La petite sorcière - MILDRED CLINGERMAN
La petite sorcière - MILDRED CLINGERMAN
Après deux histoires comiques : « Dites-nous, grand-mère » (n° 18.) et « Voyage-surprise » (n° 19), et deux histoires dramatiques : « Le rêve » (n° 52) et « La sève de l'arbre » (n° 52), Mildred Clingerman nous revient avec un conte en demi-teintes et ironique, à propos de deux fillettes, l'une « possédée du démon » et l'autre possédée peut-être de quelque chose d'autre…
Nina fit un effet marqué sur le voisinage.
Bien sûr, nous avions été prévenus, mais il était difficile de croire qu'une enfant aussi ravissante pût receler en elle les sept enfers réunis.
Notre première rencontre eut lieu au début du printemps. J'étais en visite chez Mrs. Pritchett, ma plus proche voisine. J'avais commis l'imprudence de lui avouer qu'il m'arrivait fréquemment d'être débordée par mes travaux ménagers. Elle avait aussitôt insisté pour que je vienne chez elle constater de visu comment s'organisait une journée digne de ce nom. Je n'ai jamais pu résister à une démonstration basée sur l'expérience. Voilà sans doute pourquoi, lorsque je reviens de la foire annuelle du pays, je suis toujours munie de ces petits instruments ménagers qui paraissent sur place si simples à utiliser, mais qui se métamorphosent entre mes mains en d'insondables mystères, rétifs à toute manipulation…
Il y avait deux heures que j'admirais Mrs. Pritchett. Elle rangeait, arrangeait, remaniant et ordonnant toute chose, lissant les surfaces chiffonnées, faisant disparaître toute trace, toute preuve qui aurait pu laisser penser que Mr. Pritchett ou aucun autre être vivant fût jamais passé par là.
« Pauvre Mr. Pritchett…» me laissai-je aller à penser…
Dans la rue des Ormes, le living-room de Mrs. Pritchett avait été baptisé le « reproche vivant », – par rapport aux nôtres. Ni Mr. Pritchett, ni l'enfant Pritchett, n'avaient le droit de déranger l'ordonnance uniforme des « journées » de la maîtresse de maison, toutes ces journées qui s'emboîtaient en ronronnant, suite de petits compartiments proprets étiquetés « nettoyage », « pâtisserie », « bébé », « marché ». Dans la nursery, je la regardai se pencher sur la voiture de l'enfant et enfoncer soigneusement un centimètre de couverture du côté droit, ce qui centrait très exactement sous le menton de Pritchett junior le nœud bleu qui ornait ladite couverture.
Pritchett junior, lui, demeurait inerte, mis à part quelques lents clignements des paupières. Au bout de sept mois et demi d'une existence parfaitement stéréotypée, il avait adopté le comportement et l'expression d'un juge de Cour Suprême. Mrs. Pritchett poussa la voiture jusque sur le porche ensoleillé, et le laissa à sa contemplation du monde. Évidemment, à cet âge-là, mes propres enfants attiraient plutôt l'attention par leurs hurlements… Mais au moins, ils ne ressemblaient pas à des saucisses farcies.
Revenue dans son living-room, Mrs. Pritchett souleva les raides coussins du canapé, afin d'inspecter de près les crevasses le long des accoudoirs. Elle me conta qu'un jour, il y avait deux ans de cela, elle avait découvert un pépin d'orange enterré là – d'où je conclus que, durant les brèves absences de son épouse, Mr. Pritchett était encore victime d'un état de péché inhérent à sa nature. Je fus ravie de l'apprendre. Il s'entêtait à manger des oranges dans le living-room, me dit-elle, bien qu'il ne continuât point à empiler les épluchures dans les cendriers. Il ne l'aurait pas pu, Mrs. Pritchett l'ayant obligé à cesser de fumer et ayant supprimé les cendriers…
Hélas !… la Doctrine Pritchett sur la Parfaite Ménagère, au fur et à mesure que la conférence avançait, me devenait aussi étrangère que les rites druidiques, n'ayant pas plus de chances d'être mise en pratique chez moi. Je m'apprêtais à fuir lorsqu'on sonna à la porte.
Une maigre fillette d'une douzaine d'années, portant lunettes et dont les cheveux raides pendaient mollement en rideau sur son front, tenait en laisse, d'une main ferme, une beauté de quatre ans, une mignonne à fossettes en tablier bleu. Le sourire de la petite mignonne était un véritable enchantement. Voici, pensai-je, l'image de la perfection. On oubliait de voir que les coudes ainsi que les genoux de la petite étaient entourés de pansements, et qu'une de ses joues duvetées était marquée d'un vilain bleu.
L'aînée éloigna une mèche gênante en soufflant dessus et donna un tour supplémentaire à la laisse.
— « Voici Nina, » fit-elle, en désignant la petite. « Nous venons d'emménager dans la nouvelle maison qui se trouve au bout de la rue et je fais le tour des voisins pour les prévenir – ce n'est que juste ! Surtout ceux qui ont des enfants. »
Elle lança un regard inquisiteur par-dessus l'épaule de Mrs. Pritchett, vers le living-room.
« Vous permettez que j'entre ? Il n'y a aucun danger, je vous assure. C'est une toute nouvelle laisse, comme vous pouvez le constater. Par ailleurs, Nina a quelque respect pour moi. Ça a toujours été ainsi. Quelle chance, hein ? Mais, évidemment, » ajouta-t-elle, « je ne peux être avec elle constamment. Il y a l'école, et tout… C'est que je voudrais vous expliquer, si vous le permettez ? Merci, c'est gentil de nous faire entrer. »
Mrs. Pritchett et moi nous reculâmes devant l'assurance de la fillette. Je m'assis sur le siège que je venais de quitter. La matinée devenait enfin amusante.
« Comme c'est bien tenu, » dit-elle, regardant le living-room. « Est-ce que toute la maison est comme ça ? Vous devez avoir des refoulements, ou quelque chose de ce genre. J'en sais long sur notre subconscient bestial. Vous comprenez, mon frère… son père…» (elle secoua la laisse pour indiquer Nina), « … est professeur à l'Université. À propos, mon nom est Garnet Bayard. »
Elle tendit une petite main assez sale, d'abord vers Mrs. Pritchett, ensuite vers moi. Sa poignée de main fut rapide et brève. Elle s'assit tranquillement dans le meilleur fauteuil, la radieuse petite Nina s'appuyant contre ses genoux osseux.
« Voici ce dont il s'agit, » dit-elle, se penchant confidentiellement vers nous. « Nina libère ses instincts agressifs sans tenir aucun compte de leurs conséquences douloureuses. Pour elle-même, je veux dire. De là les pansements dont elle est couverte. Il va de soi que ce dont ses victimes peuvent avoir à pâtir la laisse parfaitement indifférente. Ils – c'est-à-dire ses parents et le psychiatre – croient que ce n'est là qu'une simple phase provisoire de son développement. Je suis personnellement un peu fatiguée de cette phase. Je vis avec mon frère et sa femme depuis la naissance de Nina, et franchement, elle a toujours été ainsi. J'ai horreur d'avoir à m'exprimer comme une réactionnaire, mais tant que la psychiatrie ne relèvera pas davantage des sciences exactes…» (Garnet leva les sourcils et haussa les épaules), « … on peut aussi bien s'adonner à la sorcellerie. Je trouve d'ailleurs l'étude des sciences occultes fascinante. Mon frère possède toute une collection de livres anciens sur ce sujet… »
Mrs. Pritchett, dont la bouche s'ouvrait et se refermait sans émettre de sons, retrouva finalement la voix.
— « Je ne comprends pas très bien. De quoi êtes-vous donc venue nous prévenir ? »
Garnet la regarda avec étonnement.
— « Je suis venue au sujet de Nina. Elle mord. Elle rue. Elle pince les bébés. Elle lance son tricycle dans les postérieurs des braves vieilles dames et ne manque jamais son but. C'est le diable incarné. »
Mrs. Pritchett déglutit.
— « Vous… Vous voulez dire qu'elle s'attaque à des gens qui ne lui ont rien fait ? À quoi pensent ses parents ? N'ont-ils donc aucune influence sur elle ? »
— « Ils n'ont que moi, » dit Garnet, « moi et la laisse. Quant à ce qu'ils pensent, le saura-t-on jamais ! Par exemple, Pamela, la mère de Nina, est couchée en ce moment ; elle lit Proust. On pourrait supposer que la lecture de Proust l'obligerait à repenser, réanalyser, redisséquer de vieilles impressions nébuleuses de son passé, plus qu'a moitié oubliées… Pas du tout, ça l'endort. Elle est plutôt fatiguée par le déménagement, et la vue de toutes ces caisses à déballer et toutes ces valises à vider l'a simplement menée à Proust. Et voilà. »
Mrs. Pritchett avait atteint le stade des torsions de mains.
— « Mais enfin, nous, les voisins, que devons-nous faire ? »
Garnet la contempla un moment, puis parla d'une voix apaisante.
— « Pour Nina ? Rien. Sauf tenir votre grille fermée et verrouillée. Et quand vous sortez vous promener, retournez-vous souvent. Elle est extraordinairement silencieuse quand elle s'approche de ses victimes. »
L'heure du déjeuner venant, je me sauvai, emportant avec moi l'image réjouissante d'une Mrs. Pritchett pétrifiée d'horreur, les yeux écarquillés, fascinée par on ne sait quelle épouvantable vision d'irréparable désordre. Je décidai que le printemps était encore plus beau que d'habitude. Bien sûr, notre quartier n'était ni terne, ni ennuyeux avant l'arrivée de Nina et Garnet, mais il n'y avait guère de sujet d'indignation. D'accord, nous, les femmes, réagissions vivement quand il était question des Pritchett. Certaines d'entre nous faisaient claquer leurs langues, d'autres hochaient la tête, d'autres encore ricanaient, mais nous donnions toutes de la voix pour psalmodier en chœur ! « Pauvre Mr. Pritchett !… » Étant leur voisine immédiate, j'en voyais davantage que la plupart. Par exemple, tous les matins, Mrs. Pritchett balayant le porche après le départ de son mari, comme décidée à effacer jusqu'à l'ombre de ses pas. Je l'entendais donner ses ordres, faire ses sermons, et pas une seule fois Mr. Pritchett ne se permettait la moindre répartie.
Bien sûr, lors de certaines soirées, j'avais bien entendu quelques spéculations gauloises quant à la manière dont Pritchett junior avait pu arriver… Sa venue ne se produisit qu'après six ou sept ans de mariage, et lorsque Mrs. Pritchett commença à arborer les larges robes sombres destinées à dissimuler son embonpoint naissant, les bons vivants du voisinage n'hésitèrent pas à déclarer qu'elle allait sûrement donner le jour à une créature robot du genre polyvalent, mais dénué de cordes vocales.
Nous fûmes toutes très déçues de ce que le bébé ne dérangeât aucunement la rigueur des journées ménagères du foyer Pritchett. Certaines femmes disaient : « Attendez, vous verrez quand il commencera à manger et à marcher tout seul ! » Quant à moi, je n'avais aucun espoir de ce genre. J'étais persuadée que Mrs. Pritchett aurait raison de son fils. J'avais assisté à la lente métamorphose de son mari. Il n'avait pas toujours été un objet de pitié pour les voisins.
Dans le temps, nous nous étions prêté des livres, lui et moi, et parfois il nous était arrivé d'échanger quelques mots au crépuscule, lui se tenant sur son gazon propret et contemplant d'un œil attendri notre cour semée de jouets, d'enfants braillards, de chats et de chiens.
Nous parlions bière, pigeons et peinture à l'huile. Il aimait tout cela. Mais Mrs. Pritchett avait exclu le tout de sa maison, comme étant trop salissant. Il disait parfois de jolies choses imprévues. Ainsi, le soir où je lui fis part de mes efforts pour mesurer mes fenêtres en vue de confectionner des rideaux neufs. Je m'y étais reprise à quatre fois, et chaque fois le nombre de centimètres était différent. C'était réellement exaspérant.
— « Oui, » avait-il dit avec un bon sourire, « il y a quelque chose de très bizarre dans le comportement des mètres. Je pense qu'ils doivent nous détester, et de temps à autre, ils ne peuvent résister à l'envie de nous ridiculiser. Rien que pour nous apprendre à être assez fous pour croire que nous pouvons apprivoiser un peu d'espace, ou plus encore, l'enfermer. »
Je rentrai chez moi et contemplai mon mètre d'un regard différent. Les paroles de Mr. Pritchett ne servirent qu'à affermir ma conviction que ce monde est un endroit terrifiant et merveilleux, où tout est possible. Le tout est de conserver suffisamment de souplesse d'esprit pour l'apprécier comme il convient.
*
* *
Je me mis à souhaiter, peu charitablement, que la première attaque de Nina fût dirigée contre Mrs. Pritchett. Malheureusement, elle s'exerça sur mes deux enfants. C'est en soignant et consolant que j'appris l'affaire, histoire ponctuée de force larmes et sanglots. Nina, montée sur son tricycle, s'était lancée sur mes fils alors qu'ils jouaient tranquillement aux billes. Le plus grand dommage avait surtout été causé à leur fierté. Il était impensable qu'une fillette de quatre ans se fût attaquée à des garçons de huit et dix ans. Et, bon sang de bois, elle n'en retrouverait plus l'occasion ! Les pleurs cessèrent quand ils se mirent à se démontrer mutuellement comment ils s'y prendraient pour s'en défendre. J'intervins pour les séparer avant qu'ils n'oublient que ce n'était là qu'une démonstration, et leur dis combien je serais déçue de les voir s'abaisser à se battre contre une enfant de quatre ans.
— « Mais que devons-nous faire ? » hurlèrent-ils. « Tu veux donc que nous nous couchions par terre pour que ce vieux tricycle nous passe mieux sur le corps ? Tu nous veux en miettes ? »
Je me souvins des paroles de Garnet :
— « Retournez-vous souvent. Et si vous la voyez venir, mettez-vous à l'abri. Fuyez ! »
Je n'obtins en réponse que des regards belliqueux, mais au bout de deux semaines, c'était devenu la réaction habituelle de tous les enfants du voisinage ainsi que de la plupart des adultes. Elle mordit le facteur au pouce, s'y agrippant comme un chien furieux. Elle assaillit le gros Mr. Simpson, s'attaquant à son ventre, à deux reprises différentes. Chaque fois que des enfants étaient rassemblés, elle les dispersait en pédalant furieusement dans le tas.
Je m'habituai à entendre sans cesse dans la rue des hurlements et des bruits de fuite éperdue. Et au milieu des drames et du sang, Nina conservait son sourire angélique. Toutes les mères se prirent à souhaiter la venue des vacances d'été. Les écoles fermeraient, et Garnet aurait davantage de temps pour jouer son rôle de gardienne.
Nous étions tous d'accord pour reconnaître que Nina souffrait des suites de ses attaques autant que ses victimes. Davantage même. On ne la voyait jamais que recouverte de pansements. Nous hésitions à rendre visite à ses parents, car les premiers à l'avoir fait avaient été quelque peu surpris par l'accueil des Bayard.
J'appris que la mère de Nina était une femme languissante vivant entre des monceaux de livres et des couches de poussière et qui, en entendant énumérer les méfaits de Nina, se hérissait ou éclatait de rire. Les rires du Professeur Bayard sonnaient plus creux, et l'on remarqua qu'il arborait plusieurs bleus au tibias. De plus, chez lui, le professeur n'était vêtu que de shorts et plusieurs dames âgées qui se rendirent chez eux furent choquées par la vue de sa maigre poitrine nue. Quant à la conversation, elles n'en avaient jamais entendue de pareille, dirent-elles. D'innombrables crudités, mais aussi toute une série de mots dont l'usage n'était pas courant. Les Bayard semblaient être des gens divertissants, mais j'étais trop occupée à ce moment-là pour rechercher leur compagnie.
Par ailleurs, Garnet venait me voir assez souvent pour que je fusse au courant de la vie des Bayard, bien que, de manière générale et pour ma plus grande délectation, sa conversation prît des tours plus imprévus. Quand elle était accompagnée de Garnet, Nina n'avait rien de menaçant. Elle jouait avec les jouets abandonnés des garçons, image même de la joie sereine. J'en demeurais charmée. Cependant, Garnet ne manqua pas de remarquer que même les bulldozers sont parfois en panne d'essence.
La conversation de Garnet produisait sur moi l'effet que m'avait produit celle de Mr. Pritchett dans les temps passés. Il me parut certain qu'elle était douée d'une sorte de génie et pourrait bien un jour étonner le monde par son originalité et sa flamme. Mais, à l'âge de douze ans, elle se contenta de m'étonner, moi. Sa vivacité d'esprit, sa manière d'assimiler, de percevoir, de refuser – sa façon de jouer avec des mots nouvellement découverts, le plaisir qu'elle prenait à modeler sa pensée avec rigueur – tout cela m'enchantait. Je l'aimais pour sa capacité de s'intéresser à tout : les gens, les chats, la pâtisserie, les étoiles ou la manière de récurer un plancher.
Aujourd'hui, je comprends que Garnet, de tout temps, avait été créée pour être poète. Alors que je n'ai vu en elle que l'image d'une apprentie sorcière…
Tout commença le jour où elle se précipita chez moi pour m'annoncer qu'elle avait découvert, dans ses livres de sorcellerie, une cure possible pour Nina.
— « Je suis convaincue, » déclara-t-elle, « qu'elle est, pour reprendre un terme barbare, « habitée » par un démon. Et pourquoi pas ? N'est-ce pas là ce que le psychiatre essaie de lui extirper à l'aide de poupées et de meubles miniature ? Il lui donne ces objets afin qu'elle construise un monde à son échelle et réagisse à ce contact, tandis qu'il l'observe. Pour réagir, elle réagit : elle arrache, elle écrase, elle émiette. Pourquoi toute cette mise en scène ? Il en apprendrait autant en la voyant à l'œuvre dans la vie de tous les jours. Savez-vous à combien s'élèvent nos notes de frais, rien que pour les pansements ? Elle finira par se tuer, si nous ne trouvons pas rapidement une solution, » Garnet repoussa nerveusement une mèche de cheveux. « D'un jour à l'autre, à présent, elle peut s'en prendre aux automobilistes.
» Il faut que je m'en retourne. J'ai laissé Pamela alors qu'elle était en train de lui mettre un nouveau bandage. Non, Nina n'a attaqué personne aujourd'hui. Pas encore. Mais la semaine dernière, il nous a semblé remarquer, Pam et moi, que Nina adorait être pansée… Elle venait de barrer la route à un homme à bicyclette et, après cet exploit, semblait convaincue d'avoir mérité là un pansement de taille, alors qu'un petit sparadrap aurait fait l'affaire. Ce qu'elle a hurlé ! Depuis, nous tentons une expérience. Nous lui faisons d'importants pansements, plusieurs fois par jour, de manière à la faire ressembler à une momie. Mais je n'ai pas grande confiance dans le résultat escompté. Nina ne cesse de protester parce qu'il n'y a pas de « rouge ». Vous n'auriez pas une bouteille de sauce tomate ? Nous n'en usons guère. Pamela est d'avis que les gens qui en mangent mériteraient d'être rejetés dans les ténèbres, mais moi je ne déteste pas ça…»
Je trouvai la bouteille en question, et la remis humblement à Garnet.
— « J'espère que vous découvrirez le pourquoi de son attitude » souhaitai-je. « Cette idée de pansements me semble assez astucieuse. Peut-être se fait-elle du mal uniquement pour obliger sa mère à la couver ? »
Garnet secoua impatiemment la tête.
— « Ce serait trop simple et fort peu drôle, en plus. À propos, j'aurais besoin de quelques… fines herbes. Pour le philtre, vous savez, l'exorcisme. Depuis deux jours j'essaie de rassembler les éléments nécessaires, ça commence à faire un fameux tas de saletés. Auriez-vous du romarin ? Bon. Merci. Je prendrai également quelques graines de pavot. Je n'ai pas parlé à Pam de mon projet. Je sais que mon frère ne dirait rien, ça l'amuserait plutôt. Mais Pamela est parfois très mère-poule, vous n'imagineriez pas ! Ils se rendent ce soir à une réception donnée par la Faculté. Dès que je les aurai expédiés, j'agirai. »
J'en fus très alarmée.
— « Garnet ! Êtes-vous bien sûre de ne pas lui faire de mal ? Vous n'allez pas lui faire prendre des drogues ou je ne sais quelle mixture ? »
— « Mais pas du tout. Je vais simplement la faire asseoir au centre d'un pentagone tracé à la craie, ensuite je prononcerai mon abracadabra. À vrai dire, j'ai combiné ensemble trois incantations : j'ai pris ce qu'il y avait de meilleur dans chacune d'elles. »
Elle allait sortir, hésita : « Heu… il n'y aucune raison pour que vous vous trouviez à proximité de la maison, ce soir, n'est-ce pas ? Il m'est venu à l'esprit que le démon de Nina pourrait essayer de trouver un autre habitat. Le livre ne semble pas envisager cette possibilité… Mais afin d'éviter tout risque inutile, pourquoi ne garderiez-vous pas votre famille tranquillement chez vous, disons, entre dix-neuf heures et dix-neuf heures trente ? »
Je lui promis de suivre son conseil, et Garnet s'en alla.
À mesure que l'heure de l'enchantement approchait, ce soir-là, je me sentais de plus en plus nerveuse. Je crois que je m'attendais plus ou moins à une gigantesque explosion suivie d'un nuage en forme de champignon…
Garnet m'appela au téléphone dès la fin de sa « cérémonie ».
— « Bien sûr, tout a très bien marché. Nina était là, assise, essayant de s'écraser les doigts avec son marteau de caoutchouc et souriant comme un ange. Je me démenais comme une folle – pensez donc, il fallait allumer les baguettes d'encens, accomplir les gestes rituels, chanter les incantations magiques, jeter par ci par là de petits paquets d'herbes – lorsque soudain, les rideaux de la fenêtre tombèrent avec fracas. Nina se mit à pousser des hurlements déchirants. J'avais plutôt la tremblote moi-même, mais restaient encore quelques détails à mettre au point. Nina ne cessait de pousser des cris perçants et de taper du talon – le diable incarné ! À la seconde où je finissais de jeter le sort, on sonna à la porte d'entrée. Comme j'allais ouvrir, Mr. Pritchett entra précipitamment et prit Nina dans ses bras, avant même que j'aie eu le temps de dire un mot. Vous comprenez, il passait par hasard, et ayant entendu les cris de Nina, avait cru qu'elle s'était fait du mal.
» Il n'avait pu s'empêcher de regarder par la fenêtre, et m'apercevant, je suppose qu'il pensa que j'avais perdu la tête ! Mais écoutez bien… le pire, c'est que Nina cessa instantanément de pleurer, et au lieu de lui donner des coups de pied, elle s'est mise à l'embrasser…
» Mr. Pritchett était tout pâle et respirait bruyamment… alors, je lui ai offert du gin, et il l'avala d'un trait ! Et ce n'est pas tout ! En partant, il marmonnait quelque chose au sujet de bière, de pigeons et du droit qu'a tout être humain d'être lui-même ! Dites, qu'en pensez-vous ? »
Je raccrochai finalement, pensant : « Pauvre Mr. Pritchett, un seul verre de gin suffit à ressusciter toutes ses vieilles amours…»
Je me sentais si triste pour lui qu'abandonnant pour un instant la douce et chaude ambiance de notre living-room, je sortis contempler les étoiles. Au bout d'un moment, je fus certaine de bien entendre la voix de Mr. Pritchett : debout sur le pas de la porte de sa cuisine, il jetait des bouteilles de bière vides dans l'obscurité et braillait d'une voix avinée les paroles très crues d'une chanson à boire. Derrière lui, j'aperçus Mrs. Pritchett, les mains serrées contre la poitrine, la bouche grande ouverte, mais ne proférant pas la moindre parole.
*
* *
On ne peut pas dire que, ces temps-ci, la rue des Ormes soit absolument morne, bien que l'indignation publique n'ait plus tellement de sujets sur lesquels s'exercer. Évidemment, certains d'entre nous font encore marcher leurs langues lorsqu'il s'agit de ce petit garnement de Pritchett, mais d'autres se contentent de sourire. J'ai entendu dire que certaines personnes s'indignaient des saletés causées par les pigeons de Mr. Pritchett, mais moi, j'aime voir leur carrousel sur fond d'azur.
Hier, en allant passer un petit moment chez cette pauvre Mrs. Pritchett, j'ai trouvé, comme d'habitude, les cendriers du living-room débordants de pelures d'oranges. Par terre, gisait une bouteille de bière vide, à moitié cachée par le volant d'un fauteuil. Mais aussi, le regard de Mrs. Pritchett arborait une nouvelle lueur, comme si elle contemplait une image particulièrement plaisante.
— « Mr. Pritchett, » m'a-t-elle confié avec fierté, « vient d'être nommé à un poste beaucoup plus important. J'avoue que je ne suis nullement étonnée, c'est une nature si énergique ! »
Je suis au regret de devoir dire que les Bayard ont quitté le quartier.
Le coup des pansements a probablement opéré des miracles sur Nina, à moins que ce ne soit le psychiatre. Les gens d'ici la regrettent encore. Après tout, il ne court pas tant de beauté par le monde, et l'on ne se résigne pas sans peine à s'en séparer ; surtout lorsqu'elle s'accompagne, comme ce fut le cas toutes ces dernières années, de la douceur rayonnante de la nouvelle Nina.
Mais c'est Garnet qui me manque le plus. Si pleine d'enthousiasme, de cœur, d'originalité, si charmante. Et pourtant, il fut un temps où elle m'inspirait une sainte terreur. Car qui peut se faire à l'idée que la Justice Immanente en personne se promène dans votre quartier – à moins que ce ne soit une Sorcière ?
(Traduit par Régine Vivier.)