ARK NETWORK reference.ch · populus.ch    
 
  
Le site du Petit Papy 
 
 
Rubriques

RETRAITE
SEMINAIRE
A. E. T.
ORIGINES
LE MUR
MUSIQUE
CARRIERE
CHANSONS
AveMaria
Violetta
Acropolis
Marilou
Méditerra
Tango
Bohémienn
Regrette
Fleur
Mexico
Amour
Bord' Eau
Visa pour
Pirée
Gondolier
Que Sera
ComePrima
Etoiles
Javableue
3 cloches
Histoire
Alsace
Cerises
Blés d'Or
Adieux
Cheminée
Le Train
Lara
vie Rose
Colonies
Maman
Rossignol
Tom Dooly
Harmonica
Heintje
Captain Cook
Ernst Mosch
Accordéon
DEFILES 1
DEFILES 2
accordéon 2
accordéon 3
accordéon 4
accordéon 5
DEFILES
EXTRAITS
VRAI !
CITATIONS
ESOTERISME
VACANCES
Films
Films 1
Films 2
Livres
Livres 1
Livres 2
livres Google
Livre GOOGLE 1
Livre GOOGLE 2
Livre GOOGLE 3
Livre GOOGLE 4
Livre GOOGLE 5
Livre GOOGLE 6
Mus.Retro
Tableaux 1
Tableaux 2
Tableaux 3
Tableaux 4
Tableaux 5
Tableaux 6
Tableaux 7
Tableaux 8
Tableaux 9
Tableaux 10
Tableaux 11
Tableaux 12
Tableaux 13
Tableaux 14
Tableaux 15
Tableaux 16
video
vidéo
Orgue
Paranormal
Alsace
Danse
Musikanten
Musikanten 1
Musikanten 2
Musikanten 3
Musikanten 4
Limonaires
Limonaires 1
Limonaires 2
Limonaires 3
Limonaires 4
Templiers
Jules Verne
Photos 2° Guerr
Tableaux 01
Livre 1
Livre 2
CITOYEN DE SECO
LES HOMMES DANS
La sève de l'arb
Les enfers sont
Jusqu'à la quatr
La chenille rose
Le monde orpheli
Le miroir humain
Un spécimen pour
Les premiers hom
Le péché origine
Assirata ou Le m
L’Exécuteur - RO
Celui que Jupite
L'Enchaîné - ZEN
Le cimetière de
Les souvenirs de
Échec aux Mongol
Olivia par HENRI
Clorinde par AND
Les prisonniers 
L’étranger par W
Du fond des ténè
Son et lumières
L'habitant des é
D'une route à un
Le second lot -
Le saule - JANE
Rencontre - GÉRA
Il était arrivé
Un autre monde -
La filleule du d
Le passé merveil
Les ogres par RO
Le pion escamoté
Virginie (Virgin
Et le temps ne s
Suite au prochai
La venue du héro
Une brise de sep
Et s’il n’en res
Vers un autre pa
Le singe vert -
Le Yoreille - PI
Témoignage perdu
Retour aux caver
Les premiers jou
Le diable par la
La seconde chanc
L'état d'urgence
Le masque - JACQ
Sans issue - JAN
Fugue
Une créature
La ville entrevu
Dieu n'a pas de
Les ongles
Sous le vieux Po
Douce-Agile
Le Diadème
Le manteau bleu
Les frontières
Les marchands
Le jardin du dia
Retour aux origi
Les communicateu
Le cri
Le rêve
Le cavalier
Un homme d’expéd
La proie
Les idées danger
Le temple
La nuit du Vert-
La choucroute
Les derniers jou
Partir, c'est mo
La route
La machine
Les prisonniers
Guerre froide
Gangsters légaux
La Valse
Invasion
Loup y es-tu ?
Maison à vendre
Le miroir
Ma pomme
Route déserte
Le test
L'homme qui écou
Ce que femme veu
Cache-cache
Le voyage
Désertion
Opération Opéra
Invasion
Le cœur d’une vi
Les immigrants
Le Train pour l'
La petite sorciè
Culbute
Et la vie s'arrê
La Salamandre
Des filles
Contes d'ailleur
L’homme
Les fauteurs
Les trois vieill
Incurables sauva
Djebels en feu
COMMANDERIE
Les-sentiers
Kalachnikov
La Nuit de tous
ventres d'acier
Les Bellanger
Les saboteurs
Sigmaringen
trahison
La rebouteuse
L'europe en enfe
Non identifiés
La Chute de l'or
Année des dupes
Amères récoltes
Le Batard
Femmes cruelles
L'Armée des pauv
Afrika korps
LaCabaneduberger
La Louve de Corn
Frédégonde Reine
Au coeur des ext
L'île du dernier
Le secret de la
Une fille en cav
Les Enfants des
Le sacrifice des
J.Bergier
James Clavell
UN ADIEU
Jacques Mazeau
James Herbert
James Rollins
Hobb Robin
Horowitz Anthony
Kelig et Louis
BULGARIE
DIANA ET VINCENT
Elle réussit
Tour du monde
Survivre
40 Jours
en enfer
Jungle maya
ILS SURVIVENT
Je traverse seul

 

 Home  | Livre d'Or  | Album-Photo  | Contact

L’Exécuteur - ROG PHILLIPS

L’Exécuteur - ROG PHILLIPS 
  
La dernière nouvelle de Rog Phillips dans « Fiction » était une surprenante histoire de Terriens anthropophages sur Mars. Aujourd'hui, il nous dépeint encore un étrange tableau de mœurs sur une planète lointaine4 . 
    
Le battant capitonné faisait sept mètres de haut sur trois de large. Je le poussai, entrai et embrassai d'un coup d'œil toute la longueur du bar. Rien que des dos tournés. Des dos gigantesques, hostiles, sans le moindre intervalle libre entre eux. Des dos humains… mais dont les dimensions étaient plus de deux fois celles d'un homme. 
Je sentis la vague d'hostilité m'envelopper. Une peur instinctive me serrait soudain la gorge, à la seule vue de ces carrures monstrueuses. Mais la réaction s'opéra immédiatement, sorte de réflexe d'auto-défense : la haine. Ces géants étaient des Édroniens. Des êtres d'origine humaine, et voilà ce qu'Édron avait fait d'eux. 
Je longeai le comptoir et la muraille vivante qui se dressait d'un bloc à ma droite. Des souliers gigantesques s'arc-boutaient aux barreaux inférieurs des tabourets. Le cuivre du bar m'arrivait juste à hauteur des yeux. 
Aucune tête ne se retourna sur mon passage. Mais ils savaient que j'étais derrière eux. Et ils savaient pourquoi. Leur attente stagnait dans un silence total. Et leur haine. 
J'atteignis le seul tabouret demeuré libre où je me hissai tant bien que mal en m'aidant d'un barreau. Le géant assis à ma droite broncha. Son regard plongea vers moi, étrangement vide de toute expression. Puis il se leva, gagna le fond de la salle. Je le suivis des yeux. Je comprenais soudain qu'il avait peur. 

* * 
Le brouhaha général reprenait peu à peu. Un concert de protestations domina brusquement le tumulte, venant de la porte. Quelqu'un avait voulu sortir, mais la police édronienne (composée d'autochtones) cernait maintenant tout le pâté d'immeubles : personne ne pouvait plus aller ou venir tant que je n'en aurais pas fini. 
Le barman s'approcha de moi : un vrai nabot, pas plus haut qu'une porte de chez nous, étriqué en proportion, et deux yeux marrons au milieu d'un visage qu'on eût dit pétri dans de la mie de pain. « Voulez quelque chose ? » murmura-t-il. 
— « Bourbon… et soda dans un autre verre, » répondis-je, sachant que ma voix de baryton avait pour lui une résonance aiguë. 
S'il avait peur, il donnait fort bien le change. Il leva un bras et j'eus l'impression de voir les deux objets apparaître comme par enchantement entre ses doigts énormes : un premier verre qui contenait au moins un quart de litre d'alcool, puis un autre, vrai bocal d'un litre celui-ci, plein de liquide pétillant et de cubes de glace de sept centimètres. Il les posa doucement devant moi. Je mis tout autant de douceur à extirper une pièce de ma poche – une pièce que le bout de son doigt suffit à recouvrir entièrement lorsqu'il la fit disparaître prestement dans sa main. 
Quelqu'un se glissa sur le tabouret à ma droite. 
Une blonde, qui susurra d'une voix enrouée : « Tu m'offres un verre, beau gosse ? » 
Elle avait des épaules dont aucun voile ne venait masquer la blancheur et un visage de déesse où les lèvres dessinaient la perfection même sous deux grands yeux bleus rêveurs. Je voyais des rêves passer dans ses prunelles – en même temps qu'une peur atroce. 
Je songeai à Nalda. Nalda, ma femme, que j'avais perdue après avoir perdu deux doigts de ma main gauche. Ses yeux avaient reflété une terreur semblable… 
J'eus un coup d'œil en coin pour le nabot, puis continuai d'analyser la peur dans les grands yeux de la fille. 
Le sourire indolent des lèvres rouges se figea, et la femme esquissa le geste imperceptible d'abandonner le tabouret. Elle vit alors le petit signe de tête que lui adressait le barman – à peine plus accusé. Elle resta assise. 
— « Certainement, » dis-je enfin. 
Elle eut un battement de paupières, et son sourire reprit vie. Le nabot matérialisa aussitôt un grand verre contenant un quart de litre de thé glacé. 
Vingt minutes plus tard (elle en était à son cinquième verre) j'avais la moitié de mon bourbon dans l'estomac et la main de la fille sur mon genou. Je proposai une des alcôves aménagées au fond de la salle. 
— « Pas maintenant, » me dit-elle. « J'ai mon numéro dans une minute. Mais je viendrai te retrouver ici. » 
Elle descendit du tabouret. Ce faisant elle m'effleura le visage de sa poitrine, et je connus un instant la douceur à peine prononcée de son parfum. Déjà elle s'éloignait, silhouette sculpturale de deux mètres cinquante, dont les hanches ondulaient légèrement. Ses cheveux d'or coulaient sur ses épaules comme une lumière venue du Ciel. Comme avaient coulé les cheveux de Nalda. 
Allais-je me décider pour elle ? Je repris mon verre. 

* * 
Le rideau tendu derrière le bar, à côté de la scène, s'écarta pour livrer passage à un géant impeccablement vêtu. Son veston rembourré aux épaules lui donnait une carrure de presque deux mètres, dont s’accommodaient fort bien ses quelque quatre mètres de haut. 
Il s'assit au piano, relevant soigneusement son pantalon pour éviter d'en briser le pli. Ses doigts énormes glissèrent sur les touches (des touches larges de cinq centimètres) en une mélodie dont le mouvement rapide se doublait d'une virtuosité désinvolte. 
Je suivis ses mouvements. Je m'étais adonné au piano, moi aussi. Il y avait très longtemps… 
Il tournait lentement la tête – une tête aux cheveux lissés, large comme un mufle d'hippopotame – à mesure qu'il appréciait la salle archi-comble. Il ne s'arrêta qu'une fraction de seconde quand il me vit. Tout en continuant de jouer de la main droite, il prit dans la poche intérieure de sa veste une cigarette longue de vingt-cinq centimètres et épaisse en proportion. Ses yeux scrutaient toujours les consommateurs massés le long du bar. 
Un briquet géant apparut entre ses doigts, puis un véritable feu de broussailles dont les flammes jaillirent jusqu'à la cigarette. Un nuage de fumée opaque sortit des narines, des lèvres monstrueuses. Le rythme léger de la musique se modifia subtilement, la main gauche glissa de nouveau sur les touches… Je me cramponnai au métal du bar pour faire taire la souffrance qui me taraudait chair et âme. 
Et la fille blonde qui m'avait quitté un instant plus tôt entra brusquement en scène, dans une longue robe de soirée dont la traîne serpentait derrière elle – une robe qu'elle n'arborait que pour l'ôter au cours de son numéro de strip. 
— « Elle est fameuse, » chuchota quelqu'un à ma gauche. Une voix basse, si basse que j'en pus percevoir les moindres vibrations. 
Je levai la tête, rencontrant le regard quêteur de deux yeux larges comme des soucoupes. L'homme portait un costume avachi qui n'arrivait pas à dissimuler un ventre en futaille. Son nez faisait le gabarit de mon poing, ses joues et son menton mal rasés dardaient des poils comme des fils de fer et tout, dans ses paroles, puait la servilité. Nonobstant mon silence, il remit ça : « Elle est petite. Juste à point pour vous, vrai. » 
Ses lèvres épaisses eurent un sourire qui se voulait salace. « Vous ne vous embêteriez pas avec elle. » 
Je le regardai bien fixement. Il passa du rouge malsain au gris-papier, et les veinules de ses yeux parurent soudain plus bleues qu'avant. Il demeura bouche bée, l'éloquence coupée net. 
Je reportai mon attention sur la danseuse, sur la cigarette géante dont la cendre était assez longue pour tomber au moindre souffle. Quand je tournai de nouveau la tête, au bout d'un moment, le tabouret était vide. J'en éprouvai un vague désappointement. 

* * 
La musique ralentissait, se faisait volupté. Les gestes de la femme, le sourire qu'elle portait comme un masque de rêve prenaient la même langueur suggestive. Elle se dénudait progressivement, s'arrêtait en simulant l'effronterie, attendant les applaudissements du nain ou des amateurs disposés à manifester leur enthousiasme. Mais parmi les habitués de l'endroit, ceux-là étaient rares. 
De temps en temps, sa danse la portait dans ma direction. Alors je sentais peser sur moi le regard scrutateur du pianiste. 
La légère dilatation des pupilles de l'homme ne laissaient aucun doute : il était un tantinet drogué – juste assez pour faire preuve de fatalisme, mais pas au point de se croire Dieu le Père. Je comprenais ce qu'il ressentait. Nos yeux se rencontrèrent. Je souris lentement. 
Une seconde ou deux, il cafouilla. La cendre de sa cigarette tomba sur les touches, s'éparpilla aussitôt en une suite d'accords à contre-temps. 
La femme n'avait plus que son slip et son soutien-gorge : ses mains passaient de l'un à l'autre en une mimique qui suggérait une dernière possibilité. Elle était splendide. Pas de doute. Un applaudissement isolé venait la relancer de loin en loin, très vite éteint – à croire que le bruit même provoquait la peur. 
J'eus soudain conscience d'une présence menaçante derrière moi, en même temps qu'un relent d'haleine alcoolique me submergeait. La danseuse avait vu. Elle restait immobile dans l’entrebâillement du rideau, son soutien-gorge à la main. Ses yeux fascinés exprimaient la peur – une peur dont la cause se trouvait au-dessus de ma tête. 
Le piano s'était tu, et avec lui tous les autres bruits. Plus de respirations contenues, plus de mouvements pesants, plus de brouhaha. La salle n'était plus que silence où seul vivait le souffle brûlant, bestial, de celui que je sentais debout derrière moi. 
Je savais ce qu'il éprouvait. De la haine. Haine contre moi, contre ce que je représentais. Refus méprisant de mesurer le prix dont ses semblables paieraient toute atteinte à ma personne. Désir incoercible de m'écraser, d'entendre mes os craquer entre ses doigts, se rompre… 
Une main énorme étreignit le rebord du bar. Puis je vis un poignet aussi gros qu'un torse, qui sortait d'une manche dans laquelle mes épaules n'auraient pas été à l'étroit. Les veines de la main saillaient comme des tuyaux, les ongles s'étalaient comme des dalles. Une masse cyclopéenne me frôla. Enfin je retrouvai mon souffle, comprenant que l'homme s'installait sur le tabouret à ma gauche. 
Je cherchai le visage au-dessus de l'encolure géante. Deux yeux injectés de sang me regardèrent fixement, et les lèvres que tordait une grimace féroce laissèrent passer un grondement à peine perceptible. 
— « Qui vas-tu tuer. Terrien ? Qui vas-tu tuer, hein ? » Un formidable éclat de rire accompagna ces mots, et je reçus en bourrasque l'haleine fétide du colosse. 
Je le regardai droit dans les yeux, ce qui eut pour effet de le calmer instantanément. Il s'humecta les lèvres en faisant entendre un faible gargouillis qui sembla se répercuter dans une caverne. 
— « Je n'ai rien décidé – pas encore, » dis-je enfin, et ces quelques mots eurent une résonance grêle au milieu du silence général. 
Alors, sans transition, le piano redémarra en un rythme discordant, saccadé, et le brouhaha des voix reprit comme avant. Le géant continuait de se lécher les lèvres. Sa langue ressemblait à un quartier de viande rougeâtre. 
Je lui tournai le dos. Une nouvelle strip-teaseuse venait de faire son apparition. Un mastodonte haut de plus de trois mètres et large… comment dire ? Jamais je n'avais rien vu de pareil. Je me désintéressai de ses évolutions, non sans avoir remarqué la finesse relative de ses pieds. Sa danse ne manquait d'ailleurs pas d'une certaine grâce. 
Après cela je suivis encore le jeu des mains du pianiste sur le clavier. Des souvenirs me revenaient brusquement – et disparaissaient : souvenirs d'auditoires longtemps oubliés, souvenirs d'un autre piano qui avait été le mien. Puis une voix me chuchota des mots à l'oreille. La voix basse et rauque de la fille qui n'était pas Nalda… 
— « Re-bonsoir, mon chou. » 

* * 
Comme nous nous dirigions vers les alcôves aménagées dans le fond de la salle, elle me prit la main. Je goûtai la douceur tiède de son contact, de cette main à peine plus grande que la mienne. Je commençais à m'apercevoir que la fille était vraiment petite au milieu de tous ces géants. Très petite. Et très belle. 
Le rythme voluptueux du piano nous suivait, et dès que nous eûmes choisi une loggia elle m'attira près d'elle, sans lâcher ma main qu'elle appuya contre sa cuisse, sous la table. Ses yeux brillaient. Elle se tassa sur la banquette, au point de sembler à peine plus grande que moi. « Embrasse-moi mon chéri, » me dit-elle. « Dis… embrasse-moi. » 
— « Certainement, » murmurai-je. 
Ses lèvres étaient chaudes, fiévreuses, ardentes, tout son corps frémissait sous mes doigts, ses yeux grands ouverts brillaient dans la pénombre d'un éclat insolite. Ses mains glissèrent autour de mes épaules, m'étreignirent, m'attirèrent plus près d'elle encore. La peur la possédait. La peur, et autre chose. Elle eut un petit gémissement. 
Je m'arrachai à son baiser, à ses lèvres qui restèrent entr'ouvertes, à la fixité de ses yeux trop brillants qui me regardaient sans me voir, et où des larmes étincelaient. Je les vis perler, couler en ruisseaux le long de ses joues… 
Une brusque colère me cabra, me rejeta à l'autre bout de la banquette. Ses yeux reprirent conscience de la réalité, de l'endroit où elle se trouvait, et s'arrêtèrent sur moi avec une expression égarée. 
— « Tu es trop sentimentale, » lançai-je durement. 
— « Je n'y peux rien. » Ses lèvres tremblaient. « J'ai essayé…» Puis, d'un ton morne : « C'est moi que tu vas choisir de tuer, je suppose. »  
Au lieu de répondre, je sortis mes cigarettes. Des longues. Elle en accepta une, qui parut minuscule entré ses doigts, mais moins que si elle avait été entre ceux du pianiste. 
Mon briquet jeta dans l'ombre une flamme qui m'éblouit. Nos cigarettes allumées, j'approchai la flamme de mon bracelet-montre. Dix heures quarante-cinq. Plus d'une heure encore avant qu'il soit minuit. Soixante-quinze minutes. 
— « Je ne veux pas mourir…» Elle avait parlé sans me regarder. 
— « Il y en a bien peu qui le désirent. » 
— « Je sais que ça devait tomber sur quelqu'un de mon espèce, je le sais ! » Elle se faisait véhémente, comme si les mots lui brûlaient la langue. « Je ne sers à rien, je ne suis utile à personne. J'ai envie de mourir quelquefois, oui… quand je me retrouve seule dans ma chambre. Cette chambre d'hôtel infecte…» Sa voix se brisait, s'éraillait.  
Elle m'étreignit le bras. « Écoute, » murmura-t-elle, « combien de temps te reste-t-il encore ? Une heure ? Un peu plus, peut-être ? Alors viens avec moi, viens dans ma chambre. Je mettrai le réveil à minuit moins cinq, comme ça tu ne risqueras pas d'oublier l'heure. Alors, quand nous aurons fini…» 
— « Bien sûr, » dis-je d'une voix creuse. « À ce moment-là je pourrais te tuer…» 
— « Mais à ce moment-là j'accepterais de…» Elle porta la main à sa bouche, les yeux soudain agrandis. Je vis ses dents mordre la chair. 
— « Bien sûr, à ce moment-là tu accepterais. Tu crois donc que c'est si facile, toi, de tuer quelqu'un ? Il est plus facile de mourir, parfois. Laisse-moi te dire encore quelque chose : quand tu allais terminer ton numéro, tout à l'heure… tu te souviens de l'ivrogne qui était debout derrière moi ? À ce moment-là, j'ai souhaité qu'il me tue. » 
— « Mais ça aurait équivalu à toute une ville ! » s'écria-t-elle. « La population de toute une cité pour le meurtre d'un Exécuteur ! » 
— « Je sais. C'était de l'égoïsme. De sorte qu'au lieu d'être tué, c'est moi qui vais tuer quelqu'un d'ici minuit. Et je continuerai à vivre pour m'en souvenir. Longtemps. » 
— « Est-ce que ça ne serait pas mieux d'avoir… en plus… quelques souvenirs agréables ? » Sa voix était mal assurée. « Je t'en prie, viens… Nous pourrons sortir d'ici sans qu'on nous…» 
— « Non ! » 
— « Si, si, je t'en supplie ! » Elle s'efforça de m'attirer contre elle. « Viens ! Ensuite, tu pourras me tuer ! » 
— « Non ! » criai-je. Je le repoussai brutalement. Elle se cramponnait toujours. « Non, tu m'a compris ? Va au diable ! » Je levai la main, prêt à gifler, à frapper… à étrangler… 
Et tout à coup, son visage m'apparut en plein, et ce n'était pas le visage de Nalda. Je pris une cigarette. Ma main tremblait violemment. 
— « Qui est-ce ? lui demandai-je. « Quel est celui que tu cherches à protéger ? Le nain ? » 
L'inquiétude, le soulagement, la ruse passèrent successivement dans son regard. 
— « Oui, » murmura-t-elle, « je… je l'aime. » Elle s'accrocha de nouveau à mon bras, se fit véhémente. « Je t'en supplie, ne le tue pas. Pas lui ! Je… je vais avoir un bébé, et lui… il va m'épouser…» 
— « Tu parles ! » Je me levai, sortis de l'alcôve, regagnai le bar d'un pas raide. Mon verre était toujours à la même place. L'alcool me brûla la gorge. 

* * 
La danseuse obèse avait fait place à une fille rousse et souple comme une liane – une liane de trois mètres cinquante. Je la regardai un moment. Je vis la peur s'emparer d'elle, ses gestes, ses pas, perdre soudain leur assurance. 
Je reportai mon attention sur le pianiste, sur le mouvement aisé des doigts d'un bout à l'autre du clavier. 
Je m'apercevais peu à peu d'un changement dans le tumulte ambiant. Le bruit confus des propos assourdis était monté d'un ton. De temps à autre retentissait un éclat de voix qui couvrait la musique. Le pianiste lui-même jouait plus fort. 
— « Ohé, Terrien ! » cria quelqu'un – et une autre voix se fit aussitôt entendre avec non moins de force : « Boucle-la, Joe ! » 
Je consultai les aiguilles de ma montre. Onze heures vingt. J'aurais donné gros pour savoir qui j'allais tuer. 
Le tumulte allait en s'amplifiant. Au milieu d'une panique collective quelqu'un pouvait fort bien oublier ce que signifierait un meurtre commis sur ma personne : une ville entière rasée par une bombe venue d'outre-ciel. Telle était la Loi, et force devait rester à la Loi, sans quoi, adieu la civilisation ! Sans l'application rigoureuse du principe des représailles immédiates, effectuées sur n'importe qui pris au hasard, les haines raciales qui couvaient entre les innombrables espèces humaines peuplant l'Univers, ces haines prendraient feu d'un seul coup, réduisant finalement la Terre à l'état de planète isolée. 
Les évolutions de la strip-teaseuse manquaient de chaleur. Le vacarme sans cesse grandissant, les cris, les interpellations lui faisaient perdre son aplomb. 
La musique se tut dans un crescendo de bruits multiples. Le pianiste demeurait assis, les yeux fixés sur son clavier. Il se demandait probablement s'il ne pourrait pas se lever, gagner la sortie sans avoir l'air d'y toucher, espérer que le Terrien, dans la confusion générale, ne ferait pas attention à lui. Il resta longtemps immobile. Puis, toujours sans bouger, il laissa ses mains glisser à nouveau sur les touches. Comme une caresse. 
Soudain, venant de l'autre bout de la salle, un tumulte plus violent attira mon attention. Je vis une silhouette monumentale escalader le bar et retomber du côté du barman. Le nabot en colère se précipita de toutes ses courtes pattes, mais déjà l'homme était grimpé sur la scène, où sa tête frôlait presque le plafond. Il leva les bras. 
— « Taisez-vous, tous ! » beugla-t-il. « J'ai quelque chose à vous dire ! » Le brouhaha s'éteignit, ne laissant subsister que quelques voix isolées çà et là. Le nain s'arrêta au moment où il allait atteindre la scène à son tour, puis redescendit en prenant un air réfléchi. 
« Je m'appelle Joe, » déclara l'homme debout sur l'estrade. Sa voix profonde roulait comme le tonnerre. « Écoutez-moi tous ! Nous connaissons la Loi. Mettons-nous à la place du Terrien. Il a un travail à faire : ici même, sur cette planète, quelqu'un a tué un petit homme à cheveux jaunes, un type qui venait de Ceti III. C'est pour ça que l'un d'entre nous doit mourir cette nuit, tout comme doivent mourir quarante-neuf autres Édroniens, dans d'autres villes. Et maintenant, je demande des volontaires. Moi le premier ! Il y en a bien quelques-uns parmi vous qui se moquent pas mal de vivre ou de mourir. Que le Terrien tue donc l'un de ceux qui se porteront volontaires. Quoi de plus juste ? » Ses yeux cherchèrent les miens, et il m'adressa un sourire sardonique.  
Un silence à couper au couteau pesa sur la salle. Je comprenais parfaitement où l'orateur voulait en venir. Il connaissait la Loi mieux que beaucoup d'autres et s'imaginait me posséder. Mais son plan échouerait si tous les assistants savaient ce à quoi il pensait, et qu'il ne pouvait évidemment pas dire à haute voix. Pour compenser ce point faible, il se présenterait peut-être d'authentiques volontaires et, à la fin, des indécis qui se précipiteraient pour rester dans la foule. 
Non loin de l'endroit d'où était surgi Joe, quatre hommes se levèrent avec ensemble et, s'aidant de leurs tabourets, grimpèrent sur le bar pour sauter ensuite sur la scène. Ces quatre-là étaient des compères, desquels dépendait la réussite du stratagème. 
Le pianiste joua, en les transposant, les premières mesures du cantique funèbre « Presque persuadé » – ce qui provoqua deux ou trois rires nerveux dans la salle. 
À l'autre bout du bar, une cinquième silhouette suivit le mouvement en grimpant à son tour sur la scène. Un vrai volontaire, lui. Le premier. Ses yeux exprimaient un mélange de peur et de résolution, la nervosité le faisait transpirer de tous ses pores, il haletait avec un bruit sourd de chemin de fer souterrain. Il n'avait pas le moindre doute d'aller à une mort certaine – mais il y allait. 
Cependant, d'autres se décidaient également, et cela continua jusqu'à ce qu'il y en eut une vingtaine réunis sur la scène. Puis, d'un seul coup, plus personne ne se présenta. Le dénommé Joe insistait, multipliait les appels pathétiques aux plus nobles sentiments de l'assistance. Il fit même allusion à la sécurité du nombre, répétant et répétant encore qu'un seul volontaire risquait la mort. 
Je l'observais toujours, et les minutes passaient, quand les rideaux de fond s'écartèrent. La fille blonde, toute menue au milieu de ces géants, se frayait un chemin jusqu'au bord de la scène. 
— « Très bien ! » lança-t-elle d'un ton de défi. « Pourquoi n'en serais-je pas, moi aussi ? Mais mourir pour mourir, autant que je meure en dansant mon numéro. » Elle se tourna vers les volontaires et, avec un sourire un peu trop radieux : « Reculez, vous autres ! Faites un peu de place à une femme. » 
Sous le toucher changeant des longs doigts souples, le piano passa du rythme lent à celui de la danse, l'air funèbre se perdit en arpèges de transition, la musique repartit en accompagnement classique de strip-tease. Les volontaires se reculaient, s'alignaient en se bousculant contre le rideau du fond. Les mains de la blonde s'élevèrent, s'enlacèrent, ses hanches se mirent à onduler, ses pieds formèrent les premiers pas de sa danse – toujours la même. Je jetai un bref coup d'œil à mon poignet. 
Il ne me restait plus que dix minutes. 

* * 
Je regardai d'un bout à l'autre du bar, vis les tabourets inoccupés – ils étaient nombreux – et les quelques dix-huit ou vingt coriaces toujours assis devant leurs verres. On se serait cru un lundi soir, quand la plupart des citoyens sont chez eux en train d'ingurgiter de l'aspirine. Je me trouvais seul, isolé au milieu de douze tabourets vides. Les coriaces évitaient presque tous de regarder de mon côté. 
Combien étaient-ils, parmi les non volontaires, à connaître suffisamment la Loi en détail pour savoir la vérité ? Combien savaient que l'on préférait ne pas tuer de volontaires ? Combien étaient-ils à avoir de ce fait, et de propos délibéré, choisi la voie dangereuse ? Ceux-là, en tout cas, étaient des hommes – les seuls qui fussent vraiment braves… J'éprouvais de la joie à constater que je ne pouvais me prononcer sur aucun des visages aperçus. 
L'un d'entre eux ne cessait de me regarder : un jeunot tiré à quatre épingles, portant lunettes, et dont les mains étaient très blanches. Ses yeux avides ne perdaient pas un seul de mes mouvements. Il savait que l'heure allait sonner. Il ne voulait pas manquer le premier geste que je ferais en portant la main à mon ceinturon vers le pistolet protonique. Il comptait bien ne pas perdre une miette du numéro. 
— « Parfait ! » s'écria tout à coup le dénommé Joe. « Il est presque minuit ! Qu'est-ce que vous attendez, Terrien ? Faites votre choix ! » 
La danseuse blonde perdit un instant la cadence, puis continua d'évoluer lentement, un sourire figé sur les lèvres. 
Je me levai, debout sur un barreau du tabouret, de façon que mon coude se trouve au-dessus du comptoir. Prenant appui de la main gauche, je me tournai vers la scène et dégainai lentement le pistolet. 
Mon regard s'arrêta finalement sur le nain, et c'est alors que je surpris du coin de l'œil une brève lueur d'espoir dans l'expression de la blonde. J'avais donc deviné juste : elle se fichait pas mal du nabot. 
Je fis volte-face, regardant cette fois en direction du pianiste. J'entendis le halètement contenu de la blonde. Un rien, un souffle à peine audible – mais enfin, je l'entendis. Je lui fis confiance. Elle continua à danser. 
Je regardais toujours le pianiste, qui semblait m'ignorer. Le tuer ? Je frapperais la fille au cœur plus sûrement que si je la tuais, elle. Faire sauter un doigt de l'homme ? Lui faire autant de mal qu'elle m'en avait fait… Arracher les deux oreilles de la femme ? La défigurer, en faire pour lui un objet de dégoût… Tuer le nabot ? Lui laisser croire un instant qu'elle avait gagné la partie – puis l'abattre à son tour… tuer Nalda, en finir avec… tuer… 
Une nouvelle fois je fis face à Nalda… à la blonde qui n'était pas Nalda, mais qui lui ressemblait plus que toutes celles que j'avais pu trouver dans cette ville. C'était celle-là qu'il fallait tuer. Elle, et pas un autre. Tuer Nalda, la vraie Nalda, ne m'avait pas suffi : il me fallait la tuer encore, la tuer toujours, la tuer partout où je la retrouvais. C'est pour cela que j'étais devenu Exécuteur. 
J'ouvris la bouche. J'allais l'appeler, lui dire ce que j'allais faire, lui donner la mort avant même de tirer. Ma main trembla… 
Je refermai la bouche et me rassis un moment. Et puis, très vite, je descendis du tabouret, levai mon arme, visai à peine, pressai la détente. La charge protonique, dont la vitesse atteint les deux tiers de celle de la lumière, laissa flotter une odeur d'ozone. 
La voix du piano mourut au milieu d'un accord, la blonde hurla. À l'autre bout du bar, le jeune élégant avide de sensations fortes bascula de son tabouret, un trou noir à la place du cœur. Ses lunettes volèrent en éclats quand il roula sur le plancher. 
Je me dirigeai lentement vers la porte capitonnée. Un tumulte de voix, d'appels et de cris allait grandissant derrière moi, mais je n'écoutais pas. Je n'entendais plus rien. J'essayais de comprendre pourquoi j'avais fait ça. 
Ça m'était venu tout d'un coup. Là-bas, devant le bar. Je m'étais soudain avisé qu'on ne peut tuer quelqu'un indéfiniment – qu'une femme n'est qu'une femme, qu'elle ne vit qu'une seule fois.  
Et ce qui m'avait amené à penser ça, c'était un petit détail de rien du tout, une de ces choses idiotes qui n'ont apparemment aucune importance : à l'instant où j'ouvrais la bouche pour interpeller la blonde, je m'étais rendu compte que je ne savais même pas son nom… 
(Traduit par René Lathière.)

(c) Bernard SAUNIER - Créé à l'aide de Populus.
Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
- Déjà 7708 visites sur ce site!