Le manteau bleu - THOMAS OWEN
Le manteau bleu - THOMAS OWEN
L'univers de Thomas Owen engendre le malaise. Avec une sobriété glacée, ses histoires évoquent un climat peu à peu irrespirable, où une ouverture étroite sur l'inconnu ne laisse filtrer que quelques lueurs de celui-ci. Le nom de cet excellent écrivain belge restera régulièrement à nos sommaires7 .
« Et d'ailleurs, tout ce que l'on peut penser de moi me laisse indifférent…»
Il appuya sur chacune des syllabes de ce dernier mot.
C'est là-dessus que j'entrai dans sa vie ou plutôt qu'il entra dans la mienne.
Son interlocutrice venait de lui tourner le dos dans un mouvement d'humeur qu'elle ne cherchait pas à dissimuler. Elle portait un manteau bleu, à larges revers, avec un col et des poches d'astrakan. Elle était grande, fine, fort jolie, nu-tête. Elle avait secoué ses cheveux noirs et luisants comme une crinière souple. Elle se dandinait impatiemment, d'un pied sur l'autre, et tout à coup se décida. Elle s'éloigna d'un pas rapide et se perdit bientôt dans la foule des voyageurs qui se pressaient sur le quai de la gare.
Lui restait immobile, à deux pas de moi, calme et cependant décontenancé. Était-il indifférent ou préoccupé ? Je n'aurais pu le dire. Quand elle s'éloigna, il la suivit à peine des yeux. Quand elle eut disparu, il soupira.
Il mit alors ses mains dans ses poches et regarda autour de lui. Ses yeux fureteurs rencontrèrent les miens. Il se sentit un peu ridicule, un peu gauche, sourit avec effort et se frotta brusquement les paumes l'une contre l'autre, d'un geste sec. Il dit :
— « Et voilà !…»
Le ton était anonyme. L'attitude banale. Ainsi font les déménageurs après avoir gravi un escalier trop raide avec un meuble encombrant. Cela pouvait signifier également : « Voilà encore une chose ennuyeuse terminée » ou « Voilà bien la vie avec toutes ses tristesses. »
Il n'avait pas de pardessus et frissonna.
Le train entrait en gare dans un grand fracas de freins et de vapeur. Les portières, presque toutes ensemble, s'ouvrirent en battant. Ce fut alors la poussée double et contraire, du flot humain arrivé à destination et de celui qui s'embarquait.
L'inconnu était allé s'asseoir sur un banc poussiéreux adossé au mur de la salle d'attente, tout contre le kiosque à journaux.
Je m'installai auprès de lui. Il regardait défiler les gens sans les voir, légèrement penché en avant, rêveur et absent. L'odeur de la gare me parut plus répugnante que jamais. Un écœurement terrible me gagnait. Je ne pouvais supporter cet air chargé de poussière et de vapeur d'eau, ces relents d'urinoir, de tisons mal éteints, de senteurs humaines, de cuir, de paille, de bière et de graisse. Je songeais à l'horreur du sort de ces porteurs en blouse bleue, qui passent leur vie dans cette puanteur, à attendre toujours des inconnus, pour en porter les bagages. Comment pouvaient-ils donc supporter, avec une aussi paisible indifférence, ce va-et-vient de gens pressés, agités, émus, joyeux, désolés ou impatients ?
Il y avait un préposé à casquette galonnée assis sur le bord d'un petit chariot à roues de fer. Il roulait une cigarette.
Cela me donna envie de fumer et je pris mon étui. Un vilain étui, par parenthèse, où le cuivre apparaissait sous l'argenture devenue transparente.
— « N'auriez-vous pas du feu par hasard, Monsieur ? » demandai-je à mon voisin.
— « Je ne fume jamais, » dit-il, sans me regarder.
Et, comme je m'excusais, avec un sourire civil :
— « Mais j'ai toujours des allumettes. Voici…»
À ce moment le train se remit lentement en marche en soufflant. Tous deux nous examinions les voyageurs qui se penchaient au dehors et faisaient des signes. Je n'aperçus pas parmi eux la jeune femme au manteau bleu.
— « Elle ne se montrera pas, » dit l'inconnu, comme pour répondre à mon interrogation muette. « Elle ne se montre jamais. Elle déteste cette habitude qui prolonge inutilement le départ. »
Il se leva brusquement et me demanda :
— « Vous avez une minute ? »
— « Oui. »
— « Venez donc prendre un café. Cela nous réchauffera. Je suis glacé. »
Puis il ajouta en secouant ses épaules d'un geste frileux :
— « Il fait un froid polaire…»
*
* *
Il versa tout le lait dans le marc de son filtre et s'excusa aussitôt avec un geste gracieux de la main.
— « Oh ! je suis confus. Nous n'avions qu'un petit pot pour nous deux. Je vais en redemander. »
— « N'en faites rien. Je bois toujours le café sans lait. »
— « Alors tout va bien. »
Il sourit. Il avait une dent en or. Il bavarda longuement, à bâtons rompus, en faisant d'amusants commentaires sur les autres consommateurs.
Il avait un esprit critique et un humour étonnants. Il attribuait aux gens qui nous entouraient des professions imaginaires qui correspondaient admirablement à leur aspect physique ou à leurs attitudes.
L'un était chasseur de taupes, l'autre fabricant de dominos. Il trouvait à une petite femme noire, entre deux âges, une tête de montreuse de rats. À un homme digne, affairé et sombre, l'allure d'un sonneur de tocsin. Sa verve était intarissable. Il débitait ses plaisanteries d'un ton anodin, impersonnel, du plus comique effet. Je passai auprès de lui une heure extrêmement amusante. Il ne fut pas question une seule fois de la jolie voyageuse que j'avais aperçue à son côté sur le quai de la gare.
Au moment de nous séparer, il me laissa payer les consommations sans protester.
— « Vous avez tout du banquier ! » dit-il en riant. Le geste, le portefeuille.
Je l'arrêtai :
— « Je suis journaliste… mais je deviendrai bientôt fermier. Je compte reprendre, à cent kilomètres d'ici, une petite exploitation agricole appartenant à un vieil oncle. Mais je serai encore en ville pour un mois ou deux. Venez donc me voir un de ces jours. Voici ma carte… (Il l'accepta et la mit dans sa poche.) Mais vous, cher monsieur, puis-je vous demander ce que vous faites ? Cela m'intrigue. »
— « Que croyez-vous ? »
— « Comédien, » hasardai-je.
— « Non !… non. » Il avait l'air flatté et me regardait en souriant. « Je suis graveur sur mémoire. »
— « Sur quoi ?…»
Mais j'avais compris. Mon compagnon n'éprouva pas le besoin de s'expliquer d'ailleurs. Il me fit un large geste de tout le bras et me quitta, satisfait de l'effet produit.
*
* *
Le lendemain, en rentrant du journal, je trouvai une superbe gerbe de roses qui m'attendait chez la concierge. Elle avait été déposée à mon nom avec, épinglée au papier glacé qui l'entourait, une carte : « Étienne Manuel ». Une main ferme avait écrit sur le bristol « graveur sur mémoire » avec un vigoureux point d'exclamation…
Huit jours plus tard nous étions les meilleurs amis du monde. Il me demanda de l'appeler « Pédro », son petit nom d'intimité.
Ce que je fis pour le satisfaire, malgré ma répugnance pour ce genre de coquetterie masculine.
*
* *
J'avais de nombreux loisirs, ayant abandonné l'espoir de faire carrière dans le journalisme d'information. Je pus donc consacrer à mon nouvel ami tout le temps qu'il exigeait de moi. Et je dois en faire l'aveu, je trouvai à sa compagnie un charme indéfinissable. Quelque chose de trouble et de merveilleux. De magique et de réaliste. De railleur et de tendre.
Pédro était un garçon délicieux. Fringant et sarcastique. Spontané et sensible. Original mais incontestablement distingué. Malgré certaines outrances dans le langage ou la pensée, il n'y avait en lui rien de heurtant ni de tapageur. Il avait tout au plus un léger souci de l'effet produit. Mais il atténuait ce travers par une délicatesse dans l'amitié, qui désarmait la réaction.
Il avait, de l'élégance vestimentaire, une idée très personnelle. Ainsi ne sortait-il jamais qu'en veston. L'hiver était fort avancé déjà et je le vis fréquemment bleuir de froid au cours de nos interminables et amicales promenades aux environs de la ville. Je lui connaissais six ou sept complets, tous de teinte claire, gris ou beiges. De la meilleure coupe. Il portait éternellement une cravate rouge-grenat, piquée d'une perle. Jamais de chapeau. Sa tête était plantée d'une chevelure noire et drue, coupée court, luisante, sévèrement brossée, et qu'on devinait toute prête à friser pour peu qu'on l'eût laissée inculte. Il avait au front, juste à la naissance des cheveux, une petite cicatrice blanche, souvenir sans doute d'une enfance turbulente. Son visage osseux passait avec une extrême mobilité du sourire le plus tendre au rictus le plus féroce.
Un matin que nous parcourions la vieille ville et que nous longions les murs du Gymnase transformé en marché public, Pédro me dit à brûle-pourpoint :
— « Vous rappelez-vous la jeune personne qui me quittait le jour où nous avons fait connaissance ? »
— « Le manteau bleu ? » fis-je stupéfait, car c'était la première allusion qu'il eût faite à cet incident déjà lointain, « Parbleu, si je m'en souviens…»
— « Oui, le manteau bleu. » Il souriait. L'expression paraissait lui plaire. Et soudain son visage se fit plus grave, sans être tragique cependant. « Eh bien ! mon ami, le manteau bleu, comme vous dites, est mort. »
— « Mort ? »
Je me récriai, surpris et ému. Ce n'était pas possible. Je ne savais si je devais dire à Pédro la part que je prenais à une douleur profonde qu'il maîtrisait superbement avec sa coutumière emprise sur soi. Valait-il mieux ne pas insister ? Devais-je plutôt l'interroger, témoigner un intérêt fraternel pour le deuil qui le frappait ? J'hésitais. S'il venait d'aborder la question aussi délibérément cependant, c'est qu'il comptait peut-être me faire une confidence trop longtemps retardée.
Nous nous étions arrêtés. Il y avait sur le trottoir des déchets de choux et des navets écrasés. Des maraîchers empilaient dans leurs chariots des paniers vides et des caisses. De petits chevaux trapus, à courte encolure, gaspillaient la brassée de foin qu'on avait jetée devant eux pour tromper leur attente.
Pédro me mit la main sur le bras et me regarda dans les yeux.
— « Je l'ai tuée, » dit-il simplement.
Il ne put s'empêcher de sourire de mon inintelligente stupéfaction.
— « Gardez ça pour vous, mon cher ami, » fit-il en me mettant brusquement son index au creux de l'estomac. « Ce sera un petit secret entre nous deux. »
J'étais absolument déconcerté. Je voulus protester, obtenir au moins une précision.
— « Mais, Pédro, pourquoi avez-vous…»
Il m'interrompit d'un ton très net, qui empêchait toute réplique :
— « Comme il fait froid, n'est-ce pas ? Ne croyez-vous pas qu'il vaudrait mieux rentrer ? »
Il eut un grand frémissement frileux de tout le corps et me tendit la main avec une suprême élégance. Je la regardai, la trouvai plus blanche que de coutume et ne la serrai pas. Alors il baissa la tête, me tourna le dos comme un enfant capricieux et s'éloigna à grands pas.
*
* *
On imaginera aisément mon tourment et mon angoisse à la suite de cet incident. J'avais une profonde affection pour mon ombrageux et mystérieux ami. Je me torturai donc à son sujet.
Que s'était-il donc passé ? Pourquoi Pédro qui ne donnait aucun signe de rancœur, de colère ou de folie s'était-il laissé aller à commettre un meurtre ? Dans quelles mystérieuses circonstances ignorées de moi avait-il agi ? Le fait que je n'avais rien deviné de lui au cours de nos nombreux entretiens n'était pas sans m'affecter profondément. Je suis persuadé à présent que je lui en voulus plus à ce moment de m'avoir caché ses projets que de les avoir réalisés. Mais là n'était point d'ailleurs la question. Avait-on déjà découvert le cadavre ? Trois jours s'étaient passés depuis la tragique confidence et j'étais toujours sans nouvelles de Pédro. La police avait-elle commencé son enquête ? Était-on déjà sur une piste ? Peut-être mon malheureux ami avait-il été arrêté ? Cette idée me parut insupportable. Il n'était pas de ces êtres qui peuvent vivre en captivité. Mais alors ?… Non. Cela non plus n'était pas possible. Pédro était trop maître de lui pour se laisser envahir par de vains remords, au point de chercher au prix de sa propre existence la libération d'une obsession morbide. Non. Il ne devait certainement pas regretter son geste. D'ailleurs l'aveu qu'il m'en avait fait paraissait plus un cri de triomphe qu'une confession navrée. Il n'avait certainement pas agi de la sorte sans avoir eu de très sérieuses raisons.
Mon amitié pour lui trouvait déjà de multiples prétextes à l'excuser. Je m'en voulais de ma froideur et de mon incompréhension à son égard lorsqu'il m'avait tendu la main avant de me quitter. Peut-être en agissant ainsi lui avais-je laissé croire que je lui signifiais ma réprobation… Je le regrettais amèrement. Car à cet instant-là je n'avais été que surpris et je ne pensais nullement à le juger…
J'en étais là une fois de plus dans mes pensées lorsqu'on sonna. Je sautai de mon lit où je rêvassais, et je courus ouvrir. C'était Pédro. Je l'avais senti. Il pénétra chez moi comme si rien jamais ne s'était passé.
Il me fit un petit salut de sa main fine et racée puis m'indiqua un vêtement qu'il portait sur le bras gauche. Je le reconnus aussitôt. C'était un manteau bleu, à larges revers, avec des appliques d'astrakan.
— « Je l'ai, » dit-il triomphant. « Ce n'est pas trop tôt. »
Puis devant mon interrogation muette :
— « Il faut m'excuser, j'ai été débordé. On n'imagine pas les corvées en cas de décès. J'ai dû m'occuper de tout. Et je n'ai pas fini encore. On l'enterre ce matin. »
— « Mais Pédro, il aurait fallu me prévenir…»
Il me regarda d'un air de reproche :
— « Mais je vous ai prévenu. »
Je secouai la tête amicalement.
— « Il aurait fallu me dire ce que je pouvais faire pour vous. »
— « Vous n'aviez nulle envie de faire quelque chose pour moi. Vous avez refusé ma main. »
J'étais désolé. Prêt à faire n'importe quoi pour dissiper ce cruel malentendu.
— « Vous m'avez mal compris, » dis-je en cherchant à le serrer dans mes bras avec une maladresse ridicule, « Je ne vous en veux pas. C'est moi qui vous dois des excuses…»
Il se dégagea aussi gentiment que possible, pour ne point me froisser, et alla poser soigneusement le manteau sur une chaise.
— « Il me revenait, » expliqua-t-il. « Je le lui avais offert le mois dernier. »
Il épousseta machinalement de la main l'épaule rembourrée du vêtement.
J'avais pris des cigarettes sur mon bureau. Il m'en réclama une d'un geste du doigt.
— « Vous vous mettez à fumer, Pédro ? »
— « Non. Mais il faut absolument que je m'habitue. Je déteste le rhum. Alors je choisirai plutôt la cigarette. » Un sourire ambigu éclaira son visage osseux, « Il ne faudrait pas que la dernière me rendît malade. »
Une fois de plus, il posait. Il cherchait auprès du piètre spectateur que j'étais un bien mince et bien vain succès. Je le sentais triomphant et content de lui. De nous deux, j'avais certes l'attitude la plus contrainte. Je souffrais pour lui, silencieux et inquiet, sans oser le regarder, ne le désirant pas peut-être, dans l'inconscient dessein de lui gâter le plaisir qu'il avait à donner son cynisme en spectacle.
Il alla s'asseoir dans mon fauteuil, d'un geste étudié, et tira quelques bouffées trop rapides, maladroites comme celles de ces femmes d'âge, parfois, qui s'apprennent à fumer et le font mal. Il écrasa ensuite sa cigarette dans le petit cendrier rond qu'une lanière plombée tenait en équilibre sur le bras de son siège.
Il se frotta alors les mains avec une frénésie voulue, se dressa d'un bond, arpenta la pièce en regardant d'un air inquisiteur autour de lui, s'arrêta devant une petite photo d'amateur qui le représentait en costume de cheval et que j'avais mise sous verre à mon mur, soupira enfin, puis sortit sans un mot.
*
* *
Le lendemain, il se constituait prisonnier sans rien m'avoir expliqué. Je ne pus obtenir de le voir à la prison et, peu de temps après, sur l'avis de psychiatres réputés éminents, il fut interné sans autre forme de procès.
Cet événement, comme bien on pense, m'attrista au plus haut point et toutes les démarches que je pus entreprendre pour le tirer de ce mauvais pas furent désespérément vaines.
Étienne Manuel, dit « Pédro », fut catalogué comme dément précoce atteint de « négativisme » et « donnant des signes de résistance immotivée et excessive à toute sollicitation venant de l'extérieur ».
Les mois passèrent. Mon obstination à venir en aide au malheureux, réputé incurable, faiblit peu à peu. Le moment était venu d'ailleurs pour moi de commencer ma carrière de gentilhomme campagnard. Je me rendis auprès de mon oncle, enchanté de m'arracher à la futile carrière d'écrivassier. Bientôt les soins absorbants de la ferme, l'exaltant contact de la nature et l'intensité d'une vie physique à laquelle je n'étais point préparé ne me laissèrent guère le loisir de me préoccuper du sort d'un ami qui appartenait désormais au passé et dont la personnalité même n'avait jamais été pour moi qu'une énigme assez vaine.
Je restai fidèle néanmoins à son souvenir et ne me départis pas d'un reste de tendresse pour le compagnon qu'il avait été. Chose curieuse et qui s'explique par ce fait, je n'avais jamais songé à me séparer du manteau bleu qu'il avait abandonné chez moi le jour où il me fit sa dernière visite.
Et ce vêtement, qui avait trouvé sa place dans ma garde-robe, était à mon côté, aux heures de solitude et de méditation, comme une présence peu rassurante à laquelle je m'étais habitué et dont je n'aurais pu me passer sans regret. Un curieux et indéfinissable sentiment d'attachement et de crainte m'interdisait de m'en débarrasser, malgré le malaise quasi physique que j'éprouvais à sa vue chaque fois que j'ouvrais la grande armoire de chêne foncé qui sentait la lavande et la naphtaline.
J'avais l'impression confuse qu'un jour ou l'autre je verrais à nouveau Pédro. Qu'il surgirait tout à coup, le visage dur, les yeux brillants, se frottant nerveusement les mains. Ce sentiment s'exacerba en moi au point que j'eus conscience bientôt d'une mission qu'il m'aurait confiée et qui n'était autre que la garde jalouse d'un dépôt sacré.
Je finis par attendre son retour avec une confiance et Une certitude véritablement superstitieuses. Je prenais du manteau bleu un soin scrupuleux. Je devenais maniaque. Je l'aérais et le brossais fréquemment pour le protéger de l'appétit des mites.
J'avais remarqué sur le revers, une petite tache de sang séché que je me gardai bien de faire disparaître. Elle me donna les plus étranges joies de ma vie et je pourrais vivre cent ans, je crois, que je n'oublierais pas à quel point elle finit par meubler mes pensées.
Elle me glaçait certains jours comme une trace de mort et j'évitais alors de laisser mon regard s'y attarder. D'autres fois, par contre, elle provoquait en moi une émotion un peu fébrile, une exaltation morbide. Une force inconnue s'emparait de moi qui me poussait à ouvrir mon armoire comme on viole une sépulture. Il fallait que j'allasse la contempler de très près, les joues brûlantes, les yeux enfiévrés, avant de me mettre au lit. Je la caressais du bout des doigts, en tremblant, j'y appuyais ma joue moite, mes lèvres sèches, enivré, gagné peu à peu par une terrible et douce contagion qui faisait naître en moi l'effrayant et délicieux besoin d'une amie qui me serait chère, à laquelle j'offrirais ce manteau sanctifié par le crime et que je pourrais à mon tour sacrifier à l'étrange passion qui me dominait.
Une nuit, je fus réveillé par un craquement familier. La porte de ma garde-robe venait de s'ouvrir. Je devais avoir oublié de la fermer avant de me mettre au lit et je me levai dans les ténèbres afin de prendre ce soin.
Peu de temps après, avant que je me fusse rendormi, un nouveau craquement se fit entendre. La porte de l'armoire s'ouvrait à nouveau en grinçant lugubrement. Je fis cette fois la lumière, dans l'intention de vérifier le bon fonctionnement de la serrure. Avant de le faire, je jetai néanmoins un rapide coup d'œil à l'intérieur et examinai rapidement mes vêtements qui pendaient là, inertes et disciplinés, comme autant d'aspects de moi-même.
J'aperçus alors, à ma grande stupéfaction, que sur le revers du manteau, la tache de sang avait grandi. J'y mis le doigt, fort impressionné, pour m'assurer que je n'étais pas victime d'une illusion ou d'un jeu d'ombre.
J'en frissonne encore d'épouvante. Au lieu du contact rugueux que j'attendais et auquel mon épiderme s'était habitué, j'eus la sensation écœurante de quelque chose de gluant et de tiède qui tacha mon doigt. Le manteau saignait…
Je fermai l'armoire à double tour, sortis précipitamment de la chambre et allai me réfugier dans la salle commune, près de l'âtre où craquaient encore quelques bûches de hêtre.
Et là, près du grand chien brun couché en rond à mes pieds et que torturait un cauchemar couleur de fumée, j'attendis en grelottant que vînt le jour…
*
* *
Le lendemain, le facteur m'apportait une lettre du directeur de l'établissement pour aliénés où avait été hébergé Pédro. Celui-ci venait de mourir la veille d'un transport au cerveau, alors que son état laissait prévoir une amélioration.
On m'annonçait l'envoi par colis spécial de quelques menus objets ayant appartenu au défunt et qu'il me destinait. Un lot de cravates, une épingle à perle fine, un couteau à cran d'arrêt, détenus au greffe de l'établissement depuis le jour de son admission.
Je n'eus de cesse que je me fusse mis en rapport avec mon correspondant. Ce haut fonctionnaire voulut bien accepter de répondre à mon appel. Il me rassura sur les circonstances de la mort de mon ami.
— « Il a eu une fin fort paisible, » me dit-il. « Il était d'ailleurs un pensionnaire très calme… Un homme bien élevé…»
— « Pourrai-je le revoir une fois encore avant l'inhumation ? »
— « Je regrette de devoir vous le refuser. Le règlement s'y oppose. »
*
* *
On devait enterrer Pédro le lendemain. Je pris donc les dispositions nécessaires avant mon départ. Je me rappellerai toujours cette scène hallucinante et véridique cependant, dont furent témoins plusieurs membres du personnel de la ferme.
Il pouvait être trois heures. Un cavalier qu'on n'avait pas vu venir déboucha tout à coup dans la cour. Il montait une jument blanche et menait par la bride un autre cheval, rouan celui-là, tout sellé, fringant, à crinière flottante.
L'inconnu sauta à terre et tendit les rênes à un valet d'écurie qui passait. Il portait un costume d'équitation en drap beige, des bottes vernies. Sur sa chemise blanche une cravate rouge. Sur la tête un feutre noir. Il regardait autour de lui avec insolence. J'étais sur le perron et lorsqu'il m'aperçut, il vint à moi en faisant tournoyer joyeusement sa cravache. Alors seulement, je le reconnus.
— « Pédro ! » m'écriai-je en m'élançant à sa rencontre.
Il me salua de sa badine, sans un mot. Son visage était pâle et dur. J'avais compris.
— « Vous venez pour le manteau ? » demandai-je haletant.
Il fit signe que oui et tapota sa botte avec impatience.
— « Je vais le chercher…»
Quelques instants plus tard je lui remettais le précieux dépôt, trop ému pour l'interroger encore.
Il l'examina comme pour s'assurer de son parfait état de conservation et me gratifia en signe de satisfaction d'un sourire que je trouvai cruel. Il toucha de sa cravache le bord de son feutre noir et traversa la cour à grands pas en faisant sonner ses éperons.
Il jeta le manteau en travers de la selle sur le cheval rouan et enfourcha sa jument blanche. Il fit claquer sa langue contre son palais et les deux superbes bêtes se mirent en marche au pas.
Je les suivais des yeux et j'eus l'impression tout à coup que le manteau, sur le cheval rouan, s'était alourdi. Qu'il était maintenant comme une forme molle et vivante, en travers de la selle, avec des bras et des jambes qui flottaient. Avec une tête ballante au flanc de la monture.
Je me mis à courir à leur suite sur le chemin de terre entre les deux haies touffues des vergers. Pédro fit prendre le trot aux deux bêtes, qui cheminèrent dès lors à une cadence inégale, l'une contre l'autre, à s'écraser les flancs. Puis soudain elles partirent au galop. Un galop rapide, désordonné, à corps perdu, où les chevaux déchaînés parurent bientôt se confondre.
Je courais à perdre haleine. J'étais égaré, hypnotisé, désespéré. Je les avais perdus de vue…
Je dus m'arrêter pour souffler. Mes yeux alors suivirent machinalement sur le sol humide la double trace de la galopade. Chose singulière, les deux pistes parallèles se rapprochaient peu à peu. Les empreintes se mêlaient, se confondaient pour n'en former bientôt plus qu'une. Après quelques mètres, je dus me rendre à l'évidence. Le chemin ne portait que la trace d'un seul cheval.
Un seul cheval… Rien n'indiquait cependant qu'une des montures eût pu s'écarter du chemin encaissé où je me trouvais.
Je suivis sans aucune difficulté les empreintes nettement marquées d'une seule bête. Elles s'inscrivaient en traces très nettes et toutes fraîches dans le sol amolli par les pluies récentes.
Elles devinrent plus profondes, juste avant le ruisseau, à l'endroit où le cheval avait fait effort pour sauter.
Mais de l'autre côté, plus rien…