Les ongles - JAMES BLISH
Les ongles - JAMES BLISH
Ce bref épisode du futur, décrivant la lutte entre la résistance et l'occupant dans un pays non précisé, montre une facette mineure du talent de James Blish, dont le roman « Un cas de conscience » (paru en France chez Denoël) a été salué par la critique anglo-saxonne comme le seul ouvrage de science-fiction récent possédant de grandes qualités littéraires5 .
Le visage totalement inexpressif de la fille avait cette rigidité que provoque la méfiance ou la peur. Elle serrait bizarrement ses mains entre les genoux.
— « Posez vos mains sur la table, » dit l'enquêteur. « Nous savons qu'elles sont peintes. »
Il parlait avec un ton de profond ennui. Autrefois, peut-être, c'était pour convaincre les prisonniers qu'il était au courant de tout qu'il étalait son savoir. À présent, sa tâche ne semblait plus même éveiller ce mince intérêt en lui.
— « Vous vous appelez Margret Noland. Vous logez à Bethesda (Washington), Secteur Nord, dortoir 458. Votre mari se nomme Lincoln Noland. Vous n'avez pas de permis de travail. Votre numéro matricule est 26 L 24-10x5. »
— « Vraiment ? Je suis incapable de me le rappeler. »
L'enquêteur griffonna une note. Probablement une appréciation dans le genre de : Réactionnaire – Rebelle à la numération duodécimale. Mais il se contenta de répéter sans que son intonation variât le moins du monde : « Posez vos mains sur la table. »
Cette fois, Margret obéit.
Chacun de ses ongles était orné d'un dessin polychrome, délicat et compliqué. C'était une mode lancée depuis peu, bien que les masses de travailleuses sans emploi des dortoirs ne la suivissent guère. La fille ne portait pas le bracelet, muni d'une loupe en guise de breloque, dont les femmes de la haute société (c'est-à-dire celles qui avaient un emploi et une chambre individuelle) se servaient pour examiner mutuellement leurs ongles tatoués.
— « C'est vous qui les faites. »
— « Non… non… je les applique seulement. »
— « Sans permis de travail. »
— « Oui, » reconnut-elle dans un souffle.
— « Comment pratiquez-vous ? »
— « On m'appelle. Alors, je viens. »
— « Nous le savons. Comment faites-vous l'application ? »
— « On commence par passer une couche de vernis afin d'égaliser la surface de l'ongle et de combler les sillons, » répondit-elle avec hésitation. « Une fois sec, cela donne une pellicule parfaitement lisse. Elle est photo-sensible. Alors, on pose le masque. C'est comme un négatif mais la lumière fluorescente ordinaire convient pour l'exposition. Le développement est plus délicat. Il n'est pas facile de faire venir correctement les couleurs. On a seulement besoin d'eau et d'un peu d'iode. Mais la température doit être calculée avec une grande précision. »
Son débit s'était peu à peu précipité comme si, contre toute logique, elle pensait que l'intérêt de l'enquêteur fût d'ordre purement technique. Brusquement, elle parut se souvenir de l'endroit où elle se trouvait.
— « C'est… c'est simple. Aussi simple que de laver les mains d'un enfant. »
— « Vous n'avez jamais eu d'enfant, » lui fit brutalement remarquer l'enquêteur. « Qui vous fournit les clichés ? »
— « Les uns et les autres. Je me les procure ici et là. Leur vente est légale. »
L'enquêteur appuya sur un bouton et une chaude lumière baigna soudain les mains de Margret tandis que, pitoyables, ses dix doigts aux ongles ornés de dessins multicolores apparaissaient, considérablement agrandis sur l'écran qui se dressait à sa gauche.
— « On m'appelle et j'y vais, » répéta l'enquêteur sans pourtant chercher à la parodier. « Et ensuite, quelqu'un nous appelle, nous. Vous êtes très demandée. Vos motifs sont originaux – et réactionnaires. Ça, qu'est-ce que c'est ? »
L'image de son propre index se profila sur l'écran devant celui de Margret.
— « Hein ? Qu'est-ce que c'est ? »
— « C'est… Oh ! je ne sais pas exactement. Quelque chose de très vieux, un emblème figurant sur un bouclier qui remonte à l'époque où l'on avait encore des boucliers. »
— « Vous ignorez le sens des mots inscrits sur la banderole ? »
— « Je… je ne pensais pas que ce fût de l'écriture. Je n'y ai jamais vu que des arabesques. »
— « Polloi andres os eis aner, » déchiffra l'enquêteur. « Savez-vous ce que cela veut dire ? »
— « Non. Croyez-moi, je vous en conjure : je n'ai jamais su que cela eût une signification. »
— « Savez-vous que ce peut être votre arrêt de mort ? »
— « Non… non… Ce n'est qu'un motif ! Rien qu'un motif décoratif. »
Le doigt de l'enquêteur réapparut brusquement sur l'écran.
— « Et celui-là ? »
— « Ce n'est rien du tout. » La voix de la fille, qui se sentait sur un terrain plus ferme, sonnait avec une assurance retrouvée.
— « Ce sont simplement des points de couleurs disposés au hasard. Cela plaît aux gens. Ils y cherchent des formes – comme quand on regarde les nuages. »
Il y eut un déclic étouffé et la chaude lumière vira au rouge ardent tandis qu'un ongle grossissait au point d'envahir toute la surface de l'écran. Sous l'éclairage monochromatique, les points avaient cessé d'avoir chacun sa couleur. Mais, à présent, ils formaient des lettres bien visibles :
ARMES ATTENDUES LE 5/11
FAITES PASSER LA CONSIGNE
— « Elles sont entre nos mains, » dit l'enquêteur. « Et la quasi-totalité des conjurés par la même occasion. Je répète une fois encore ma question : qui vous procure les masques ? »
— « Soit, » soupira Margret. « C'est moi qui les fais. Et sans permis de travail. »
— « Cet aveu équivaut à un suicide. Vous en rendez-vous compte ? »
Elle tenta de hausser les épaules.
— « Vivre sans emploi est quelque chose d'atroce. Alors, dans ces conditions… quelle importance ? »
— « Votre mari est un micrograveur habile. »
— « Il a un permis. »
— « Limité. Et qui ne l'habilite pas à créer des modèles. »
Elle ne répondit pas. Doucement, ses mains quittèrent la table. Elle crispa les poings, les ongles au creux des paumes comme une enfant qui joue.
L'enquêteur la dévisagea et, pour la première fois, une lueur d'intérêt passa dans ses yeux.
— « Vous avez joué et vous avez perdu. Mais vous n'avez pas tout dit. Votre mari se terre probablement au fond de quelque cachette à l'heure qu'il est. Vous feriez mieux de vider votre sac en vitesse. »
Il n'y eut pas de réponse. Alors, l'inquisiteur reprit avec une sorte de douceur avide :
» Pour procéder à tous les tests indispensables, nous allons devoir vous arracher les ongles. Si vous vous montrez coopérative, nous pourrions vous donner un anesthésique avant.
Brusquement, Margret parut s'affaisser. Son corps mollit ; elle posa son poing fermé sur la table, le pouce en haut.
— « C'est une carte, » annonça-t-elle d'une voix sans timbre, « Les rayons ultraviolets la révèlent. L'image est un peu pâle mais, s'il vous plaît, faites attention : vous me brûleriez en voulant augmenter la brillance. »
Sans un mot de commentaire, l'enquêteur fit basculer un contacteur. Cette fois, il n'y eut pas d'illumination, mais le rayonnement U.V. fut si intense qu'en l'espace d'une seconde une violente brûlure rongea le poignet et le bras de Margret. Mais rien de précis ne se matérialisa sur l'écran, hormis une luminescence verdâtre, presque invisible, qui palpitait sur un rythme accéléré.
L'enquêteur bondit en poussant un cri vibrant, un cri terrible et tragique. Son corps se tordit sous l'effet d'un spasme brutal. Il s'écroula.
L'ultime couche d'enduit fluorescent dont son ongle était revêtu émit un dernier brasillement sur l'écran et Margret, le bras déjà couvert de cloques, fit le tour de la table. Son tortionnaire, étendu de tout son long sur le sol, était figé dans une immobilité absolue.
Line ne s'était pas trompé : l'homme était épileptoïde. Quelques secondes d'exposition au scintillement rétroactif avaient suffi pour déclencher une foudroyante attaque.
Bien sûr, après le cri qu'il avait poussé, Margret n'avait aucune chance de sortir indemne de l'aventure : d'une minute à l'autre, les gardes envahiraient la salle.
Mais désormais, l'enquêteur était à leur merci. Il ne se souviendrait pas de ce qui lui était arrivé. Et la même scène pourrait se renouveler bien des fois encore avant que ses chefs, inquiets, songent à le remplacer. Cela demanderait longtemps : des années s'écouleraient peut-être avant que ces « accidents » se révèlent d'origine épileptique. Celui-ci, par exemple, serait attribué à un assaut : en dépit de son bras brûlé qui la tenaillait à chaque mouvement, elle parvint à lancer avec précision son pied sous l'oreille de l'homme inconscient.
Des vociférations confuses retentissaient dans le couloir. Son regard fit le tour de la pièce. Tout ce qui devait être accompli l'avait été. À présent, elle ne pouvait rien faire de plus. Alors elle arracha le masque apposé sur son autre pouce intact et l'avala.
Elle eut à peine le temps de se dire une fois de plus que la technique de l'application était d'une simplicité ridicule. Aussi facile que de laver les mains d'un enfant !
C'était un poison très violent.
(Traduit par Michel Deutsch.)
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Science-fiction et fantastique sur les ondes.
Signalons à nos lecteurs l'intéressante émission de Pierre Cour : Grand Prix 1960, qui est diffusée chaque dimanche soir à 20 h. 30 sur France II. Une rubrique de cette émission, intitulée « Le Petit Théâtre », comprend une courte pièce dramatique fort bien choisie et bien interprétée, appartenant presque toujours aux genres de la science-fiction ou du fantastique. C'est ainsi que Pierre Cour nous a déjà présenté – entre autres – une adaptation du « Voyageur imprudent » de René Barjavel, une histoire très curieuse de Robert Nahmias : « L'homme qui pleurait des larmes d'or », une nouvelle dramatique de Nicole Védrès : « L'homme et la pierre », etc. Lecteurs de « Fiction », nous serions surpris que cette émission ne vous plaise pas.