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La sève de l'arb
Les enfers sont
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La chenille rose
Le monde orpheli
Le miroir humain
Un spécimen pour
Les premiers hom
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Assirata ou Le m
L’Exécuteur - RO
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L'Enchaîné - ZEN
Le cimetière de
Les souvenirs de
Échec aux Mongol
Olivia par HENRI
Clorinde par AND
Les prisonniers 
L’étranger par W
Du fond des ténè
Son et lumières
L'habitant des é
D'une route à un
Le second lot -
Le saule - JANE
Rencontre - GÉRA
Il était arrivé
Un autre monde -
La filleule du d
Le passé merveil
Les ogres par RO
Le pion escamoté
Virginie (Virgin
Et le temps ne s
Suite au prochai
La venue du héro
Une brise de sep
Et s’il n’en res
Vers un autre pa
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Le Yoreille - PI
Témoignage perdu
Retour aux caver
Les premiers jou
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L'état d'urgence
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Sans issue - JAN
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Dieu n'a pas de
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La choucroute
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Invasion
Le cœur d’une vi
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La petite sorciè
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L’homme
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La rebouteuse
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Suite au prochain volume par DAMON KNIGHT

Suite au prochain volume par DAMON KNIGHT 
 
Dans cette intrigante nouvelle au revers ironique, Damon Knight se penche sur les possibilités inédites offertes par le voyage temporel dans le domaine de la création littéraire(2). 
 
ROBERT MANGOR s’était arrêté à la clôture de son jardin, derrière la maison. La nuit tombait. Il suivait le lent cheminement des ombres que projetait le bois de sapins à travers la prairie, quand il aperçut la silhouette d’un homme en train de gravir péniblement la colline. 
Voilà qui était déjà bizarre – venir à pied de cette direction où l’on ne rencontrait guère que trente bons kilomètres de conifères plutôt drus et, en tout cas, rien qui pût offrir un attrait touristique… 
Mangor en ressentit plus d’agacement que d’inquiétude. Il venait tout juste de retrouver en lui ce goût d’écrire qui l’avait longtemps abandonné. Les longues heures d’un après-midi doré l’avaient peu à peu pénétré pour se fondre harmonieusement avec d’anciennes réminiscences dans ce tréfonds de l’âme où s’élaborent les idées. Une minute de plus, et il aurait eu tout un canevas bien en tête… Ne pouvait-on le laisser en paix ? 
Il fourra sa pipe éteinte dans sa poche, s’accouda à la clôture et observa l’intrus d’un œil noir. L’homme progressait lentement, disparaissant parfois jusqu’à mi-corps dans les hautes herbes. Une silhouette rondouillarde, beaucoup plus large du ventre que des épaules, surmontée d’une tête non moins lunaire. Mais il se dirigeait droit vers le cottage, sans marquer une seule hésitation. Un campeur, probablement quelque imbécile qui s’était fourvoyé en traversant le lac Wallenpaupack, et qui n’avait rien trouvé de mieux que de franchir la ligne de crête… Ou alors, un criminel évadé ? Ou un aviateur ? 
À présent, Mangor distinguait nettement les détails de son costume : un ahurissant « deux-pièces » de soie (ou de nylon) d’une tendre couleur bleu layette. Un campeur, à coup sûr. Parfait ! Mais comment pouvait-il être encore aussi pimpant après une pérégrination de trente kilomètres en montagne ? 
L’homme leva la main. Un geste bizarre, empreint de circonspection. Simple signe, ou salut – ou un peu des deux en même temps. Et sa voix résonna dans la nuit tombante : « Bonsoir, Mr. Mangor. » 
Le romancier sursauta, regarda plus attentivement… Non. Il ne le reconnaissait pas. Pas même pour un quidam qu’il n’aurait fait qu’entrevoir chez son éditeur. Il ne s’agissait pas non plus d’une ancienne connaissance, du temps des « Marines » ou de San Francisco. Pas avec ce « Mr. Mangor » articulé, d’une voix flûtée et cultivée. 
— « C’est bien moi, » acquiesça Robert. « Mais qui êtes-vous ? » 
— « Benedict Leblang. » Un sourire cérémonieux accompagna cette réponse, et une main offerte. Le visage de l’homme était tout rond, mais ses traits nettement contrastés, et non noyés dans la graisse comme on aurait pu le croire de loin. Son crâne chauve présentait un front haut et large. À titre d’essai, Mangor prit la main qu’on lui tendait : l’étreinte se révéla ferme et sèche, « Excusez-moi de m’imposer ainsi à l’improviste, mais j’étais certain de vous trouver chez vous aujourd’hui. » 
— « Vraiment ? » fit le romancier d’un ton soupçonneux. Il sentit un petit frisson désagréable lui courir le long du dos. L’homme arborait des vêtements impeccables dont la coupe soignée disait assez le bon faiseur aux prix coquets. Et si l’on exceptait quelques gouttes de sueur perlant sur son front (ce qui était le minimum pour un homme de cette corpulence à l’issue d’une pareille randonnée), rien ne laissait supposer qu’il fût le moins du monde fatigué. D’où pouvait-il bien venir ? 
Avec le soleil qui déclinait derrière lui, il était difficile de distinguer exactement l’expression de son visage. En revanche, et d’un geste détaché, il tendait maintenant au romancier un petit paquet de forme rectangulaire qu’enveloppait un élégant papier soyeux. « Je crois que vous vous intéressez aux livres, » susurra-t-il. 
Mangor avait tout de suite reconnu à la forme de quoi il s’agissait. Il accepta machinalement le paquet – mais sentit derechef le petit frisson glacé lui parcourir l’échine. 
— « Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-il. 
— « Ouvrez et voyez vous-même. » 
Mangor haussa les épaules et déchira le papier, mettant dans ses gestes, du fait de son irritation, plus de brusquerie qu’il n’était nécessaire. Il ouvrit le paquet à la diable et rejeta l’emballage comme il l’eût fait d’une cosse vide. 
Le livre causait, à le palper, une sensation étrangement voluptueuse – le cuir de la reliure avait la finesse et la douceur de grain d’une chair de femme. Un vélin blanc orné de dorures en losanges : de ce genre de travail qui ne se fait pour ainsi dire plus de nos jours. Il s’agissait sûrement d’une édition pour collectionneurs, à tirage limité. Et à quel prix ! Le titre était reproduit en lettres dorées sur la couverture et au dos de l’ouvrage : « L’exilé, par Garret N. Broome. » 
Mangor ouvrit le livre. Il était imprimé sur un épais papier chiffon dont la couleur, brunâtre au lieu d’être légèrement bleutée, jurait manifestement avec celle de la reliure, et la tranche portait des jaspures rouge et marron. Quant au texte lui-même, il semblait composé en Bodoni (corps 10, probablement), mais la lecture en était très claire et agréable. 
Il apparut à Mangor qu’il s’agissait d’une œuvre de fiction, d’un roman. Mais d’un roman fleuve. Il chercha tout de suite le numéro de la dernière page : six cents et des poussières. Près de trois fois la longueur d’un roman normal. 
Il se sentit soudain en proie à une nervosité inexplicable, « Où vous êtes-vous procuré ce livre ? » demanda-t-il. 
— « Je suis chargé par son propriétaire de le proposer à un petit nombre seulement d’amateurs, » répondit Leblang. « La reliure vous plaît-elle ? » 
— « C’est du très beau travail. » admit Mangor. En même temps il regardait la page du titre, au bas de laquelle il lut : « Sandys et Ullman, Vénusberg. 203 A. C. » 
Il relut ces mots avec une irritation grandissante. Et d’abord, la page aurait dû comporter une formule du genre « Imprimé pour… », au lieu de ce style réservé aux exemplaires vendus dans le commerce. Ensuite… Il regarda encore une fois la date indiquée. Parbleu ! On avait voulu mettre « 1203 » – bien que le livre fût de facture contemporaine, et en bon anglais du XXe siècle. De plus, seconde bourde dans la même ligne : « A. C. » au lieu de « A. D. », abréviation de « Anno Domini ». 
Mais qui pouvait bien se donner tant de mal à monter un canular aussi grossier et, par-dessus le marché, à laisser voir les ficelles dès la première page ? 
— « Quant à l’histoire elle-même, elle ne manque pas d’intérêt, » précisa Leblang. « S’il vous plaît d’y jeter un coup d’œil ? » 
Mangor feuilleta cinq ou six pages, plus pour le plaisir de manier le livre que pour autre chose, et promena un regard distrait en travers d’une ligne. Il détestait cette façon de procéder, de « se donner un aperçu » des ouvrages qu’il ne comptait pas lire jusqu’au bout, car il n’en retirait que des impressions confuses. Il lut pourtant tout un paragraphe de « L’exilé » sans mot dire, immobile contre la clôture du jardin, cependant que filtraient à travers les sapins les derniers rayons du soleil couchant. 
Car dès les premiers mots, le texte avait fait vibrer en lui la corde sensible. La langue était vivante, alerte, colorée ; les états d’âmes, les images, autant de choses qu’il avait lui-même ressenties mais que, pour une raison ou pour une autre, il n’était jamais parvenu à coucher noir sur blanc ; en outre, cadence de style correcte : Mangor abominait le jargon heurté, saccadé des romans édités au cours de ces dernières années. 
Il leva les yeux, avec une sensation pénible de fourmillement par tous ses nerfs : « C’est bougrement bon, » grommela-t-il. « Vous cherchez à le vendre, à le louer, ou quoi ? » 
Ce fut à peine s’il réussit dans la nuit tombante à voir le visage de Leblang. En revanche, il entendit très distinctement la réponse : « Ce livre est à vendre. » 
Et tout d’un coup, il se retrouva seul près de la clôture du jardin, clignant des yeux sous l’embrasement du crépuscule. Absolument seul. Personne devant lui. Personne en contrebas, à flanc de colline. Personne dans le jardin derrière lui. 
Mais il avait toujours le livre entre les mains. 
*** 
Il reprit lentement le chemin du cottage, faisant effort pour admettre la réalité des faits, s’assit à sa table et lut le livre de la première page à la dernière. 
Un pâle rayon d’aurore se glissait dans son sanctum lorsqu’il arriva au mot « Fin ». Il avait tout lu, sans la moindre notion du temps écoulé. Littéralement empoigné par l’action. Une œuvre truculente, picaresque ; les aventures d’un certain Kor – moitié Viking, moitié Indien – aventures qui l’entraînaient du nord au sud de l’Amérique pré-colombienne : à la lettre, le genre de roman dont les péripéties se succèdent d’elles-mêmes, et qu’il avait souvent rêvé d’écrire. En fait, et pas plus tard que la veille, avant la visite imprévue de Benedict Leblang, Mangor avait plus ou moins consciemment songé à une histoire analogue, et… 
Une idée le poursuivait. Une idée incongrue, fantaisiste : à supposer qu’il fût demeuré seul ce même soir, libre de phosphorer à sa guise, aurait-il en fin de compte écrit ce livre ? 
Il revint une fois de plus à la page de titre. « Sandys et Ullman. Vénusberg, 203 A. C. »… En admettant que ce Vénusberg existât réellement, et que cette date… fût une date dans le futur… Pour insensée que parût une telle hypothèse, ne cadrait-elle pas avec les circonstances ? Ne suffisait-elle pas à tout expliquer ? 
Vénusberg… Supposons qu’il se fût agi à l’origine d’une montagne sur Vénus(3) ; que par « A. C. » il faille entendre quelque chose comme « Après le cataclysme ». Supposons que la vieille civilisation terrienne s’en fût allée au diable (et cette éventualité, Mangor l’estimait plus que probable), non sans toutefois que les Terriens n’eussent eu auparavant le temps de prendre pied sur Vénus… En ce cas, « L’exilé » pourrait fort bien être un roman que lui, Mangor, aurait écrit… ou plutôt, qu’il allait écrire… 
Tout cela devenait vraiment trop ardu pour lui. L’impatience le prit, et il se cogna la tête à deux poings. Comment pouvait-il envisager d’écrire un ouvrage qu’il venait de lire ? Ce serait du plagiat, et non de la création. Et si « L’exilé » était son œuvre, pourquoi ce nom – « Garret N. Broome » ? 
Quoi qu’il en fût, il avait bel et bien le livre sous les yeux. Ce n’était pas une hallucination, c’était du concret, du solide, du palpable. Il le regardait toujours, quand il sentit brusquement le sommeil l’engourdir. 
Il referma « L’exilé » sur lequel il posa sa lampe de bureau, et alla se coucher. 
À son réveil, le livre avait disparu. 
*** 
Il fouilla partout, vérifia les serrures des portes, la fermeture des fenêtres – le tout sans résultats : personne n’avait pu pénétrer dans la maison. Or, le livre n’était plus là, ni le moindre indice prouvant qu’il se fût jamais trouvé en la possession de Mangor. 
Et pourtant, il s’en souvenait. Il ne lui aurait pas fallu plus de vingt minutes pour coucher noir sur blanc tout un synopsis du roman. Il se rappelait les personnages, les principaux chapitres, la presque totalité des dialogues – bref, il aurait pu restituer intégralement « L’exilé ». Il avait tout présent à l’esprit, de A à Z. Pas le mot à mot, non, mais la « substantifique moelle » du livre. 
Cette démangeaison de s’y essayer était telle qu’il lui fut impossible de se concentrer sur aucun autre travail. 
On était aux derniers jours de juin. Il fallait que Mangor mît un manuscrit en chantier, n’importe quoi – et pour la première fois depuis dix ans, il se trouvait à court d’inspiration, sans la moindre idée qui pût prendre consistance. 
Il suait sang et eau devant sa machine à écrire. Son courrier s’entassait sur son bureau sans qu’il fît mine d’y répondre. Il délaissa son jardin, négligea l’entretien du cottage. Il piqua des crises de fureur contre les amis qui lui téléphonaient, les couvrant d’invectives au point qu’ils finirent par le laisser tomber. 
Vint enfin le matin où il se réveilla avec une idée folle en tête. Il ne pouvait pas écrire le livre dont il avait eu la vision. Il ne pouvait avoir la certitude que « L’exilé » n’existait pas déjà en un autre lieu, en un autre temps, comme l’œuvre d’un autre écrivain que lui. S’il commençait ce manuscrit, il ferait acte de plagiat. 
Mais il y avait du moins une chose dont il était sûr : aucune loi, aucune obligation morale ne s’opposait à ce qu’il écrivît la suite d’un livre imaginaire… ou si l’on préférait, la suite d’un roman qui devait être l’œuvre d’un autre dans l’avenir. 
S’il existait un Garret N. Broome quelque part dans l’espace ou dans le temps, de deux choses l’une : ou bien il allait écrire son livre en tant que prédécesseur de Mangor, ou bien la suite écrite par Mangor n’allait pas passer à la postérité, étant appelée à disparaître dans le fameux Cataclysme. 
Du reste, « L’exilé » réclamait une suite. Riche en péripéties comme il l’était, il n’intéressait cependant que quelques mois de la vie du héros Kor lui-même campait une silhouette passionnante, un peu plus grande que nature peut-être, mais suffisamment en proie aux faiblesses humaines pour éveiller en vous un curieux sentiment de pitié et d’admiration. De toute évidence, ses exploits ne prenaient pas fin avec son départ de Machu Picchu : un personnage de sa trempe avait une longue suite de luttes et de victoires derrière lui, et l’avenir lui en réservait tout autant, sinon davantage. 
Qu’était-il advenu de Kor, après qu’il eut quitté la fabuleuse cité des Andes ? À cette question, Mangor estimait pouvoir répondre. 
En cinq jours, il eut mis au point son plan d’ensemble. Le sixième, il commençait à écrire. 
Ce fut prodigieux. Aucune de ses œuvres précédentes n’aurait pu soutenir la comparaison. Les mots, les phrases, les chapitres entiers se succédaient à la vitesse de l’éclair. C’était un fleuve, un flot, un torrent. Chaque soir, en se relisant, le romancier se sentait parcouru du grand frisson, tant sa production lui paraissait sublime. Ce coup-là, c’était le grand « boum ». L’œuvre de sa vie. 
Un mois passa. Mangor avait maintenant une immense carte des Amériques étalée sur son mur, autour de laquelle était punaisée toute une collection de diagrammes, de listes de personnages, de notes griffonnées au vol de l’inspiration, de croquis – en un mot, tout le fatras héroïque synonyme de plein rendement. Et puis, un beau jour, il buta contre un obstacle. 
Son scénario voulait que Kor revînt au Temple du Soleil, à Cuzco, du fait d’une intrigue sentimentale où se trouvaient mêlés la propre fille de l’Inca et le Grand Prêtre – deux personnages dont il était déjà question dans « L’exilé ». Or, il n’arrivait plus à se rappeler leurs noms. 
Petit détail, certes, et bête comme chou. Personne que lui ne s’apercevrait de la différence s’il attribuait un autre nom à la princesse et au Grand Prêtre. Pourtant, il ne put passer outre. Dès qu’il essaya, l’inspiration mourut entre les touches de sa machine à écrire. Il insista. En vain. 
C’était le soir d’une longue journée d’efforts exténuants. Mangor demeurait assis à sa table, entouré d’un monceau de papiers chiffonnés. Il ramait désespérément sur sa galère depuis le petit déjeuner, s’entêtant à produire des ours, quitte ensuite à les mettre en boules, et l’heure approchait où, s’il n’arrivait pas à démarrer du bon pied, rien n’irait plus du tout. 
Et soudain, il eut conscience d’un calme insolite, d’un silence profond qui régnait partout, autour de lui et derrière les volets clos de son sanctuaire. Il prêta l’oreille. Aucun bruit. Rien. Rien que le petit bourdonnement du tube au néon. Il tourna la tête… 
Il vit le livre. Posé à plat sur le bord du bureau. 
Il avança un doigt, incapable d’en croire ses yeux. Mais le livre était bien là ! Il le prit, l’ouvrit et le feuilleta jusqu’au moment où il tomba sur une phrase familière : « Que l’on aille trouver Pachacla la vierge, » ordonna Rocapac, « et qu’on lui fasse connaître la décision prise par l’Inca… » 
Un juron lancé à pleine voix donna libre cours à sa colère. Empoignant aussitôt un crayon bleu, il écrivit rageusement les deux noms en travers de la carte murale. 
Il regarda encore une fois le livre. Aucun doute : il était bien là, sous ses yeux. Quelle que fût sa nature, il appartenait bien au monde réel – et où qu’il se fût trouvé auparavant, il se trouvait pour l’instant bel et bien sur le bureau d’un romancier qui s’appelait Robert Mangor. 
La colère le prit à nouveau. Il fit de la place dans le tiroir supérieur de son bureau ou il enferma le livre à double tour. Jugeant à la réflexion que cela n’était pas suffisant, il alla prendre ensuite dans son placard à pharmacie un morceau de sparadrap dont il se servit pour se coller la clé du tiroir sur la poitrine. Quiconque s’aviserait de vouloir la subtiliser à son insu serait bien reçu. Mais cette deuxième précaution ne le satisfit pas encore. Il tailla dans du sapin des petites chevilles, les enduisit de colle et les coinça sous chacun des trois tiroirs : une fois la colle bien sèche, il faudrait une scie égoïne ou un ciseau à bois pour en venir à bout. 
Malgré quoi, le lendemain matin, le sparadrap avait disparu sans lui laisser une seule marque sur la peau, et les tiroirs n’offraient plus la moindre trace de colle. Ni de livre. 
*** 
Il abandonna la partie et, remâchant une fureur impuissante, alla retrouver sa machine à écrire. Le roman réclamait de nouveau tous ses soins. Il s’absorba complètement dans l’œuvre créatrice. 
L’été s’écoula, puis l’automne. Les premières bourrasques de neige fouettaient les murs du cottage lorsque Mangor tapa les mots suivants : « Kor était debout contre le parapet, immobile, le visage dur. Son regard plongeait vers cette marée humaine dont les vagues déferlaient en dessous de lui dans la lumière des torches, dans le gémissement du vent du nord aux approches du cœur de la nuit. Et voici qu’une clameur montait de la multitude : « Kor, ô Kor ! Que vas-tu faire à présent ? ». 
Mangor s’arrêta, manœuvra plusieurs fois de suite le levier d’interligne, considéra un moment la page inachevée et tapa en lettres capitales : « J’AI BESOIN D’UNE EXPLICATION ». 
Puis il se leva et sortit de son bureau. 
Il avait en tête, intégralement, la dernière partie de l’histoire. Deux mille mots, trois mille au maximum. Il savait quel serait le dénouement. Mais il n’en avait pas écrit la première ligne et se jurait bien, sauf événement nouveau, de n’en pas écrire une seule. Cela reviendrait à saborder son œuvre – et très probablement à ruiner sa carrière de romancier. Mais si les choses en arrivaient là, il abandonnerait le métier des lettres. Il retournerait sur la côte californienne, reprendrait la mer à bord d’un cargo. Souvent, déjà, il lui était arrivé de larguer ainsi les amarres. Il était libre de recommencer. 
Trois jours durant il musarda çà et là, lisant, regardant la télévision et laissant la poussière recouvrir le manuscrit dont les pages s’empilaient à côté de la Remington. 
Le quatrième jour, il était assis devant la grande baie vitrée de son living-room. Il contemplait la longue pente neigeuse de la colline qui dévalait jusqu’à la route, lorsqu’il aperçut tout à coup une silhouette sombre qui grimpait le raidillon. 
Il froissa lentement son journal, le laissa tomber à côté du fauteuil… La colère et la peur se répercutaient en coups sourds dans sa poitrine et il demeurait là, sidéré, sans songer à faire un geste. La silhouette grandissait, se rapprochait. Une silhouette toute ronde, plus large de ventre que d’épaules. On voyait une buée légère monter au-dessus de sa tête. 
Le romancier attendit de pouvoir nettement distinguer le visage lunaire, puis il se leva et gagna la porte d’entrée. 
L’obèse en était aux derniers mètres du raidillon. Il leva la main, esquissant ce geste bizarre qui ressemblait à un demi-salut. Son visage, au-dessus du col fourré de son manteau court, était rose et luisant, et une manière de petit chapeau plat ou de casquette faisait un contraste comique avec sa tête toute ronde. 
Mangor ouvrit la porte. Un courant d’air glacé l’enveloppa. Le froid était sec et mordant sous un ciel sans nuages, et le thermomètre de la véranda était tombé à zéro degré. Pourtant, et malgré la minceur de son manteau, Leblang ne semblait pas le moins du monde se ressentir de la température. Le sourire aux lèvres, il escalada le perron d’un pas alerte. 
Mangor s’effaça pour le laisser entrer. 
— « Merci beaucoup, » susurra courtoisement l’obèse. 
La porte refermée, Robert le rejoignit dans le living-room. Il attendait poliment le bon plaisir de l’hôte, mais sa silhouette donnait une curieuse impression d’incongru, de déplacé, plantée comme elle l’était au milieu de la pièce, avec les rayonnages de la bibliothèque et la cheminée en arrière-plan. La coupe de ses vêtements, peut-être, ou… Mais l’idée ne fit qu’effleurer Mangor, et il la laissa s’évanouir. 
Il serra les poings, plus ou moins consciemment, puis attaqua d’un ton sec : « Asseyez-vous. Boirez-vous quelque chose ? » 
Leblang esquissa une petite courbette et accepta le fauteuil. En même temps qu’il s’asseyait, il déposa sur un des bras du siège un épais paquet de forme oblongue. Il ôta ensuite son ridicule petit chapeau, puis ouvrit son manteau en faisant simplement courir sa main le long de la couture du milieu. Enfin, et très à son aise, il se renversa contre le dossier du fauteuil : « Boire quelque chose ? Peut-être un peu plus tard. Nous avons pour l’instant à parler affaires, Mr. Mangor. » 
— « Si du moins l’on peut appeler cela affaires. » rétorqua le romancier. Il prit une chaise sur laquelle il s’assit, coudes aux genoux et face à Leblang. « Soit. Commençons par une question facile. Qui êtes-vous, et d’où venez-vous ? » 
— « Mon nom, vous le connaissez déjà. Je suis originaire de New-Dublin (États-Unis de Vénusique). Depuis, toutefois, je me suis établi à Vénusberg. » 
— « Où est-ce ? » insista Mangor. 
Leblang lui décocha un petit regard amusé : « Mais vous le savez très bien, cher monsieur : sur la planète Vénus, et dans cinq cents ans d’ici – dans votre futur. » 
Le romancier serra les mâchoires. « Et alors ? » fit-il. 
— « Mr. Mangor, il se trouve que vous avez écrit un livre dont un exemplaire figurait parmi les quelques ouvrages romanesques que les premiers pionniers apportèrent avec eux sur Vénus. J’étais tout jeune quand je le lus pour la première fois. Depuis, je l’ai relu et relu. Bref, je crois pouvoir dire que j’ai l’honneur d’être votre admirateur le plus fanatique. » 
— « De quel livre s’agissait-il ? » 
— « Le titre était « L’exilé ». Un… » 
Mangor bondit de sa chaise : « Mais je ne l’ai pas écrit, bon sang ! » s’exclama-t-il. « Il m’a bien semblé y retrouver mon style, mes aspirations, ma manière propre de concevoir une intrigue, mon souffle enfin – mais jamais, au grand jamais, je n’en ai écrit le premier mot ! C’est celui-là, dont je suis l’auteur ! » En même temps, il montrait la porte de son bureau. 
— « Oui, je comprends…» fit le visiteur d’une voix lénifiante. « Essayez pourtant, si vous voulez bien, de considérer le problème d’une autre façon : si je n’avais pas pris les devants en me présentant à vous de la manière que vous savez, vous auriez écrit « L’Exilé », vous alliez l’écrire. À vrai dire, ce même roman, vous l’avez écrit, mais dans un autre vecteur du temps, un vecteur parallèle à celui où vous êtes. Le temps peut se schématiser ainsi, Mr. Mangor. » Tout en parlant l’obèse étendait une main à plat, les doigts allongés. « Il existe une multitude de mondes, une multitude de Robert Mangor ; ils se ressemblent tous – ou du moins, ne diffèrent que par des détails insignifiants. Si je puis me permettre cette image, le cosmos prodigue une manne inépuisable à qui sait en pénétrer les arcanes. » 
— « La première fois que vous êtes venu me voir, vous avez disparu comme par enchantement. » Mangor fit claquer ses doigts. « Ensuite il y a eu le coup du livre : je l’avais laissé sur ma table avant d’aller me coucher, et il n’y était plus le lendemain matin. » 
Leblang hochait tranquillement la tête. « Si je vous avais laissé sur l’impression qu’il s’agissait d’un livre comme les autres, » expliqua-t-il, « vous n’auriez pas écrit la suite que je désirais. De même, il était bon que je vous fasse croire que j’étais un personnage imaginaire, le produit d’un rêve. Si bien qu’en usant d’un ou deux petits subterfuges…» 
— « Un ou deux… Comment cela ? » 
— « Essayez de comprendre : tout vecteur du temps peut être amené à un ou plusieurs points d’intersection avec le vecteur qui lui est immédiatement parallèle. Grosso modo, vous pourriez peut-être vous les représenter comme des brins de ficelle parallèles entre eux dans un même plan. Normalement, ils sont rectilignes, indépendants les uns des autres. Mai ? si je passe du premier au deuxième sans lâcher le premier, comme ceci… comprenez-vous, à présent ? C’est ce qui s’est passé ce soir-là, alors que vous étiez en train de me regarder par-dessus votre clôture : je me suis transféré d’un vecteur à un autre. Plus tard, quand vous avez si soigneusement enfermé dans votre tiroir le livre que je vous avais donné, j’ai attendu que vous soyez endormi pour vous transférer, vous, d’un vecteur à un autre – un autre temps dans lequel vous n’aviez pas enfermé le livre. Comme vous le voyez, le principe est on ne peut plus simple. » 
— « Laissez-moi m’y retrouver. Je ne sais pas si j’ai bien compris votre histoire de vecteurs, mais si j’ai bien saisi, vous saviez que j’allais écrire ce livre. Or, vous êtes intervenu pour me mettre des bâtons dans les roues. Pourquoi ? » 
— « Que feriez-vous à ma place ? » demanda Leblang. « Que feriez-vous si vous aviez… disons une très longue vie en perspective, et le pouvoir de modifier à votre guise les vecteurs du temps ? » 
Mangor l’enveloppa d’un regard scrutateur. Depuis le début, quelque chose ne cessait de l’intriguer dans l’aspect de l’obèse. À présent, toute colère éteinte, il s’efforçait froidement de préciser cette impression. Il avait appris en partant des expressions, des gestes, des attitudes à dégager les traits essentiels du caractère des gens. Au fur et à mesure qu’il étudiait l’homme assis devant lui, ses pensées s’enchaînaient automatiquement : « Le genre de bonhomme qui n’a jamais fait œuvre de ses dix doigts… ou du moins, qui n’a jamais eu à se soucier du lendemain… Noyé de graisse, mais plus solide qu’il ne parait… Comme âge, il doit avoir dans les… Quarante ? Soixante peut-être ? Quatre-vingts ? Cent ? » 
Voilà ! Il avait trouvé : il lui était impossible, même approximativement, de donner un âge à son visiteur. 
Un frisson lui courut dans le dos et ce fut d’une voix rauque, pénible, qu’il répondit à la question posée : « Je… j’imagine que je mettrais le holà à une ou deux guerres pour commencer. Ensuite… eh bien ! j’ai connu un garçon à San-Francisco, dans le temps, qui s’est trouvé un jour nez à nez avec un camion… » 
— « Non, Mr. Mangor… » Leblang secouait la tête, « J’ai déjà essayé tout ce que vous dites, et je puis vous assurer qu’il est impossible d’aller contre ce qui doit être. Ainsi ai-je appris que je n’étais pas Dieu. » 
— « Soit. Mais alors ? » 
— « Ma foi, vous pourriez choisir une autre activité. Pour ma part, j’ai entrepris de collectionner les œuvres qui n’ont pas été écrites. Ainsi la vôtre, Mr. Mangor. Je voulais un roman faisant suite à « L’exilé ». Ce livre, vous ne l’écriviez dans aucun des vecteurs temporels normaux que j’avais pu prospecter. Or, c’était maintenant pour vous l’année ou jamais d’écrire les nouvelles aventures du héros de mon enfance. Les circonstances s’y prêtaient, car vous serez ultérieurement très pris par d’autres activités… À propos, je ne sais si vous l’avez remarqué, mais le premier livre était moitié moins long que l’autre – je veux dire, que celui que j’ai mis à votre disposition la deuxième fois : celui-ci comprenait en réalité « L’exilé » et une première suite, réunis sous un même titre en un seul volume. En fait, vous venez d’écrire le troisième ouvrage de la série, Mr. Mangor. Vous dirai-je le plaisir que j’en attends ? » 
— « La série… » répéta Mangor en reprenant lentement contact avec sa chaise. 
— « Tout juste. » Leblang se leva. « Et voilà les quelques explications que vous désiriez, cher monsieur. Je tiens cependant à y ajouter un modeste cadeau… un faible témoignage que je vous laisserai de ma gratitude. » 
— « Ceci ? » Mangor désignait du menton le paquet posé à côté de l’obèse. 
— « Ceci. » répondit Leblang en donnant sur le paquet un petit coup de son doigt tendu. « Et maintenant, il faut que je vous quitte. Vous pouvez ouvrir le paquet dès maintenant si vous voulez mais, naturellement, vous ne le lirez pas avant d’avoir achevé votre manuscrit. » D’un simple geste d’épaules il referma son manteau dont les pans, sans que Mangor en comprît la raison, se trouvèrent instantanément réunis. Puis il se recoiffa de son ridicule couvre-chef et, le pas guilleret, se dirigea vers la porte. 
« Adieu, Mr. Mangor. Cette visite aura été pour moi un véritable plaisir. » Il sortit sur un dernier petit signe de tête enjoué. Mangor le vit par la fenêtre se frayer vaillamment un chemin dans la neige jusqu’en bas du raidillon, suivre la route toute blanche, atteindre le premier tournant, disparaître… Alors seulement, il alla prendre le paquet demeuré sur le bras du fauteuil. 
Il le retourna, le soupesa, déchira le papier à un bout et trouva deux livres enveloppés avec un soin jaloux. Deux volumes aux reliures identiques ornées des mêmes dorures en losanges. Ils avaient pour titres « L’exilé » et « Le retour de Kor ». Le nom de l’auteur figurait également, en toutes lettres : « Robert E. Mangor. »(4). 
Cloué sur place, le romancier vit soudain le temps comme une multitude de couloirs transparents, chacun d’eux avec le même Benedict Leblang obèse et affairé, chacun d’eux avec un même Robert Mangor en colère. Le troisième volume lui servant d’appât, Leblang pourrait bientôt obtenir une quatrième suite ; et après la quatrième, une cinquième ; et après la cinquième… 
Mangor jura, écœuré. Les tragédies perdues de Sophocle et d’Eschyle, les poèmes de Sapho, les romans inachevés de Stevenson, toute la partie de l’œuvre de Stephen Crane demeurée en gestation… tout ce que Leblang aurait pu collectionner, s’il l’avait voulu ! 
Était-ce le fait de flairer quelque chose d’anormal dans les goûts littéraires de Leblang – ou de songer qu’il laissait un trésor lui échapper ? Mangor ignora la raison exacte de la colère dont il se sentit empoigné. Brandissant les deux livres qui, sans qu’il eût pu dire pourquoi, lui semblaient soudain du tout venant, il les abattit avec fureur sur sa table. 
  
(Traduit par René Lathière.)

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Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
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