Un spécimen pour la Reine - ARTHUR PORGES
Un spécimen pour la Reine - ARTHUR PORGES
Arthur Porges fut, de 1953 à 1957, l'auteur de « Fiction » peut-être le plus populaire auprès de nos lecteurs. Depuis, un regrettable silence nous a privés de lui, et nous ne savions s'il avait perdu définitivement le goût de la SF ou si son métier (Porges est professeur de mathématiques) l'empêchait d'en écrire. Espérons que ce nouveau conte ne sera pour lui que le premier d'une série à venir.
De toutes les histoires de Porges, l'une des plus fameuses reste « Le ruum », parue dans notre numéro 5. On se souvient de ce robot invincible, chargé de capturer des spécimens vivants, et abandonné sur Terre dans un lointain passé par une race galactique. Eh bien, nos lecteurs apprendront avec plaisir que le ruum est toujours intact et en bon état de marche ! Et il continue ses ravages, comme on en jugera par cette nouvelle aventure à laquelle il est mêlé2 .
PROLOGUE.
Le croiseur Ilkor venait juste de prendre sa vitesse de croisière au-delà de l'orbite de Pluton, quand un officier soucieux se présenta au commandant.
— « Excellence, » dit-il avec gêne, « j'ai le regret de vous informer que, par suite de l'inattention d'un technicien, un ruum du type 9-H a été oublié sur la troisième planète, avec tout ce qu'il avait pu collecter. »
Les yeux triangulaires du commandant se voilèrent momentanément mais, lorsqu'il parla, ce fut d'une voix égale.
— « Comment était réglé le ruum ? »
— « Pour un rayon maximum de quarante-cinq kilomètres, et un poids de 80 kilos, avec une marge de tolérance de 5 kilos en plus ou en moins. »
Il y eut un silence de quelques secondes, puis le commandant fit :
— « Nous ne pouvons plus revenir à présent. Dans quelques semaines nous serons de retour, et nous récupérerons alors le ruum. Je ne tiens pas à ce qu'un appareil aussi coûteux soit débité à mon croiseur. Vous ordonnerez, » conclut-il froidement, « que l'individu responsable soit sévèrement puni. »
Mais vers la fin de son parcours, dans le voisinage de Rigel, le croiseur rencontra un ennemi plat, en forme de disque ; et lorsque l'inévitable combat fut terminé, les deux astronefs, à moitié fondus, radioactifs et chargés de morts, entamèrent une course orbitale d'un million d'années autour de l'étoile.
Et sur la Terre, c'était l'Âge des Reptiles.
RUUM : Le dernier cri en matière de robots collecteurs de spécimens. Auto-énergétique, il utilise toutes les bandes connues de radiation pour accumuler de la force. Il est pratiquement indestructible ; les seules zones qui lui sont interdites sont les intérieurs des étoiles. Actuellement, une vingtaine de types sont officiellement autorisés. Parmi ceux-ci, figurent des ruums capables de collecter des spécimens pesant de 5 milligrammes à 50 tonnes, à des vélocités variant de quelques centimètres par minute à plusieurs kilomètres par seconde3 .
*
* *
Le spationef atterrit sur la face éclairée de la Terre, dans une région de pics enneigés et inhospitaliers, dépassant délibérément les nombreuses grandes villes qui apparaissaient clairement sur l'écran (même à 1500 kilomètres au-dessus de la troposphère). C'était la procédure standard pour un appareil éclaireur. La technique invariable du peuple-abeille était de capturer un individu isolé, puis de faire retraite. L'examen complet de leur prisonnier, emporté loin de sa race, leur permettait toujours de déterminer efficacement le genre d'opposition qu'ils rencontreraient.
Naturellement, avec de nombreuses générations de colonisation derrière eux, les envahisseurs en savaient assez pour ne point se soucier de la flore et de la faune, relativement inintelligentes, qui partageaient d'habitude les mondes civilisés avec les espèces dominantes. Ils recherchaient un spécimen isolé utilisant une énergie extérieure – ou tout au moins des outils perfectionnés – et qui serait donc vraisemblablement typique de la race bâtisseuse-de-cités. Lors de cette première opération de « commando », jamais aucune tentative n'était faite pour s'approcher d'une grande communauté. Non par crainte, évidemment, mais surtout pour éviter d'alarmer ou même d'alerter trop tôt les victimes – bien que ce fût une précaution purement routinière, vu qu'une flotte de ces éclaireurs avait ravagé les planètes d'une galaxie entière sans rencontrer d'opposition sérieuse devant la supériorité de ses appareils de combat. Les quelques races possédant des astronefs ne volaient encore qu'avec hésitation d'un monde à l'autre, et ne pouvaient guère lutter avec ces appareils interstellaires lourdement armés, ces assassins qui s'appuyaient sur des centaines d'années de superbe technologie.
Bien que ce fût l'un des plus petits appareils du peuple-abeille, l'éclaireur se posa tranquillement au sol, presque avec une nonchalance arrogante. La raison en était que, survolant de très haut une vaste cité, les envahisseurs n'avaient détecté que des applications mineures de l'énergie atomique. La conclusion était évidente : comparée à la leur, la technologie de cette race en était encore au stade infantile. En conséquence, il n'y avait absolument rien à craindre.
— « Je voudrais, » vrombit le capitaine Zril, « qu'un jour nous trouvions ne fût-ce qu'une seule planète qui n'appartînt pas à ce sempiternel cycle carbonien, et sur laquelle se trouverait un nouveau genre de vie. Qui aurait pu deviner à l'origine que toutes les choses vivantes respirent de l'oxygène, et sont confinées dans des milieux presque identiques dans tout l'univers ? Une infime variation dans la couche supérieure d'ozone, une rupture dans le cycle azote-bactéries, et – bzzt ! – la vie cesse. Oh ! quelque chose de nouveau ! »
Il dressa les 80 kilos de son corps annelé sur ses quatre paires de pattes arrières et, laissant pendre ses quatre ailes translucides, soupira « Il ne nous reste qu'à capturer l'habituel être dit « intelligent », s'il y en a, et à filer. Un spécimen pour la Reine », ajouta-t-il, prononçant la phrase officielle sans aucune ironie, car pour toutes les abeilles la femelle géante, immobile, pondeuse d'œufs, était sacrée. « N'importe comment, nous sommes sur le point de rentrer au pays. Bientôt, l'armada de colonisation s'élancera pour soumettre les planètes intéressantes que nous avons répertoriées. J'ai presque le sentiment, » conclut-il avec lassitude, « que ce serait un soulagement de rencontrer une forme de vie assez élevée pour nous donner une petite opposition réelle. Combien de générations ont passé depuis que nous n'avons pas eu de guerre ? »
— « Nous ne trouverons pas de guerre ici, » dit le lieutenant Briz. « Tout ce que j'ai vu dans cette région jusqu'à présent, ce sont des sous-espèces qui ignorent les outils et la force motrice. Nombre d'entre elles sont minuscules, avec des ailes. Il est impossible qu'elles soient à l'origine de ces villes. Peut-être les formes intelligentes évitent-elles cette partie de la planète. Dans ce cas il nous faudrait chercher ailleurs. »
— « Rentrer au pays, » stridula le sergent Srt, pensant encore aux remarques du capitaine. « Je suis content que cette croisière ennuyeuse soit terminée. Mon lieutenant, je vous parie ma ration de miel que notre dernier spécimen criera encore plus sous le scalpel de dissection que ce quadrupède emplumé de la deuxième planète. »
— « D'accord, » rétorqua le lieutenant, ses yeux à facettes brillants de gloutonnerie et de méchanceté. « Vous oubliez, sergent, que c'est mon tour d'utiliser le scalpel. Je m'arrangerai pour que ce soit encore mieux qu'avec le quadrupède. J'ai du flair, vous savez, ainsi qu'une profonde connaissance de toutes les espèces de systèmes nerveux. » À la vue des palpes du sergent qui retombaient tristement, il se mit à vrombir joyeusement.
— « Vous aurez du mal, » remarqua le capitaine. « Cette chose à plumes a tellement hurlé… Vous n'êtes pas le seul à connaître les nerfs, » réprimanda-t-il. « Je…» Il s'interrompit, car un appel sifflant parvenait de la quatrième abeille, qui était de garde.
— « Quelque chose d'intéressant, mon capitaine, » annonça le technicien Wrzs en montrant du geste le hublot. « Vie intelligente, sans aucun doute. Nous n'aurons pas à chercher plus loin. » Il fit respectueusement un pas de côté quand le capitaine approcha. Regardant à travers le viseur luminescent, le commandant vit un objet grisâtre, de forme quasi-sphérique, qui roulait vers eux d'une manière tranquille, presque contemplative. À l'autre hublot, ses trois subordonnés regardaient avec approbation.
— « Assurément un véhicule de transport, » dit le lieutenant à son équipage. « Que lisez-vous, Wrzs ? »
— « Pas d'énergie atomique, mon lieutenant, » répondit le technicien en étudiant sa rangée de cadrans.
— « Y a-t-il une armure ? »
— « C'est trop petit pour contenir de fortes radiations, » dit le sergent Srt. « Sans doute une source d'énergie plus primitive. »
— « En tout cas, » dit le commandant avec satisfaction, « il y a une forme de vie assez avancée à l'intérieur, et nous aurons bientôt achevé notre mission. Puis nous rentrerons ! »
— « Il a l'air de s'ennuyer, » bourdonna le sergent. Ses palpes frémissaient. « Mais nous allons arranger ça rapidement. Quand il aura été sorti de son ingénieux petit véhicule, et que notre tâche sera remplie, la vie deviendra beaucoup plus intéressante pour lui, quoique… il sera très pressé de la quitter ! Est-ce que j'attrape la machine avec un rayon de force, mon capitaine ? » demanda-t-il.
— « Non. Ce ne sera peut-être même pas nécessaire. Voyez, il nous étudie. Encore une de ces races naïves qui s'attend à être traitée en égale et amie. Ne l'attrapez pas à moins qu'il se sauve. »
L'objet globuleux, dont la surface semblait être de cuir, examinait effectivement le spationef, au moyen de tiges munies de lentilles et d'autres détecteurs plus compliqués, d'apparence vaguement électronique. Enfin, avec un air de calme résolution, le ruum rétracta tous ses instruments et, à une vitesse d'environ huit kilomètres-heure, roula vers l'envahisseur, assuré qu'il contenait quatre nouvelles créatures pour sa collection, possédant le poids voulu. Bien qu'évidemment un ruum soit incapable de s'ennuyer, il est certain que depuis de nombreux siècles, il n'avait pas eu grand'chose à faire. À part une certaine rencontre avec un bipède qui lui avait échappé vingt ans auparavant, la vie n'avait été qu'une pure routine. Chassant dans son rayon de quarante-cinq kilomètres, le ruum n'avait plus trouvé aucun spécimen nouveau dans la classe des 75 à 85 kilos pour laquelle il était réglé. Quand, par l'addition d'un être poilu, barbu, écrivain et chasseur de gros gibier, il eut complété sa galerie d'animaux conservés, le ruum en fut réduit à des patrouilles sans but et à un vague espoir électronique. Son étrange collection, comme un fantastique étal de boucher, comportait tout : depuis de petits stégosaures jusqu'à l'homme – toutes les formes de vie qui avaient existé dans les Rocheuses Canadiennes depuis l'âge des reptiles. La région était interdite aux humains depuis de nombreuses années, le gouvernement ayant sagement renoncé à toute tentative pour détruire ou même immobiliser l'incroyable sphéroïde.
— « Eh bien, » s'exclama gaiement le lieutenant, « il roule droit à l'abattoir. Ça va être un plaisir de coloniser cette planète, à ce que je vois. Dois je ouvrir la rampe de la prison pour spécimens, mon capitaine ? Je ne serais pas surpris que cet être stupide y entre aussitôt. Je me demande, » ajouta-t-il, « s'il va crier, hurler, siffler, gronder ou bourdonner. »
— « Certainement pas bourdonner, » corrigea le capitaine. « Seules bourdonnent les plus hautes formes de vie intelligente. Ainsi que les petits insectes que nous avons trouvés en quelques endroits. Et même ces insectes sont avancés, au moins, jusqu'au point de servir leur race avant tout. Oui, abaissez la rampe. »
La passerelle de métal, se mit doucement en position et, sans un un instant d'hésitation, le ruum monta en roulant jusque dans le laboratoire parfaitement équipé, aux épaisses parois. Sans bruit, la porte massive se referma, se verrouilla et, dans la chambre des contrôles, s'éleva un bourdonnement de rires moqueurs.
Il est à noter qu'il n'y a rien de tortueux, dans le comportement du ruum : c'est un robot à l'esprit simple, qui a une tâche unique et routinière à accomplir. Dans ses opérations, il applique les mesures les plus directes qui s'imposent, même si elles sont relativement complexes.
Tandis qu'une batterie de lumières vives – sodium, ultra-violet, infrarouges, rayons X, et d'autres inconnues sur Terre – illuminait la salle de dissection pour un examen préliminaire du prisonnier, la sphère exhiba elle-même quelques instruments. Il ne fallut que quelques secondes au robot pour conclure que les spécimens qu'il cherchait se trouvaient encore hors de portée. Le ruum fit une pause, prit quelques repères, puis roula en direction du nord. Par ici… par là… disaient ses cadrans. Quatre spécimens de 80 kilos que tu n'as jamais rencontrés. Tu sais ce qu'il faut faire.
Pendant ce temps, le lieutenant Briz disait au sergent :
— « D'abord, je l'extirperai du véhicule. Combien pariez-vous qu'il respire de l'air ? »
— « Je ne parie rien, mon lieutenant, protesta l'autre. « Un animal à branchies ne se promènerait pas si loin de l'eau sur ce terrain sec. »
— « Souvenez-vous de ces branchiaux sur Lugar. Leur appareil était rempli d'eau. De plus, il y a un lac non loin d'ici : on l'a vu avant d'atterrir. Mais, assez de bavardage Attrapons cet objet avec les rayons de force, et ouvrons-le. Si l'être a besoin d'eau, de glace ou d'antre chose, nous pouvons en fournir assez vite pour le garder en vie. »
Le ruum s'était arrêté près de la paroi nord, et tandis qu'il restait là, le lieutenant pressa un bouton. Cinq pâles faisceaux d'énergie vibrante convergèrent sur le globe méditant. Ils virent de la poussière s'élever de la surface verruqueuse. Un autre geste rapide de l'officier, et une étincelante scie circulaire s'avança au bout d'un bras épais, à quelques centimètres du ruum.
Ne paraissant guère surpris par toutes ces manœuvres, le robot se mit à exhiber tout un assortiment de détecteurs. Le capitaine lâcha un petit bzzz d'étonnement.
— « J'aurais juré, » dit-il rêveusement, « qu'il a traversé le deuxième rayon avec une de ces tiges. »
— « C'est peu vraisemblable, mon capitaine, « assura calmement le lieutenant Briz. « La force de ces faisceaux est de l'ordre de…»
La réplique fut cinglante ?
— « Je sais tout cela, Briz. Essayeriez-vous de m'enseigner la mécanique fondamentale ? Vous êtes à peine sorti de l'œuf ! »
L'officier cadet, les palpes pendantes, se réfugia dans un silence confus.
« Allons, » ordonna le capitaine avec irritation. « Déclenchez la scie, et finissons-en. »
Il y eut un bruit aigu et ronflant quand les dents métalliques tombèrent durement sur l'armure du ruum. Un silence incrédule s'ensuivit. Pour deux bonnes raisons au moins. Primo, visiblement la scie ne découpait rien, en dépit du fait qu'elle pouvait trancher les alliages les plus résistants connus du peuple-abeille, et à la cadence de plusieurs centimètres à la minute. Secondo, le ruum s'était calmement, presque insolemment, libéré des cinq rayons de force, lesquels avaient souvent immobilisé de grandes bêtes à écailles sur nombre de planètes. Il y eut simultanément quatre sifflements de stupéfaction.
— « Il… il…» balbutia le technicien Wrzs. « Mais ces rayons… ils…» Claquant des mandibules avec indignation, il se tut, car le ruum venait de produire sa propre scie circulaire, un disque rouge qui brasillait comme une flamme. Avançant cet outil au bout d'une tige fragile, le ruum fit un simple mouvement rapide, comme s'il dessinait un cercle. Il y eut un choc sourd, tandis qu'un disque d'un mètre vingt-cinq de diamètre, géométriquement parfait, tombait de la paroi en laissant un orifice rond et net.
— « Vite… il va se sauver ! » cria le capitaine. « Arrêtez-le, tas d'idiots ! » Puis il éructa : « Sergent, faites voler l'astronef à hauteur de croisière. Cet objet ne peut sûrement pas voler. Nous le capturerons de nouveau dans l'espace, là où il ne pourra se sauver. » Alors même qu'il parlait, une seconde portion circulaire tomba, presque à leurs pieds cette fois, et le ruum passa par l'ouverture, se dirigeant droit sur le capitaine. En quelques instants il avait traversé cinq grosses cloisons pour les atteindre. Horrifiées, les quatre abeilles virent un tentacule brillant, en forme de seringue, d'où gouttait un liquide verdâtre, se mettre en position.
— « Désintégrez-le, vite ! » hurla le capitaine. « Ne pensons plus à le capturer ! »
Le plus rapide du groupe, le sergent Srt sortit son arme en huit centièmes de seconde. Le rayon mortel bleuâtre toucha directement le robot et, instantanément, la poussière et les débris de sa surface furent transformés en braise. Mais le ruum continua d'avancer. Seuls les mouvements des quatre abeilles avaient ralenti son approche vers le capitaine. Une balle explosive du pistolet à animaux du lieutenant fit trembler la salle de contrôle avec son énorme détonation, sans toutefois ralentir la sphère implacable ; et lorsque le technicien Wrzs, follement courageux, le menaça d'une lourde barre, le ruum se contenta de l'écarter, suivant toujours l'individu qu'il avait choisi irrévocablement.
Pleines d'une horreur silencieuse, les trois grandes abeilles le virent approcher du capitaine, lequel, plongé dans un abîme de terreur, stridulait frénétiquement. Des pinces de métal agrippèrent son corps chitineux. Au dernier moment, jetant la tradition par dessus bord, le capitaine sortit son propre aiguillon, un aiguillon qui n'eût jamais dû servir qu'à de rares duels avec ses pairs, ou à un suicide rituel pour grave manquement à la Reine. L'épieu ambré, acéré, plein de venin jaune, frappa durement le ruum, et se brisa net au moment où la seringue verdâtre plongeait dans le thorax du commandant. Immédiatement celui-ci retomba : ses ailes devinrent inertes ; il était complètement paralysé. L'éclat de ses yeux à facettes s'éteignit et ses palpes cessèrent de s'agiter.
Frappés de panique, les autres se précipitèrent vers l'écoutille, mais Briz, soudain conscient de ses nouvelles responsabilités de commandant, les arrêta.
— « Attendez ! » cria-t-il en haletant. « Réglez le pilote automatique vers notre planète. Nous pouvons peut-être l'éviter…»
Le technicien comprit tout de suite ce qu'il désirait et, dépassant le sergent Srt, plongea sur les commandes. Il ne fallut qu'un instant pour donner au computeur la direction de la planète, et la vélocité maximum. Puis le ruum, ayant fini de remettre de l'ordre dans les pattes de son spécimen, pointa une antenne curieuse dans leur direction. Tous trois s'enfuirent en bourdonnant et, sa vitesse augmentant, le spationef se rua vers le but.
Un conseil désespéré se tint immédiatement, à la plus lointaine extrémité de l'appareil, car les survivants s'attendaient à être promptement poursuivis. Là, environnés d'une batterie d'armes lourdes, les trois abeilles désemparées étudièrent leur étrange situation. Après des années de conquêtes sans opposition, elles n'étaient pas préparées psychologiquement à affronter la sphère invincible.
— « Ce monde n'est pas un endroit pour installer une colonie, » dit le lieutenant avec un humour sombre. « Il est heureux que nous ayons suivi les instructions, et ayons évité ces villes. Si des individus isolés possèdent un équipement aussi remarquable, que doivent être leur armée et leur police ! Nous aurions été détruits en quelques secondes…»
— « Vous ne pouvez penser ça, mon lieutenant, » dit le sergent d'un air hébété. « Nous sommes la forme de vie la plus élevée qui soit. »
— « Allez le dire à la créature qui est dans la sphère, » répliqua amèrement Briz. « Wrzs, pensez-vous que si nous démontions ce gros générateur de rayons pour le tourner vers l'intérieur, nous pourrions détruire cette chose ? Après tout, il a pulvérisé d'autres spationefs en un éclair. »
— « Franchement, mon lieutenant, j'en doute. Les rayons à main n'ont pas dépassé la poussière de surface. Il n'y a pas tellement de différence entre les deux procédés. »
— « Je crains que vous n'ayez raison, » convint l'officier d'une voix morne. « Mais que faire ? ».
— « Si nous pouvions l'attirer dans la chambre de combustion…» fit le sergent Srt.
— « Même si c'était efficace, » objecta le lieutenant, « nous pourrions détruire notre moteur. Si loin de chez nous, nous ne pouvons nous y risquer. Il ne s'agit pas de préserver nos vies, mais de prévenir notre Reine de l'existence de cette race terrible. » À la mention de la grosse masse pondeuse et immobile, tous trois inclinèrent la tête.
— « Dommage que nous n'ayons pu voir les images aux rayons X, » dit le technicien. Puis, avec quelque animation, il ajouta : « Mon lieutenant, avez-vous remarqué… Il n'a pas quitté la salle des commandes. Je ne pense pas qu'il vienne contre nous. Nous pourrions essayer de traiter. »
— « Traiter ! » L'officier semblait avoir été insulté. « Avec le meurtrier de notre noble capitaine ? »
— « Mon lieutenant, je crois qu'il veut dire, » expliqua le sergent, « tout au moins jusqu'à notre arrivée. Après quoi…» Il se tut sur ce sous-entendu.
— « Eh bien, » admit Briz sans grand enthousiasme, « on peut toujours essayer. » Puis, presque automatiquement : « Sergent, allez-y ! »
Son subordonné, tentant vainement de celer son chagrin devant cette mission dangereuse, ramassa, dans un silence lourd de reproches, des lampes à signaux, des communicateurs électroniques, et même d'archaïques bourdonneurs. Saluant avec ostentation, il écouta contre la porte, l'ouvrit comme à regret, puis sortit. Nerfs tendus, l'officier et le technicien attendirent. Finalement, au bout d'environ trente minutes, le sergent revint ; l'inquiétude avait disparu de ses yeux multiples.
— « Pas de chance, mon lieutenant, » déclara-t-il. « Il se contente de rester auprès de… du capitaine Zril. Il a ignoré tous mes essais de communiquer, mais ne m'a pas attaqué. Il a simplement sorti quelques tiges et quelques lentilles. Je crois qu'il est terrifié de se trouver dans l'espace. C'est peut-être la pure panique qui l'a fait agir ainsi. Quoi qu'il en soit, nous pouvons à présent utiliser la salle des commandes. J'ai aussi vu les images des rayons X. »
— « Qu'y a-t-il dans le véhicule ? » voulut savoir le lieutenant.
— « Hélas, mon lieutenant, sa coque est si dense que nous n'avons pu traverser sa surface. Peut-être, si nous essayons encore, avec dix heures d'exposition à plein régime…»
— « Bah, en tout cas nous sommes en route vers la planète, et la créature est tellement effrayée qu'elle ne nous attaquera plus si nous ne la provoquons pas. » Il frotta avec satisfaction les bords de ses ailes. « Dès que nous serons à portée, nous leur dirons d'installer nos plus grosses armes défensives. Cette damnée chose, à l'intérieur de sa boule, regrettera d'avoir tué notre capitaine, je vous le garantis. À l'instant où nous atterrirons, elle sera immobilisée par des rayons vraiment puissants, et ensuite…» Il fit une pause, les yeux brillants de fureur. « Je demanderai à notre Reine de me laisser le disséquer. »
— « Mon lieutenant, j'ai failli oublier, » dit le sergent. « Le capitaine est toujours vivant. »
— « Vivant ! »
— « Oui, mon lieutenant. Ses palpes vibraient, et ses yeux avaient une lueur de vie. Il est simplement paralysé par le liquide vert que la sphère a injecté. »
— « Mais puisque vous étiez dans la salle des commandes, pourquoi n'avez-vous pas transporté le capitaine Zril au dehors afin que nous puissions le soigner ? »
— « J'ai essayé, mais sans résultat Dès que j'ai approché du capitaine, cette chose s'est agitée. Je n'ai pas osé. Elle ne veut pas que nous le touchions, c'est clair. »
— « Un otage ! » s'écria l'officier. « Mais alors, pourquoi ne veut-elle pas communiquer ? Que veut-elle ? Je ne comprends…» Il se tut. Dans le service, il n'était pas de règle d'exposer son ignorance devant ses subordonnés. C'était dommage pour Zril, mais ils ne pouvaient rien faire. Il était bien plus important de rentrer avec cette information vitale sur cette race peut-être supérieure. Une fois arrivés, après s'être occupés de cette forme de vie qui gîtait dans la sphère, ils mèneraient le commandant dans un hôpital, où il pourrait être sauvé, sans aucun doute. Que sa réputation officielle pût survivre à cette disgrâce, c'était une autre affaire.
Mais le lieutenant Briz avait compté sans le loyalisme fanatique du technicien. Cette même nuit, quand les deux autres abeilles furent endormies, Wrzs sortit en tapinois et gagna la salle des commandes. Là, sa tentative héroïque mais peu judicieuse de sauver le capitaine mit en train une fatale suite d'événements.
Le rôle du ruum était de collecter un spécimen typique de chaque catégorie, dans la limite de poids fixée par le capitaine de l'Ilkor, décédé depuis longtemps. L'efficient robot n'avait nulle raison d'attaquer les abeilles rescapées. Et aucun appareil ne lui enjoignait de retourner sur Terre. Pour autant qu'il sût, il était toujours au sol, et dans le rayon d'action assigné, car ses computeurs internes n'enregistraient que ses propres mouvements, et non l'espace qui défilait au dehors.
Une autre chose faisait partie de ses capacités, et c'était un devoir solennel : un ruum était construit pour protéger ses spécimens contre toutes blessures ou molestations. Pendant des millions d'années, il avait protégé avec succès sa collection dans les Rocheuses. Le liquide vert rendait incomestibles aux autres prédateurs les corps paralysés, toujours vivants, et plus d'un grizzli avait péri en essayant de s'offrir un repas dans la boucherie du ruum.
Il s'ensuit que lorsque le technicien Wrzs entra dans la chambre des commandes et tenta bêtement d'entraîner le corps du capitaine Zril, la grosse sphère entra promptement en action, repoussant l'abeille avec une force extraordinaire. Par indifférence, car telle n'était point sa mission, elle ne tua pas l'intruse, mais – ce qui est significatif – étendit le champ de force à l'ensemble de la salle des commandes.
Ne connaissant que son devoir, Wrzs confessa son erreur au lieutenant, qui lui promit la cour martiale dès leur arrivée, mais le mal était fait. Quelques tentatives convainquirent bientôt les abeilles qu'il n'était plus possible d'atteindre les commandes : les ruum les empêchait de passer. Il n'y avait pas de solution ; le robot détenait les centres nerveux de l'astronef et ce dernier, avec une accélération presque inconcevable, fonçait droit sur l'astroport principal de leur planète native.
Durant cette terrible période d'approche de vingt-quatre heures, elles firent des essais répétés pour atteindre les contrôles, mais furent chaque fois accueillies à la porte par le vigilant ruum, qui commençait à se faire du souci pour son premier spécimen depuis de nombreuses années.
Quand elles ne furent plus qu'à six heures de chez elles, les trois abeilles comprirent que rien ne pouvait plus sauver leurs informations vitales ni elles-mêmes, et, se sentant profondément disgraciées par leur manquement à leur devoir envers la Reine, elles firent une invocation finale puis, chantant dans un bourdonnement puissant Ses louanges, se piquèrent honorablement à mort.
À l'ultime moment, les contrôles de secours réussirent à empêcher l'accélération d'augmenter mais, même alors, quand le spationef plongea dans l'astroport, trop rapidement pour que les détecteurs les plus sensibles pussent lancer aucun avertissement, il détruisit totalement cette installation, en laissant un cratère luminescent large de huit kilomètres.
Il ne resta dans les parages aucun être vivant pour voir un objet sphérique rouler tranquillement hors du cratère bouillonnant, agiter quelques instruments vers le Palais Royal à peine visible à l'horizon, et s'avancer sans hésitations vers ce bâtiment.
Après un million d'années d'activité, le robot le plus parfait doit montrer des signes d'usure ; et une défectuosité mineure peut se produire, même dans le produit d'une technologie sans égale. Par malheur pour l'infortuné peuple des abeilles et pour leurs projets de conquête, l'incommensurable force d'impact de l'atterrissage avait dérangé le réglage initial du ruum, en le faisant passer de 80 kilos à un maximum de 1800 kilos.
Car la Reine Abeille, Source de Tout, et Seule Mère de la Race, pondant fiévreusement ses œufs à trente kilomètres de là, pesait exactement 1800 kilos.
(Traduit par PJ. Izabelle.)
Le Snant n'est pas la mort
ALBERT HIGON
(Prix Jules Verne 1960)
Albert Higon est un jeune auteur de vingt-six ans, instituteur de son métier, dont les deux premiers romans – « Aux étoiles du destin » et « La machine du pouvoir » – ont paru cette année au Rayon Fantastique. Ce sont deux livres imparfaits mais prometteurs. Bien que de l'avis général le premier soit le plus intéressant, c'est le second qui a obtenu le prix Jules Verne. Il n'en reste pas moins qu'Albert Higon méritait d'être lancé, beaucoup plus par exemple que le lauréat de 1958, le pitoyable Serge Martel.
La première nouvelle de science-fiction d'Higon appelle quelques remarques. C'est une œuvre confuse et déroutante, et nous reprocherons à l'auteur de n'avoir pas fait un effort de narration pour la rendre plus claire. Mais elle possède à notre avis un souffle, un climat complexe et obsessionnel qui n'est pas sans évoquer certaines pages de Van Vogt, et il n'est pas jusqu'au flou où elle baigne qui ne lui ajoute un certain charme. Nos lecteurs jugeront.
I
Je me retournai et je ne pus m'empêcher de lancer une exclamation d'angoisse et de colère :
O'Billie-Tag avait pris déjà plus de vingt pas de retard sur moi ; elle trottinait lourdement sur les pierres tranchantes qui se reflétaient dans ses yeux, et son immense regard sombre semblait pathétique de lassitude et de désespoir. « Je suis Tagton-Tag…»
Quant au Sac-à-graisse, son fils, je ne le vis même pas et il me fallut quelque temps pour localiser ses ondes mentales que brouillaient évidemment les tours des Arnidés.
Je savais que, seul, j'aurais pu échapper cette fois aussi aux Polytraqueurs du Pouvoir, mais ma seconde enfance était si lointaine que je risquais à chaque instant de subir le Snant ! Je ne pouvais pas commettre la folie d'abandonner maintenant O'Billie-Tag et son fils, de les condamner à une mort cruelle, et de me retrouver dans la plus complète solitude, toujours traqué par mes ennemis et à la merci du mal inexorable de notre race.
La meilleure solution, c'était sans doute de prendre le Sac-à-graisse dans mes bras et de continuer à fuir ainsi, en m'arrêtant parfois pour attendre O'Billie-Tag, mais sans m'éloigner des tours des Arnidés, dont le rayonnement brouillait notre trace et constituait notre meilleure sauvegarde.
Dans le ciel éblouissant mais sombre de la planète, Rama-Tolin brillait d'un éclat bleuâtre, et sur le sol il se reflétait dans chaque pierre, dans chaque cristal. En vain, les yeux blessés cherchaient une ombre où se poser ; le soleil était au zénith et même les plus hautes tours aux sommets translucides n'interceptaient guère ses rayons. Les gemmes noir et or, rouges, bleues et blanches, irradiaient leur scintillement démentiel et un flot multicolore d'éclats de lumière semblait danser à la surface d'Alazan aussi loin qu'on pouvait voir.
Mais au-delà d'une centaine de pas, les ondes lumineuses se brouillaient, formaient un réseau de franges souvent opaques, qui dessinaient contre le fond changeant du ciel, tour à tour jaune sombre et bleu soleil, puis teinté d'un rouge sanglant par les nuages, une merveilleuse dentelle aux motifs infinis prenant successivement les dix couleurs du spectre, comme ces vastes cités que l'on rencontre dans les empires du Pouvoir, sous Godrap VII et Godrap VIII.
J'émis un appel à O'Billie : « Alter Ego, mon copain, vieille bête ! – Je suis Tagton Tag ! »
O'Billie était mon Tag depuis ma seconde enfance, elle était une partie de moi-même, et je ne pouvais assister sans souffrance à sa brutale vieillesse, à l'affaiblissement de son pouvoir psychique. L'écho de mes pensées résonna presque aussitôt dans mon esprit, renvoyé avec une force singulière par le Sac-à-graisse, qui progressait aussi vite que sa mère déclinait, mais qui restait – pour combien de temps ? Je ne me posais pas cette question sans terreur ! – un répugnant petit animal, surtout occupé à boire et à éjecter le liquide contenu dans ses quatre vessies à l'aide de seize canaux excréteurs. « Alter Ego, mon copain, vieille bête ! » Puis sur un autre ton, qui reflétait déjà un semblant de personnalité : « Je suis Tagton-Tag. »
Je courus à sa rencontre en bondissant sur les pierres aiguës, déchirant l'écorce de ma plante vêture, et je le trouvai aplati et immobile au fond d'un trou-de-vie, hypnotisé par les cristaux à œil blanc. Je l'empoignai, le chargeai sur mon épaule. Il se fixa à moi de ses griffes molles, mais ne parvint pas à coller ses ventouses trop sèches.
La Mera Sylla de Vernon qui m'enveloppait et me protégeait du froid d'Alazan lança vers lui plusieurs dizaines de tiges flagellées, que les poils repoussèrent en provoquant par leur chatouillement un frisson de toute la plante.
Un vent froid se leva. Le scintillement des cristaux devint si vif que je dus fermer les yeux et marcher en me guidant sur les silhouettes rougeâtres que dessinaient les tours des Arnidés à travers mes paupières closes. Le drame, c'était que je ne pouvais plus me fier à O'Billie et que le Sac-à-graisse ne m'était encore d'aucun secours – s'il devait jamais servir à quelque chose ! J'avais commis une erreur qui allait me coûter cher ! Au lieu d'attendre, par pure sentimentalité, qu'O'Billie eût un dernier enfant, ce pauvre rejeton dégénéré, j'aurais dû bien plus tôt prendre un jeune dont l'éducation serait maintenant terminée, et j'aurais eu dans ces circonstances dramatiques un compagnon véritable, un allié sûr, un ami, un frère. Nous, Hypneutes Merylliens, nous ne sommes rien sans nos frères les Tags et nous le savons. J'allais payer de ma vie mon imprudence, O'Billie périrait avec moi, et le Sac à-graisse n'aurait jamais aucune chance d'être autre chose qu'un petit monstre sale et ridicule !
Je vis que ses lèvres étaient épaisses et violacées, je perçus la douleur lancinante qui émanait de la muqueuse brûlée, et je compris que le petit Tag, mourant de soif, avait léché les cristaux. Cela pouvait être une blessure grave, mais je n'avais aucun moyen de le soigner ici – d'ailleurs à quoi bon, puisque nous n'avions aucune chance de survivre ! Quelle atroce randonnée, quel grotesque équipage !
Je sentis qu'O'Billie-Tag avait localisé nos poursuivants, qui devaient être à quelques centaines de pas de nous, peut-être mille pas, évidemment trop loin pour nous voir, trop loin aussi pour que leurs détecteurs, pourtant parmi les plus perfectionnés de l'univers, produits d'une merveilleuse civilisation technologique, celle des Secrétaires du Pouvoir, pussent leur indiquer notre position en toute certitude, à travers le brouillage que les tours des Arnidés lançaient sans arrêt dans l'espace et le temps.
Un flot désordonné de colère et de honte émis par ma fidèle compagne me frappa soudain et me fit trébucher. O'Billie était si furieuse que j'eus du mal à sonder son esprit. L'écho de sa rage et de son humiliation résonna alors dans l'esprit informe du petit Sac-à-graisse avec une extraordinaire violence ; il passa en moi aussitôt, selon le processus ordinaire de notre symbiose psychique, et je fus un instant assourdi par sa force.
En même temps, je compris que le jeune Tag était plus avancé dans son éducation que je ne l'avais cru. Je perçus la raison de leur effroi à tous deux : les Polytraqueurs du Pouvoir utilisaient pour nous suivre un Anatag-Wonda !
L'Anatag-Wonda est un produit des usines biologiques de Terkharan 4, datant de l'époque des Secrétaires du Pouvoir. C'est une créature presque entièrement artificielle, très proche du Tag véritable – mais la haine envers celui-ci est une composante génétique fondamentale de cette race.
Je me remis à courir et O'Billie se traîna derrière moi, essayant de me suivre en sifflant de fatigue, ses antennes vibrant à mort. Je gardais les yeux fermés à cause du scintillement et me guidais aux formes ardentes des tours. Un instant, je me retournai et je vis, à travers mes paupières closes, des silhouette : confuses qui dessinaient contre les radiation des tours de petites ombres mouvantes : l'équipage des Polytraqueurs !
— « O'Billie ! Alter Ego, ils sont là. Il faut trouver un refuge ! – Je suis Tagton-Tag. » Le contact familier me rendit courage.
À nouveau, la liaison psychique s'établit entre l'Anatag-Wonda et nous. Ce fut si violent qu'une douleur étrange transperça mon front, irradiant mon corps tout entier et la Mera Sylla de Vernon qui l'enveloppait.
La plante exhala une sorte de soupir, un profond chuintement de souffrance : elle retira de mes bras et de mes jambes un grand nombre de suçoirs, tandis que mon sang orangé se mêlait à sa sève blanche. Les anciens prétendaient que la Mera Sylla, comme beaucoup de plantes de la planète Vernon, était un être intelligent capable de communiquer avec l'homme, mais je n'avais jamais eu l'occasion de le vérifier, et je ne m'en souciais pas alors !
Une flamme jaillit devant nous : les Polytraqueurs tiraient sur nous avec des armes photoniques.
Deux chances sur dix d'en sortir : la première représentée par les tours dont le brouillage pouvait dans une certaine mesure nous dissimuler et peut-être nous protéger contre les armes photoniques ; la deuxième par le refuge infra-temporel que j'espérais encore découvrir.
La planète Alazan est criblée de bulles, mais elle est vaste et l'on peut errer parfois durant des jours à travers le désert glacé des cristaux, parmi les tours inviolables, perdu au milieu du rideau des franges, sans découvrir un seul abri.
O'Billie émit une plainte lancinante. « Je suis Tagton-Tag, oooh ! le Snant n'est pas la mort, oooh ! » Le Sac-à-graisse enregistrait tout, comme une monstrueuse éponge psychique, et dans ma tête leur souffrance se mêlait à la mienne, n'était qu'un reflet de la mienne.
La mienne était l'image de la leur. Un jeu de miroirs : les Tags, moi. Moi, les Tags.
Les flammes jaillirent encore. Renvoyée à l'infini par le désert de cristaux, la lueur blanche perce les franges les plus lointaines. Les grands nuages fuient dans le ciel à une allure démente. Les oiseaux de fer volent au-dessous d'eux avec un infernal sifflement.
Un refuge, un refuge ! Je ne veux pas tomber entre leurs mains ! Une spirale de feu, orange, couleur de sang, monte le long des tours, au sommet desquelles commencent à naître des aigrettes bleuâtres, qui vacillent comme étouffées par le vent.
Je sens la brûlure du froid sur mes jambes soudain dénudées. La Mera Sylla va-t-elle mourir ? Je fuis. Le petit Tag, sur mon épaule, tremble de tout son corps.
Un choc. Une douleur fulgurante dans mon bras. Une odeur atroce : la Mera Sylla brûle sur mon côté. Elle se retire de ma chair. Ou bien elle s'y enfonce, je ne sais plus. Le sang se mêle à la sève.
Un vide immense, cruel. C'est comme l'avant-goût de la mort : O'Billie a été tuée. Son cadavre carbonisé monte en poussière derrière moi, avidement absorbé par les nuages en l'air et les cristaux sur le sol. Alazan est une planète dévoreuse.
Devant moi, toujours le champ infini des tours. Au milieu des tours rouges, bien vivantes, une tour morte, grise et jaune. Je cours dans cette direction.
L'ennemi approche, mais je tiens ma distance : environ deux cents pas maintenant.
Brusquement, une aigrette grossit au sommet d'une tour, une tour vivante, qui hurle de fureur et riposte avec violence au tir des armes photoniques.
Je cours, le jeune Tag sur mon épaule. La Mera Sylla s'arrache de moi, laissant des plaies sanglantes sur mon corps. Mais je sens mystérieusement qu'elle vit toujours. J'ai froid. Je cours.
Une tache d'ombre monte dans le lointain, plus rapide et plus vaste que les nuages d'Alazan. Non, la tache d'ombre est en moi, au fond de mon esprit, comme une bête vivante. J'étouffe.
Je me rappelle : surtout ne pas avoir peur, se détendre et sourire. Le Snant n'est pas la mort. Oui, mais je n'ai pour compagnon que le Sac-à-graisse et je suis traqué par un ennemi sans pitié. Le Snant, pour moi, c'est la mort. Je veux lutter. Ils ne m'auront pas. Tu entends, Sac-à-graisse, ils ne m'auront pas.
Regarde la tour, devant nous, la tour morte, à demi-effondrée, formant un tas de débris cristallisés. Regarde ; près d'elle, les franges de lumière sont décalées, ultra-violet, violet, indigo, bleu, et cela s'arrête au vert… La trame du continuum semble lâche. N'y aurait-il pas un refuge, là ?
Les Polytraqueurs tirent encore. Les tours ripostent. Des éclairs jaillissent de leurs sommets. Les aigrettes bleues virent au mauve, puis au pourpre. Je suis pris entre deux feux. Le Snant. Je me rappelle : surtout de pas avoir peur. L'ombre. Les cris hallucinants des oiseaux de fer. Je cours.
II
Prends une pointe de cristal, promène-la doucement sur cette peau de Tag. Sois attentif aux vibrations dans ta main et aux idées dans ta tête.
Écoute-moi. Je suis toi.
Mon nom : Thelm Antgula, Hypneute Meryllien. Je suis sur le point de perdre la mémoire : c'est le mal de notre race, le Snant. Il faut que je me rappelle : surtout ne pas avoir peur, se détendre et sourire.
Je me réveillerai avec une impression d'effrayante solitude. Je rêverai à un monde perdu, à mes frères de race, si proches et si lointains. Il y aura près de moi le Tag, mon alter ego. Les Tags sont nos compagnons éternels : ce sont des chiens Vlapis de Jiralla 7, du temps de Aalstren-Tête-Blanche le Hyaar jusqu'à la résurrection du Cheval-Soleil. Ils sont un reflet de nous-mêmes, un double et une réserve inépuisable de souvenirs.
Le Tag ne me quittera pas, car il est lié à moi jusqu'à la mort. À mon réveil, j'essaierai de retrouver en lui mes souvenirs les plus simples, ma personnalité et ma force. Après, il faudra que je rejoigne mes frères de race, près de qui je vivrai ma troisième enfance – car j'ai déjà connu une fois le Snant – et qui me rééduqueront. Je renaîtrai peu à peu tel que j'étais avant ; je retrouverai dans l'esprit du Tag toutes mes pensées, mes émotions, mes souvenirs.
Le Suant n'est pas la mort.
Sombre Éclat !
J'écris. Sur un morceau de parchemin, une peau de Tag, dont les cellules graisseuses constituent le récepteur psychique le plus efficace de l'univers. Je me sers d'une pointe de cristal, un débris de la tour morte dont les décombres couvrent le refuge. Je concentre ma pensée et mes forces vacillantes. Ma main tremble, elle vibre plutôt. La pointe de cristal creuse dans la peau de Tag des courbes sinusoïdales qui n'ont aucun sens dans aucun système graphique. Comme un disque de cire ou une fleur de Hhammara-Blanche, ou la poussière des cristaux de Simak, peuvent enregistrer le son, la peau de Tag enregistre les ondes de la pensée.
Nous, Hypneutes Mérylliens, écrivons ainsi. Pour lire, je prendrai la pointe de cristal et je suivrai les courbes que maintenant je trace. Toutes les idées que j'inscris renaîtront alors dans mon esprit vide, bien que je ne connaisse plus une seule langue humaine. Pour le reste, le Tag m'aidera. Puis je rejoindrai mes frères !
J'écris.
Voici quelle est ma situation – quelle sera probablement ma situation lorsque je me m'éveillerai, après avoir subi le Snant : je me trouve sur la planète Rama-Tolm 3, dite Alazan, vers l'an 820 des Secrétaires du Pouvoir. Sur ce monde, la trame du Continuum est particulièrement lâche et nous. Hypneutes Merylliens, pouvons nous introduire dans les « bulles » qui flottent dans le temps pour nous déplacer à travers cette dimension : ce sera l'un des premiers pouvoirs que je devrai récupérer afin de survivre.
Alors que je m'étais égaré dans une région du continuum que je connais mal et dont la carte restait floue dans la mémoire d'O'Billie-Tag, j'ai été surpris par la police de l'Épuration Biologique, les Polytraqueurs du Pouvoir. Je comptais trouver une bulle pour fuir vers le lointain passé, mais j'ai manqué mon transit accidentellement et j'ai dû rester dans le désert de cristaux du continent nord. J'ai pu échapper à mes poursuivants grâce au brouillage puis à l'intervention directe des tours des Arnidés. (On ne sait rien des tours, sinon qu'elles sont inviolables, indestructibles, mais quelles meurent (?) parfois pour des raisons inconnues. Êtres vivants ? Machines ? Oit autre chose ? Les Arnidés appartiennent peut-être à ce futur très lointain, très mystérieux, qu'une force inconnue nous ferme !)
J'ai découvert un refuge : une sorte de cave au-dessous de la tour morte. C'est une véritable usine à bulles. Celles-ci sont petites, rougeâtres, orangées, ou bien blanches avec des reflets bleus. La plupart montent vers le futur à une très grande vitesse ou bien flottent en grappes errantes dans l'Indéterminé, happées quelquefois par un brusque courant qui les emporte. Mais toutes ici sont trop légères, trop fragiles, et elles éclatent dès qu'on essaie de pénétrer à l'intérieur. Impossible d'embarquer, impossible de quitter cette affreuse caverne sans eau et presque sans air. Le Tag meurt de soif. Mais j'en sortirai. Il faut. Je finirai par découvrir une bulle plus dure qui m'emportera je ne sais où – vers l'avenir lointain, peut-être, l'avenir fermé ? (Fermé par qui ? Quel ennemi implacable nous barre les routes du temps, Sombre Éclat ? Ni les Secrétaires du Pouvoir, ni les adeptes du Cheval-Soleil n'ont assez de science ! Qui ?)
J'écris. J'essaie de mettre dans chaque mot son sens le plus profond. Mais tout cela me paraîtra étrange. Pourtant, je n'aurai pas peur : il n'est pas de danger que je ne puisse affronter. Je ne dois pas avoir peur, car le Snant n'est pas la mort.
Le Snant n'est même pas un mal : c'est l'espoir de l'humanité, l'espoir peut-être de toutes les races pensantes de la Galaxie, dans l'éternité. Chacun de nous, chaque Hypneute Meryllien, peut à tout instant subir le Snant – naturel ou bien pathologique, sous l'effet de la peur, de la souffrance ou d'une maladie. Sa survie et sa renaissance dépendent par-dessus tout de la bonne volonté de ses frères de race. Chaque Hypneute Meryllien a la certitude de se retrouver une fois au moins, peut-être dix fois dans la vie, ignorant et sans défense, comme un enfant perdu. Notre dépendance à l'égard de notre race, de tous nos frères, est infiniment plus grande que celle de tous les êtres qui ne subissent pas le Snant.
C'est pourquoi il existe chez les Hypneutes Merylliens une fraternité exceptionnelle. La confiance, l'amitié, qui doivent nécessairement régner entre nous, font de notre société la plus humaine de toutes les sociétés d'êtres pensants, à travers le temps et l'espace, depuis les origines jusqu'à la résurrection du Cheval-Soleil, et sans doute bien au-delà même. Ce qui a manqué à l'homme vrai pour créer un monde juste, un monde sans haine, c'est bien ce sentiment d'être lié à ses frères pour le meilleur et le pire, de dépendre d'eux comme chacun dépendrait de lui. Nous sommes supérieurs à l'homme vrai à cause de notre faiblesse même : le Snant.
Nous représentons l'avenir. Moi, Thelm Antgula, Hypneute Meryllien, je suis un pion sur l'échiquier du destin. Voilà pourquoi ma vie compte. Surtout je ne dois pas avoir peur, je me sauverai…
J'écris.
III
Je me réveille.
J'ai la certitude que ce monde n'est pas hospitalier et cette pensée domine en moi jusqu'au sentiment de mon existence.
Est-ce que j'existe, est-ce que je vis ?
Voyons, je passe ma main sur mon front, sur mes yeux. Je regarde autour de moi, je prends conscience du monde. J'ai tout oublié !
Une pensée brusquement m'éclaire : je vis, j'en suis sûr. « Le Snant n'est pas la mort… »
Je cherche à me rappeler encore. Lentement, je regarde. Le Tag, le petit Sac-à-graisse, je me souviens : il avait les lèvres toutes gercées d'avoir léché les cristaux d'Alazan et il ne savait pas se faire pousser de la fourrure sur le mufle. Mais une chose me paraît anormale. Il est… sa situation enfin… Il se trouve dans… Les mots me manquent et mes idées s'assemblent mal, mais je comprends et c'est terrible : le Tag est dans une cage.
À ce moment, je découvre une sensation absolument nouvelle. C'est un bourdonnement lointain dans mes oreilles, dans ma tête. Voici qu'il devient plus fort, il se rapproche. Il me semble distinguer… Oui, ce sont des voix innombrables. Tout un peuple me parle.
J'écoute. Un vertige me saisit. Ma gorge se serre et malgré moi je ferme les yeux de terreur. Cette chute sans fin ! Je me souviens : surtout ne pas avoir peur, le Snant n'est pas un mal, c'est l'espoir de l'humanité.
L'espoir ! Mais ce monde où le flot du temps m'a précipité, je sais bien qu'il est affreusement inhospitalier. Il n'y a plus d'espoir. Encore la chute dans un puits brûlant, le vertige, cette nausée intérieure qui semble tordre chaque cellule de mon corps. Je me vois étendu sur un lit dans une pièce aux murs glauques, de métal. Je suis seul et je souffre. Je tombe, je ne sais rien. Même pas qui je suis. J'ignore ce qu'est un homme et que j'appartiens à cette race. Je suis tout entier dans ma douleur et dans ma peur. Ma souffrance me paraît durer infiniment.
Tel est le Snant.
Me revoici maintenant. Le supplice a été bien plus bref que je n'osais l'espérer. D'ailleurs, pour une raison que je ne peux ni imaginer ni comprendre, je n'ai subi qu'un Snant partiel ; ma troisième enfance sera moins longue et moins dure que la deuxième, après la grande amnésie de mon adolescence.
Déjà, j'ai réussi à dominer la peur ; l'instinct de ma race va jouer : combien de millions ou de milliards de fois un Hypneute Meryllien s'est-il battu contre le Snant !
Mon corps, cette chose, moi : j'ai mal.
Les lieux : grande lumière, ciel invisible, dedans.
Autour : des êtres vivants bougent, hommes ; dans une cage à barreaux, le petit Tag.
Ailleurs : le bourdonnement, les voix, les images, éclairs.
Autour de moi, en moi : une chose vivante, la Mera Sylla de Vernon.
Dans mon esprit : un brouillard glacé. Des pensées arrivent sans cesse de loin, avec le bourdonnement, elles pénètrent en moi, mais elles sont si perçantes, si douloureuses, que je les refuse et que je les chasse. Je leur ferme mon esprit pour moins souffrir.
En face de moi, il y a une grande chose lisse et claire. C'est un mur poli qui fait miroir. Je regarde là et je crois voir de l'autre côté, ailleurs. D'abord, je ne vois qu'un affreux mélange de couleurs et de formes mouvantes. Puis je m'habitue à ce curieux spectacle, mon œil s'exerce et les souvenirs affluent.
Je vois des êtres – des hommes, je le sais maintenant, des hommes horriblement pareils à moi, qui s'agitent en tous sens, dans une manœuvre incohérente. Ils sont rassemblés autour d'un autre, un peu plus grand qu'eux. Je ne comprends pas ce qu'ils lui font. L'autre, d'ailleurs, ne s'occupe pas d'eux, il me regarde. Ils sont vêtus d'étoffes de couleur claire qui brillent dans la lumière.
Mais pas celui du milieu ; une chose étrange couvre son corps. Vivante. Il me regarde. Tout d'un coup, je comprends. L'homme dans la glace, qui me regarde, c'est moi. Je suis prisonnier de ces êtres et ils essaient de m'arracher cette plante qui couvre mon corps et enfonce dans ma chair ses profonds suçoirs grisâtres. Alors je prends conscience de la douleur qu'ils m'infligent et je crie. La douleur, l'humiliation, la colère. Le désespoir !
Je crie et je me bats. Je vois toujours mes mouvements dans le mur poli qui se trouve en face de moi. La plante que je porte, qui est ma compagne depuis si longtemps et que j'aime, ne veut pas m'abandonner : elle lutte pour me défendre. À quoi bon ? Ma colère tombe, le désespoir est en moi. Il vient d'une effroyable contradiction entre ce qu'on m'a appris et répété depuis l'âge de raison – le Snant est le suprême espoir de l'humanité et de toutes les races pensantes – et ce que je ressens maintenant, ce que je comprends, ce que je sais ; une contradiction entre l'idéal de ma race et ce que m'ont appris les voix lointaines qui résonnent dans ma tête – la voix commune d'un peuple qui me parle, qui m'envoûte sans que je puisse lui échapper, car cette voix est partout, et tous les êtres doivent l'entendre – le réseau télépathique de ce peuple au nom prestigieux, les Arnidés : le Snant est pire que la mort !
L'espoir de l'humanité a perdu tout sens. Je ne sais pas encore pourquoi, mais je le sais avec la plus douloureuse des certitudes. Je veux mourir, mais je ne peux pas. Peut-être n'ai-je pas le droit de mourir maintenant. Et puis tout espoir n'est pas encore vraiment perdu, puisque je suis là, moi, avec mon Tag, et qu'on n'a pas pu nous asservir.
Je dois lutter. Je vois dans les yeux du Sac-à-graisse un pathétique appel. Je cherche le contact. Le voici, à la fois familier et brutal.
D'un Sombre Éclat, comme je suis heureux !
À nouveau, les hommes, les Arnidés, m'entourent. Leurs gestes sont lents mais parfaitement synchronisés ; ils semblent agir comme les rouages d'une même machine. Deux d'entre eux tiennent dans les mains des couteaux à courtes lames, d'autres ont des sortes de griffes qu'ils plantent dans mon corps : ils essaient de m'arracher la Mera Sylla de Vernon qui résiste, qui enfonce plus profondément – ses suçoirs à travers ma peau, jusqu'à mes muscles, peut-être jusqu'à mes os.
Ils la déchirent, la sève blanche mêlée à mon sang prend une teinte jaune et rose. Mais la Mera Sylla se reforme, elle se durcit par plaques. En certains points, elle paraît avoir la consistance du métal et les lames des couteaux claquent et glissent.
Je savais que la Mera Sylla de Vernon avait d'étranges pouvoirs : voici enfin l'occasion de les vérifier ! Elle m'apparaît brusquement indestructible. Elle se durcit en surface et elle pénètre en moi plus profondément.
Les Arnidés arrêtent le jeu des griffes et des couteaux. Ils vont essayer autre chose. Un liquide brûlant m'arrose, je suis entouré par des jets de vapeur. Je suis aveuglé, non par le liquide mais par la Mera Sylla qui recouvre mon visage pour me protéger. « Calme, calme, calme…» À travers le bourdonnement lointain des voix, j'écoute cette pensée inconnue, mais fraternelle : « Calme, calme, calme…» Et puis cet avertissement : « Attention, frère, le monde où nous sommes est un monde mauvais. Frère, nos frères ont trahi le Sombre Éclat ! »
On me saisit durement les bras. Je lutte encore, mais sans conviction et sans espoir. Je sais que je suis bien perdu, cette fois.
J'interroge à mon tour : « Qui es-tu, frère ? » Un long silence. Je suis tombé. Je sens la brûlure de cet acide que l'on déverse sur moi. Aucune chance. Je vais mourir loin de mon temps et de ma patrie, le désespoir au cœur.
— « Écoute-moi, frère. Tu me connais. Je suis dans toi, mais c'est la première fois que nous entrons en contact, parce que…» Encore un silence terrifiant, avec en fond psychique les voix innombrables et déjà familières des Arnidés. Des images incompréhensibles, des formes vagues, rouges, vertes, noires. Une douleur profonde.
— « Est-ce que tu es… la Mera Sylla de Vernon ? »
— « Oui, je suis… Mais en réalité, je suis un autre toi-même, une copie, un reflet de toi. La Mera Sylla est… un miroir… comme les Tags… J'ai dû pénétrer en toi, dans ton corps, pour demeurer avec toi. J'ai abandonné toute la partie extérieure de ma forme… qui recouvrait ta peau. Je suis tout entière dans toi. »
— « Sylla, y a-t-il un espoir de nous sauver, toi et moi ? Le sais-tu ? »
— « Je ne sais pas, frère…»
IV
Au cours de mon odyssée, j'ai appris que les « tours des Arnidés » sont les émetteurs d'un champ de force qui barre la route du lointain futur – de ce qui était alors pour moi le « lointain futur ». J'avais toujours entendu parler de cet avenir qui nous restait mystérieusement fermé. « Quel ennemi implacable, » disaient les anciens, « nous a donc coupé les routes du temps ? »
Cet ennemi, je le connais maintenant, c'est le peuple Arnidé. Les Arnidés et leurs tours hallucinantes semées d'un bout à l'autre de la galaxie !
Mais qui sont les Arnidés ? Je le sais aussi, et c'est affreux.
Sur Alazan, comme les Polytraqueurs du Pouvoir allaient me rejoindre après avoir tué O'Billie, mon vieux Tag, je découvris une tour détruite – « morte » – et je me cachai dans les décombres radioactives : j'espérais bien trouver là un refuge infra-temporel, invisible et inaccessible pour les hommes vrais. Je ne me trompais pas, il y en avait un.
J'y suis resté fort longtemps. J'eus beaucoup de peine à trouver une bulle assez grosse et assez solide pour m'emporter – vers le passé ou l'avenir ou n'importe où dans l'espace ou le temps ! Le monde infra-temporel n'existe pas pour les hommes, mais mes poursuivants possédaient un Anatag-Wonda et des instruments perfectionnés ; certaines de leurs armes pouvaient tirer dans le temps, je le savais. Sûreté précaire que la mienne dans ce refuge ! Le pire danger pour moi, c'était le Snant dont je commençais à percevoir les signes avant-coureurs : les hallucinations, les retours brusques de souvenirs apparemment oubliés, les accès de lucidité euphorique, et surtout l'ombre. Je ne m'y trompais pas.
O'Billie était morte et le Sac-à-graisse, son fils répugnant, dont l'éducation commençait à peine, ne pouvait me servir à grand'chose. Sur un parchemin en peau de Tag, j'écrivis donc un certain nombre de consignes destinées à moi-même, pour le cas où je me réveillerais seul, après le Snant. Mais ce texte ne me servit jamais, car il me fut pris par les Arnidés lorsque j'arrivai chez eux.
En effet, je trouvai bientôt une bulle assez résistante, dans laquelle je pus m'embarquer avec le jeune Tag. On dit que les bulles sont des nefs lancées à travers le temps, mais elles voyagent en réalité dans la trame du continuum, dans l'espace aussi bien que dans le temps.
Celle-là ressemblait à une sphère de matière vitrifiée, opaque par places, ailleurs translucide et parfois transparente vers les pôles, parcourue de fines marbrures palpitantes et souvent illuminée d'éclairs qui la couvraient d'étincelles bleues. À l'intérieur c'était une chambre forte où toute vie se trouvait suspendue : pendant la durée indéfinissable de mon voyage, je n'endurai ni la faim ni la soif, et je ne subis pas le Snant.
Avant que mes perceptions se fussent totalement engourdies, je compris que la bulle, entraînée par un courant prodigieux, m'emportait vers ce lointain futur qu'aucun des nôtres n'avait encore visité, au-delà même de la grande barrière. À cause de la tour détruite, sur Alazan, il existait sans doute une fissure dans cette barrière et la bulle s'y engouffra, avec moi, le petit Tag et la Mera Sylla de Vernon comme passagers. Nous passâmes à travers un gigantesque tourbillon noir, frangé d'une sorte d'écume grisâtre, couronné parfois des mystérieuses lueurs d'un orage démentiel.
En observant les bulles que les courants ballottaient, se disputaient, s'arrachaient, je compris alors ce que j'ai déjà mentionné : que les tours des Arnidés, qui se trouvent sur Alazan comme sur des millions d'autres mondes, étaient bien les émetteurs de ce champ inconnu qui barrait aux nomades du temps les routes du lointain futur, forçant les bulles à dériver dans l'espace lorsqu'elles atteignaient une certaine époque – peu après la date de la résurrection du Cheval-Soleil. Et le courant qui nous emportait devait s'infiltrer à travers une brèche de ce formidable rideau d'énergie !
Impossible de chiffrer le temps subjectif dans la bulle. Comme une suite de mirages déformaient l'espace et tendaient à se substituer à lui, des rêves troublaient sans cesse la durée – les mirages sont des perturbations de l'espace et les rêves des perturbations du temps, mais ils sont de même essence.
La bulle me déposa enfin dans un refuge où elle s'affaissa, déchargée de son énergie. Je me téléportai dehors et me retrouvai au milieu d'un geyser de bulles qui toutes montaient à grande vitesse vers le futur : la route du passé semblait bien coupée. Si je vivais, j'étais sans doute condamné à ne jamais revoir mon temps et ma patrie.
Je souffrais à nouveau de la faim et de la soif. Le jeune Tag était mourant. Je parvins avec peine à me transporter hors du refuge. J'étais chez les Arnidés.
Un pâle soleil jaune brillait sur une plaine sauvage. À l'horizon, d'un côté, une chaîne de montagnes bleuâtre. De l'autre, un immense globe argenté qui devait abriter une ville.
Presque aussitôt, j'eus l'inexplicable certitude que je me trouvais dans un monde inhospitalier, un monde ennemi. J'aurais voulu fuir encore. Mais je n'avais pas même la force de regagner le refuge : les hommes de ma race sont physiquement et mentalement fragiles ; la longue course d'Alazan m'avait épuisé. Et puis…
Le Snant approchait, je le savais. Il me prit à cet instant.
Combien de fois avais-je demandé à un de mes frères Hypneutes : « Mais qui sont les Arnidés ? Des êtres du futur ? Des êtres qui vivraient au-delà de la grande barrière ? Et qui sont les ennemis qui nous barrent sans pitié les routes du futur et nous enlèvent ainsi notre meilleure chance d'échapper aux Polytraqueurs du Pouvoir ? » Même Yang-le-Vieux n'avait jamais su répondre. « À cause du Snant, » disait-il, « bien des secrets se sont perdus dans notre race. Celui-là est sans doute le plus terrible de tous et il vaut mieux ne pas chercher à le connaître. »
Le hasard me le fit pourtant découvrir. En deux phases. J'appris d'abord que les Arnidés avaient établi le barrage dans le temps avec leurs mystérieuses tours. Et puis je sus qui étaient ces Arnidés : c'est toute l'affreuse histoire de ma race qui me fut ainsi révélée.
Pendant des millénaires, les Hypneutes Merylliens furent traqués par les hommes vrais, aussi bien les Secrétaires du Pouvoir que les adeptes du Cheval-Soleil. Ils durent leur salut : 1°) à leur pouvoir de se téléporter sur de courtes distances et de circuler dans toutes les dimensions du continuum ; 2°) à leur fraternité, leur étroite solidarité, qui étaient les conséquences du Snant et firent d'eux la race la plus unie du cosmos ; 3°) à la découverte du chien Vlapis, le Tag, qui devint leur compagnon et plus fidèle allié.
Le Snant, qui paraît être une conséquence inéluctable de la télépathie et des pouvoirs extra-sensoriels, se révéla en fin de compte une mutation heureuse : les Hypneutes Merylliens vécurent et ils devinrent un jour la race dominante de la Galaxie sous le nom d'« Arnidés ».
Étant les maîtres de leur monde, ils ne couraient plus de grands risques du fait du Snant : bientôt, ils se séparèrent des Tags, qu'ils avaient pris en horreur en des siècles de quasi symbiose. Si l'on fait abstraction de son merveilleux pouvoir psychique, le Tag est bien l'un des animaux les plus répugnants qui soient, et toute la race Hypneute se sentait humiliée de lui devoir la vie. On les extermina.
Mais il fallait aussi vaincre la peur ancestrale du Snant. Les Hypneutes évoluèrent alors vers la « pensée commune ». Par l'action biologique et l'éducation, on détruisit peu à peu toute intimité psychique ; la pensée devint un acte public. Il n'y eut plus de vie individuelle. On s'enferma dans des « villes sous globe », gigantesques ruches humaines. Chaque esprit se fondait dans la masse, dans l'« esprit de la ville », et l'esprit de la ville se fondait dans l'esprit de la race.
Il se créa ainsi une société infiniment puissante et aussi infiniment fragile, car le moindre germe d'individualisme pouvait encore jeter dans le système une perturbation mortelle. À un certain stade de « communion », il apparut que les étrangers n'étaient plus assimilables et constituaient un danger pour la nouvelle civilisation. Danger aussi les Tags, on le comprend aisément. Une barrière fut donc établie dans le temps, à l'époque de la résurrection du Cheval-Soleil, pour défendre le peuple Arnidé contre les germes d'individualisme que nous aurions pu introduire en lui, nous ses ancêtres. Les rares Hypneutes qui franchirent la barrière (comme moi !) furent selon les circonstances et leur état mental, soit assimilés par la ruche, soit tués, soit gardés en prison.
Lorsque j'émergeai de la bulle et entrai en contact avec mes frères de l'avenir, je trouvai un monde inhumain, le monde le plus étouffant, le plus totalitaire qui eût sans doute jamais existé.
Depuis mon jeune âge, à chacune de mes enfances, on m'avait appris : « Le Snant est l'espoir de l'humanité et de toutes les races pensantes ! » On me l'avait mille fois répété ! Et maintenant, voilà ce qui restait de cet espoir.
*
* *
— « Je m'appelle Guyann, » dit l'homme aux bras atrophiés, au visage difforme. « Naturellement, j'étais comme tous les autres, je n'avais pas de nom. Je m'en suis donné un. J'ai toujours été un rebelle, ça a commencé comme ça. Je les hais. Souvent, je leur ai échappé. J'avais réussi à fuir dans le futur, où ils n'existent plus, tu comprends ? Leur société a pourri sur pied, elle s'est détruite. Je n'aurais pas dû revenir, mais j'ai été pris par le Snant là-bas. Ils m'ont eu ! Après, ils ont fait de moi une bête. Ils m'ont affecté à l'entretien du globe comme sécréteur de plastique mésique. C'est une invention à eux : ils te transforment complètement, ils te greffent des glandes qui sécrètent un liquide qu'on doit cracher sans arrêt sur le dôme. Le plus abject, c'est qu'on y prend plaisir : ils se sont arrangés pour que ça te fasse le même effet que le désir de l'accouplement. Bien trouvé, pas ? Après, quand ma peine a été finie, ils ont voulu me reconditionner, mais ça rate les trois-quarts du temps, ça a raté aussi pour moi et tu vois comment je suis maintenant. Et condamné à finir ma vie dans leurs prisons. Mais…» (il se tourna lentement vers ses compagnons muets) « nous avons formé à tous un grand projet d'évasion et nous voulons bien t'y associer. Oh ! je peux parler, Antgula, je peux même crier : ils ne connaissent plus la voix humaine. Nous pouvons nous évader, je ne crois pas que ça soit très difficile. Nous trouverons des bulles – mais la route du passé est fermée par la barrière et fatalement elles nous emporteront vers l'avenir, loin de notre race, dans un monde absolument étranger…»
Guyann m'adressa un affreux rictus qui voulait être un sourire. Nous étions six dans la cour de la prison, dans la ville sous globe, vautrés au milieu des immondices, et alors sans autre gardien que l'effroyable bourdonnement de la pensée commune qui veillait sur nos esprits. Lui seul, parmi les prisonniers, savait parler et connaissait la vieille langue hypneute, aujourd'hui abandonnée par toute la race. Tous étaient reconditionnés, après avoir travaillé sur les dômes pendant des périodes plus ou moins longues, comme « spécialistes baveurs ». Et ils étaient tous plus ou moins monstrueux. Je pensais avec un affreux dégoût à la trahison des Arnidés. Sombre Éclat !
Moi aussi, je souffrais encore de leurs sévices : ma peau arrachée, ma chair brûlée par l'acide, étaient couvertes de plaies vives. Mais la Mera Sylkt de Vernon restait en moi, enfouie dans mon corps, blessée mais vivante.
— « À quoi ressemble le lointain futur, Guyann ? » demandai-je.
Il eut un geste las et dur.
— « Un monde apaisé, » dit-il. « Des planètes calmes. On n'entend plus parler du Cheval-Soleil. Les hommes vrais ont essaimé partout. Mais je ne crois pas qu'il existe comme autrefois une grande civilisation galactique. Ou il faudrait aller encore plus loin. Je ne sais pas. Mais notre race est morte, disparue. Je ne crois pas qu'il y ait un seul survivant. »
Quel atroce destin ! « Non, cela ne se peut pas, » pensai-je. « Le Snant est l'espoir de l'humanité. Il ne doit pas périr ! »
Je murmurai : « Oh ! Guyann, il faut sauver le Snant ! On ne doit pas laisser disparaître la race. »
Il ricana.
— « Alors, je te propose de nous évader. Nous irons très loin dans le futur. Jusqu'à l'époque où le monde est si vieux qu'on ne le reconnaît plus. Nous nous fixerons là-bas. Tu sais que nos caractères d'Hypneutes dominent dans les croisements avec les races humaines étrangères. Nous nous reproduirons ! Avec un peu de chance, nous donnerons un nouvel essor à la race. Tout recommencera : les persécutions, la fuite. Puis le triomphe. Et une civilisation pareille à celle des Arnidés. Ah ! le beau rêve…»
— « Non, » criai-je si haut que le son de ma voix – ce bruit incompréhensible – fit sursauter les autres. « Non, il ne faut pas, il vaut mieux mourir ! »
Mais je savais que nous partirions.
Je n'avais subi qu'un Snant très partiel, à cause de la « pensée commune » – mais je ne peux pas expliquer pourquoi – et je commençais déjà à recouvrer ma mémoire et ma personnalité. La Mera Sylla était présente en moi, prête à jouer le rôle du Tag disparu – « Calme, calme, calme. » Je passais mon temps avec mes compagnons prisonniers dans la cour obscure où s'entassaient les ordures. Lorsque Guyann ne consentait pas à parler, c'était le silence le plus total.
Je réfléchissais. Une certitude : c'était en se séparant de nos compagnons les Tags que les « Arnidés » avaient commis leur première faute. Mais je comprenais ce réflexe de dégoût de la part d'une civilisation victorieuse. Or, le hasard m'avait fait découvrir une autre « éponge psychique », un autre « miroir », un compagnon pour les Hypneutes qui se révélerait peut-être supérieur au Tag, qui serait en tout cas moins répugnant que les chiens Vlapis : la Mera Sylla, cette plante-amibe qui était dans mon corps et qui pourrait se reproduire seule, notamment par scission. C'était la grande chance de l'avenir. Je décidai donc de me joindre à l'équipée de Guyann. D'ailleurs, je ne pouvais plus vivre au fond de cette ignoble prison.
Ainsi le voulait mon destin : j'allais continuer vers l'avenir le plus lointain, le plus mystérieux, une fuite éperdue commencée sur Alazan. Pour sauver le Snant ! Dans ce monde mystérieux du futur, je me voyais – oh ! l'image sotte et ridicule – patriarche sénile, entouré d'enfants de ma race à qui je répétais en branlant la tête : « Ne craignez rien, mes petits, le Snant n'est pas la mort ! »
— « J'ai peur qu'ils ne découvrent nos projets d'évasion dans nos pensées, » dis-je à Guyann.
— « Le risque n'est pas grand. Je vais essayer de t'expliquer : à cause de la « pensée commune », tes idées ne peuvent pas s'échapper de ton cerveau. C'est pour qu'il n'y ait pas de vrai Snant, comprend-tu ! Ce qu'ils émettent sans arrêt, ce sont des slogans, et tout le reste se perd là-dedans. Il y a aussi les prières, au moment du rite. Attention, là ! C'est peut-être dangereux. Hein, tu te rappelleras : au moment du rite, il faut penser aux prières et pas à tes projets ! »
Nous étions à genoux sur la pierre. Je tremblais dans mon effort pour fixer mon esprit sur les prières.
— « Sombre Éclat, maître de l'espace et du temps, prends nos âmes ! »
— « Prends nos âmes, elles sont pures. »
— « Prends nos âmes, elles sont justes…»
Non loin de la prison, existait un refuge connu de Guyann. C'est là que nous essaierions de trouver une bulle et de partir pour le futur. L'évasion était prête… Me concentrer sur les prières… « Prends nos âmes, elles sont fortes. – Prends nos âmes, elles sont claires…» Peut-être faudrait-il tuer nos gardiens. Peut-être serions-nous arrêtés et conditionnés en spécialistes baveurs. Je serrai les dents. Cela ne se pouvait pas. Nous avions une mission plus grande que nous, plus grande que notre vie : sauver le Snant, sauver la chance de l'humanité !
Mais si nous parvenions à nous échapper, qu'allions-nous trouver dans l'avenir ?
— « Le prochain jour, nous partirons au moment du rite, » m'expliqua Guyann. « Ils s'apercevront de notre absence, mais ils ne pourront rien tenter sans déranger les prières. Ils perdront beaucoup de temps. Quand ils se ressaisiront, nous serons loin. Il y aura un garde – nous le tuerons, pour sauver le Snant, comme tu dis. » Il ricana, le visage déformé, monstrueux, inhumain. « Pour sauver le Snant… à moins que tu ne préfères finir ta vie à baver sur les dômes, Antgula ! »
— « Sombre Éclat ! maître de l'espace et du temps, prends nos âmes ! – Prends nos âmes, elles sont fortes ! Prends nos âmes, elles sont claires ! »
Dans la pénombre éternelle de la geôle, nous nous glissâmes vers la salle où l'on bénissait les détritus avant de les jeter à l'égout. La première partie de notre évasion était achevée. Mais le plus dur restait à faire.
— « Prends nos âmes, elles sont libres ! – Prends nos âmes, elles sont légères ! » Sous son globe formidable, la ville entière était plongée dans les rites. « Attention ! » dit Guyann, « on y va. »
— « Calme, calme, calme, » émit la Mera Sylla de Vernon. Nous courûmes tous à la file. C'est alors que résonna l'alarme.
V
L'instituteur sourit au garçon et lui caressa distraitement les cheveux. Un autre se fût déchiré la jambe dans cet accident, mais ce n'était pas la première fois que le diabolique petit Thelme enjambait la grille et s'y blessait. Il s'en tirait toujours bien et c'est à peine si le sang coulait de ses plaies tout de suite refermées.
Pourtant, il avait eu peur cette fois. Il paraissait presque vert lorsqu'il pâlissait. L'instituteur croisa un instant le regard de ses yeux bleus, si grands et si clairs, mais il se détourna aussitôt : il éprouvait toujours un certain malaise devant ces yeux-là. Le petit Thelme était un garçon bizarre, un peu inquiétant. Ses camarades le soignèrent, c'est-à-dire que l'un d'eux, préposé à l'infirmerie, badigeonna de mercurochrome la plaie presque invisible, tandis que trois autres observaient la scène gravement.
— « Repose-toi avant que nous rentrions, » dit l'instituteur. « Reste dans la classe un moment. » Le petit Thelme hocha la tête. Son frère et un de ses camarades qui lui ressemblait comme un frère vinrent lui tenir compagnie. C'est un peu plus tard que l'instituteur fut témoin d'une scène étrange.
Les trois garçons étaient debout, l'air bouleversé. Ils ne parlaient pas. Le petit Thelme se trouvait près du tableau et les deux autres le regardaient, les yeux hagards. Sur leur visage trop bronzé, on lisait une expression à la fois de panique et de triomphe.
Le petit Thelme tendit le bras. Il montrait une phrase qu'il venait d'écrire en gros caractères maladroits, par-dessus la date du jour, 11 mai 1960 :
LE SNANT N'EST PAS LA MORT.