèrent en silence.
Comme midi sonnait, vint à passer un enfant. C'était un petit garçon tout nu, portant un parasol orange. L'enfant lança une pierre contre la grille, et cela fit un bruit de cloches.
— « Pauvres cloches, » dit l'enfant, « vous n'avez pas compris que cette serrure n'est pas faite pour être ouverte par une clef ? »
Quand l'enfant fut hors de vue, le garçon plein d'espoir murmura : « Sésame, ouvre-toi ! » mais les conjurations et les rites n'y firent rien. Le jour passait, ils restaient assis et ne se parlaient pas.
Tandis que le soleil se couchait sur le triangle de mer, devenu rose, un vieillard monta vers eux. Il vit la fille décoiffée, et le garçon dont la barbe bleuissait les joues, et la grille entre eux. Et, les voyant, il se mit à rire. Quand il eut fini de rire – ce ne fut pas bientôt – il dit au garçon : « Viens. » Le garçon le suivit jusqu'au village, jusqu'à l'échoppe du serrurier.
— « As-tu un crayon ? » dit le vieil homme. « Dessine une clef. »
Le garçon n'osa pas protester, ni le serrurier, quand le vieillard ajouta :
« Forge une clef qui ressemble à ce dessin. »
Quand le garçon eut la clef neuve dans la main, le vieillard ouvrit la porte de la boutique : « Adieu. Tu as maintenant une clef qui n'a pas été faite pour ouvrir une serrure. »
Le garçon revint au jardin, la grille était ouverte.
P. T. T.
J'étais venu à B… pour six semaines de vacances. Je n'y connaissais âme qui vive et je ne parlais pas la langue. Mais, en dépit de tout, je comptais sur ma bonne mine pour me procurer quelque gracieuse aventure. Du reste, si je devais rester seul, j'occuperais mes journées sur la plage et dans les montagnes.
Au bout de trois jours, j'avais rempli mon programme, et au-delà, je m'étais doré et salé dans l'eau et le soleil, je projetais une ascension d'un pic assez fameux, et sur la plage comme dans les bars, une blonde indigène me tenait compagnie.
Mais, au matin du quatrième jour, je découvris avec ennui la perte de mon passeport. Il ne me restait plus qu'à télégraphier au consul de France pour obtenir un duplicata. Le portier de l'hôtel m'indiqua le chemin de la poste.
Naturellement, dans cette ville inconnue, je me trompai de route. Et comme toujours en pareil cas, pas moyen de trouver un guide. À croire que pas un habitant de B… ne connaissait le français.
Je tentai de me faire comprendre par gestes. Mais j'eus beau tenir un discours imaginaire à un invisible téléphone, faire mine de jeter dans un simulacre de boîte une lettre fantôme, les passants gardaient visage de bois, puis me plantaient là, avec un signe de tête découragé. Après plusieurs essais infructueux, je sortis mon calepin, et écrivis, en majuscules : « POSTE ? » Sans plus de succès.
J'eus alors une illumination, et sous le mot « poste », j'inscrivis le sigle « P.T.T. »
J'abordai un premier passant, qui me rendit mon carnet avec un geste que j'interprétai difficilement : ignorance, ou refus ? Le second laissa tomber l'agenda et, sans s'excuser, partit à grandes enjambées. Mais la troisième, une vieille dame à l'air grand-maternel, me regarda fixement. Elle eut un geste interrogatif, l'air de dire : « Vous y tenez vraiment ? » Je hochai la tête vigoureusement et la vieille dame me mena à travers la ville, se retournant de temps à autre avec un sourire où je crus distinguer une vague pitié.
Les ruelles devenaient de plus en plus étroites. Parfois, d'un lambeau de ciel, tombait une coulée de soleil brûlant entre les maisons noires. Au détour d'une rue, j'aperçus une place inondée de lumière, où trônait une immense bâtisse. Au-dessus de la porte, trois lettres gravées : P.T.T.
Je cherchai des yeux la bonne dame pour la remercier, mais elle n'était plus là. Je poussai la porte, et me trouvai dans le plus vaste bureau de poste que j'aie jamais vu.
Le long d'un mur, s'alignaient par vingtaines les cabines téléphoniques. La salle, pavée d'une très belle mosaïque, était partagée en deux par une rangée de guichets. Je constatai avec étonnement qu'ils n'étaient pas numérotés, et que je ne parvenais pas à les compter. Il semblait que les extrémités de la salle fussent en train de reculer continuellement, faisant naître de nouveaux guichets.
Il n'y avait pas de clients et le silence était total. Je traversai la salle et m'approchai d'un guichet. Derrière le rhodoïd, il y avait une table. Sur la table, des fiches d'expédition, des formules de télégrammes, des registres, des tampons, un crayon à bille. Mais derrière la table, il n'y avait personne.
Le guichet voisin était vide également, et le troisième aussi. J'ai pris peur. Ce n'était tout de même pas normal. Mais la porte était grande ouverte sur la rue…
J'ai pris le parti d'attendre, devant un guichet marqué « Télégrammes ». Et brusquement, il y a eu quelqu'un. Pas quelqu'un assis sur la chaise derrière la table, de l'autre côté du rhodoïd. Non, j'ai vu toute la rangée de guichets, avec un employé derrière chacun, un employé en blouse grise avec des manchettes protectrices, et devant les guichets, côté public, des tas de clients. Et tout aurait été normal si, détournant brusquement la tête, je n'avais vu distinctement la mosaïque à travers clients et employés.
De l'autre côté de mon guichet, l'employé me tendait une formule et un stylo-bille, attendait en faisant des comptes, puis reprenait la formule remplie, comptait les mots et enregistrait le télégramme dans le cahier à cet usage. Puis il prit le tampon de la poste et l'appliqua sur la formule.
J'ai levé les yeux vers une glace qui se trouvait au fond de la salle. Je m'y suis vu. J'ai vu que le tampon était sur mon front, et je devenais de plus en plus petit, et le tampon était de plus en plus grand. Quand je suis devenu tampon, j'ai pu lire :
« Poste Télépathe Téléphage…»
LA MAISON ET LA CORDE
À peine Michel eut-il pénétré dans le bois que sa tristesse disparut.
C'est que ce bois était vraiment charmant : un tapis de fin gazon couvrait le sol, des arbres au feuillage léger tamisaient à peine le soleil. Dans le gazon, il aperçut les derniers muguets, les dernières clochettes bleues de la saison. Et plus il avançait, plus la forêt bruissait de vie, plus les fleurs dans l'herbe devenaient fraîches et nombreuses. Une poule faisane s'envola sous ses pieds, une biche s'arrêta à deux pas de lui. Comme il arrivait à une clairière entourée de neuf chênes, il vit un cercle de terre nue, bordé de campanules géantes.
— « Tiens, » dit-il à haute voix, « un anneau de fées ! C'est vraiment la forêt de l'enchantement. Y a-t-il un gardien ? » Il eut un rire ironique, et un coucou chanta en réponse.
Il continua de marcher, ayant oublié depuis longtemps son rendez-vous. Sa montre du reste était arrêtée. Il fut surpris quand d'un coup le soleil s'éteignit. Mais la forêt ne tendait pas de pièges, et il ne changea pas d'allure. Après quelques minutes d'obscurité totale, la lune se leva. La forêt, la nuit, était plus accueillante, plus vivante encore que le jour. Un oiseau siffla, et Michel sut qu'il était égaré. Il eut la pensée furtive et insolite qu'il était dans la forêt pour toujours : cela n'avait rien pour l'effrayer.
Ce fut juste quand il se sentit fatigué qu'il aperçut la maison. En dépit de ses volets fermés, elle paraissait habitée, ou au moins habitable. Il ouvrit la porte qui n'était pas fermée à clef, tout surpris que nul n'ait répondu au son de la cloche.
— « C'est au moins la maison des trois ours…»
Mais il n'y avait pas de repas préparé. Simplement, près du seuil, un bougeoir et des allumettes. Michel alluma, et vit que la pièce était totalement vide. Il visita toute la maison sans trouver un seul meuble ; mais dans la chambre la plus vaste, il y avait un coussin noir, sur lequel était lovée une corde. Près du coussin, il y avait une soucoupe vide.
Quand il se prit à dire : « Oh ! elle a tout bu ! » il ne comprit pas quelle mouche l'avait piqué. Mais le fait est que la soucoupe se remplit de lait, puis se vida lentement. Michel se persuada qu'il avait mal vu, que la bougie lui jouait de sales tours ; du reste, vue de près, la corde était une brave, honnête corde.
En fouillant la maison, il découvrit un petit appentis – l'ancienne cuisine ? – et par terre, une botte de paille qu'il déroula et dont il se fit une épaisse litière.
Il s'endormit difficilement ; non que la maison fût pleine de bruits suspects. Il n'y eut ni craquements, ni raclements de chaînes ; pas de chouettes hululant, pas de vent sifflant lugubrement à travers des planches mal jointes ; pas même le silence sinistre qui précède les drames. Mais Michel refusait d'être dupe de cette atmosphère paisible. Il n'avait pas peur à proprement parler. Rien qu'un sentiment intolérable d'attente, d'il ne savait quoi. Cette maison ne pouvait pas être aussi banale – pas dans la forêt d'enchantement. Il y avait quelque part un sésame ignoré ; et il ne savait pas s'il désirait ouvrir la porte ou la barricader.
Rien d'anormal ne vint l'éveiller, et il dormit fort tard. Au matin, il rajusta ses vêtements, et s'apprêta à quitter la maison abandonnée avant l'orage qui menaçait. Mais à peine avait-il quitté la maison que pluie et vent se déchaînèrent. Il rentra en courant se mettre à l'abri et s'exclama : « Ce n'est évidemment pas très confortable, mais je veux être pendu si je sors par un temps pareil. »
Il y eut un léger sifflement, la corde se déroula, et glissa par la porte entrouverte. Les murs se mirent à frémir et à se couvrir de taches colorées ; tout autour de la chambre, formant un anneau infranchissable, il y eut soudain une douzaine de sorcières, vêtues de lambeaux de soie rouge, et de leurs cheveux noirs ou roux. Derrière les cheveux répandus, deux douzaines d'yeux clairs, immenses, menaçants, le regardaient ; deux douzaines de mains blanches et fines se tendaient vers lui à travers le lisse rideau des chevelures éparses.
Michel ouvrit la bouche pour crier, et s'entendit dire d'une voix nette qu'il ne reconnut pas pour sienne :
« Il ne faut pas parler de pendu dans la maison d'une corde. »