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Du fond des ténèbres par NATHALIE CHARLES-HEN

Du fond des ténèbres par NATHALIE CHARLES-HENNEBERG 
 
Il y a un an nous était enlevé Charles Henneberg, et avec sa disparition, était brisé un tandem littéraire qui se classait en tête de la science-fiction française. Mais aujourd’hui, sa femme poursuit seule leur œuvre commune, comme nous l’avions laissé espérer. 
En lisant cette première histoire signée d’elle, nos lecteurs se rendront compte que c’est le « style Henneberg » qui continue. Comme beaucoup d’auteurs, et des plus grands, Nathalie et Charles Henneberg étaient prisonniers de l’univers enfanté par eux, et c’est cet univers qui se développe avec toujours plus d’envergure au fil de leurs récits. 
« Du fond des ténèbres » est la suite naturelle du cycle inauguré par « An premier, ère spatiale »(1) et « Démons et chimères »(2). Les faisceaux de thèmes qui s’y entrecroisent en sont caractéristiques. Ainsi que l’ambiance qu’il faut bien qualifier de wagnérienne. Pourtant, il s’y mêle quelque chose d’un peu hagard, de démentiel, qui n’était pas apparu aussi nettement jusqu’ici dans l’œuvre d’Henneberg. Il semble que l’équilibre entre le rêve et le cauchemar qui avait toujours existé dans cette œuvre soit en train de basculer du côté du cauchemar. Cette nouvelle est à lire en abandonnant la logique, en se laissant hanter par les évocations qu’elle charrie. 
C’était l’Ère Galactique et le triomphe des mutants KZ. Depuis que, sans effusion de sang, par la simple extension de leurs pouvoirs prodigieux, ils avaient conquis le Grand Cosmos, ils l’organisaient à leur manière – empirique et individualiste. Ils modéraient les forces déchaînées en eux, par eux. Il y avait, aux Garderies d’Orion, de verts paradis où tout citoyen était libre de mettre ses enfants pour un conditionnement parfait. 
Et des Mondes Ultimes où échouaient les Réprouvés. 
  
…Tu n’étais qu’un enfant – douze ans, âge stellaire – avec un beau front trop haut et des yeux variables qui voyaient ailleurs (signes par lesquels, selon les Anciens, les dieux marquaient la démence ou le génie). Tu jouais dans un jardin, quand le rayon vert du soleil Alpha traversa la porte entrouverte d’un labo. Deux silhouettes humaines apparurent – un blanc magicien, un docteur Faust, connu sous le nom de Hals et une ployante Marguerite… non, Jacinthe. Le soir était lourd du parfum des grandes roses terriennes. 
— « Erwin ? » disait la jeune fille – et tu frissonnas de plaisir d’entendre ton nom sur des lèvres aussi douces. « C’est un grand souci pour nous. Je ne sais où ils le mènent. » (Ils, c’étaient les Grands Cerveaux électroniques qui contrôlaient le monde. Jacinthe le savait. Mais elle ignorait que Johannes Hals en était le maître incontesté.) « Un garçon si calme, si doux… On ne lui défend ni les jeux violents ni les escalades. Mais certains mots, des couleurs précises… » 
— « Et toutes les musiques, bien sûr ? » 
— « Les mots, les poèmes, je comprends encore, » poursuivit la jeune fille. « L’autre jour nous l’avons retrouvé à demi mort sous les rochers : il s’était inventé, pour se battre avec, une pieuvre ! Mais les musiques, c’est difficile et absurde – avec ce chant de la mer autour de nous ! On lui fait des piqûres de… » (ici, un long nom d’avant les âges). « Je ne sais à quoi pensent ses parents ! » 
— « Il n’en a pas, » répondit le docteur Hals. 
— « Son groupe familial, alors ? Il y a des fiches génétiques… » 
Un silence, puis : 
— « Erwin n’a pas de fiches. Jacinthe, il vaut mieux ne pas vous attacher à cet enfant. Tout ce qui le concernait a disparu. Il vient d’un globe aujourd’hui anéanti – les Orphéies, vous savez ? – où se réunissaient les adeptes d’un culte étrange. Des femmes qui se croyaient hantées par des êtres anti-matière. Tout a péri dans un cataclysme inexplicable, est tombé dans un pli de l’espace-temps. Nos escadres ont repêché Erwin attaché à un radeau anti-pesanteur. Peut-être avait-il déjà des facultés qui nous échappent… » 
— « Des facultés ? Mais il est à peine télépathe ! À part le fait qu’il passe des heures à regarder la mer et accomplit d’étranges dessins avec des coquillages – ainsi que des rêves qui se ressemblent tous, par un point défini – il n’a rien… » 
— « Des variations, n’est-ce pas ? Les personnages changent, les détails se déplacent – mais la trame reste précise, effroyablement vivante… » 
— « Exact, » balbutia la jeune fille. « Mais tous les KZ projettent des histoires visuelles… » 
— « Aussi réelles ? » 
— « Oui… non ! » 
— « Quelles différences avez-vous constatées ? » 
— « Eh bien… » Elle hésitait. « J’ai remarqué une chose : nous plongeons dans nos univers. Erwin, lui, semble les faire remonter jusqu’à lui. Oh ! des fragments ! Mais matériels. L’autre jour, sa table d’étude s’est mise à brûler, il y avait dans l’air une fine odeur de fumée de cèdre. Je me suis approchée : c’était une table en plastique ignifugé, vous savez. Mais un coin était consumé. » 
Un long silence, puis : 
— « Vous voyez, » dit l’homme qui ressemblait à un blanc magicien. « Songez qu’une seule seconde transférée d’un univers dans un autre pourrait bouleverser le Cosmos. La puissance de l’esprit est une chose terrible. Nous qui sommes les mutants du premier stade, nos facultés laissaient, l’univers relativement tranquille. Mais les êtres comme Erwin… » Sa voix fléchit. « Jacinthe, cette porte sur le jardin est ouverte… » 
— « C’est la brise, » dit la jeune fille, apaisante. « D’ailleurs, l’enclos est désert. » 
*** 
Il était désert parce que tu t’étais enfui, comme poursuivi par des furies. Cette Jacinthe si douce, c’était donc elle qui t’empêchait d’entendre le chant de la mer ! Par ses piqûres ! Tu te frottas rageusement le lobe de l’oreille : cela ne saignait guère, cela ne faisait aucun mal, mais tu ne pouvais plus saisir les ondes sonores à un certain diapason. 
Cependant, le mot « Orphéies » te revint ; c’était aussi – presque – une musique. Et tu te rappelas tout : l’horizon rouge sang, la nuit dévorée par un monstre de feu et la fuite des silhouettes noires sur un magma d’or fondu. Toutes n’étaient pas humaines… C’était, en toi, comme un grand cri qui voulait sortir, mais tu savais que c’était du vrai feu, un cataclysme réel – pour un peu les grands ombrages bleus et mauves des Garderies s’enflammeraient comme des torches, les pelouses deviendraient des lacs pourpres, et le sol même… Tu ne voulais pas penser à cela, provoquer cela. Tu courus, les yeux fermés, les dents serrées sur ce cri, et les branches te cinglaient et les ronces te griffaient au passage… Tu ne t’arrêtas, sanglant, les vêtements et les genoux déchirés, que lorsque tu sentis sous tes pieds le sable fin de la grève et, sur ton visage, l’haleine salée de l’océan. Alors, tu te jetas sur le sol et te roulas dans le sable, pour éteindre ce feu que tu avais arraché au passé. 
Les imbéciles qui croyaient que tu jouais avec des pieuvres inventées ! Les tristes idiots ! 
Tu t’évanouis. 
Quand tu repris tes sens, la nuit profonde et sans âge était sur Dzêta d’Orion. Une grande lune de cristal se levait sur les arbres bleus, jaunes et violets, semblables à ceux que la Terre appelait lauriers-cerises ou junko-bilobas. Leurs feuilles en forme d’amandes exhalaient une senteur douce-amère. Le plateau était baigné des irisations violettes et jaunes, attardées, que dispense Rigel à ses planètes. La grève dormait dans un bleu humide et trouble. De longs rayons d’argent s’accordaient aux ombres mouvantes, des feuillages, aux muscles noueux des arbres, à cette force (quel nom lui donner ?) douce, pénétrante, insoutenable, qui montait de la mer. 
Frissons de flots, baisers de sirènes… 
Tu te levas, Erwin, et faillis crier de ravissement. Les mains au niveau de tes oreilles, tu percevais ce rythme qu’on t’avait volé – le glissement des vagues sur le sable, le bruit lent et quasi religieux de l’océan. Enfin, tu l’entendais, la première mélodie ! Et tout fut simple, tout fut ouvert devant toi. Tu sentais le brouillard de la mer atteindre d’abord tes chevilles, tes coudes, puis ton torse de dieu adolescent et tes lèvres, enfin, où il se posait comme un long baiser. L’incessante harmonie de l’océan montait avec la brume, avec cette sensation de douceur intolérable – elle faisait partie de toi, elle était toi, et tu étais elle. 
Soudain, le brouillard se déchira et tu te sentis rempli d’une force nouvelle, qui s’élançait comme une flèche de lumière dans les ténèbres. La nuit de Dzêta s’ouvrit, et tu vis un autre ciel – noir, scintillant d’étoiles sans nom, et une autre terre… Tu te trouvais là, au milieu d’un lambeau d’univers inconnu que tu avais arraché au néant. Des lunes bleues erraient dans sa nuit. Une fine odeur montée d’un sol vivant et gras révélait des lacs de narcisses (elle deviendrait, tu le savais, enivrante à l’aube). Rien n’égalait la pureté des sources perdues, dont le cristal jaillissait des rocs violets. Tu reconnaissais ta planète, ta véritable patrie. Tu allais devant toi, dans cet univers prodigieux, et la mélodie de la mer, et celle des feuillages et des roseaux évidés, se déplaçaient avec toi. 
C’est ainsi que tu retrouvas la Vallée Heureuse, pleine d’azalées, et le promontoire – et le Temple. 
  
DES CHOSES QUI N’EXISTAIENT PLUS. QUI ÉTAIENT HORS DE L’ESPACE ET DU TEMPS. NON, QUI EXISTAIENT – MAIS AILLEURS. TU AVAIS PROJETÉ SUR DZÊTA D’ORION (OU ELLE SERA RETROUVÉE UN JOUR) UNE SÉQUENCE D’UN AUTRE UNIVERS – MATÉRIELLE – QUI BOULEVERSAIT TOUTES LES DONNÉES ACQUISES. 
  
Le sol trembla, évidemment. Dans ces cas-là, tout finit toujours par des séismes. 
D’autres enfants s’étant échappés, on finit par te retrouver, avec eux. On vous fit des piqûres – et tu oublias ton voyage. 
(Avais-tu réellement perçu ce frisson d’ailes, dans la nuit ?…) 
*** 
Des semaines plus tard, on te convoqua, comme les autres. Tu te trouvas dans un amphithéâtre désert, devant un homme-poisson triste. Tu ne pouvais savoir encore que c’était le Maître et le Prototype, celui qui créait les Cerveaux à sa propre image (comme nous tous). Derrière ses verres épais, il examina les cloques de tes mains et tes lèvres gercées. 
— « J’ai joué avec du feu, » dis-tu précipitamment, « Du vrai feu. » 
— « Oui, je vois, » dit le docteur Hals, « Tu sais déjà extraire les éléments du contexte universel. » Et comme tu te taisais, les dents serrées, il ajouta, doucement : « Mets-toi en tête que nous ne sommes pas tes ennemis, à priori. Personne n’a voulu la perte de ta planète. Les Terriennes qui s’y réunissaient jouaient aussi avec le feu. Elles employaient, pour exaspérer leurs facultés, des moyens criminels… » 
— « Toutes n’étaient pas criminelles ! » crias-tu. Et tu regrettas aussitôt de t’être trahi. 
— « Non, » confirma le docteur, tristement. « Mais toutes recherchaient les excitants sensoriels, des drogues chimiques ou végétales, pour tomber dans le temps ou « virer » dans d’autres univers. C’est une vieille histoire : jadis les sorcières… » (Tu ne sais pas encore – et c’est une chance, pensa Hals, à quel point certains breuvages, certaines plantes modifient notre métabolisme…) « Sur les Orphéies… » Le-nom-qui-était-aussi-une-musique opéra de nouveau. Il n’avait pas fini, il suivit ton regard qui fixait le fond assombri de l’amphithéâtre. Et il vit – parfaitement ! – ce que tu voyais : une jungle originelle à la place des gradins et des cathèdres, une végétation vert-noir, une silencieuse forêt… Ces plantes remontaient à l’époque des vieux vénéfices de la Terre, c’était celles qui entraient dans la composition de l’onguent des sorcières : des grappes de belladone s’égrenaient sur les rudes feuilles velues de la jusquiame ; parmi ses pales d’un vert éclatant, l’aconit dardait des fleurs bleu sombre. Les digitales pourpres élançaient leurs flèches au-dessus des courges émeraude du peyotl-mescal et l’ombre d’un upas-antiar glaçait un étang secret. Ces fleurs étaient là, réelles, une buée malsaine exagérait leurs dimensions. À quel monde de stryges les avais-tu arrachées ?… Tu regardais, halluciné, et Hals dut poser sur ton épaule une main dont le contact te fit frémir. 
La jungle disparut. 
(Ce jour-là, un effrayant raz de marée avait dévasté la grève. Dzêta d’Orion cherchait une compensation à des phénomènes spatio-temporels indéfinissables.) 
— « C’est donc cela, » dit le docteur. Il se reprenait parmi les platras écroulés des cintres et les meubles détruits. « Nous nous étions toujours attendus à un phénomène de ce genre… » Il ne semblait pas s’adresser à toi ; il constatait, simplement. « Tu n’as pas vu ces choses dans les vidéos, ce n’est pas dans ton court passé que tu puises ces images… c’est ailleurs. Écoute, » fit-il après avoir hésité, comme s’il était lui-même épouvanté, « parmi les êtres qui hantaient les Orphéies, il devait y en avoir qui possédaient les mêmes dons, sans les connaître. Ils crurent un jour franchir les dimensions, mais ils ont tiré les dimensions sur eux – et l’infini s’est creusé, là où les Orphéies sombrèrent. Je suppose… qu’il s’agissait de tes parents. » 
— « Non ! » crias-tu. « Non… Non ! » 
— « Cette fois, nous prendrons nos précautions… » 
— « Si vous me croyez dangereux, » dis-tu avec une fermeté singulière, « tuez-moi. » 
— « Nous ne tuons pas, » dit Hals. « Plus maintenant. » (Il semblait tout à coup très ancien : Faust, Paracelse, Léonard de Vinci, peut-être.) Tu crus sentir dans sa voix une nuance de regret. « Nous sommes comptables de toute énergie qui peut être employée à des fins utiles. La tienne… » (il posa sa main sur ta nuque d’enfant) « est effrayante – exceptionnelle. Calme-toi. Tu oublieras. Dans dix ou douze ans… tu nous diras merci. » 
C’est long, dix ans – n’est-ce pas, Erwin ? 
Ils passèrent. Ce ne fut qu’une seconde dans l’infini. 
*** 
Pour sauver l’univers, une poignée d’individus fut condamnée à l’exil. Et à n’être plus eux-mêmes. 
  
À l’extrême limite du Cosmos connu, un vaisseau-corsaire avait été pris en chasse par un astronef Traqueur. Il fonçait. Devant lui, au-delà du dernier cercle des constellations, s’ouvrait ce que la Terre ignorait encore : la Grande Nuit, extérieure à l’Hypersphère. 
On connaissait peu de chose de la structure extra-cosmique ; hors de l’aire où s’exerce l’interaction des champs de force, les savants situaient un univers d’anti-protons – un cosmos inverse. Mais le seul contact avec l’anti-matière pouvant faire éclater notre amas de galaxies et une telle collision demeurant possible, le monde vivait dans une terreur proche de celle de l’âge atomique, de l’épouvante de l’An 2000. 
Pour assurer (théoriquement) la sécurité d’un univers stable, aux confins des ténèbres patrouillaient les Traqueurs. 
Ils avaient dressé des barrières magnétiques entre les galaxies explorées et la Grande Nuit. Leurs astronefs, mus par la propulsion cosmique, étaient les plus rapides et les mieux armés de l’univers. On chuchotait, sur les planètes habitées, que leurs équipages humains formaient une race ou une espèce à part. Ils possédaient, disait-on, des facultés démesurées. Non, au contraire, ils étaient vides et comme énucléés, sans hésitations ni pitié. Leurs opérations en donnaient un aperçu. 
… Le Traqueur avait fondu sur le vaisseau-corsaire, comme le destin. Durant un laps de temps infinitésimal, le lourd carnassier et le redoutable chasseur suivirent la même orbite. Normalement, le fugitif devait être pulvérisé. Mais par une sorte d’élégance meurtrière, les gardiens du néant accordaient une chance aux traqués. Ils envoyèrent un ultimatum, qui fut négligé. Alors, une lueur – une fibre incandescente – impalpable et plus résistante qu’un câble d’acier, jaillit de la coque du Traqueur et alla s’abattre sur celle du corsaire. Puis une seconde et une troisième, qui l’enveloppèrent de leurs nœuds. Le fugitif fut pris dans cette nasse. C’était une sorte de danse redoutable et gracieuse – un ballet de la mort – et les deux navires ressemblaient aux chimères d’un conte, à des insectes géants et phosphorescents. 
Le Traqueur procédait avec prudence : à la limite des ténèbres, tout danger est sans mesure. 
Quelques fractions de seconde après (mais le temps existait-il ? Ou les bruits, les couleurs ? Rien que la lumière et la nuit…) l’astronef de la patrouille s’immobilisa et son sas s’ouvrit. Deux silhouettes en scaphandre en surgirent. Adelphi – et toi, Erwin. Ayant mis l’astronef en gravitation artificielle, vous descendiez, en vol plané. 
Lorsque vous avez atterri (si l’on peut dire) sur la coque de l’adversaire, au poing d’Adelphi une courte flamme brutale brilla, désintégra… 
Le métal monoatomique du corsaire se fendit en triangle. 
Les ondes – questions et réponses – s’entre-croisèrent. 
— « Épave à saisir ? » 
— « Oui. » 
— « Origine ? » 
— « Altaïrienne. » 
— « Morts ? » 
— « Tous. Par éclatement des viscères. » Entré le premier, Adelphi vacillait devant le massacre. « Je n’aurais jamais cru que nos accélérateurs développaient une telle énergie… » 
Tu pénétras à ton tour dans la cabine ovale à l’étrange structure typique d’Altaïr. De vieux slogans, en vigueur depuis des siècles, fulgurèrent sur la rétine de tes yeux plutôt que dans ton cerveau : « Altaïr – voilà l’ennemi », « La coexistence de la Terre et des monstres altaïriens est impossible… », et le reste. L’ennemi héréditaire gisait à tes pieds : une masse de tentacules enchevêtrés, d’immenses yeux bleuâtres – des mares d’eau gelée – incrustés dans le thorax, et des lobes d’oreilles en forme de palmes, exsudant un sang violet. 
— « Ils se sont battus, » constatas-tu. « Avec des appareils au sol, plus puissants que les nôtres. Je me demande comment cette carlingue a tenu… » 
Presque tous les métaux malléables avaient fondu. On marchait parmi les gemmes troubles et fumeuses de Sirius, les fibres inestimables de Déneb et le résidu des drogues vénusiennes. Cela ne présentait ni tentation ni danger : sur les Mondes Ultimes, personne ne trafiquait ni ne faisait de politique, il n’y avait pas d’idoles à parer et la Fédération des Astres Libres distribuait ses stupéfiants gratis. 
Tu laissas tomber l’ordre : 
— « Désintégrer… tout. » 
Ton compagnon s’insurgea : 
— « Non ! Pas ce qui vient de la Terre ! » 
Son geste pathétique montrait le seul coin intact dans le chaos : dans un alvéole transparent, une pile de petits cylindres pas plus grands que des étuis de micro-livres. Sur les cartouches figurait le sigle de Sol III : une petite étoile émeraude. 
— « Cela peut venir de la Terre, » rectifias-tu avec rigueur. « Ou lui être destiné. Retour à l’astronef, Adelphi. Nous ferons bien de mettre l’espace entre nous et cette charogne. » 
Tu regardas ses mains qui tremblaient, qui semblaient vivre indépendamment de sa volonté. Des mains qui auraient voulu saisir et pétrir les cylindres effroyablement lisses – venus de là-bas. Puis, d’une voix plus douce, tu dis : 
— « Viens. » 
— « L’étoile ?… » 
— « Elle est rouge. » 
Il te suivit. 
De retour sur le Traqueur, tu manias toi-même le jet fulgurant et l’épave se désintégra comme une nova dérisoire. 
*** 
Et vous êtes revenus à la Base. 
Ce qu’on appelait ainsi était un globe noir et glacé qui, ayant fui son soleil, décrivait une ellipse aux frontières de l’inconnu. Tu pensais parfois qu’on aurait pu rendre ce monde vivable, allumer des astres artificiels, roses ou mauves, créer, sous le dôme, un paysage vivant (tu en avais vus de si beaux de la Balance au Serpentaire !). Mais de telles velléités se brisaient contre l’inertie des anciens, se heurtaient au geste las des épaules des plus jeunes, à un « à quoi bon ! » ni amer ni résigné. Les équipages des Traqueurs passaient 98 % de leur temps subjectif dans le vide. Quand ils rentraient, l’ordre et la marche des choses étaient prévus, sans accroc, par le puissant organisme électronique qui commandait pratiquement la planète : les Humains, simplificateurs, l’appelaient le CI (le Prime Cerveau). 
Directement du cosmodrome, les navigateurs étaient acheminés vers le Palais des Rêves, établissement parfait et si coûteux que la Terre ne pouvait s’en permettre une copie. 
C’était une urgence. Chaque astronaute débarqué d’un raid sans fin et sans espoir, chacun de ces garçons sans famille, sans nom, sans passé et sans avenir, avait le droit de plonger dans le paradis qu’il avait imaginé à l’heure du péril, car il y a des lois – et les mutants sont justes. (Beaucoup de ces paradis ne valaient certes pas l’effort ni la victoire, mais ceux qui en revenaient étaient discrets.) De temps à autre, il y avait des « suicides doux » à la Base : les gens refusaient de quitter leur éden. 
(Ou encore – mais ceci est une autre histoire – on retrouvait certains astronautes, les plus jeunes… enfin, ce qu’il en restait, en marge du plateau. Le corps broyé ou criblé de blessures, ils semblaient sourire.) 
Parce qu’on pouvait, bien sûr, ne pas monter au Palais des Rêves. Certains y étaient allés trop souvent. Ainsi Adelphi. Il y passait jadis le plus clair de ses congés, sans s’expliquer le moins du monde le fonctionnement des appareils sensoriels et des écrans qui remplissaient l’étincelant édifice. 
— « Tu comprends, » disait-il, et ses cils voilaient l’angoisse de ses yeux, « c’est comme si l’on nous rendait tout ce que nous avons perdu. Mille et mille fois. C’est comme un ciel terrien où l’on plonge – nacré, irisé – dont on peut changer les nuances… Oh ! je ne sais pas… Cela dure une éternité. Ensuite, on oublie tout et l’on veut revenir. » 
On avait droit à tant de minutes de paradis par heure ou mois de vol. Temps subjectif, bien sûr. Et à des primes pour les victoires. Tu pensais parfois que si tous ces garçons aux yeux affamés qui avaient monté la garde aux confins de l’horreur, si tous ces vainqueurs des monstres et des chimères, se réunissaient, ils auraient pu prendre d’assaut la tour versicolore qui perçait la nuit. Ils auraient pu conquérir non des minutes, mais des siècles de rêve. 
En fait, qui était le garant des lois, à la Base ? Les robots ? Il suffisait d’anéantir un circuit au bon moment. Le Prime Cerveau ? Tu t’imaginais une horrible chose sanguinolente et gélatineuse dans un bac. En enfonçant un simple pieu (comme au cœur d’un vampire), on pouvait détruire cette force, briser le cercle vicieux, peut-être même reprendre le chemin de la Terre… 
Tu pouvais penser ainsi : tu n’étais jamais monté au Palais des Rêves, ta méfiance et ta pureté hautaine y répugnaient. Tu avais cependant remporté des victoires sensationnelles au large de la Couronne Boréale et du Dauphin. Tu avais refoulé l’invasion de l’Hydre et maté la révolte de l’Eridan. Eût-on fait le compte de tes « siècles-lumière » de vol et de tes exploits, on devait, bien sûr, réaliser que tu pouvais passer le reste de ta vie à rêver. Par là même tu étais condamné comme tous les conquérants – les César, les Alexandre… 
Car le système nerveux humain est encore une des dernières choses qui échappent à la science. Il est fragile. Il supporte les catastrophes et défaille devant des siècles de bonheur. 
*** 
Vous avez débarqué dans la nuit glaciale du globe errant. La Base ne serait jamais une patrie, mais Adelphi se plaisait à retrouver son ordre parfait et son animation méthodique, preuves de la puissance, de la vigilance de la Terre. Des faisceaux lumineux balayaient la piste d’envol et les astronefs. Des androïdes s’affairaient sous les hangars, accueillaient les nouveaux venus, vérifiaient leurs fiches et recueillaient leurs rapports. Bien qu’il n’y eût en ce moment que votre Traqueur à toucher le sol, ils vinrent en foule, avec de joyeux « Hello, frères ! » des claques dans le dos et des plaisanteries éprouvées à propos de l’espace. On les appelait Aide, Joe, Kotik, comme les humains. Des lumières indirectes baignaient leurs visages parfaits ; quelques-uns ressemblaient à Adelphi ou à toi – sur les Mondes Ultimes c’était une consécration : on modelait les androïdes à l’image des héros. Tous étaient grands, la taille déliée, et les yeux vides et clairs. 
La Base ne semblait peuplée que d’androïdes – c’était l’impression qui te frappait au retour des raids. Ils assuraient tous les services. Ils enregistrèrent ton rapport au CI : « Appareil altaïrien capté, équipage mort, épave désintégrée », et applaudirent avec brio. (Tu te demandais parfois si le clavier des robots était assez sensible pour réagir aux combinaisons des sons ou si leurs réactions étaient pré-enregistrées : en tout cas ils applaudissaient toujours aux mots : désintégré, capté, détruit.) Un robot-guide atterrit sur la plate-forme : un bijou d’hélico, pouvant se déplacer sous le dôme, et le haut-parleur susurra : « Palais des Rêves ! » Adelphi, très pâle, fit un signe négatif. Alors : 
— « Au diable ! » dis-tu, paisiblement. 
— « Le Palais des Rêves, » récita le guide, jovial, « est un endroit idéal où tous les refoulements trouvent leur exutoire et tous les désirs leur aboutissement. La Galaxie et la Terre ayant contracté une dette immense envers les Traqueurs, elles leur offrent, en compensation, toutes les joies et toutes les gloires… » 
— « Au diable ! » dit Adelphi. 
Et toi : 
— « J’ai deux désirs : revenir sur la Terre et démolir le Prime Cerveau. Est-ce possible ? » 
Le silence des machines fut éloquent. Comme toujours, lorsque le comportement humain battait en brèche les lois robotiques, elles reculèrent, firent le vide autour des révoltés. Adelphi tourna vers toi un visage torturé : 
— « On va chez la Martienne ? » 
— « On va. » 
Personne ne chercha à s’y opposer. 
On était libre à la Base. 
Libre de vivre ou de mourir. 
Vos pensées devaient suivre la même voie, car Adelphi cita un très ancien poète oublié du XXe siècle de la Terre : 
«… Tais-toi. C’est un droit incomparable : Choisir soi-même sa mort… » Au bout de la piste, se produisit un incident. Minime. Un petit robot-porteur passait avec sa brouette. C’était une de ces machines des premiers temps, plus ou moins détraquées. Elle dérapa, renversa son véhicule – strictement vide – puis fit un grand écart et bredouilla : 
— « Pour cause d’attaque altaïrienne… » 
*** 
— « Pourquoi sommes-nous des Traqueurs ? » demanda Adelphi, plantant dans tes yeux son regard d’enfant égaré. « Pourquoi, Erwin ? Qu’avons-nous fait ? Quel est notre crime ? » 
— « La Galaxie et la Terre ont contracté une dette immense envers les Traqueurs, » répondis-tu. « Elle nous la rendent en gloire. Ne l’oublie pas. » 
Aurea habitait en périphérie du champ d’envol la carcasse d’une ancienne fusée. Un trottoir roulant y conduisit les navigateurs. Était-ce une illusion ? Son mouvement paraissait un peu lent. Rien ne semblait d’ailleurs vivre dans cette zone, parmi les squelettes d’astronefs et les pistes ravagées, glacées de gel. Un brouillard épais collait au sol, il éteignait tous les bruits de la Base – grincements de poulies, vrombissements d’hélices, brefs appels de sirènes – et rien n’existait plus dans ces ténèbres sans étoiles. 
— « On dirait que le globe est mort, » dit Adelphi. 
Et toi : 
— « Il l’est, peut-être. » 
Est-ce à cet instant que les néons de la périphérie s’éteignirent eux aussi ? Mais vous étiez déjà à la porte et celle-ci s’ouvrit au signal convenu. L’intérieur de la baraque apparut aux navigateurs comme une noire caverne où luisaient deux étincelles d’or. 
Une voix rauque, presque humaine, au fond de laquelle traînait une écœurante douceur, prononça : 
— « Bienvenue aux héros de l’espace ! » 
— « Tais-toi, » fit Adelphi. « Le mot me fait vomir. » Sa torche éclaira un décor de catastrophe – une cage de fauve où traînait une odeur de terrarium et de sang séché. Mais, dressée à mi-corps parmi les ressorts des sièges défoncés, les thermos brisés et les cendriers pleins, Aurea ressemblait à ce miracle – à cette perdition : une jeune fille terrienne. Ses cheveux d’un bleu nocturne la couvraient d’un luisant manteau et, dans son visage au teint de corail des Hautes Terres, sa bouche, orifice musculeux d’un rose cyclamen un peu pâle, esquissait un sourire mortel. 
— « Nous ne venons que pour fumer et boire, Aurea, » dis-tu d’une voix presque douce, séparant nettement les syllabes. 
Elle se tourna brusquement vers toi et te dévisagea – comme si elle te reconnaissait tout à coup. Ses étonnantes pupilles d’or liquide envahissaient la cornée. Les Martiens sont télépathes et tu percevais toute une marée de sensations, des embryons de pensées – vagues et diverses – qui montaient vers toi et formulaient : « Toi – oh ! toi ! Faut-il que tu sois à bout pour venir ici… En quoi puis-je te servir ? Faut-il aimer, tuer, mourir ? Je serais si heureuse… » Puis le nom d’un dieu antique de Mars. 
Extérieurement, cependant, elle restait impassible et indiquait d’une griffe fine un plateau de drogues, une cruche à demi pleine d’une épaisse liqueur noir et or. Vous avez pris place sur les caissons renversés. 
— « Une chose me poursuit, » reprit Adelphi. « Sur la façade de nos palais, sur nos astronefs et nos emblèmes, figure ce mot : « Justice ». Nous sommes les Mutants de la Justice, paraît-il. Nous avons été appelés, suscités pour maintenir l’ordre et l’égalité parmi les espèces intelligentes, pour instaurer la Paix Galactique. Mais nous-mêmes ? A-t-on été juste envers nous ? Avons-nous demandé la gloire et la joie ? J’eusse voulu, simplement, m’éveiller un jour dans la forêt verte… verte comme tout ce qui est sur la Terre. Verte… ce mot me poursuit – et je ne sais même pas ce qu’il veut dire ! » 
— « Tu es daltonien, ce n’est pas un très grand malheur, » dis-tu doucement moqueur. « Sur la Terre on ne t’aurait même pas reçu dans la marine. D’ailleurs, qui est sans défaut ? » 
— « Personne, » fit Aldephi. « Et c’est justement cela… Plus je réfléchis, plus cela m’épouvante. Alde, avec qui j’ai navigué avant de te rencontrer, avait l’ouïe si fine qu’il percevait les ultra-sons. Mais au-delà d’un certain diapason, les bruits lui devenaient inaudibles. C’est ainsi qu’il a péri : de ne pas avoir entendu un signal. Joao tombait assommé sur Déneb 36, dès qu’une odeur farineuse montait de grands cryptogames – et Terl, et Cuno… » 
— « Cesse de parler des disparus. » 
Mais Adelphi levait son gobelet de lourde liqueur martienne. 
— « Je bois aux disparus ! » fit-il. « Je bois à nos escadres de Traqueurs ! À cette flotte cosmique, la plus puissante de l’univers, et la plus efficace. Le trafic routier et le service d’ordre dans les zones calmes admet les navires téléguidés et les pilotes-robots, mais au poste le plus dangereux il faut des hommes ! Je bois aux Traqueurs que l’Hypersphère porte aux nues, qu’elle croit redoutables, sans faiblesse ni pitié. Et qui sont en réalité, les êtres les plus désarmés et les plus privés du cosmos… Je bois à l’Injustice ! 
» Tu ris, Aurea ?… Explique-nous pourquoi. » 
Mais non, elle ne riait pas. Elle avait glissé à leurs pieds ; entre deux vagues de cheveux bleus, son visage brillait comme une perle rosée. Elle choisissait péniblement ses mots pour traduire des notions nouvelles (jamais personne ne lui avait parlé comme ces deux étranges jeunes gens, ni demandé son avis). Sa réponse fut un grincement ou un sanglot : 
— « Ce sont toujours les plus… vulnérables… qu’on choisit pour les sacrifier. Des mutilés, des hypersensibles. Des monstres ! Comme nous… » 
Tu tournas vers Adelphi ton visage de jeune dieu. 
— « Aurea a raison, je pense. Nous avons beaucoup oublié, Adelphi. Cela doit faire partie du programme. Mais j’ai un vague souvenir de livres anciens, d’une histoire terrienne, distillée par les téléviseurs. Rien n’a changé, au fond : jadis les empires immenses, gonflés d’or et de sang, plaçaient sur leurs frontières des enfants et des barbares. On leur donnait des armes, la gloire, l’honneur et tous les poisons. Nous avons le Palais des Rêves et notre douce Aurea. Un des anciens pilotes a raconté qu’en survolant la Terre, on rasait des forêts de croix… Lorsque leurs armées n’étaient pas totalement désintégrées, on marquait l’emplacement des morts avec des croix… Nous n’aurons même pas cela… » 
— « Non, » dit Aurea. « Seulement des cylindres. » 
Et cette fois encore, elle ne riait pas. 
Tu fus aussitôt debout – et tu donnas à Adelphi l’ordre tacite de rester. Tu quittas l’abri plein d’odeurs de fauve et de sang séché, l’asile, la caverne – et sortis sur le trottoir, immobile. La lueur de ta torche fit scintiller la plaine sous son linceul de glace et de débris. 
Des éclats de cylindres étoilés. 
Tu réalisais tout à coup ce qu’il y avait d’artificiel dans le décor : le silence, l’immobilité, un ordre apparent. Un ordre de fin de monde… Le cosmodrome même s’était éteint. 
— « Adelphi, » dis-tu en rentrant, « le robot-porteur avait raison. L’attaque altaïrienne a eu lieu. » 
Ton compagnon fut aussitôt debout : 
— « Mais nous avons été reçus sur la piste… » 
— « Par des robots. Leur charge énergétique n’était pas encore épuisée, les sirènes hurlaient, les trottoirs roulaient. Tout cela est immobile désormais et sans voix. Mais il y a pire, Adelphi… bien que l’endroit soit criblé de projectiles, il n’y a trace ni de corps ni de pas. Nous ne saurons jamais ce qui s’est passé… » 
— « Si, » dit Adelphi. Son sourcil gauche s’incurvait dangereusement, comme sous l’empire d’une lancinante douleur. Il marcha sur la gracieuse bête martienne et la saisit aux épaules. « Elle est restée ici tout ce temps, elle a vu, elle doit savoir… qui sait si elle n’a pas trahi ? Tous ces monstres planétaires se tiennent. » Il brandit son arme thermique et cria : « Tu as vu l’attaque, n’est-ce pas ? Réponds ou je te tue ! Tu hais les humains. » 
— « Oui, » répondit-elle, « C’est bien ce qu’ils veulent, non ? » 
— « Tu as détruit tant des nôtres ! » 
Elle ne résistait pas. Elle rejetait en arrière sa tête ravissante et pathétique et l’étendard de ses sombres cheveux… 
— « Ils venaient. Ils me demandaient l’amour et la mort. Pour eux comme pour moi, c’était la même chose… » 
Adelphi jeta son arme et du revers de sa main gantée il gifla durement la bouche pâle. Du sang jaillit. Le corps d’Aurea se ramassa, raidi de haine ; sous la torche, luit un long éclair noir. Sachant trop bien ce qui allait se passer, tu saisis ton compagnon à bras-le-corps et le rejetas au fond de la carlingue. Puis tu restas debout, immobile, entre les deux adversaires. 
— « Garde-toi ! » cria le jeune astronaute d’une voix enfantine. Il était tombé à genoux et s’était durement cogné contre un container. Un filet de sang tachait sa tempe, mais il levait vers toi un visage presque extasié. (C’est qu’il avait sous la main la courbe froide d’un cylindre altaïrien, entier. Tu ne le sus que plus tard…) 
Tu ne pouvais quitter des yeux la Bête. Sous ton regard gris-bleu, froid comme le ciel terrien, durant un long instant, l’étrange, l’effroyable corps demeura tendu comme un arc, puis retomba avec un sourd claquement. Tu dis : 
— « Je m’excuse, Aurea. Je sais que ce n’est pas ta faute. » 
Puis à ton coéquipier : 
« Écoute-moi, espèce de fou. Elle n’a rien pu voir, elle ne quitte jamais son antre ! L’attaque a été foudroyante. Je ne pense même pas que les Altaïriens aient débarqué. L’épave que nous avons arraisonnée prouve qu’ils ont été repoussés par les robots. N’empêche qu’ils ont réussi leur mission. Maintenant, nous n’avons pas un instant à perdre – s’il reste de la vie quelque part, ce doit être au Palais des Rêves. J’y vais. » 
— « Je te suis. » 
Alors il se produisit une de ces choses effrayantes et pitoyables, auxquelles l’espace les avait habitués. Cette Aurea qui avait provoqué et donné la mort, qui défiait les menaces, s’effondra tout à coup et rampa vers toi. Comme une chenille écrasée. Elle semblait avoir oublié le vocabulaire appris, hors quelques mots très simples qu’elle répétait avec une insistance douloureuse : 
— « Oh ! pas toi ! pas toi ! Ils n’existent plus ici… » 
Tu dis, comme si tu te trouvais devant une femme terrienne, ayant droit à des explications : 
— « Ce sont nos camarades, Aurea. Nous devons leur donner une dernière chance. » 
Tu détachas péniblement de ton armure les mains avides, les beaux bras harmonieusement galbés qui appartenaient encore au torse de jeune fille orgueilleux et mince. Tu repoussas, sans rudesse, parmi les caissons épars la tête charmante et ses cheveux d’algue – et l’autre moitié du corps, innommable, avec ses anneaux noirs et lisses, ses pinces convulsives et le dard aigu de scorpion… 
Tu savais maintenant comment mouraient les amants d’Aurea, la bête humaine des sables de Mars. 
*** 
Vous avez foncé à travers le plateau. 
Adelphi chancelait un peu et tu as dû le soutenir. La plaine entière était criblée d’éclats acérés, mais sans doute une fois brisés, les cylindres perdaient leur virulence : vos compteurs Geiger demeuraient muets. 
Au loin, la courbe du globe s’irisait encore de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Tu pensas qu’il y avait là peut-être encore des êtres vivants ou que la charge énergétique était plus riche que sur le cosmodrome. Tu as dû te rallier à la dernière hypothèse, car la Cité elle aussi était un désert. Tu n’étais venu ici qu’une ou deux fois, pour de brefs interrogatoires d’identité, aussi toutes les choses te semblaient nouvelles. En fait, c’était une imitation assez réussie d’une ville terrienne, avec cette différence que, les navigateurs n’ayant besoin que d’un décor, les édifices n’étaient que des façades, les jardins, des maquettes métallisées, et les jets d’eau, des colonnes de cristal. Les gens qui montaient d’ordinaire le vaste et splendide escalier de quartz – la Voie Triomphale – n’avaient le temps ni de s’arrêter ni de réfléchir. 
Aujourd’hui, nulle ombre sur cet escalier. 
Une forme conique, en plastique bleu sombre, se détacha de l’entrée et vint à la rencontre des deux Terriens. Elle alluma une étoile sous son ogive aiguë, et parla, d’une voix tout de même un peu trop saccadée : 
— « Je suis le robot préposé aux tests. On ne m’a pas donné de visage humain, pour ne pas vous gêner. Étant personne, je ne suis susceptible d’aucune affectivité et, par conséquent, dépourvu de parti pris. Vous désirez recevoir cette récompense réservée aux humains : l’accès du Palais des Rêves. Vous l’avez méritée, sans doute, étant de hardis navigateurs. Cependant, je dois déterminer vos coordonnées exactes ainsi que le nombre de secondes, d’heures ou de mois que vous avez gagnés de paradis. Je vous poserai des questions, des questions très simples, et vous répondrez ce que vous voudrez. » 
— « Et si nous refusions ? » demanda Adelphi. « Si nous n’avions pas besoin de paradis, mais seulement de retrouver nos camarades qui sont ici ? » 
— « Je serais obligé de dresser ma barrière magnétique, » répondit le robot, ferme. « À mon grand regret. » 
— « Sacrée machine ! » dit Adelphi. Il était pâle, comme baigné d’une fine lueur verdâtre, et, le casque relevé, essuyait sur sa joue une traînée de sang, « Si nous la cassions, Erwin ? » 
— « Inutile, » répondit le robot. « Je suis en matériau micro-atomique, donc incassable par définition. » 
— « Laisse, » dis-tu. « Il vaut mieux jouer le jeu. Nous ne perdrons que quelques minutes. » 
— « C’est en effet un jeu, » confirma la machine, engageante. « Suivez le conseil de votre camarade qui est raisonnable. Je dis un mot et vous en dites un autre – celui qui vous passe par l’esprit. Je commence : ciel ? » 
— « Terre, » dit Adelphi. « Terre, terre, maudite mécanique. Nous disons ça comme tout le monde – et c’est paradis ou enfer à volonté, n’est-ce pas, Erwin ? » 
— « Je vois, » fit le robot. Ses clignotants s’allumèrent. En fait, il n’y comprenait rien. D’ordinaire, il avait affaire à des gens brisés, obnubilés par cette seule pensée : atteindre leur écran individuel… « Alors, » reprit-il, « espace ? » 
— « Cosmos. » 
— « Planète-Mère ? » 
— « Mondes Ultimes. » 
— « Harmonie ? » 
— « Stellaire. » 
— « Couleurs ? » 
— « Noir et blanc. » 
— « Dieux ? » 
— « Néant. » 
— « Valeurs ? » 
— « Rêves. » 
— « Avenir ? » 
— « Néant… » 
Les questions et les réponses se succédaient avec un claquement sec. Cela pouvait durer des heures. Cette fois c’est toi qui n’y tins plus et, tandis qu’Adelphi assumait le rôle de candidat, tu passas derrière la machine et assénas sur l’ogive un coup de crosse d’arme thermique bien ajusté : il y avait là un point sensible, un semi-conducteur. L’œil bleu s’éteignit. Adelphi, qui avait été soumis à de violentes radiations magnétiques, vacilla et s’affala au bas des marches. Tu fus tout de suite devant le robot. 
— « À nous deux, maintenant, » dis-tu. « Il est venu des êtres qui maniaient une arme inconnue. » 
— « Des Altaïriens, » fit le robot toujours obligeant, « Vous avez eu tort de me cogner : j’ai une connexion rompue. » 
— « N’importe, où sont-ils ? » 
— « Ils ne sont pas descendus. Et je n’ai pas pu lire dans leur subconscient. » 
— « À ces grosses méduses ? Et tu prétendais guérir les hommes ! » 
— « C’étaient des cténophores supérieurs… » 
— « Ou des acalèphes. » 
— « Enfin, des coelentérés. Mode de pensée circulaire. D’ailleurs ils étaient comme vous, c’est-à-dire mutilés d’une fraction de leur sens. » 
— « De… ? » 
— « Mais oui. » Le robot infirme, lui aussi, était désormais léger et irresponsable, « Vous ne savez donc pas ? Vous constituiez un danger pour le Cosmos, avec vos habitudes de tourner et virer dans les mondes parallèles. Alors le très sage et très puissant Homo Galacticus s’est débarrassé de ses produits excédentaires – il a retiré, sous anesthésie, le noyau du mal dans chacun de vous. C’était souvent une petite particularité : tiens, ton camarade, il ne pouvait pas voir de couleur verte sans tomber dans un inter-plan. On lui a enlevé le sens des couleurs. À un autre, l’odorat, afin qu’il ne pût sentir la faible senteur de cette fleur désormais inconnue, une simple plante qui s’appelait, je crois, la bardane et qui a juste une odeur de miel et d’eau sous le soleil. Mais vous étiez encore dangereux, vous pouviez rencontrer une autre correspondance (les cheveux d’une fille blonde sentent la bardane, aussi). Alors on vous a placés ici, sur les Mondes Ultimes où il n’y a ni fille ni fleurs, et vous y faites un excellent travail. Vous êtes bien armés, implacables, infatigables, sans désirs et sans pitié. Vous n’aviez qu’un seul point faible. Les Altaïriens l’ont compris. » 
— « Alors, » demandas-tu, glacé, « ces cylindres ? » 
— « Ils vous rendaient tout, d’un coup : vos sens assoupis, vos rêves, vos désirs et vos facultés terribles. Les cylindres, cela s’appelle, je crois, les « isolants d’inhibition ». L’attaque a duré deux ou trois minutes. Et tu vois, la base est déserte. Tes camarades sont tous tombés dans d’autres univers. » 
— « Tous ? » dis-tu. « C’est impossible. » 
— « Retourne-toi, » conseilla la machine. 
Te te retournas. À la place d’Adelphi, flottait une fine lueur verte. 
— « Il avait un cylindre sur lui, » expliqua le robot. « Il l’a brisé. » 
*** 
C’est ici que le cauchemar prenait ses proportions(3). C’est ici que tu restas seul, ostensiblement, sur une planète dévastée, peuplée d’androïdes, à la limite de la Grande Nuit et des mondes anti-matière, avec pour seul camarade un robot à demi détraqué. 
Tu dis : 
— « Les Altaïriens vont revenir ? » 
— « Non. C’était un commando-suicide. La Galaxie a tendu à des siècles-lumières un réseau de particules lourdes et des chaînes d’ultra-sons. À l’heure où nous sommes, ils ont été tous exterminés. » 
— « Leur mission était de détruire la Base ? » 
— « Oui… non… Ils cherchaient quelque chose ou quelqu’un. » 
— « L’ont-ils trouvé ? » 
— « Je ne sais pas. » 
— « Machine, » dis-tu, « montre-moi les appareils du Rêve. » 
Le robot bleu roula devant lui ; il y avait décidément quelque chose qui s’enclenchait mal en lui, il cahotait. 
C’était une longue suite de salles en matériau précieux – rubellite, quartz, chrysoprase. Cela ressemblait à tous les postes de relaxation de toutes les planètes – des lits de repos et d’énormes téléviseurs. Chaque paroi formait un écran qui, à cette heure, reflétait le vide. Sur certains coussins, il restait encore le creux où avait reposé une tête abandonnée. Tu marchas vers un des téléviseurs, cherchant à le mettre en marche. Les signaux lumineux s’allumèrent, mais rien ne sortit de l’orifice béant. Le robot bleu t’observait avec indulgence, semblait-il. 
— « Ces machines ne marchent pas ! » déclaras-tu. 
— « Elles n’ont jamais marché, » répliqua ton guide. « As-tu cru l’énigme aussi simple ? Le robot préposé aux tests qui fournit les données, un téléniseur qui verse les songes… C’était bon pour les mutants statiques, mais vous, vous êtes des progressifs… » 
— « Alors ? » 
— « Une piqûre excitant les centres nerveux. Ou – au contraire – une absence totale de toxiques. Ils redevenaient eux-mêmes. » 
— « Comment ? » 
— « As-tu cru à cette légende de mutilés, aux centres nerveux atrophiés ? Ceux-ci n’étaient qu’endormis. Une piqûre et les mondes parallèles s’ouvraient (les Altaïriens n’ont rien inventé, entre nous). Tes camarades s’intégraient à la séquence voulue… » 
— « Mais ils revenaient toujours ? » dis-tu avec dureté. 
— « Bien sûr. » La machine scintilla. « Cela durait deux, trois heures. L’organisme humain est fragile. » 
— « Aujourd’hui… » (tu consultas ton chronomètre) « trois heures sont passées, et peut-être plus. Personne n’est revenu. Qui réglait les départs et les arrivées ? » 
— « Le Cerveau I. » 
— « Mène-moi à lui. » 
Pour la première fois, le robot bleu témoigna d’une hésitation. Tu braquas sur son sommet l’arme thermique. 
— « Celui qui a construit le Cerveau I était un Homme entre les hommes, » dit le robot, « La machine… lui ressemble. Nous vous ressemblons tous… Ne te plains pas de ce qui peut t’arriver. » 
Tu pensais : « Qu’est-ce qui peut m’arriver encore ? Je suis probablement mort et désintégré – et je vogue dans un univers parallèle. Ce Cerveau peut être intéressant… » 
Une salle et encore une salle, où erraient des androïdes déréglés. Un désordre évident dévastait le Palais des Rêves. Les laboratoires étaient vides, les postes déserts. Tu remarquas que le décor même se désagrégeait : les derniers couloirs, dépouillés de leur revêtement étincelant, n’étaient que des coursives d’astronef. Penser que le Palais des Rêves n’était peut-être (comme la caverne d’Aurea) qu’un astronef en disponibilité, t’arracha un rire sans joie. 
Alors, la chapelle ultime ne serait qu’un poste de commandes, et le Cerveau… 
Contre une cloison lisse, gisaient plusieurs machines détraquées. Il devait y avoir là une barrière particulièrement efficace, car le robot bleu stoppa, se plia sur sa base et alla lentement rejoindre l’amas de matière plastique. 
Tu l’enjambas. La barrière n’agissait pas sur les tissus vivants. 
*** 
Il n’y avait rien au poste de commande ordinaire. Ni cuve biologique où bat une masse grise, à filaments sanguinolents, ni rayons gamma, plus puissants que les autres. Rien qu’un autel nu où reposait une forme ovoïde et, alentour, une lumière diffuse. 
— « Vous êtes venu, » dit la voix qu’il reconnaissait. « Enfin ! Il y a dix ans ou un siècle – ou des millénaires qu’on vous attend. Écoutez-moi. Je lis votre pensée : peut-être ne suis-je qu’un enregistrement altaïrien – un simple disque ? Je peux vous rassurer. Mais les secondes sont comptées. Quoi qu’en pense votre ami bleu, dans ce monde ou dans un autre, les Altaïriens peuvent revenir. Nous avons diverses choses à éclaircir avant de commencer notre travail ensemble. Car il s’agit d’une œuvre créatrice… » Le ton baissa, imperceptiblement. « Tout à l’heure, vous avez demandé à votre guide si vos camarades revenaient toujours de leurs univers particuliers. La réponse a été : « oui ». Une notion du devoir envers la Terre ramenait les équipages des Traqueurs, égarés dans la 7e ou la 10e dimension ; elle les arrachait aux délices des univers édéniques, aux ombrages des myrtes, aux filles belles comme des déesses. En ce moment, je doute que vos camarades se sentent redevables envers la Terre : les cylindres les ont libérés de toute inhibition. La Base n’existe plus. » 
— « Nous devons prévenir la Terre, » dis-tu spontanément. 
La lueur blanche vacilla. Une chose énorme fut proférée : 
— « Il y a longtemps que la Terre n’existe plus, elle aussi. » 
— « Comment ! » 
— « Je ne parle plus du globe Sol III. Ni de l’Empire. Il y a toujours une Fédération qui gouverne l’Hypersphère, et l’espèce humaine a un rôle primordial. Mais le petit globe dont nous nous réclamons a subi une série de cataclysmes et ses forces vives on été évacuées sur d’autres planètes. Cela s’est passé bien avant votre naissance… » 
— « Impossible ! » 
— « Facile à prouver. Vous êtes né sur un astéroïde nommé « les Orphéies ». Rien de tel n’a jamais existé dans le Système Solaire – le vrai. » 
Tu t’assis sur le premier siège venu. Tu avais supporté plusieurs chocs en quelques heures : la Base dévastée, tes camarades disparus, Adelphi perdu, effacé à jamais. Et maintenant ces révélations énormes… Tu te trouvais plongé dans un brouillard hypnagogique où tout était possible, comme sur Dzêta d’Orion, le monde de ton enfance. 
— « Bien entendu, » reprit la Voix, « les Altaïriens ne se doutent pas. Le secret a été bien gardé – et pour ces stupides méduses, la Terre est toujours cet empire d’airain qu’ils veulent détruire. Ils ont, en attaquant la Base Ultime, cherché non votre destruction, mais le moyen de combattre cette Terre. » 
— « Et ils l’ont trouvé ? » 
— « Non. » 
— « Et c’est moi ? » 
— « Oui. » 
Un long silence. Puis tu osas demander : 
— « Qu’est-il advenu de la Terre ? » 
— « Tu le sauras tout à l’heure, » fit la Voix, détachée. « Nous ne t’avons pas transporté ici, nous n’avons pas attendu dix ans que tu grandisses et deviennes un homme, parmi les réprouvés et les êtres incomplets, pour désespérer à la dernière heure. Viens. Tu peux briser ce cylindre qui t’a été destiné, qui devait provoquer sur la Terre des bouleversements sans nom. Tu trouveras la réponse à tous les problèmes… » 
— « Qui me dit, » prononças-tu avec netteté, « que vous n’êtes pas un Altaïrien ? Que vous ne mentez pas ? » 
— « Les Altaïriens ne savent pas qu’un certain docteur Hals t’a condamné jadis à ce stage, parce que la Terre – dans dix ans ou dix siècles – aurait besoin non d’un vireur d’univers existants, mais d’un Créateur… » 
  
Cette chose, sur l’autel, n’était pas à proprement parler un « cylindre », mais un œuf. (Les vieux symboles terriens ont la vie dure.) Et lorsque tu le brisas, d’abord, il te sembla que rien n’intervenait. Tu étais toujours au poste. Mais une paroi devint brumeuse, transparente, puis une autre… 
Et tu entendis la sonate de la mer. 
… Au-delà des espaces glacés, des globes obscurs, des gaz interstellaires. Cela montait comme un raz de marée – la mer terrienne chantait, et tu reconnaissais les trois notes toutes simples qui ouvraient les portes de l’Inconnu, de l’Impossible – et puis une cataracte de cristal si pure que l’être et l’esprit étaient pris dans des rets lumineux, et rien ne subsistait dans l’univers subjectif que cette montée auguste et lente de l’Océan vers toi, de la Terre vers son destin. 
Une flèche de flamme jaillit de ton être vers la vivante nuit originelle. Agile, clairvoyant comme à douze ans, te mouvant entre les plans, tu savais maintenant que la surface de la planète-mère, à la suite d’immenses cataclysmes, n’était que cela : un océan d’où la vie demandait à naître. C’est difficile, une naissance, plus certes que la mort. La mort est une fin, on n’a qu’à se laisser aller. Mais cette montée terrible… Eh bien oui, chaque note de cette musique que tu ne devais pas entendre était un stade, un millénaire de création, et à vous deux, vous tiriez, vous haliez la Terre vers son avenir. (Les mots sont insuffisants. Comment traduire l’allégro d’une sonate ? Mais non, tu te trompes, l’allégro c’était ton enfance irradiée de lueurs violettes et orange, sur Dzêta d’Orion. Et l’adagio, et l’andante, tes combats… Ce qui remontait maintenant, c’était le rythme mouvementé d’un finale…) 
Eh bien oui, dans le sens humain, la Terre avait cessé d’exister. Durant des millénaires, une surface d’eaux planes avait recouvert le globe sacré. Il y avait eu des perturbations dans l’ionosphère, les ceintures magnétiques se trouvaient déplacées. Ce qui remontait maintenant au rythme de la musique que vous étiez deux à créer – la Mer et toi – c’était une étrange île oblongue que tu reconnaissais… 
Elle surgissait de l’Océan éternellement jeune, peuplé de formes étranges, phosphorescentes ; elle était faite de matériaux indestructibles et précieux – l’opale bleue, l’onyx, le marbre – recouverts d’une couche d’alluvions, et ta fantaisie créatrice y réinventait d’incroyables végétations de palmes et de fleurs immenses qui s’ouvraient comme des coquillages. 
Elle était ton œuvre, et celle de la Terre, fille de la musique et des forces vives de ton être, ton propre univers divergent que tu tirais du néant, pour le replacer dans l’être. Elle était – dans un avenir incommensurable – le berceau, la couche et la tombe d’innombrables générations. 
Mais cela aussi ne t’importait guère – car l’enfant de douze ans qui rêvait en toi se rappelait qu’il avait foulé cette grève d’argent, remonté ce promontoire bleu, qu’il avait suivi le chemin d’azalées et repoussé la porte du temple en quartz rose. 
Et là, tu la voyais. Issue de ton rêve, elle existerait – dans des millénaires. Ce n’était qu’une enfant comme toi avec son front obstiné, bombé, de préraphaélite, son regard variable et sa bouche boudeuse. C’était ton double et ta sœur. Ses ailes étaient de grandes membranes argentées, puissantes. Elle t’avait appelé du fond des abîmes, des âges, des ténèbres – et tu étais venu. 
— « Parce que la Terre doit revivre. » dit à tes oreilles la voix qui était la musique même de la mer. 
— « Conjuratrice… » 
— « Pas encore. Ferons-nous le ciel mauve et le soleil d’argent ? Je ne sais pas. Laisse-moi te regarder. Un soleil d’argent va bien avec tes yeux. » 
— « Comment appellerons-nous cette île ? » 
— « Comme toujours. Atlantide. » 

(c) Bernard SAUNIER - Créé à l'aide de Populus.
Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
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