Les frontières de la nuit - A. BERTRAM CHANDL
Les frontières de la nuit - A. BERTRAM CHANDLER
A. Bertram Chandler, que nos lecteurs connaissent déjà6 , est marin. Ses récits sont écrits pendant les nuits de garde à bord des cargos traversant l'océan Pacifique et l'océan Indien. Il doit rêver parfois à d'autres voyages, à des frontières s'étendant au-delà des étoiles. Ainsi nous raconte-t-il, dans la nouvelle que vous allez lire, l'histoire d'un homme en fuite, qui était allé jusqu'aux bornes de l'univers connu et qui ne sut pourtant s'arrêter dans sa course.
On n'est guère exigeant quant aux colons, sur les Mondes Ultimes. On ne le peut pas. Quand le soleil entre en conjonction avec la grande lentille de la Galaxie, le ciel nocturne est terrifiant, même pour les natifs élevés ici, sur les planètes de la dernière et suprême frontière. Le vide du firmament impressionne, il est rendu pire par les pâles nébuleuses qui sont d'autres Galaxies, des univers-îles. Venu à Thulé, à Faraway ou à Ultimo pour refaire carrière, maint voyageur a repris, au bout de quelques mois, un astronef pour n'importe quelle planète située près du centre de la Galaxie, pour n'importe quel monde ou le ciel brille encore d'étoiles, lueurs familières et séduisantes des colonies ou des royaumes lointains.
Un trafic continuel de population anime les Mondes Ultimes. On importe littéralement tout et l'on exporte les jeunes – femmes et hommes. Ces colonies auraient dû être abandonnées, n'eut été l'aide de la Fédération, mais, sentinelles à la frontière des ténèbres sans fin, elles doivent être conservées.
Ce sont également des mondes d'où un fugitif ne peut s'évader. Où irait-il ?
Clavering avait fui jusqu'à Faraway. La police le talonnait déjà sur la Terre, mais au cours de sa fuite, il avait réussi à attirer l'attention d'une douzaine d'autres polices, sur diverses planètes. Son crime initial était un vol à main armée et de la pire espèce (au regard des autorités Terriennes), car ses victimes avaient été de très importants Non-Humains. Bien sûr, l'Empire de Shaara n'allait pas déclarer la guerre à la Fédération – fût-ce pour le vol des diamants de la couronne ; cependant la Grande Reine avait écourté son séjour à Washington et ses adieux aux dignitaires terrestres avaient été plutôt tièdes.
Depuis Clavering était en fuite – subornant, se cachant, falsifiant les documents et voyageant dans les cales. Les chirurgiens esthétiques de quatre planètes l'avaient aidé à changer son identité. Quelque part, durant ce trajet, il avait ajouté un meurtre à ses autres crimes. En légitime défense, bien entendu : son esprit agité, tourmenté et même tyrannique, n'était pas absolument corrompu. Il avait volé encore – surtout des sommes d'argent. Même dispersés, les plus beaux joyaux de la Grande Reine n'étaient pas faciles à écouler.
Il savait depuis longtemps, comme tous ceux qui vivent hors la loi, que l'extradition n'existe pas sur les Mondes Ultimes. Sa décision fut prise sur la planète Van Diemen. Un flic bienveillant et grassement rémunéré le prévint d'une arrivée de policiers Terriens par le prochain astronef. Il lui dit aussi que le cargo astral Jolly Swagman, de la ligne Faraway, retournant au pays, allait décoller de Port Tasman. Son capitaine était disposé à augmenter sa solde en arrangeant un départ un peu brusqué.
La route est longue de la planète Van Diemen jusqu'à Faraway – douze semaines de temps subjectif – et d'étranges champs de propulsion faussent le cadre dimensionnel, si bien que la dernière moitié du trajet s'effectue à travers un continuum irréel. Aux larges hublots de l'astronef, il n'y a pas les habituels remous de lumière, mais de rares étoiles – une à une – striant l'infini.
Certains capitaines cinglant jusqu'aux Mondes Ultimes préviennent leurs passagers des aléas qui interviennent, une fois le propulseur interstellaire débranché. D'autres n'en font rien. Le capitaine du Jolly Swagman appartenait à la dernière catégorie.
Ce fut un choc physique – ce vide soudain à la place où une seconde avant brillaient les multitudes célestes. Pire que le vide absolu : un unique soleil solitaire et, au-delà, de vagues nébuleuses. Clavering jeta un coup d'œil, avala sa salive et décida que Faraway ne pouvait lui convenir.
Il n'avait pas changé d'avis quand il se trouva, deux jours plus tard, face à face avec les fonctionnaires de l'immigration du Port Remote.
Avant de descendre dans le hall de l'astronef, il s'était regardé dans le miroir de sa cabine, et il avait décidé que le très ordinaire Mr. Jones – figure en forme de figure, cheveux-couleur-de-cheveux et yeux-couleur-d'yeux – ne ressemblait pas du tout au plutôt remarquable James Clavering qui avait fui la Terre. Il vérifia ses papiers. C'étaient certainement de bons papiers, ils avaient coûté assez cher.
L'inspecteur principal de l'immigration était assis à une table du hall, le commissaire du bord à ses côtés. Clavering s'approcha, ses yeux moroses, gris, démentant la rotondité presque puérile de sa face rose.
— « Voici Mr. Jones, » dit le Commissaire.
L'inspecteur l'ignora.
— « Votre nom est Clavering, » dit-il. « Vous êtes recherché pour vol à main armée sur la Terre, pour meurtre sur Carribéa et faux sur Nova Caledon. »
— « Mon nom est Jones, » dit Clavering. « J'ai des papiers. »
— « Bien sûr, vous les avez. Peut-on savoir par qui ? Lazarus de Nova Caledon ou MacDonald de Van Diemen ? »
— « Mon nom est Jones, » répéta Clavering.
— « Mr. Jones, » dit l'inspecteur, « vous savez certainement qu'ici l'extradition n'existe pas. Mais n'oubliez pas : en cas d'urgence, nous déportons. Par ailleurs, notre police est efficace et nos prisons ne sont pas des hôtels de luxe, comme on en voit de par la Galaxie. Vous vous en rendrez compte vous-même. J'espère me tromper, mais cela m'arrive rarement. »
L'homme aux yeux moroses tiqua.
Son passeport visé, Clavering fit ses adieux à bord et prit un taxi sur l'astrodrome, pour Faraway. Comme il s'y attendait, la ville n'était qu'une bourgade montée en graine. Des montagnes sommées de neige l'écrasaient, elles appartenaient à la Chaîne Fin, ainsi nommée (Clavering l'avait appris dans la bibliothèque du navire) d'après le commandant Fin qui avait été le premier à atterrir sur Faraway.
Clavering prit une chambre à l'hôtel Rimrock, recommandé par le Commissaire. Les portes closes, il s'assura que le reste des joyaux de Shaara était intact, puis il s'assit sur le lit et réfléchit.
Entre Faraway et le Port Tasman, il avait eu le temps de lire. Il avait découvert que les Mondes Ultimes ne punissaient pas les crimes commis dans la Galaxie. Mais que leurs lois étaient faites pour frustrer les criminels. Par exemple, il pouvait porter la ceinture sertie de diamants de la Reine de Shaara à n'importe quel joaillier de la cité : on ne l'arrêterait pas. Mais le bijoutier pouvait se saisir du joyau, le restituer et toucher une récompense.
— « Tas de voleurs ! » grommela Clavering.
Pourtant, pensa-t-il, il devait exister des receleurs sur Faraway. Les trouver, c'était le problème. Et un autre : la nouvelle de son arrivée s'était sans doute répandue partout. L'homme qui avait volé les bijoux impériaux de Shaara – à Faraway !
Il pouvait s'attendre à la visite de la pègre locale.
Clavering examina le contenu de son portefeuille : l'argent fédéral était la monnaie légale, mais il en avait juste assez pour payer une semaine de pension.
Il regarda la montre qu'il avait réglée à l'heure locale : c'était le milieu de l'après-midi. Il espérait bien que le soir même il aurait trouvé sa place dans ce monde neuf.
Ayant caché les joyaux dans une vaste serviette, il l'enchaîna à son poignet. Il avait noté en arrivant que l'édifice le plus proche de l'hôtel était la première Banque Nationale de Faraway – et sa première démarche fut de déposer la serviette dans ses coffres-forts. Puis il flâna, vers le centre. Il remarqua avec approbation nombre de policiers qui paraissaient fort capables et très élégants, avec leurs uniformes nets – kilts bleus et chemises blanches.
Il avait déjà décidé quel crime il allait commettre : le vol à l'étalage, pensait-il, n'était pas assez grave pour mériter la déportation : plutôt la prison. Il l'espérait moins maussade que ne le prétendait l'inspecteur de l'immigration.
Clavering pénétra dans un grand magasin, prit l'escalator pour la section vêtements pour Hommes et se promena. Un stand – les ceintures en cristal-soie d'Altaïr – finit par attirer son attention. Il en prit une, l'admira – elle collait aux mains d'une façon presque sensuelle. Avec une nonchalance étudiée, il l'enroula et la glissa dans la poche intérieure de son veston. Puis il marcha vers l'escalator de descente.
À cinq pas de là, une main ferme le retint par le coude.
*
* *
Clavering comparut devant un magistrat convenablement hargneux qui fit allusion à l'abus fait de la généreuse hospitalité de Faraway. Il regrettait que la peine de déportation ne pût être applicable au crime dont Clavering était coupable. Et il statua, joyeusement :
— « Six mois de travaux forcés. »
— « Mais, Votre Honneur, » protesta l'accusé, « c'était mon premier délit. »
— « Dans ce monde, peut-être, » répliqua le Magistrat. Puis aux policiers : « Emmenez-le. »
Ce qu'ils firent.
Clavering s'assit sur son lit, dans un cachot vide.
Il pensait :
« Je dois tirer le meilleur parti de tout cela. Six mois, c'est plus qu'il n'en faut pour trouver un receleur digne de ce nom et je dois faire bien plus. Au sortir d'ici, mes contacts doivent être pris et je saurai jusqu'où je peux aller sans risquer la déportation. »
En haut de la porte un petit volet s'ouvrit. Clavering reçut un plateau d'aliments. Il considéra le pain humide, les haricots nageant dans une sauce aqueuse et la cruche d'eau. Puis il porta le plateau sur son lit, s'assit et mangea.
Le volet se rouvrit de nouveau et il rendit le plateau. Ensuite, il se recoucha et dormit.
Il dormit étonnamment bien. Il trouva à point un petit déjeuner tout aussi peu appétissant que le souper de la veille. Puis, la porte ouverte, il rejoignit une procession de silhouettes aux têtes rasées, aux tenues rayées, criardes. Il remarqua les gardes-chiourme bien armées que rien ne devait arrêter dans l'exercice de leurs fonctions. Il soupira. C'était son troisième séjour en prison, mais les expériences précédentes avaient été effectuées dans des établissements où l'on appliquait des méthodes humanitaires.
Les travaux forcés étaient quelque chose dont parlaient les romans historiques, cela ne devait plus exister ! pensa-t-il. Casser les cailloux dans les carrières, c'était un travail monotone et lassant. Il espérait lier la conversation avec ses compagnons, mais le choc des marteaux et la vigilance des gardiens rendaient la chose pratiquement impossible. Un petit homme ratatiné, à sa droite, réussit pourtant à lui demander : « Êtes-vous un Ultime ? » À quoi Clavering ne put que répondre négativement – et ce fut tout.
Le repas de midi fut mangé dehors – pain, haricots et une viande innommable – graisse et cartilages. Aucune occasion de parler. Un après-midi de travail monotone. Clavering se réjouissait de rentrer dans son cachot pour la nuit.
« Six mois. Cent quatre-vingts jours. Travaillent-ils sept jours par semaine ? Ces sacrés gardiens ont sans doute été recrutés dans une Trappe et voudraient faire de nous des Trappistes. Je n'apprendrai rien de ce train-là. Bon, demain, je parlerai, que ça leur plaise ou non. Après tout, ils ne peuvent pas me fusiller…
» Oui ou non ?…»
Le lendemain sa résolution demeurait inébranlable. Il remarqua le petit homme qui marchait juste devant lui dans la colonne.
— « Vous ! » dit-il sur un ton de conversation. « Vous, le petit, Êtes-vous un Ultime ? »
Le poing énorme d'un gardien le plus proche s'abattit sans préavis sur sa figure. Il chancela et tomba. Le sentiment de rage dévorante en lui était plus fort que la douleur. Agile comme un chat, il fut aussitôt sur ses pieds et cogna dans le ventre rebondi d'un garde-chiourme. Une grêle de coups déferla par-derrière. Il tomba de nouveau. Il conservait assez de contrôle pour se rouler en boule et cacher au creux de ses bras sa figure que visaient les bottes lourdes. Il lui sembla qu'un temps trop long s'écoula, avant qu'il perde conscience.
*
* *
Par degrés, il aperçut un plafond gris. Et sentit la douleur dans ses membres, plus aiguë quand il respirait. Il tourna la tête, afin que sa joue droite reposât sur l'oreiller, et gémit, tant les muscles de son cou protestaient. Il remarqua aussi que son œil gauche n'y voyait presque pas. Il distingua un mur gris et la silhouette brumeuse d'un homme en tenue rayée de forçat.
— « Soyez le bienvenu, Clavering, » dit l'homme.
— « Qui êtes-vous ? » grommela le prisonnier avec un effort.
— « Je suis le docteur. Docteur et forçat en même temps, je leur suis trop utile pour être jamais libéré. Et puis, j'en sais trop… Voilà, buvez-moi ça. »
Difficilement, Clavering prit une position mi-assise sur le lit. Son œil valide fixa le docteur : un vieil homme à cheveux gris, épais, au visage gris buriné de rides. Péniblement, il accepta le verre.
Cela fit mal à sa bouche meurtrie, mais c'était du bon alcool. Quelques secondes après, Clavering se sentait mieux en forme. Ses draps ayant glissé, il vit son corps, les pansements, les énormes ecchymoses.
Sans aucune passion, il dit :
— « Les salauds. »
— « Vous l'avez cherché. » dit le docteur. « Cherché et reçu. J'eusse pensé qu'un homme de votre expérience aurait trop de bon sens pour agir ainsi. Et d'abord, pour venir dans cet enfer. »
— « Il y avait des raisons, » dit Clavering.
— « Il y a toujours des raisons. Continuez. »
— « Puis-je avoir confiance en vous ? » demanda Clavering.
— « Tout le monde a confiance en moi, même les gardiens et le Directeur. Ils sont bien obligés. »
— « Pourquoi ne vous relâchent-ils pas ? »
— « Leur confiance a des limites. À part ça… vous savez, je n'ai plus aucun désir de sortir de nouveau dans ce monde-ci. En un sens, je suis plus libre ici que dehors. Sans doute ne puis-je m'habiller à mon gré, mais je n'ai pas de factures à régler, c'est une compensation. »
— « Très bien, » dit Clavering brusquement, « je peux avoir confiance en vous. Mais ces murs ont-ils des oreilles ? Il me semble que c'est le seul endroit où l'on puisse parler…»
— « On ne peut pas appeler ceci une prison moderne, » dit le Docteur. « Vous avez pu le constater déjà. Aucun d'eux n'aurait l'intelligence de poser des microphones. »
Tout en parlant, il écrivait très vite sur son bloc-notes. Il le présenta de manière à faire voir le griffonnage.
« Bien sûr, ils ont des oreilles. Mais parlez. Pour l'important, utilisez le bloc. »
— « J'ai un peu d'argent, » dit Clavering. « Ou plutôt j'en ai eu. C'était dans une poche de mon veston, je suppose que maintenant cela se trouve dans le coffre-fort du Directeur…»
Il écrivit : « Je suis un étranger. J'avais cru que la prison était le meilleur endroit pour établir les contacts… »
— « Si vous avez de la veine, » répondit le Docteur, « c'est très possible que votre argent se trouve où vous dites. »
« Il me faut le nom d'un bon receleur, » écrivit Clavering. Et tout haut :
— « J'avais espéré que vous pourriez récupérer mon pèze. Sur d'autres mondes, les prisonniers peuvent toujours s'arranger pour recevoir des colis. Ici on est à la diète. »
— « Sur les autres mondes, ils gâtent leurs prisonniers, » dit le Docteur. Il écrivit : « Je les entends venir. Je dois jeter ces notes aux W.C. »
— « Après tout…» (Clavering s'adressait à son dos) « nous sommes des êtres humains. »
— « Le sommes-nous ? » On perçut un bruit de chasse d'eau. « Le sommes-nous ? »
— « Un cochon ne pourrait digérer les saletés qu'on nous offre ! »
Un porte s'ouvrit. Un grand civil vêtu de noir entra, suivi de deux gardiens en uniforme. Il échangea un bref salut avec le docteur, s'arrêta près du lit de Clavering et le regarda froidement. Clavering rendit regard pour regard. Il se demanda de nouveau (comme à sa première rencontre avec le directeur) ce qu'un Spatial pouvait faire dans cette galère. Dans les prisons qu'il avait connues, les dirigeants étaient d'anciens militaires ou de hauts policiers.
— « Pas de dégâts inguérissables, j'espère ? » demanda le chef au docteur.
— « Vos brutes ont tout fait pour ça. Mais il vivra. »
— « Nous ne sommes pas ici dans une maison de repos, » dit le directeur, s'adressant à Clavering. « Sur ce monde et sur n'importe quel Monde Ultime, nous ne gâtons pas les criminels. Ils peuvent venir ici – comme vous l'avez fait – pour éviter le châtiment encouru ailleurs dans la Galaxie. S'ils deviennent de bons citoyens, ils sont les bienvenus. Sinon…»
— « Je commence à regretter d'avoir débarqué ici, » firent les lèvres enflées de Clavering.
— « Bien sûr. Vous êtes habitué à être traité en malade, non en forçat. Vous vous croyez un cas intéressant à soumettre aux gentils et indulgents psychiatres. À Faraway, nous ne connaissons qu'une seule école de psychologie. »
— « Laquelle ? » Cette question était attendue.
— « Celle de Pavlov. »
— « C'est difficile, » dit le docteur, « de constituer un réflexe conditionné contre le mal, chez un Humain adulte. »
— « Nous pouvons toujours essayer, » fit le Directeur.
*
* *
Enfin, et sans remise pour une bonne conduite, les six mois passèrent. Clavering eut une dernière rencontre avec le Directeur, il rendit sa tenue de forçat et reprit en échange ses propres vêtements. Il constata que sa montre, son portefeuille et son argent avaient disparu, mais l'on se moqua de ses protestations.
À la porte de la prison stationnait un camion avec l'enseigne en énormes lettres blanches : « Société de secours aux prisonniers. » Il n'avait pas le choix. Il rentra à Faraway assis près du chauffeur – un malabar et apparemment un ex-policier.
Dans un faubourg, le camion stoppa devant un bâtiment délavé, une ancienne caserne, abondamment éclairée de néon – le centre de la Société. Le chauffeur conduisit Clavering dans un bureau où une obèse répugnante s'informa de son identité. Puis on lui fit savoir que la Société s'engageait à lui trouver un travail, à le loger et à le nourrir, tous frais déduits de sa paie hebdomadaire. L'emploi d'ailleurs l'attendait déjà : une firme d'importation avait besoin d'un saute-ruisseau. Il commencerait le lendemain matin.
Clavering remercia avec plus de politesse que de sincérité et une fille décharnée l'emmena dans une cellule quasi monastique. Elle allait partir, quand :
— « S'il vous plaît, » dit Clavering, « une minute ! »
La fille répondit, hargneuse : « La vieille patapouf aura une crise de nerfs si je ne suis pas rentrée d'ici deux secondes. »
— « Laissez courir. Comment cela se passe ici ? »
— « Vous faites votre lit et vous balayez la carrée. On mange à sept heures trente et à dix-huit. Le samedi et le dimanche, la cantine fournit aussi un repas de midi. Rien de bon ! »
— « Je voulais dire : a-t-on une chance de filer ? »
Elle rit :
— « Pas mèche. Quand on déduit votre pension, il vous reste de quoi acheter quelques cigarettes et boire un ou deux coups. Étant donné vos antécédents, vous ne trouverez aucun boulot, sinon par la Société. »
— « C'est pire que les prisons sur les planètes civilisées ! »
— « Personne ne vous a invité à venir, non ? »
La fille sortie, Clavering s'approcha du miroir tavelé. Son complet l'habillait encore assez bien – un peu juste aux pectoraux, beaucoup trop vaste au ventre. Il haussa les épaules : aucune importance ! Même si le receleur de Faraway était le moins honnête du monde, il aurait toujours assez d'argent pour s'habiller de neuf et trouver un « job ».
« Un job » ? Il s'interrogeait avec un certain étonnement. « Que m'arrive-t-il ? Ce Pavlov, après tout, aurait-il raison ? En tout cas, je ne veux pas risquer un second séjour dans cette taule ! »
Il quitta le centre.
N'ayant pas d'argent, il fut forcé d'aller à pied. Heureux encore que ce ne fût qu'une bourgade un peu vaste ! Il atteignit d'abord l'Hôtel Rimrock où il apprit que ses bagages étaient dans un garde-meuble, et qu'il y avait des frais à payer. Il promit de revenir. À la Première Banque Nationale, l'employé chargé des coffres-forts se souvenait bien de Mr. Jones, mais tout de même, il y avait certaines formalités – des empreintes digitales, le dessin rétinien à contrôler, des frais de cinq mois de garde à payer, etc. Il était navré, mais les règles étaient faites autant pour la protection des clients que pour celle des intérêts de la banque – et, bien sûr, pas pour être violées.
Clavering quitta la banque à midi passé. Il n'avait rien mangé depuis son petit déjeuner en prison. Il n'avait rien bu depuis six mois ni fumé pendant la même période autre chose que de l'infect et âcre tabac de forçat. Il aurait voulu contacter le receleur dont le docteur lui avait donné l'adresse, mais c'était à l'autre bout de la ville – et l'homme pouvait lui refuser une avance, même pour ses besoins urgents. De toute façon, sa fierté se révoltait, il n'aimait pas les receleurs et détestait l'idée d'être à leur merci.
Heureux encore, pensa-t-il, qu'il ne fût pas un spécialiste : il pouvait piller un coffre-fort aussi bien que contrefaire une signature ou voler – bien sûr, sans rivaliser avec les praticiens de l'art ! La situation imposait plutôt le vol à la tire. Clavering commença à chercher autour de lui une victime désignée.
Tout près de lui, un personnage prospère faisait du lèche-vitrine. Clavering examina ses vêtements en connaisseur : la chemise était en cristal-soie d'Altaïr et ce n'était pas là un textile bon marché. Le veston – en tweed de Nova Caledon, le plus fin et le plus cher, – le kilt et les bas venaient directement d'Écosse même. (Clavering se demanda si l'obèse avait droit au tartan du Clan Graeme.) Les chaussures avaient ce vernis particulier qui n'appartient qu'au cuir de grands poissons sauriens des marais de Markara. Et la bosse qui soulevait la jaquette révélait presque certainement un portefeuille bien bourré.
Pour approcher le bonhomme, Clavering attendit le moment où il fixa une vitrine de comestibles, pleine de tentations gastronomiques d'une vingtaine de planètes. Il se dirigea vers le promeneur avec nonchalance et formula :
— « Excusez-moi, quelle heure est-il ? Ma montre est chez l'horloger. »
— « Treize heures douze, » répondit l'autre avec assez d'affabilité.
— « Une belle vitrine, non ? » Clavering l'indiquait d'un signe de tête, « Sans doute bien de ces choses ne sont pas exportables. La seule manière de goûter aux larves des Sorcières est de les cueillir droit sur les cendres chaudes, où elles se tortillent vives…»
— « Je n'ai jamais visité la Terre, » confessa l'obèse. « L'année prochaine, peut-être. Mais je dis toujours que je peux faire le tour de la Galaxie dans ma cuisine. »
— « Qu'est-ce que c'est ? » demanda Clavering. « Cette gelée opalescente dans le bocal doré ? »
— « Cela vient de Windhover. Y avez-vous été ? »
— « Non. »
— « Moi non plus. Mais grâce à mon violon d'Ingres je sais pas mal de choses à ce sujet. En certaines saisons (plutôt compliquées avec leur système binaire), les grandes araignées marines sortent sur la rive et construisent des nids dans les rochers. Des nids – avec leurs sécrétions, bien sûr…»
En ayant entendu assez pour décider que jamais les aliments de Windhover ne figureraient sur sa table, Clavering demanda l'heure de nouveau et s'excusa : il avait un rendez-vous. Il s'en alla – ni trop vite ni trop lentement, juste assez pour mettre plusieurs carrefours entre lui et le bonhomme. Finalement, il atteignit un square. Il y trouva un siège vacant, la journée était belle et chaude et la plupart des employés de bureaux déjeunaient sur l'herbe.
Il retira de sa poche sa prise : le précieux portefeuille.
Mais ce n'était pas un portefeuille.
C'était un porte-cigarettes.
En tout cas, pensa Clavering, je vais fumer une sèche avant d'entreprendre autre chose. Il sortit un gros cigare, le huma et l'alluma avec le briquet qui accompagnait le tout.
Ça avait un drôle de goût…
Ce n'était pas désagréable. En définitive, c'était même bon. La singularité du goût ?… Eh bien, il s'était trop habitué à la paille hachée et au crottin de cheval – tout ce qu'on appelait « tabac » à la prison centrale.
Du crottin de cheval ?
Mais c'était une insulte pour les chevaux, la plus noble conquête de l'homme !
Sans chevaux – pas de pari. Sur quoi peut-on parier encore ?
Sur les chiens ?
Au diable les chiens !
Déteste les chiens.
En voilà un qui sort une mémère pour sa promenade.
Il vient par ici.
Au diable.
Il veut me donner un coup de pied.
J' donnerai 1' premier.
M'dame, je refuse de recevoir des coups de pieds de votre cabot galeux. J'ai déjà refusé d'en recevoir de tous les cabots hargneux de la Galaxie. Question de principe… c'est ça. J' suis un homme de principe.
Scusez. M' sens mal. Ai mangé du poisson – ou autre chose…
Pure illusion, car depuis des mois Clavering n'avait été à pareil régal. C'était le cigare. Un cigare très cher, fait de tabac terrestre et de kaleph – une plante lyrane. La fumée de ce mélange produit un effet semblable à celui de l'alcool. Un estomac vide, sevré par six mois d'abstinence, en subit l'intoxication.
Clavering comparut devant un magistrat, qui le reçut comme un ennemi intime. Il était accusé d'ivresse et de voies de fait dans un endroit public. Le juge répéta ses remarques au sujet de l'abus de l'hospitalité des Mondes Ultimes. Il rendit sa sentence : elle eût été moins sévère, s'ils n'avaient pas découvert sur le porte-cigarettes un autre nom que celui de Clavering.
Celui-ci fut, de très mauvaise humeur, emmené à la Prison Centrale.
L'air renfrogné, il se présenta au Directeur.
— « Je pensais bien, » fit ce fonctionnaire, « que vous feriez un récidiviste. Mais pas si vite. »
— « Je ne m'attendais pas à retourner ici, du tout. »
— « Mais vous êtes là. Toutefois, j'ai décidé d'être indulgent envers vous. Vous êtes un homme intelligent, qualité gaspillée quand on casse les cailloux. Si étrange que cela paraisse, nous avons ici des machines qui demandent à être entretenues…»
— « Un meilleur travail apportera-t-il une nourriture meilleure ? » demanda Clavering de but en blanc.
— « La nourriture sera la même. Elle devrait être de qualité inférieure, car vous allez dépenser moins d'énergie physique. »
— « Monsieur, » dit Clavering empressé, « puis-je vous poser une question ? »
— « Oui. »
— « Alors, dites-moi, quel crime peut valoir la déportation hors des Mondes Ultimes ? »
— « Pas un meurtre, » dit le directeur avec un sourire froid, « Pour un meurtre, on pend. Nous sommes très vieux jeu ici, vous l'avez peut-être déjà remarqué. En fait, trois condamnations ou trois crimes suffisent. C'est la loi. »
— « Merci, » dit Clavering.
Son second séjour en prison traîna. Autant que le premier.
Cette fois, il évita tout sévice et ne visita l'hôpital qu'une fois, par suite d'une légère infection à la main. Les gardiens étaient présents et il ne put rien dire au vieux docteur. Le temps coulait avec lenteur – cependant, quoiqu'il en eût, Clavering se découvrit un véritable intérêt pour la mécanique. Au moment de quitter la prison, il maîtrisa son désir de faire ses adieux à ses vieilles machines – bien soumises, bien polies et laborieuses.
Le même camion le ramena à Faraway, la même obèse l'admit à l'auberge de la Société. Comme la première fois un poste l'attendait – mais cette fois dans un petit garage de la ville.
Cette fois, Clavering décida de prendre son temps. Son premier jour de liberté, il le passa à l'hôtel, il lut et n'alla ni à Rimrock ni à la Banque. Le lendemain il se présenta au garage et employa sa matinée à nettoyer et à polir un camion et deux hélicos. Le patron lui prêta de quoi déjeuner dans un snack-bar, près du garage. Dans l'après-midi, on lui permit de régler un moteur, sous contrôle, bien sûr. Le repas du soir à l'auberge : ce n'était pas beaucoup mieux qu'en prison. Ayant digéré, il résolut de se rendre à l'adresse qu'on lui avait donnée à son premier séjour à l'ombre.
La nuit était claire ; pour la première fois depuis un an, Clavering pouvait voir le ciel nocturne. C'était l'automne dans l'hémisphère Nord et la lentille galactique arrivait à la conjonction avec le soleil. Comme il marchait lentement sur une route bordée de maisons éparses, Clavering leva les yeux. Le vide qu'il rencontra frappait autant que la première fois, dans l'observatoire du Jolly Swagman. Maintenant il comprenait toutes ces histoires au sujet des hommes fuyant Faraway pour ne s'arrêter qu'aux Planètes Unies.
Il atteignit enfin la maison du receleur. Il hésita un moment devant la grille où aboutissait une longue allée : il se sentait extraordinairement nerveux. « Qu'est-ce qui va clocher maintenant ? » se demandait-il. Sa vie de fuite l'avait enfin amené au bout des ténèbres, à la frontière extrême de la négation.
Il n'avait plus où fuir.
Il haussa les épaules.
« Ça vous rend fou, » se dit-il, « ces sacrés Mondes Ultimes ! »
Il pressa un bouton secret dans un montant de fer forgé. Un léger bourdonnement : il était sous observation. Puis un émetteur caché fit entendre sa voix métallique :
— « Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? »
— « John Clavering. Je désire parler à votre maître, Mr. Konradis. »
— « À quel propos ? »
— « Je le dirai à Mr. Konradis. »
— « Je répète : à quel propos ? »
— « Sacré robot curieux ! Mes affaires sont personnelles. »
Une voix nouvelle – humaine – interrompit :
— « Que voulez-vous ? »
— « Êtes-vous Konradis ? »
— « Oui. »
— « Alors, il s'agit des joyaux de la couronne de Shaara. »
Clavering entendit l'autre reprendre sa respiration. Puis la porte s'ouvrit avec un cliquetis.
Il remonta l'allée de gravier crissant. La maison était une vraie forteresse. La porte d'entrée s'ouvrit devant lui, et il pénétra dans un hall nu, démeublé, inondé d'âpre lumière d'un blanc bleuté.
— « Prenez la porte à droite, » commanda la voix.
Clavering obéit. Il se trouva dans une pièce aussi vaste, mais par contre trop meublée, trop ornée. Un petit homme était assis derrière un énorme bureau. La lumière de la lampe faisait étinceler sa calvitie. Il dit :
— « Asseyez-vous, Mr. Clavering. »
Clavering s'assit.
— « Je suppose que vous venez voir si je peux vous débarrasser de ces bijoux de Shaara ? »
— « Oui. »
— « Je serai honnête avec vous, Mr. Clavering. Je vous donnerai 5 % de leur valeur. Après tout, je vous devrai une des plus belles affaires de ma vie ! »
— « 5 % ! Plutôt les jeter à la mer ! »
— « Mr. Clavering, il y a près de six mois, je fus contacté par une princesse capitaine d'un navire de Shaara et bien que je déteste avoir affaire aux non-humains – spécialement des anthropoïdes – je l'ai laissée me persuader d'employer ma mince influence pour récupérer les diamants entreposés dans votre banque. »
Il s'arrêta. Il plongea ses deux mains dans son bureau. Puis sa main droite brandit une liasse de billets de banque, tandis que la gauche serrait un meurtrier, petit automatique Minetti. Il dit :
— « Pas d'illusions, Mr. Clavering. Je suis gaucher. Attrapez ! »
Clavering saisit les billets. Il les compta. Il pourrait s'acheter un complet neuf et, peut-être, un camion ou un hélico d'occasion. Mais pas le passage sur une autre planète – fût-elle Ultime.
Il dit :
— « La capitaine de Shaara n'a pas été fort généreuse. »
— « Elle m'a donné toute la monnaie fédérale de son coffre-fort. »
— « Alors, il y aura une suite. »
— « Possible. Mais pas pour vous. »
Clavering étouffa sa colère et mit l'argent dans sa poche intérieure. Se levant, il marcha à la porte et le canon du petit revolver le suivait. Clavering l'ignora complètement. Sa mémoire photographique fonctionnait, examinait et fixait les détails des fenêtres, avec leurs espagnolettes, des portes avec leurs serrures. Il avait déjà rencontré des gens du type de ce receleur et il savait qu'ils faisaient davantage confiance aux robots qu'aux humains faillibles.
Il savait aussi (et Konradis l'ignorait évidemment) que les robots aussi pouvaient faillir.
Il quitta la maison, le terrain et se dirigea lentement vers la cité. Rentré à l'hôtel, dans son lit, il révisa les faits.
a) Le reste des joyaux de la couronne était de nouveau en possession de la Grande Reine.
b) 20 fois 1 000 crédits (don de Konradis), cela ne faisait que 20 000 crédits. À en juger d'après la récompense promise, le receleur avait dû en recevoir cinq fois autant.
c) La traversée – disons – jusqu'à la planète Van Diemen devait coûter au moins 2 500 crédits.
d) Un homme du genre de Konradis garde presque toujours une forte somme d'argent liquide à domicile, généralement dans le coffre-fort de sa chambre à coucher.
e) Le robot-portier était un Farrar-Blenkinsop, modèle Mark IV. (Et Clavering savait des choses au sujet du Mark IV, qu'il avait su habilement soutirer à un technicien de Farrar-Blenkinsop, ivre !)
f) Sans doute Konradis avait-il des amis parmi les flics. Par conséquent, sa bouche devait rester fermée au moins durant six heures, après le cambriolage. Il y avait un petit pistolet somnifère dans les bagages de Clavering, à cet effet.
g) Lesdits bagages devaient encore se trouver – probablement – dans les dépôts de Rimrock, mais quelques milliers de crédits devaient largement couvrir les frais.
h) Les documents de Clavering-Jones se trouvaient dans ces bagages. Quelques autres billets de 1 000 crédits, judicieusement distribués, devaient les faire viser par les gens en place.
i) Le Serpent du Delta, de la Compagnie des Transports Interstellaires, était à Port Remote. Il devait partir pour Mitylène, à 24 heures, la nuit suivante.
« Si je l'attrape, » se dit Clavering, « je cours un faible risque d'échouer, au bout du voyage, dans une prison terrestre. Mais le risque est léger et, après tout, les prisons de la Terre sont des hôtels somptueux en comparaison avec ça ! En tout cas, la Grande Reine de Shaara a récupéré son bataclan et la fièvre a sans doute baissé, là-bas.
» Si je reste ici, on me flanquera de nouveau en taule. Et alors, je serai déporté. Et la police locale et fédérale me cueillera sur la planète où je serais envoyé.
» La partie vaut d'être jouée. »
Il se dévêtit et se coucha. Quelques secondes après, il dormait, comme un gosse heureux.
*
* *
Le lendemain matin, il téléphona au garage pour dire qu'il était malade et ne viendrait pas travailler. Il alla droit à Rimrock, où il dut attendre qu'on lui montât ses bagages. Puis il les rapporta chez lui, par taxi. Fermant la porte, il ouvrit ses valises, vérifia son petit somno-pistolet, en tirant sur un des minuscules lézards-volants, un fléau de Faraway. Ça marchait. Il se procura le papier spécialement traité dont il avait besoin. À défaut d'un équipement infrarouge, il ne pouvait le vérifier, mais il n'y avait pas de raison pour qu'il ne marchât pas. Il refit ses bagages, mit ses papiers dans sa serviette, le somno dans la poche de son kilt et la feuille de papier spécial, dans la poche intérieure de son veston.
Puis il travailla dans son garage le reste de la matinée et l'après-midi. Tout le monde partit déjeuner, le laissant comme gardien, et il prit une empreinte en cire de la clef de la porte d'entrée. Il choisit une voiture – une grande mono-roue Ferranti, démodée.
Il finit son travail et rentra. Une fois dans sa cellule, il découvrit des traces d'une perquisition. Qui ? La bonne ? Le directeur ? Un de ses camarades de taule ? N'importe. Il se réjouit que ses pinces monseigneur et autres clefs fussent à leur place – toutes les quincailleries étaient fermées à cette heure et elles ne s'ouvriraient qu'au matin.
Après dîner, retourné chez lui, il verrouilla la porte et façonna la clef en sifflotant, pour couvrir le grincement de la lime. Ayant fini, il mit dans sa poche la clef et une lime et ses documents dans sa serviette. Le strict nécessaire dans une mallette – les navires de la classe du Serpent du Delta avaient un magasin où l'on pouvait s'approvisionner au cours de la traversée.
Il descendit, serviette et mallette à la main. Il rencontra seulement la petite bonne maigre qui le regarda curieusement.
Il dit : « Je crois que je peux vendre ça à bon prix. Un client du garage m'a dit qu'il achèterait de bonnes valises d'occasion. Je les lui porte. »
Elle dit : « Ça m'est égal, mais je vous souhaite de faire une bonne affaire. »
Lentement, il traversa la ville jusqu'à l'office de la Compagnie des Transports Interstellaires. Le bureau était encore ouvert et ne fermerait qu'après le départ du Serpent du Delta.
Au jeune homme ennuyé derrière le comptoir, Clavering demanda :
— « Y a-t-il des places libres ? »
— « Oui, Monsieur. Mais les meilleures sont prises. Il y a une cabine au pont F, si vous ne craignez ni la chaleur ni le bruit. »
— « Je la prends. »
— « Pour Mitylène ou plus loin ? »
— « Combien pour Mitylène ? »
— « 2000. »
— « Je n'ai pas la somme avec moi, je dois toucher ce soir d'un ami…»
— « 2000. »
— « C'est assez important pour moi, » dit Clavering. « Il y aura une récompense pour vous. Mettons que je verse un acompte de 500 crédits. Et je laisse mes papiers et cette valise en dépôt. Vous pourrez préparer mon visa et nous nous rencontrerons sur l'astroport, disons, à 23 h 30. Vous me donnerez mon billet et je verserai la différence sur 2 500 crédits. »
Cette arithmétique-là, le clerc l'entendait. Il regarda les papiers, les feuilleta, acquiesça :
— « Très bien, Mr. Jones, » dit-il. « Ça peut se faire. Je suis sûr que ça peut se faire. »
Clavering paya les 500 crédits et sortit. La lèvre sarcastique, il regarda autour de lui. Drôle de ville sur une drôle de planète ! Il leva les yeux vers le ciel vide et noir et pensa combien il serait agréable de voir l'immense et brillante convexité de la Galaxie par les hublots du Serpent du Delta, sur la route de Mitylène – et des Mondes Intérieurs, prospères, florissants et actifs.
Clavering consulta sa montre – il avait du temps à tuer. Il entra dans un Cinéac et vit plutôt des événements historiques que des actualités. Quand il vit, pour la deuxième fois, le couronnement du roi James XOV de Waverly, il sortit.
Il marcha nonchalamment vers son garage. Il y avait peu de passants et point de policiers.
Sa nouvelle clef, excellente, fonctionna. La grande Ferranti était là où il l'avait laissée, près de la porte. En moins de trois minutes, le gyroscope atteignit la révolution maxima et Clavering, enlevant les étais, roula doucement dans la rue. Il sortit un instant, pour refermer.
Il fit le trajet jusqu'à la maison de Konradis sans incident, stoppa devant la porte ornementale et sortit, laissant le gyro en marche. Un bruit rauque, imprévu, brisa le silence. Clavering sursauta. Konradis avait un poulailler et un coq, doté d'un sens étrange du temps…
Cela rappela à Clavering la nuit où il avait réussi à saouler Fredericks, le robotiste de la Société Farrar-Blenkinsop.
— « Faut pas oublier, » disait Fredericks. « Y a ça : tous nos robots ont des cerveaux. Mais pas des cerveaux humains. Rien qui ressemble. Prends le modèle IV. Même coefficient d'intelligence qu'une volaille. Drôle de chose, le type qui m'a parlé de ça s'est souvenu comment qu'on hypnotise les poulets. Fantastique ! Ça marche pour le modèle IV aussi. »
— « Comment ça, hypnotiser les poulets ? »
— « Facile. On dessine une ligne par terre. On leur met le bec sur la ligne…»
— « Mais le modèle IV n'a pas de bec ! »
— « Il y a un viseur. On colle devant un papier spécial. C'est visible comme une ligne infrarouge, très droite, très foncée…»
Clavering en fit sa propre expérience. Prudent, il ne s'était servi de cette faiblesse des robots dans aucun cambriolage. Il avait décidé de garder cet atout en réserve jusqu'au moment où son emploi serait justifié.
Le moment était venu.
Il vit, sur le montant de la grille la plus proche, l'éclat terne d'un bouton. Il sortit de sa poche le « papier spécial » qu'il déplia, en voila son visage et se posta devant le montant. Puis son index droit trouva et pressa le bouton. Il entendit le bourdonnement du viseur.
— « Qui êtes-vous ? » demanda la voix métallique.
Un silence tomba.
— « Vous me connaissez, » dit Clavering.
— « Oui. »
— « Je suis un ami. »
— « Oui. »
— « Laissez-moi entrer. »
— « Oui. »
La serrure cliqueta et la porte s'entrouvrit.
— « Oui. »
Clavering retourna à la voiture – il en aurait besoin comme moyen de transport et aussi comme prison temporaire pour Konradis. Il roula vers la maison. À son approche, l'entrée s'ouvrit. Il transféra le pistolet somno dans une poche du veston, quitta la voiture et pénétra dans le logis.
Le canon du pistolet visait la porte du bureau de Konradis. Comme elle s'entrebâillait, Clavering tira. Il vit Konradis trébucher sur le seuil, laisser choir son automatique. Il le vit à terre, à demi paralysé, mais conscient.
Clavering le tira dans son bureau et l'assit sur une chaise.
— « J'aurais pu user toute la charge, » dit le cambrioleur. « Je ne l'ai pas fait. Endormi, vous êtes sans intérêt. Causons. »
— « Je…» (les mots venaient avec une lenteur douloureuse) «…refuse…»
— « Où est votre coffre-fort ? »
Konradis demeura silencieux.
— « L'embêtant avec ces somno-pistolets, c'est que la victime est insensibilisée, » remarqua Clavering. « Aussi des mesures plus sévères s'imposent. » Il défit la chaussure droite de Konradis et le déchaussa. « Vous ne sentirez rien, » fit-il, « mais vous me verrez faire un feu de joie dans cette belle cheminée. Un feu efficace. Le charbon et le bois sont là, merci. Vous ne sentirez rien, mais ce sera une expérience plutôt pénible de voir votre pied lentement consumé…»
— « Vous… n'oserez pas, » dit Konradis.
— « N'oserai-je pas ? » demanda Clavering. Et il alluma le feu.
Le pied de Konradis était à un pouce du feu.
— « Chambre à coucher, » dit-il. « Derrière le tableau…»
— « Et la combinaison ? Vite, ou je me fatigue et je lâche votre pied. »
Konradis le lui dit. Il avoua aussi – à contrecœur – où se trouvait le commutateur secret pour évacuer le gaz anesthésique qui remplissait le coffre-fort. Il le dit, après avoir vu Clavering placer une bougie dans un coffret rempli de matériel très inflammable. Ce faisant, il avait averti Konradis qu'à défaut de son retour à très bref délai, lui, Konradis, subirait de graves brûlures, avant même que l'extincteur entrât en action.
Clavering trouva la chambre à coucher. Il eût voulu en voler le décor et les meubles, car il possédait de solides connaissances professionnelles en ce qui concernait les antiquités. Il trouva le coffre-fort derrière un Picasso authentique. Le commutateur était caché sous le sein droit d'un nu en platine, de Kirschwasser. Il attendit la fin du bourdonnement de la petite machine et ouvrit.
Il y avait là de la bonne et honnête monnaie fédérale à la mesure de ses besoins. Clavering en bourra une taie d'oreiller en vraie soie qu'il avait prise sur le lit. Il descendit et souffla la bougie sous la chaise de Kooradis.
— « Maintenant, » dit-il, et vous venez avec moi. »
— « Pourquoi ? »
— « Parce que. Une décharge de somno ne dure guère et l'effet disparu, rien ne vous empêchera de donner l'alerte. Ligoté, vous pourriez vous libérer. Dans le coffre de ma voiture vous serez en sécurité, un peu secoué de temps en temps. Je suis bon ! »
(« Et, » pensa-t-il, « je peux me permettre ce luxe. Je n'ai pas perdu la main. L'opération a marché comme sur des roulettes. »)
Elle eût continué à marcher, sans un conducteur ivre qui émergea d'une rue adjacente comme un bolide. Sous le choc, le coffre arrière de la voiture de Clavering fut éventré, et le policier surgit sur les lieux considéra son contenu avec un vif intérêt.
Clavering eût bien employé son somno, mais l'accident avait détraqué la petite arme. Saisissant serviette et argent, il essaya de s'échapper. Mais un passant sauta sur lui et le renversa.
*
* *
Le Directeur considéra Clavering par-dessus son bureau. Presque… approbativement.
— « Vous voici de retour, » dit-il.
— « Je suis de retour, » admit le prisonnier. « Quand va-t-on me déporter ? Et où ? »
— « Pas si vite, Clavering, pas si vite. Il faut que votre châtiment serve cette prison. Nous avons pour vous de nouvelles machines, des pompes pour notre ferme expérimentale hydroponique. Nous voulons vous préparer à votre vie nouvelle. »
— « Très gentil à vous. »
— « Autre chose, Clavering. Ceci vous évitera pas mal d'ennuis – à l'avenir. Appelez-moi « monsieur », voulez-vous ? »
Clavering répondit :
— « Très bien, monsieur. »
Il trouva de l'intérêt à son nouveau travail. Les conditions s'étaient améliorées, la nourriture aussi et les gardiens étaient plus indulgents envers le bavardage des prisonniers.
Très vite il comprit qu'il se trouvait parmi les récidivistes comme lui-même, intelligents et incurables. On pouvait bien les opérer du cerveau, mais cette destruction de personnalité était haïe dans tous les univers civilisés. Il posa des questions – mais personne n'avait la moindre idée de la planète où ils allaient être déportés. Il découvrit que de nombreux prisonniers avaient des connaissances mécaniques.
Enfin, il fut réveillé un matin par un geôlier frappant à sa porte, il se leva, chercha ses vêtements, « Pas ceux-ci ! » aboya le gardien. « Mettez-moi ça ! »
Il y avait là des sous-vêtements propres et neufs. Une salopette noire. Des bottes noires, bien cirées. Sur chaque manche de la cotte figurait un cornet de fougère, vert sur une roue d'engrenage dorée.
Les nouveaux vêtements étaient confortables et seyants. Dès que la porte fut ouverte, Clavering quitta sa cellule et prit place dans la procession des prisonniers vêtus comme lui. À la sortie de la prison, où les attendaient les voitures, il s'arrêta, pour demander aux gardiens :
— « Qu'arrive-t-il au directeur ? D'habitude il vient toujours nous faire ses adieux. »
— « Vous verrez encore le capitaine Christophe, » répondit un gardien.
Clavering ne put rien voir de la voiture, mais il ne fut pas surpris quand la portière, s'ouvrant, révéla les environs de l'astrodrôme. Il regardait avec intérêt d'autres voitures qui venaient se ranger en ordre et les hommes en noir qui sautaient à terre. Les déportations en masse devaient être moins chères, se dit-il.
Il devint raide de surprise lorsqu'il se fut tourné vers le navire. Celui-ci était grand, beaucoup plus grand que n'importe quel autre qu'il eût jamais vu. À côté de lui les bâtiments administratifs de l''astroport, les grues, les échafaudages – tout semblait rapetisser singulièrement. Ses ailerons étaient de vrais arcs-boutants et lui-même, une énorme, une invraisemblable tour coulée dans un métal éclatant.
— « Le voyage aura du chic, » fit un homme à gauche de Clavering. « Ils ont envoyé un navire Alpha pour nous emmener. »
— « Ce n'est pas un Alpha, » dit Clavering. « C'est deux fois plus grand encore ! »
Une voix sortit du haut-parleur :
— « Attention ! Attention ! Le personnel s'embarque tout de suite ! »
De longues lignes d'hommes se mirent en marche. Les gardiens les surveillaient à l'entrée du sas d'accès. Un officier âgé, en uniforme de Commissaire du bord, se tenait au haut de la coupée par laquelle Clavering devait monter. Il barrait les noms sur une liste.
— « Clavering, John – Hydroponiques. »
Les insignes sur les manches de Clavering et son dernier travail en prison éclairaient ces mots.
— « On payera le passage en travail ? » demanda-t-il.
Le Commissaire l'ignorait.
— « Cowden, Peter – circulation d'air… Davis, David, circulation d'air…»
— « Les Hydroponiques, par ici ! » hurla une voix.
Clavering avec les hommes de son service suivit le contremaître à travers les coursives et les escaliers et, avec onze autres déportés, il se retrouva dans un dortoir à peine meublé. Le sous-officier ignora leurs questions. La porte en acier coulissa avec un déclic.
Dès lors, le temps s'étira. Les hommes parlaient d'une manière décousue. Ils furent reconnaissants quand l'émetteur mural se ranima et donna l'ordre de s'étendre sur les couchettes, pour le lancement. Le manque d'information sur les événements extérieurs les tourmentait : ils avaient fait jadis leurs voyages en voyageurs payants – et renseignés. Ils se sentirent soulagés quand le tonnerre mourut et que le poids écrasant déserta leurs poitrines. Ce fut un jeu, quand ils retombèrent en chute libre.
— « Attention ! » clama l'émetteur. La cloison inférieure se transforma en un énorme écran vidéo. Il reflétait sans nul doute le poste de commande de l'astronef. Il montra un homme grand, en tenue noire avec, sur ses manches, les galons d'or de capitaine.
— « Le directeur ! » chuchota quelqu'un. « Et moi qui le croyais un capitaine en retraite ! »
— « Et le vieux toubib est avec lui…» murmura un autre.
— « Hommes, » dit le capitaine Christophe d'une voix calme, « je vous fais l'honneur de vous appeler « hommes », car un travail d'hommes vous attend. Un travail si dangereux et si incertain qu'il est difficile de trouver, pour le faire, des gens libres.
» L'histoire se répète, » dit-il, après une pause. « Il y a des siècles, un autre Christophe (ce n'était que son prénom) sut que la Terre était ronde. C'était l'époque où la plupart des marins refusaient de cingler à l'Ouest, de peur de passer – eux-mêmes et leurs navires – par-dessus bord, dans l'inconnu. Cet autre Christophe donc – Christophe Colomb – fut réduit a recruter ses équipages dans les prisons.
» Vous tous qui êtes venus sur les Mondes Ultimes, vous avez eu votre chance. Votre premier séjour en prison vous a prouvé que le crime ne paie pas et que le jeu ne vaut pas la chandelle. Et, quoique sachant que la déportation châtiait les récidives, vous avez persisté dans cette voie. Votre présence ici est la conséquence directe de vos actions. Quant à nous – officiers et navigants – nous sommes là parce que telle est notre volonté. Et je veux que vous compreniez ceci : nous n'entendons pas être écartés de nos buts. Sachez que nous, les Spatiaux de profession, nous sommes capables de naviguer, quand même vous seriez assez insensé pour vous jeter dans une mutinerie. Je veux que vous reteniez aussi : sous mes ordres, celui qui ne travaille pas ne mange pas.
» Je ne saurais vous dire combien notre voyage durera en temps objectif – c'est une des choses que nous devons découvrir. Je ne puis dire non plus combien il durera, en temps subjectif. Je crois que nous serons de retour bien avant l'expiration d'un demi-siècle.
» Mais je peux vous dire ceci : on ne rebroussera pas chemin. Aucun de vous ne sait mener un astronef. Avec le temps, vous en apprendrez assez pour croire qu'il vous est possible de vous emparer du navire et de forcer mes astronautes et mes mécaniciens à vous obéir. Sachez que l'éventualité a été prévue et que le navire possède tous les dispositifs de sûreté voulus. Dans le cas extrêmement improbable d'une révolte couronnée de succès, je vous promets qu'il n'y aura pas de retour…»
Follement, Clavering fouilla dans son cerveau, cherchant une objection légale, le moindre droit de protester. Il n'y avait rien. Sa fuite sur les Mondes Ultimes le soumettait à leurs lois et une de ces lois punissait un troisième délit de déportation.
Il ne pouvait qu'admirer l'astuce de la Fédération : faire de l'ultime frontière un havre pour les criminels, leur offrir – du moins sur le papier – une chance de se racheter et… Il semblait que ce matériel spatial potentiel n'avait pas eu l'ombre de cette chance.
Clavering et tous les hommes virent le viseur quitter le capitaine et ses officiers et virer – et découvrir devant eux une partie de l'espace où cinglait le navire. Il avait entendu, au départ, l'unique bourdonnement du Propulseur Mannschenn et il savait déjà que dans quelques secondes, l'écran ne montrerait plus que des stries de lumière, dépourvues de sens.
Et celles-là seraient encore préférables au vide froid, au néant infini brisé seulement par la terne et distante nébuleuse vers laquelle fonçait leur astronef – un minuscule nuage luminescent – peut-être une autre Galaxie…
Clavering avait passé toute sa vie à fuir – il avait fui aussi loin que possible – aux frontières mêmes de la nuit.
Et il n'avait pu s'arrêter.
(Traduit par Z. N.)