Le rêve par MILDRED CLINGERMAN
Le rêve par MILDRED CLINGERMAN
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Nous avons naguère publié de Mildred Clingerman deux contes à l’humour farfelu : « Dites-nous, grand-mère » (n°18) et « Voyage-surprise » (n°19). C’est par contre dans une veine très sérieuse qu’est écrite cette histoire psychologique troublante, où le fantastique – si fantastique il y a – est avant tout la description et l’explication d’un état d’âme.
LA maison était affreuse. C’était une de ces demeures étroites, à trois étages, flanquée d’une aile et d’une tourelle, qui datait de l’époque de la Reine Anne. Peut-être, aux environs de 1900, quelque femme au goût romantique avait-elle occupé la chambre de la tourelle. Il m’arrivait, le soir, de m’accouder à la fenêtre pour regarder au travers de la frondaison du magnolia, dans l’espoir d’apercevoir Hugh tourner au coin de la petite rue tranquille ; je me souvenais que ces pièces servaient autrefois de postes de guet aux épouses qui attendaient le retour d’un mari parti pour la guerre. Nous étions maintenant une demi-douzaine de femmes à attendre, dans cette demeure, le retour de nos hommes ; aucune d’elles, cependant, je le savais, n’attendait avec la même anxiété que moi.
Hugh et moi nous estimions pourtant très privilégiés de pouvoir vivre dans cette maison. Hugh n’était ni officier ni même aspirant et, dans cette ville, les propriétaires maintenaient les traditions militaires en se refusant quasi systématiquement à mêler les hommes de troupe aux officiers. La nôtre était cependant quelque peu romanesque et rebelle. Elle avait également un faible pour les parachutistes qui représentaient pour elle cet esprit indomptable et aventureux qui plaît tant aux femmes du Sud. De plus, je pouvais, à volonté, adopter l’accent du Sud. Il me suffisait d’évoquer la voix de ma grand-mère et je n’avais aucune difficulté à reproduire les sons qui plaisaient tant à ma propriétaire ; ma voix s’élevait, se faisait plus chantante et traînante, et les mots sortaient de ma bouche sur un rythme légèrement différent. Tous les moyens étaient bons, à l’époque, pour obtenir un logement. Dès les premiers instants j’avais été sympathique à Mrs. Allen, la propriétaire.
Par contre, les femmes d’officiers ne m’aimaient pas du tout. Lorsque nous nous rencontrions dans l’escalier nous nous contentions d’échanger un froid sourire. Bien qu’elles se fissent un point d’honneur de me céder mon tour dans la salle de bains, jamais je n’eus de conversation avec elles, si ce n’est avec la grande femme brune qui, une fois, à court de cigarettes, m’en emprunta un paquet. Elle était très pressée de regagner sa chambre et ne s’arrêta que le temps de me dire combien elle trouvait agréable – vraiment agréable – la chambre de la tourelle. Son enthousiasme m’alarma. Je craignais, en effet, qu’elle ne la voulût pour des amis à elle et qu’elle n’usât de son influence auprès de Mrs. Allen pour nous en chasser. Je me rappelai, cependant, l’accent de la grande femme brune, l’accent du New Jersey, et je songeai qu’il était peu probable que Mrs. Allen se laissât embobiner par ces sèches consonances.
J’aurais dû sans doute me sentir très seule. Les montagnes, le désert, les vastes espaces me manquaient et j’étais souvent oppressée par cette haine et cette peur si puissantes, si tangibles dans le Sud qu’on en a parfois le souffle coupé. Et pourtant, je ne me sentais pas seule. Sauf si un saut de nuit était prévu, Hugh débouchait chaque après-midi au coin de la rue, de son pas allègre. Un peu plus tard, nous ressortions tous les deux en quête d’un restaurant puisqu’il était impossible de cuisiner dans notre chambre. N’était le rêve qui, chaque nuit ou presque, revenait me hanter, nos soirées auraient donc pu être agréables. Je n’avais jamais parlé de mon rêve à Hugh et lorsque je criais dans mon sommeil, il me réveillait en m’embrassant et en me murmurant nos mots d’amour familiers jusqu’à ce que je me sois rendormie. Lorsque le réveil sonnait, à quatre heures du matin, je m’éveillais puis je restais étendue, à cligner des yeux sous la lumière, regardant Hugh s’habiller et écoutant le gros soupir qu’il poussait pour saluer ce nouveau jour de service sous les drapeaux. Le spectacle d’Hugh en train de lacer ses bottines de parachutiste avait sur moi un tel effet hypnotique qu’habituellement je me rendormais sans même entendre son départ.
À la fin de la matinée Mrs. Allen m’offrait le café. Elle veillait à ce que la cafetière restât pleine toute la journée et je pouvais me servir quand il me plaisait. Plusieurs fois par jour elle m’appelait du bas de l’escalier, m’invitant de sa voix « flûtée » mais sonore à venir me « droguer » avec elle. Dans le Sud, la kola est si forte qu’il me suffit d’en boire quelques verres pour avoir l’impression de flotter ; il m’arrivait donc rarement d’en prendre plus d’un verre alors que Mrs. Allen en absorbait facilement six ou huit.
Lorsqu’elle n’était pas en train de boire du café ou de la kola – ce qu’elle faisait toujours debout en contemplant longuement l’évier de la cuisine – Mrs. Allen suivait la bonne, une négresse, dans tous ses déplacements, tour à tour l’encourageant et la suppliant d’une voix doucement désespérée que l’on entendait dans toute la maison. Iris était une jeune femme à l’air renfrogné qui ne balayait jamais dans les coins, se contentant de faire décrire des cercles à son balai en regardant fixement les toiles d’araignées qui pendaient du plafond. On rencontrait souvent Iris, un seau plein d’une eau noire et grasse à la main, traînant derrière elle une guenille effrangée ressemblant à un tas de serpents noirs dont quelques-uns se détachaient pour se blottir, enroulés sur eux-mêmes, tout le long du couloir. Il régnait quelquefois, entre ces deux femmes, un silence plein de présages qui me rendait hésitante à quitter ma chambre en dépit de mon désir de boire une tasse de café. Certains jours, je le savais, Mrs. Allen s’éveillait « souffrante » et elle n’hésitait pas alors à s’abreuver généreusement d’alcool. La cuisine n’avait alors rien d’agréable. Quelques heures après, cependant, j’entendais les rires – ou plutôt les cris – de Mrs. Allen et d’Iris, et leurs rires se ressemblaient tant qu’il m’était difficile de distinguer une voix de l’autre. À ce moment-là je descendais et je prenais mon café avant de m’apprêter pour un déjeuner tardif.
J’étais une de ces épouses de soldats, une de ces nombreuses épouses qui, à cette heure, envahissaient les rues. La plupart d’entre elles marchaient deux par deux comme des écolières, prenant leurs repas ensemble, faisant leurs emplettes, partageant leurs petites plaisanteries secrètes et, de temps à autre, se disputant de tout leur cœur de femmes qui s’ennuient. J’en vins à reconnaître beaucoup de ces couples ; nous nous souriions et nous saluions, mais je n’avais nulle envie de me joindre à elles ou de m’associer à l’une ou l’autre de ces femmes solitaires qui s’efforçaient de nouer une amitié. Cette répugnance à me lier était peut-être de ma part une sorte de snobisme, mais je voulais aussi m’efforcer de maintenir un semblant de ma vie normale, ma vie personnelle qui, jamais, n’avait été tributaire de cette camaraderie féminine.
Je visitais la ville soit à pied soit en autobus. Je passais des heures à la bibliothèque ; il m’arriva même un jour de louer un petit avion et de survoler la ville pendant une heure et demie de solitude merveilleuse jusqu’au moment où le brouillard montant du fleuve supprima toute visibilité. De là-haut le monde me semblait propre et parfaitement ordonné ; mais je savais qu’il n’en était rien. Pour nous la guerre faisait rage et bientôt, maintenant, le groupe de Hugh serait expédié outre-mer. En attendant ils s’entraînaient au saut de nuit avec tout leur matériel et depuis l’apparition de ce nouvel exercice au programme d’instruction mon rêve devenait plus insistant, plus détaillé.
J’avais de plus en plus de mal, chaque matin, à me débarrasser de l’horreur que me laissait ce rêve. Mrs. Allen commença à me gronder pour ma mauvaise mine. Même Iris qui, la plupart du temps, ne me prêtait aucune attention, se mit à faire doucement écho à la voix de Mrs. Allen qui énumérait tout ce qui clochait chez moi. J’étais beaucoup trop pâle, me disaient-elles ; mes yeux ressemblaient à des charbons ardents et je ferais mieux de consulter un médecin avant que les os ne me transpercent la peau. Un jour Iris me suivit jusque dans ma chambre ; elle tenait à la main son seau et sa guenille et de toute évidence son intention était de nettoyer ma chambre. Comme elle insistait, je me réfugiai sur le lit tandis qu’elle arrosait le linoléum usé avec un liquide qui ressemblait à de l’eau croupie. Son regard prit une expression presque amicale lorsque je lui offris une cigarette et l’invitai à s’asseoir pour bavarder un peu. Elle se laissa tomber sur la chaise, se tenant aussi loin de moi que le lui permettait l’étroitesse de la pièce. Pendant un moment, nous nous contentâmes de fumer, évitant de nous regarder, tant était grande notre gêne.
Puis Iris parla : « Vous êtes malade d’inquiétude, n’est-ce pas ? »
— « Je fais toujours le même rêve, » dis-je. « C’est tellement réel que, même pendant le jour je n’arrive pas à le chasser de mon esprit. Ce rêve me hante. Je sais que c’est stupide de me tourmenter ainsi…» Je n’achevai pas et je cherchai à poser mon regard sur un objet quelconque de la pièce car l’expression d’Iris était indéchiffrable.
— « Est-ce vraiment terrible ? »
— « Horrible, » dis-je. Nous nous regardâmes alors intensément pendant un long moment puis quelque chose passa entre la femme noire et moi – une entente fragile, ténue, qui sembla mettre à bas toutes les barrières que nous avions l’une et l’autre dressées entre nous. J’oubliai que je n’étais pas superstitieuse et je compris soudain que j’appelais au secours. Je ne pourrais pas l’affirmer, mais je crois qu’Iris oublia un instant que j’étais blanche et trop orgueilleuse pour mériter que l’on me vienne en aide. Quoi qu’il en soit, sa réaction fut presque automatique.
— « Racontez à Iris… »
Je respirai profondément et me lançai dans mon récit. Je lui décrivis le ciel par une nuit d’encre, l’avion ronronnant et les hommes alignés dans la carlingue de l’appareil, attendant que s’allume le signal qui leur indiquerait qu’ils se trouvaient au-dessus de la zone de parachutage. Je lui montrai Hugh devant la trappe béante, immédiatement après le lieutenant qui devait sauter le premier. Je voyais le premier homme disparaître dans la trappe, puis Hugh, immédiatement après. Je voyais leurs visages grimaçants au moment du premier choc – un peu, dis-je à Iris, comme si l’on heurtait un mur de brique matelassé à 120 kilomètres à l’heure. Jusque-là tout allait bien ; c’était normal. Cela se produisait toujours lorsqu’ils arrivaient en fin de chute libre et que les parachutes s’ouvraient. Je lui racontai comment la coupole de soie blanche qui, l’instant d’avant, se gonflait au-dessus de la tête d’Hugh, s’affaissait tout à coup. Hugh tirait sur les courroies, la tête rejetée en arrière, jurant dans le silence. Je dis alors à Iris comment le parachute s’épanouissait de nouveau mais après avoir perdu deux lés. À côté d’Hugh, et au-dessus de lui des hommes s’interpellaient, certains riant de soulagement. Quelque part dans l’obscurité et le vent, un homme encourageait son parachute, lui parlant comme à un enfant : « Allons, mon petit, mon tout petit… mon petit chéri. »
Soudain une voix aiguë et furieuse lançait un avertissement : « Déplacez-vous vers la droite ! Nom de Dieu, ils nous ont largué au-dessus des arbres…» Hugh réagissait immédiatement, tirant sur les courroies pour manœuvrer son parachute. Il commençait à se balancer. Il semblait tomber de plus en plus vite, le corps oscillant en un ample mouvement. Tant pis. Prépare-toi pour l’atterrissage ; genoux rapprochés et légèrement pliés, le cou dans les épaules pour pouvoir rouler en arrivant au sol, la tête près de la poitrine. Est-ce que c’est le sol ? Ne te raidis pas… Il ne voyait pas le gros poteau dressant vers le ciel ses pointes déchiquetées. Il lui tournait le dos et il ne pouvait pas savoir qu’il s’élevait vers lui, l’attendant comme une fourche géante. Seul l’observateur dans le rêve voyait la fourche pénétrer dans le dos de l’homme pour en ressortir luisante et gluante de l’autre côté de sa poitrine. Pas un son ne sortait de la bouche de l’homme. C’était le rêveur qui criait d’horreur et de douleur. L’homme restait là, suspendu, empalé, tandis que le parachute dansait sur l’herbe un sarabande effrénée et que ses courroies tiraient sans merci sur l’homme mort et le poteau…
Iris frissonna et rouvrit les yeux. Je me rendis compte soudain que, tout le temps de mon récit, je n’avais pas cessé de fixer, sans la voir, une des boules de cuivre se trouvant au pied du lit. Mes yeux n’avaient perçu que cette vision horrible qui, de jour en jour, devenait plus réelle que tout ce qui faisait ma vie. C’était étrange, comme, au fur et à mesure que le temps passait, mon rêve devenait de plus en plus détaillé. Tout d’abord je n’avais vu que le corps empalé. Je ne savais pas alors qu’il s’agissait d’Hugh. En partant de cette image, le rêve s’était peu à peu développé pour en arriver jusqu’au point où j’avais l’impression d’accompagner Hugh dans l’avion, de sauter avec lui, de le voir, de l’écouter, planant à ses côtés sans pouvoir l’aider.
Autre chose m’effrayait dans ce rêve. Hugh me parlait rarement de son travail. Était-il possible qu’avec le peu qu’il m’avait dit j’aie pu être aussi bien renseignée sur ses sauts ? Peut-être. Après tout, j’avais un peu pratiqué le vol de nuit ; j’avais même porté un parachute lorsque je m’entraînais aux acrobaties ; mais je n’avais jamais pénétré dans un des avions de parachutage en groupe. Je n’avais jamais sauté d’un avion et j’espérais bien ne jamais avoir à le faire. Malgré tout… peut-être étais-je capable d’imaginer tout cela. Je crois que c’est ce raisonnement à froid qui, pendant longtemps, m’avait libérée de la peur insensée que j’éprouvais à présent.
Iris me tendit une cigarette et l’alluma de ses mains tremblantes.
— « Que… qu’en pensez-vous, Iris ? » lui demandai-je.
— « C’est mauvais, » dit Iris. « Vous avez essayé de prier ? »
— Je hochai la tête. « Je… pour tout vous dire, Iris, je ne sais pas prier. »
Iris me regarda surprise. « Vous n’avez pas la foi ? »
— « Non, je… je ne sais pas…» J’évitai le regard d’Iris car elle me contemplait comme une bête curieuse.
— « Vous ne croyez à rien ? » Le ton sur lequel elle me dit cela me fit comprendre qu’il ne s’agissait pas là d’une critique mais plutôt d’une certaine curiosité de sa part.
— « Si. Je crois en certaines choses ; aux mauvais présages en tout cas, car je commence sérieusement à croire à cet horrible rêve. »
— « Je vois, » dit Iris et ce simple mot se passait de tout autre commentaire.
« Que pensez-vous faire ? » me demanda-t-elle, après un long silence.
— « Je n’en ai aucune idée, » répondis-je : « Il ne m’est guère possible d’aller trouver le commandant de Hugh pour lui demander de l’exempter de sauter sous prétexte que j’ai des cauchemars. »
— « Non, évidemment, » dit Iris. « Est-ce que votre mari ne pourrait pas se faire porter malade ? »
— « Jamais il n’acceptera de faire une chose pareille. De toute façon, je ne lui ai jamais parlé de mon rêve et je ne lui en parlerai jamais. »
— « Là, vous avez bien fait, » dit Iris, « cela n’aurait pu que l’énerver… Quand doit-il sauter de nouveau ? »
— « Je ne sais pas. Dans quelques jours, je crois. Il me préviendra. »
— « Bon. Eh bien, écoutez-moi, » dit Iris. « On peut faire quelque chose. » Elle me mesura du regard. « Vous avez vingt dollars ? C’est ce que ça coûtera – vingt dollars. Et vous devrez faire exactement ce que je vous dirai. Vous me donnez l’argent, d’accord ? J’arrangerai tout et vous n’aurez à vous occuper de rien. Maintenant, écoutez-moi bien…»
J’enregistrai, avec une sorte de dégoût hébété, les instructions que me donna Iris. Lorsqu’elle eut terminé je lui dis que, jamais, jamais je ne pourrais croire à ces stupidités, ou à cette magie, quel que soit le nom qu’elle lui donne.
— « Vous n’avez pas à y croire, » me répondis Iris. « D’autres y croiront pour vous. Vous, vous n’avez qu’à me donner l’argent et n’importe qui pourra faire ces deux petites choses dont je vous ai parlé. Bon sang ! est-ce que vous ne donneriez pas n’importe quoi pour sauver votre homme ? »
Je pris ma bourse et donnai un billet de vingt dollars à Iris. Pas un instant je ne crus qu’elle pouvait m’aider plus qu’elle ne l’avait fait jusqu’ici en acceptant de vouloir bien m’écouter.
— « Il faut que je m’en aille, » dit Iris. « N’oubliez pas. Demain, guettez l’arrivée du marchand de fraises. » Elle se tint un moment dans l’encadrement de la porte et avant de la fermer elle me dit d’une voix mystérieuse et amusée. « Ne soyez pas surprise si vous commencez à y croire vous même. La plupart des gens croient au pouvoir d’un billet de vingt dollars. »
***
Le lendemain je me levai et m’habillai beaucoup plus tôt que d’habitude. La cuisine était vide mais j’entendais les voix de Mrs. Allen et d’Iris qui venaient du devant de la maison. Comme, ce jour-là, je ne voulais pas voir Iris, j’avalai rapidement mon café et remontai précipitamment dans ma chambre pour y attendre l’arrivée des marchands noirs dont on entendrait bientôt l’appel caractéristique dans la rue.
Le premier qui apparut poussait un charreton rempli de petits pois frais. « Petits pois nouveaux ! Voilà les petits pois frais…» L’homme lançait son appel d’une voix poignante, pleine de tristesse. Et les ménagères ou leurs domestiques se pressaient autour de lui. Je me penchai à la fenêtre pour contempler le spectacle. Dix minutes après, la rue retentit du cri du marchand de fraises. « Qui veut des fraises ? les bonne fraises fondantes…» On aurait dit une douce complainte dans laquelle revenaient toujours la même question et la même réponse. L’homme prononçait le mot « fraise » de façon si étrange que, bien souvent, en entendant son cri, à demi endormie, j’avais été tentée de vider ma bourse pour acheter une poignée de cette marchandise de rêve. Ce matin, cependant, son cri revêtait pour moi une autre signification, il représentait quelque chose d’obscur, d’hostile, de vaguement écœurant. Ce que je devais acheter à cet homme n’aurait rien de féerique !
Il s’était arrêté juste sous ma fenêtre et il restait là comme s’il attendait que j’apparaisse. Je l’interpellai de la fenêtre et lui fis un signe bref lorsqu’il leva les yeux. Je fus très heureuse de ne rencontrer personne dans l’escalier. Tout d’un coup la maison semblait déserte.
Une fois près de lui, je vis que l’homme était très âgé. En guise de salut il se tira l’oreille, une oreille longue et tout ridée. De la poche de son vieux manteau déchiré, il tira une petite enveloppe grise et me la tendit.
— « Je viens de la part d’Iris, » dis-je inutilement puisque je tenais déjà l’enveloppe.
Il acquiesça et son regard se perdit au loin. « Vous êtes de l’Arizona ? »
— « Oui, » dis-je. « Vous y êtes allé ? »
— « Des cow-boys, » murmura le vieil homme, « et des Indiens…» Il hocha la tête de façon catégorique comme pour m’affirmer que le monde contenait des trésors inépuisables. Puis les yeux du vieillard se remplirent de larmes et sa lèvre pendante se mit à trembler. « Il y en a qui disent…» Tout son être me questionnait comme s’il était assailli par un doute affreux.
— « Oh ! c’est la vérité, » répondis-je et son visage s’illumina de plaisir. Je me détournai alors car je ne voulais pas que l’homme lût dans mes yeux que les cow-boys et les Indiens que je connaissais n’étaient pas le moins du monde les créatures idéales qu’il s’était imaginé ; je ne voulais pas qu’il comprît que les êtres mythiques qu’il révérait étaient aussi nombreux que les fruits de rêve qu’il vendait et que la vérité était aussi difficile à saisir que ces chimères.
De retour dans ma chambre j’ouvris la petite enveloppe pour en examiner le contenu – trois feuillets de papier de riz entièrement couverts de griffonnages à l’encre rouge. De toute évidence ces feuillets provenaient d’un cahier de papier à cigarettes. Impossible d’en déchiffrer le sens. Si ces caractères avaient un sens, ils étaient écrits dans une langue que je ne connaissais pas. Certains des mots semblaient se terminer en petits dessins dont l’un aurait pu passer pour un coq et l’autre pour une chèvre. D’après les instructions d’Iris, cependant, je n’avais pas à déchiffrer ces signes. Ce que j’avais à faire était beaucoup plus simple ; il fallait que je mâche ces feuilles et que je les avale.
— « Puisque tu es allée jusque-là, » me dis-je, « pourquoi hésiter maintenant ? » J’avalai les feuilles de papier et ce me fut plus facile que je ne l’avais pensé. Le reste était encore plus simple. Je pris deux sous dans ma bourse et les glissai dans l’enveloppe.
Puis je quittai la maison et pris l’autobus pour aller en ville. Huit rues plus loin, j’aboutis au fleuve. Du haut du pont je jetai l’enveloppe dans les eaux boueuses. Puis après avoir fait un bon déjeuner, j’allai au cinéma avec une étrange impression de calme et de paix.
J’avais à peine regagné ma chambre que Mrs. Allen m’appelait. On me demandait au téléphone.
— « C’est Hugh, » me dit Mrs. Allen. « Il veut sans doute vous prévenir qu’il sera en retard ce soir. »
— « Désolé, ma chérie, » me dit Hugh. « Je rentrerai tard. Nous devons sauter de nouveau. Ne m’attends pas pour dîner. Je ne sais pas à quelle heure je rentrerai. Nous sommes tous consignés sur l’aérodrome. »
La soirée fut terriblement longue. Je n’avais pas assez faim pour sortir. Je bus du café avec Mrs. Allen et mangeai une barre de chocolat. Je m’efforçai de lire, mais je n’arrivais pas à m’intéresser à mon livre. En un sens, pourtant, cela me rassura. Je détestais avoir recours à la lecture comme à une drogue. Je restai assise, m’efforçant de déterminer si, cette fois, j’étais aussi anxieuse que je l’avais été pour les autres sauts. À mon avis, oui, mais différemment. Qu’est-ce qui avait changé ? Tout d’abord j’étais capable de tenir en place sans l’aide d’un bouquin. Ensuite, j’avais établi le contact avec l’avenir, avec demain, grâce à mon simulacre d’acte de foi. Incapable de croire moi-même, j’étais tout de même prête à admettre que quelqu’un, quelque part (un être plus primitif, plus crédule que moi) puisse avoir la foi à ma place. La soirée fut longue, très longue, et j’eus tout loisir de méditer, de méditer autrement que je ne l’avais fait jusqu’ici.
Lorsque, à dix heures, la grande jeune femme du New-Jersey vint frapper à ma porte, je réussis à lui répondre sans montrer aucune peur. Combien de fois avais-je attendu le retour de Hugh, terrifiée à l’idée qu’on allait frapper à ma porte pour m’annoncer sa mort ? Ayant vu de la lumière, me dit-elle, elle était venue m’emprunter des cigarettes. Comme elle se souvenait ne m’avoir jamais rendu le premier paquet, c’est d’une voix contrite qu’elle me le demanda. Il me fallut un moment pour comprendre que sa visite avait, en réalité, un autre objet. Quand je lui eus offert mes cigarettes et que je l’eus invitée à s’asseoir, elle admit qu’elle avait rencontré Mrs. Allen dans le couloir et que celle-ci lui avait demandé d’aller me tenir compagnie pendant quelques instants.
— « Mon mari n’est pas là ce soir, » dit la jeune femme. « Quel sale bled, n’est-ce pas ? »
Nous bavardâmes pendant une heure puis nous nous dîmes un au revoir timide mais amical.
À minuit j’étais encore assise dans le vieux fauteuil bosselé, cherchant, tout hébétée, à entendre les pas de Hugh dans l’escalier. Lorsqu’il rentra, à 2 heures du matin, je compris immédiatement qu’une catastrophe était arrivée. Hugh était très pâle. Je me souviens d’avoir pensé sur le moment que son visage paraissait saupoudré de farine. Il vint à moi tout de suite et mit sa tête contre la mienne. Il me serra les épaules si fort que je réprimai un cri. Puis je me mis à pleurer très doucement et pendant de longues minutes nous restâmes silencieux.
Enfin Hugh se décida : « Trois des gars sont tombés dans la rivière. Ils se sont noyés. D’autres sont tombés dans les arbres, mais aucun n’a été gravement blessé. Deux parachutes ont mal fonctionné… un homme, son parachute en torche, s’est écrasé au sol ; toujours agrippé à ses courroies. Nous lui avons crié de tirer sur l’anneau du paquetage mais il ne pouvait plus nous entendre… Est-ce qu’il y avait beaucoup de vent ici ? Il y avait des rafales terribles au-dessus de la rivière… J’ai atterri à côté d’une clôture. Tu sais, ces clôtures en barbelés que posent les paysans ? On dirait presque des clôtures de camps militaires. Il y avait un pieu tout déchiqueté… Quelqu’un m’a lancé un avertissement. Bon Dieu, ma chérie, je l’ai échappé belle… Ce qui m’a secoué – tout le monde gueulait ce soir – c’est que cette voix que j’ai entendue ressemblait à la tienne. Je ne sais pas qui c’était, un gamin probablement ; mais il m’a appelé par mon prénom. Il m’a sauvé la vie. De toute manière, tout allait mal ce soir. Le pilote a cru voir le signal au sol – probablement les lumières d’une ferme – et il a pensé qu’il était au-dessus de la zone de parachutage. Il a fallu des heures pour retrouver tout le monde. Chérie, chérie, ne pleure pas…»
Peu à peu Hugh se détendit, puis il se prépara à se coucher. Pendant qu’il délaçait ses chaussures, il n’arrêtait pas de parler d’une voix douce et monotone : « Regarde là et là, tu vois les ampoules sur mon cou… La coiffe intérieure de mon casque s’est détachée et le casque m’est retombé sur la figure. Il m’a fallu des heures et des heures avant de réussir à le repousser et à y voir. L’ouverture du parachute m’a collé un drôle de choc ce soir. J’ai perdu deux lés. J’ai eu une de ces frousses…»
Hugh quitta une de ses bottes et un sou roula par terre. Il le regarda n’en croyant pas ses yeux, puis lentement il enleva l’autre botte et la secoua. Un autre sou roula sur le plancher.
— « Quel est le crétin qui a fait ça ? » Hugh tremblait de colère. « Tout le monde sait que c’est terriblement dangereux de faire, par superstition, des choses aussi idiotes – ces foutues pièces de monnaie auraient pu m’entrer dans les pieds si elle n’avaient pas été à plat. »
***
Ce fut la dernière fois que Hugh sauta aux États-Unis. Une semaine après il était envoyé en Europe. J’aurais été heureuse si j’avais pu savoir, lorsque je lui dis adieu que, deux ans plus tard, je retrouverais le même Hugh, un peu plus calme, un peu plus vieilli, mais toujours pareil à lui-même.
Je cédai la chambre de la tourelle à des amis de la grande jeune femme du New Jersey. Je fis mes adieux à Mrs. Allen et à Iris puis regagnai mon pays et mon désert pour y attendre le retour de mon homme. Cette année-là Mrs. Allen m’envoya une carte de Noël à laquelle elle avait joint ce petit mot d’Iris :
« Même la foi s’apprend. Il suffit de laisser pénétrer en soi les bonnes paroles et de faire abandon de ses biens. C’est tout ce que j’ai voulu vous enseigner. Toute cette mise en scène n’était que comédie, comme vous l’aviez dit vous-même. Le marchand de fraises est mon papa. C’est moi qui ai fait les dessins à l’encre rouge. C’est moi et papa qui avons prié. Je m’excuse, mais je ne comprends rien à la lettre que vous m’avez écrite. Je n’ai jamais mis de pièces de monnaie dans les bottes de votre mari. Comment aurais-je pu le faire ? Je croyais que vous les aviez jetées dans le fleuve ? Je vous en prie, répondez-moi, car cette histoire de sous me tourmente. Tous mes meilleurs vœux. Iris. »
(Traduit par Janine Villars.