ARK NETWORK reference.ch · populus.ch    
 
  
Le site du Petit Papy 
 
 
Rubriques

RETRAITE
SEMINAIRE
A. E. T.
ORIGINES
LE MUR
MUSIQUE
CARRIERE
CHANSONS
AveMaria
Violetta
Acropolis
Marilou
Méditerra
Tango
Bohémienn
Regrette
Fleur
Mexico
Amour
Bord' Eau
Visa pour
Pirée
Gondolier
Que Sera
ComePrima
Etoiles
Javableue
3 cloches
Histoire
Alsace
Cerises
Blés d'Or
Adieux
Cheminée
Le Train
Lara
vie Rose
Colonies
Maman
Rossignol
Tom Dooly
Harmonica
Heintje
Captain Cook
Ernst Mosch
Accordéon
DEFILES 1
DEFILES 2
accordéon 2
accordéon 3
accordéon 4
accordéon 5
DEFILES
EXTRAITS
VRAI !
CITATIONS
ESOTERISME
VACANCES
Films
Films 1
Films 2
Livres
Livres 1
Livres 2
livres Google
Livre GOOGLE 1
Livre GOOGLE 2
Livre GOOGLE 3
Livre GOOGLE 4
Livre GOOGLE 5
Livre GOOGLE 6
Mus.Retro
Tableaux 1
Tableaux 2
Tableaux 3
Tableaux 4
Tableaux 5
Tableaux 6
Tableaux 7
Tableaux 8
Tableaux 9
Tableaux 10
Tableaux 11
Tableaux 12
Tableaux 13
Tableaux 14
Tableaux 15
Tableaux 16
video
vidéo
Orgue
Paranormal
Alsace
Danse
Musikanten
Musikanten 1
Musikanten 2
Musikanten 3
Musikanten 4
Limonaires
Limonaires 1
Limonaires 2
Limonaires 3
Limonaires 4
Templiers
Jules Verne
Photos 2° Guerr
Tableaux 01
Livre 1
Livre 2
CITOYEN DE SECO
LES HOMMES DANS
La sève de l'arb
Les enfers sont
Jusqu'à la quatr
La chenille rose
Le monde orpheli
Le miroir humain
Un spécimen pour
Les premiers hom
Le péché origine
Assirata ou Le m
L’Exécuteur - RO
Celui que Jupite
L'Enchaîné - ZEN
Le cimetière de
Les souvenirs de
Échec aux Mongol
Olivia par HENRI
Clorinde par AND
Les prisonniers 
L’étranger par W
Du fond des ténè
Son et lumières
L'habitant des é
D'une route à un
Le second lot -
Le saule - JANE
Rencontre - GÉRA
Il était arrivé
Un autre monde -
La filleule du d
Le passé merveil
Les ogres par RO
Le pion escamoté
Virginie (Virgin
Et le temps ne s
Suite au prochai
La venue du héro
Une brise de sep
Et s’il n’en res
Vers un autre pa
Le singe vert -
Le Yoreille - PI
Témoignage perdu
Retour aux caver
Les premiers jou
Le diable par la
La seconde chanc
L'état d'urgence
Le masque - JACQ
Sans issue - JAN
Fugue
Une créature
La ville entrevu
Dieu n'a pas de
Les ongles
Sous le vieux Po
Douce-Agile
Le Diadème
Le manteau bleu
Les frontières
Les marchands
Le jardin du dia
Retour aux origi
Les communicateu
Le cri
Le rêve
Le cavalier
Un homme d’expéd
La proie
Les idées danger
Le temple
La nuit du Vert-
La choucroute
Les derniers jou
Partir, c'est mo
La route
La machine
Les prisonniers
Guerre froide
Gangsters légaux
La Valse
Invasion
Loup y es-tu ?
Maison à vendre
Le miroir
Ma pomme
Route déserte
Le test
L'homme qui écou
Ce que femme veu
Cache-cache
Le voyage
Désertion
Opération Opéra
Invasion
Le cœur d’une vi
Les immigrants
Le Train pour l'
La petite sorciè
Culbute
Et la vie s'arrê
La Salamandre
Des filles
Contes d'ailleur
L’homme
Les fauteurs
Les trois vieill
Incurables sauva
Djebels en feu
COMMANDERIE
Les-sentiers
Kalachnikov
La Nuit de tous
ventres d'acier
Les Bellanger
Les saboteurs
Sigmaringen
trahison
La rebouteuse
L'europe en enfe
Non identifiés
La Chute de l'or
Année des dupes
Amères récoltes
Le Batard
Femmes cruelles
L'Armée des pauv
Afrika korps
LaCabaneduberger
La Louve de Corn
Frédégonde Reine
Au coeur des ext
L'île du dernier
Le secret de la
Une fille en cav
Les Enfants des
Le sacrifice des
J.Bergier
James Clavell
UN ADIEU
Jacques Mazeau
James Herbert
James Rollins
Hobb Robin
Horowitz Anthony
Kelig et Louis
BULGARIE
DIANA ET VINCENT
Elle réussit
Tour du monde
Survivre
40 Jours
en enfer
Jungle maya
ILS SURVIVENT
Je traverse seul

 

 Home  | Livre d'Or  | Album-Photo  | Contact

Assirata ou Le miroir enchanté

Assirata ou Le miroir enchanté 
  
Nous avons publié, voici quelques années, diverses nouvelles de Jean-Louis Bouquet5 , qui, récemment, nous disait préparer sans hâte une évolution de sa manière. En ses premiers essais (dans le recueil « Le visage de feu », lequel fit beaucoup parler mais est aujourd'hui introuvable), les vieux postulats de la démonologie venaient poser leurs couleurs violentes sur des « cas » chers à la psychologie moderne, ce qui donnait des résultats assez spectaculaires et parfois terrifiants. Toutefois, dans l'ouvrage en question, nous avons – souci de variété – choisi de rééditer un récit qui se distingue plutôt par une volontaire sobriété d'effets, s'orientant vers ce qu'on pourrait appeler le fantastique intérieur. Ses demi-teintes tendent à créer, non la terreur, mais un certain malaise, une inquiétude métaphysique, en effleurant un mystère auquel les hommes n'ont cessé de rêver, depuis qu'ils sont hommes.  
    
« Pitié pour les orgueilleux, » répétait M. Le Clair, tout rayonnant d'indulgence, à quiconque se permettait des propos contre son secrétaire Ludovic. 
Ce bon M. Le Clair – il n'est pas certain qu'ici je transcrive très fidèlement le nom d'un vieil homme aussi réfractaire aux blandices de la notoriété – ce bon M. Le Clair a longtemps animé, avec autant de discrétion que d'amour, une petite société d'esprits curieux. Chaque samedi, dans son salon-bibliothèque aux rideaux inexorablement fermés sur le trop distrayant décor du Luxembourg, les hauts candélabres garnis de cierges roses brillaient comme de sages constellations au-dessus d'une douzaine de têtes pensives. M. Le Clair éprouvait des joies suaves à préparer hebdomadairement, pour ce noyau d'amis férus d'archéologie, de mythologie et aussi de sciences occultes, une pâture inédite et raffinée. Il s'était adjoint Ludovic, se déchargeant sur lui de certains soucis matériels, afférents à ces réunions ; l'une des grandes tâches de Ludovic consistait à mettre au net les notes brouillonnées par M. Le Clair en vue de ses causeries, ceci parce que le vieillard éprouvait la plus grande peine à relire lui-même son impossible écriture. 
Ludovic était un garçon de trente ans, brun, jaune, un peu voûté ; la lueur fébrile du regard, la morgue de la lèvre gâtaient son visage pourtant marqué par l'intelligence et l'énergie ; une élocution brève, une inutile acidité de langage achevaient de lui aliéner les familiers de M. Le Clair. Mais ce dernier appréciait hautement son secrétaire et parlait de lui avec un attendrissement quasi paternel. 
— « Un poète, quoi qu'il y paraisse ! Un sensible, un réceptif. Peut-être même sera-t-il visité par la flamme des grandes créations ! Une mauvaise fortune a jusqu'à présent annihilé ses efforts. Et d'abord, sa sauvage probité intellectuelle n'est pas le meilleur viatique sur le chemin si mal famé des lettres. J'ai lu de ses vers ; ils sont pleins d'un généreux tourment, mais sans concessions aux écoles du jour. Il lui reste à s'appareiller avec son époque. » 
— « Ce lui est déjà une rude affaire que de s'appareiller avec notre petite compagnie ! » dit une fois tout crûment Mme d'Espiney. « Pensez-vous qu'il ait bien de l'estime pour nos travaux ? » 
— « Non ! » confessa M. Le Clair en sa simplicité. « Comme nous ne plaçons pas le lyrisme pur au tout premier plan de nos préoccupations, nous lui faisons probablement l'effet de vieilles bêtes ! Ludovic ne me sert que poussé par des nécessités d'argent ; et sans doute, dans les ardeurs d'une jeunesse non encore assouvie, enrage-t-il parfois de nous voir conjoindre bien des efforts et des ressources pour honorer d'autres divinités que la sienne. N'empêche qu'il se montre attentif, diligent et d'esprit ouvert. Ses procès-verbaux de nos réunions se distinguent par leur exactitude. Après cela, ne le chicanons point sur son orgueil intime ; ceux qui n'en éprouvent aucun sont des saints vraiment exemplaires, encore à condition qu'ils prient pour le prochain. » 
Cette vivacité d'esprit de Ludovic, vantée par M. Le Clair, était nécessaire pour suivre des travaux ingrats, tel l'examen de textes cunéiformes, ou des exposés abstrus comme ceux des grands arcanes alchimiques. Mais il arrivait que la société s'adonnât à des tâches plus colorées, qu'elle reçut des invités pittoresques ou se livrât à des expériences. Et le secrétaire put croire que la séance serait bénigne, le jour où Mme Séphora Meier vint parler de ses recherches dans le Proche et le Moyen Orient. 
Mme Séphora Meier avait étudié avec conviction les pratiques de magie encore en honneur dans certaines sectes mal connues. Elle rapportait une collection d'objets singuliers et présenta successivement les plus importants : des amulettes, des parchemins et des armes talismaniques, des images d'un art primitif. 
Petite, hâlée, avec des yeux tendres comme ceux des gazelles, la conférencière relatait d'une voix calme et traînante ses souvenirs, ses travaux, ainsi que les légendes et les traditions qu'elle avait recueillies. Elle ne se hâtait ni n'enflait son débit aux bons passages, même pour dépeindre les thaumaturges Ahlé-Hakk qui mâchent des braises ardentes, même pour évoquer les turpitudes des Nosaïris kamoushiehs qui pratiquent un culte mystérieux de la femme, et les assemblées des Kelbiehs où l'on fait paraître un chien fantastique. D'une main débonnaire, elle exhibait une bague dont le maléfice avait tué trois épouses d'un émir. Le salon était envahi par les souffles, les rumeurs, les fantômes d'une Asie nocturne et, sous cet afflux imaginaire, la quiète fixité des flammes des cierges surprenait comme un phénomène contre nature. 
Les applaudissements onctueux de l'auditoire accueillirent la fin de l'exposé. Puis aussitôt, la vieille demoiselle Lormel, réputée pour sa hardiesse, s'enquit impatiemment de ce que pouvait contenir un coffret d'ébène très plat, demeuré clos, parmi les curiosités étalées sur une table. 
— « Un simple dessert ! » répondit Séphora souriante. « Un bibelot découvert dans une communauté juive, au cours de mon passage au Caire. » 
Ouvrant la boîte, elle démasquait un disque de métal, un peu plus grand qu'une soucoupe, enchâssé dans l'une des joues de bois précieux. 
« Ceci est un miroir magique, ouvrage de quelque ancien cabbaliste. On a certes fait grand abus de ces instruments de voyance, on leur a donné bien des aspects. Celui-ci est simplement formé d'une plaque d'argent sur le pourtour de laquelle se trouve gravée une inscription araméenne : gravure qui, sous un regard superficiel, pourrait passer pour une couronne ornementale au dessin barbare ; mais il s'agit bien de caractères hébreux très frustes, et d'une formule consacrant l'objet à l'Esprit nommé Assirata.  
» Cette formule est curieuse ! » poursuivit Séphora tout en plaçant le disque d'argent face à l'assistance. « Le texte dit – ou semble dire !… les termes en sont obscurs – qu'Assirata offre mille images en échange d'une seule. Mes israélites cairiotes interprétaient ainsi la phrase : à qui contemple le miroir en invoquant l'Esprit, ce dernier donne vision des choses lointaines ou cachées ; mais le reflet du quémandeur demeure inscrit sur la plaque magique, c'est le salaire d'Assirata. » 
— « Voilà un jeu qui sent le soufre ! » observa plaisamment Mme d'Espiney. « Il a manqué d'amateurs, car je n'aperçois là-dedans aucun reflet captif. Pourtant, cette babiole semble avoir de l'âge, et d'ailleurs son poli n'est plus qu'un souvenir ; elle ne renvoie qu'un brouillamini de lueurs. » 
— « Les histoires de reflets vendus sont menue monnaie des croyances populaires ! » déclara, non sans une pointe de suffisance, le docte baron Schild. 
— « Mais en de tels contes, » fit remarquer Séphora, « le pactisant est dépossédé d'une manière visible et grossière : en vain cherche-t-il son image dans les glaces, le Malin l'a empochée ! Ce sont là d'aimables naïvetés, ou des figures de morale. Bien que mon miroir, comme le constatait Madame d'Espiney, soit l'œuvre d'une époque lointaine – un expert concède au cercle de métal douze siècles et peut-être beaucoup plus – et que l'on prête à ces temps-là toutes les crédulités, je ne puis admettre qu'ici l'artisan ait visé à des prodiges aussi extérieurs et aussi ingénus. Les écrits de cabbale contiennent souvent une signification seconde. » 
— « Avez-vous percé l'énigme ? » demanda Mlle Lormel. 
— « Ne m'en demandez pas tant ! Il faudrait sur ce point requérir les lumières de mon cousin Noé Joann, grand clerc en ces matières, mais il est éloigné de Paris. Quant à moi, je n'avais d'abord accordé au miroir qu'un intérêt modique. Peut-être même ne l'aurais-je pas jugé digne de votre attention, sans un incident étonnant qui s'est produit chez moi, ces jours derniers. 
» Mon amie Aliette Claude était venue admirer mes emplettes orientales. Cette charmante fille n'a ordinairement rien d'une voyante ; mais, placée devant la plaquette magique, elle m'affirma d'un air troublé qu'elle y découvrait quantité de personnages, puis me dépeignit avec précision plusieurs de ces juifs égyptiens desquels j'avais obtenu l'objet. Or, je vous l'assure bien, Aliette n'est pas une mystificatrice et, d'ailleurs, elle ne disposait d'aucune information sur ces gens-là. Tel est le cas prodigieux que j'ai voulu porter à votre connaissance. » 
Les hôtes de M. Le Clair se pressaient afin de mieux examiner le miroir. Sur l'invite de Séphora, le coffret ouvert fut transmis de main en main. La demoiselle Lormel, ayant des prétentions à la double vue, scruta longuement l'argent terni, crut y distinguer des ombres vagues, mais ne réussit point à enfler sa prouesse autant qu'elle l'eût souhaité. Le disque vint finalement sous les yeux de Ludovic qui, à la surprise générale, trahit une curiosité prolongée, bien contre ses habitudes. 
— « Si le miroir n'était pas aussi mauvais, nous pourrions penser que notre jeune homme renouvelle le mythe de Narcisse ! » goguenardait à mi-voix-Mme d'Espiney. 
— « Je suis certain, » dit soudain le secrétaire d'un air préoccupé, « d'avoir déjà rencontré pareille chose. Mais où et quand ? 
» L'inscription, » ajouta-t-il après un instant de silence, « comporte un signe assez extraordinaire. » 
Il pointait un doigt vers le dessin du pourtour.  
— « Ce signe ou plutôt ce mot, » expliqua Séphora Meier, « n'est pas comme le reste en caractères hébreux. Il s'agit du nom d'Assirata, gravé en koufique. Ignorez-vous que le koufique passe pour être l'écriture préférée des satans ? Aussi bien, ce que vous voyez là est censément la griffe, la signature apposée par l'Esprit en personne sur l'instrument à lui consacré. Admirez, s'il vous plaît, la légère brûlure du métal, et reconnaissez que les Orientaux sont de savants maîtres en rêveries, qui ne négligent pas les détails. »  
— « Voilà qu'après avoir conté les Mille et Une Nuits, vous nous faites toucher ici une fraude consciente ! » gémit M. Le Clair d'un ton de regret. 
— « Ne vous hâtez pas de crier à la contradiction ! Dans le jardin secret des sciences magiques, le vrai et le faux confondent inextricablement leurs ramures. L'homme qui invente un seing démoniaque, savons-nous quelles forces le possèdent et l'inspirent ? » 
Quelqu'un détourna inopinément le cours de l'entretien, pour demander à Mme Meier des précisions sur les Djelâlis, qui forment la communauté mystique la plus fermée de la Moyenne Asie. La réunion touchait à sa fin, l'intérêt se délayait en des conversations particulières. Cependant, Ludovic continuait à contempler le miroir, avec une obstination qui frappa plusieurs assistants. 
Bientôt, la compagnie prit congé, à l'exception de deux personnes que le maître de céans avait retenues à dîner : Séphora et le Dr Jambailly, un vieux médecin, ami d'enfance de M. Le Clair. Celui-ci, avisant son secrétaire perdu dans de muettes réflexions, l'interpella aimablement pour lui rendre sa liberté. Ludovic répondit que, s'il n'y avait point d'inconvénient, il préférait demeurer quelque temps encore, afin d'écrire les notes destinées à son compte rendu : le jeune homme semblait d'ailleurs à mille lieues de son sujet ; sa voix était blanche et atone. M. Le Clair accorda l'autorisation, puis passa ainsi que ses deux convives dans la salle à manger, laissant Ludovic seul dans le salon-bibliothèque. 
Les dîneurs approchaient de la fin du repas, lorsqu'ils entendirent une exclamation rauque, inquiétante, suivie du vacarme produit par la chute d'un objet pesant. Ces bruits provenaient du salon. M. Le Clair appela son secrétaire, n'obtint aucune réponse, et se leva pour savoir ce qui était advenu. 
Il trouva Ludovic appuyé ou plutôt arc-bouté contre la table où les pièces de collection demeuraient en vrac, la conférencière ayant négligé de préparer son bagage. La contenance désordonnée du jeune homme, la détresse empreinte sur ses traits livides, pouvaient laisser croire à quelque percée de haut mal. M. Le Clair, effaré, alerta d'un cri le docteur qui accourut, ainsi que Séphora. 
En un effort extrême de volonté, Ludovic reprenait tant soit peu le contrôle de lui-même ; il s'assit dans un fauteuil que lui avançait son patron, hacha des mots difficilement intelligibles, expliqua qu'il ne ressentait aucune souffrance physique, mais qu'il venait d'être foudroyé par une atroce émotion. 
Dans le même instant, M. Le Clair aperçut le coffret au miroir, qui gisait, grand ouvert, sur le parquet. Il le ramassa, s'assura que ni la plaquette d'argent ni son écrin d'ébène n'avaient subi de dommage. Comme il se préparait à demander d'autres précisions, il vit le jeune homme brusquement suffoqué, réduit à un état lamentable par un déchaînement de sanglots. Tandis que se prolongeait cette réaction nerveuse, le Dr Jambailly esquissa un geste pour donner à comprendre que le secrétaire, en dépit de ses dénégations, traversait une crise morbide, et qu'il était inopportun de lui poser des questions. 
Si discret qu'eût été le mouvement, les ombres projetées sur les murs par les multiples flambeaux le révélèrent à Ludovic, et ce fut pour la fierté de celui-ci un ferment salutaire. Le jeune homme retrouva tout d'un coup un maintien décent ; d'une voix plus ferme, il pria ses interlocuteurs de lui pardonner. 
— « Je crains, » dit-il, « que vous ne me supposiez privé de bon sens, au moment même où, pour soulager mon esprit, je désire me confier à vous. Il faut pourtant que je parle ; je n'ai pas le courage de rester isolé, face au terrible secret qui vient de m'être découvert. Et je vous supplie d'accorder crédit à ma raison, malgré l'étrangeté de ce que vous allez apprendre. » 
Quand, au cours de la réunion, le miroir magique avait été placé sous ses regards, Ludovic s'était senti envahir par cette impression de « déjà vu » qui lui fit alors lancer une phrase étonnée. Mais, tandis que se prolongeait son examen, sa sensation se modifia et il éprouva une manière d'étourdissement, pendant lequel il lui sembla se trouver, non plus parmi la douzaine d'amis de M. Le Clair, mais au centre d'une multitude ; et, dans cette assemblée devait figurer – Ludovic en avait la prescience – un personnage remarquable, qu'il lui importait de rencontrer. Cette curieuse illusion fut tuée par les éclats d'une conversation proche, où dominait l'organe pompeux du baron Schild ; mais le jeune homme, sortant tout étonné de sa songerie, eut quelque peine à reprendre contact avec les familières réalités du salon. 
Lorsqu'après le départ des invités, Ludovic se fut attardé à la rédaction de ses notes, une curiosité vint le distraire et le ramena devant le miroir d'argent. 
Il s'ébahit à observer avec quelle aisance se reproduisait et s'intensifiait le phénomène déjà constaté. La solitude conférait à cette expérience un agrément mystérieux et essentiel : car le jeune homme, qui n'avait jamais pris au sérieux de tels exercices et en était auparavant demeuré le spectateur discrètement narquois, préférait n'avoir point de témoins, même sympathisants, de ses premiers pas vers une Damas occulte ; il ne s'abandonnait à l'attrait du miroir qu'avec le sentiment d'une faiblesse un peu honteuse. 
Ainsi, sa contemplation lui révélait un exceptionnel pouvoir de l'objet, allié à quelque « don » personnel jusqu'à cette heure insoupçonné : elle lui valait une émotion rare, en le transportant sans effort dans l'intimité d'un monde invisible, insaisissable et néanmoins frémissant d'une vie surréelle : Ludovic, sans avoir encore reçu aucun témoignage de ses sens, savourait la certitude paisible d'être entouré de fantômes. 
Poussant plus à fond l'épreuve, le jeune homme saisit le miroir et l'approcha de ses yeux, de manière que le champ métallique, qui luisait faiblement sous l'irradiation diffuse des cierges, emplît presque entièrement son univers visuel. Il lui parut que, dans la profondeur informe ouverte à son regard, se créaient des sphères fluidiques, promptement multipliées comme par l'action d'un prisme, et qui évoluaient ainsi que des bulles de savon. Ludovic, cédant à une sourde exigence de son jugement, se demandait quel rapport pouvait exister entre ce ballet géométrique et l'objet secret de ses investigations ; mais dans cet effort intellectuel pourtant léger, la vision s'embruma, s'éteignit. Une complète et allégeante passivité d'esprit suffit à lui rendre vigueur. Puis, par une sorte de floraison, ces bulles se divisèrent en d'innombrables filaments lumineux, lesquels s'agitaient, se regroupaient pour dessiner de nouvelles formes et prenaient consistance ; enfin, parvenu au balcon féerique de la « seconde vue », le mage néophyte put bientôt promener ses regards sur une cohue d'images humaines. 
En cet état extraordinaire, Ludovic ne perdait pas conscience. Il se souvenait clairement des discours de Séphora et de l'aventure advenue à son amie Aliette Claude ; il ne doutait point d'avoir devant lui les reflets de ceux et de celles qui, durant le déroulement des siècles, avaient interrogé le miroir d'Assirata. Mais il était devenu incapable de pousser plus loin le raisonnement. Il se contentait de goûter la merveille avec docilité. 
Les apparitions grouillaient comme si elles s'étaient trouvées sur le passage d'un courant impétueux ; il suffisait que l'attention de Ludovic se fixât sur l'une d'elles pour que celle-là fût prestement attirée au premier plan du tableau. Toutes offraient des colorations brillantes, tranchées, et une certaine expression d'insouciance presque inhumaine ; leurs types, leurs vêtements les classaient dans les compartiments les plus divers de la géographie et de l'histoire. L'observateur identifiait des Latins aux profils dignes de la statuaire, des Africains lippus, des Maures majestueux. Une fille au teint d'ivoire, savamment fardée, portant un lourd diadème byzantin, céda vite la place à une gitane brune comme une figue, sèche et parée d'un haillon. Un homme joufflu, à perruque poudrée, survint entre un asiate borgne et nu, et un ecclésiastique enrobé d'écarlate. Il était évident que le miroir avait roulé au gré des âges, au moins sur toutes les lisières de la Méditerranée, du levant au ponant. 
Comme Ludovic continuait à se délecter de ce spectacle immatériel, la catastrophe vint le surprendre. 
Il vit monter un nouveau personnage, et il sut aussitôt que c'était celui vers lequel un pressentiment l'avait dirigé : un homme majestueux, au visage d'un noble dessin qu'animaient d'immenses et splendides yeux noirs. La coupe de la chevelure abondante, la pourpre uniforme d'un long manteau, n'assignaient pas à cette figure une place bien certaine dans le temps : elles eussent convenu à quelque prince de l'antiquité décadente, aussi bien qu'à un artiste du quattro cento.  
Devant ce portrait altier, Ludovic se sentit traversé par un émoi indicible : car il reconnaissait, à n'en pouvoir douter, l'être magnifique ainsi reflété comme ayant été lui-même. La vision était un test irrécusable lui permettant de revendiquer une existence antérieure, au cours de laquelle le sort l'avait déjà mené une fois vers le miroir magique. Sous la secousse de la confrontation, le plus sombre voile jeté sur les destinées humaines se déchirait légèrement, laissait s'échapper des lambeaux de souvenirs. 
Telle était l'aventure qui venait de provoquer la réaction éperdue du jeune homme, et qu'il tentait de retracer, en phrases désordonnées ; devant M. Le Clair et ses deux hôtes. 
— « Mon ami, » lui dit Séphora Meier avec un accent de sollicitude, « vous nous rapportez là un fait bien inouï, encore que tant de choses aient déjà été contées sur la réincarnation. Je ne sais si nous avons le droit de formuler hâtivement un jugement quant au fond de l'affaire, mais permettez-moi de m'étonner d'une circonstance : vous êtes là, blême et pareil à la statue du désespoir ; n'est-ce pas, au contraire, avec quelque allégresse que vous devriez accueillir une pareille preuve d'immortalité ? » 
Le secrétaire se dressa. Une abominable amertume consumait sa face. 
— « Je suis désormais un damné dans ce monde. Est-il un supplice plus affiné que le mien ? Quelles seront mes pensées, au fond de cet exil, tandis qu'à tout instant ma mémoire évoquera mon autre vie, et Celui que j'ai été ? » 
Il se tournait vers M. Le Clair et, tendant vers lui des mains frémissantes, il semblait en appeler d'un déni de justice.  
« D'un coup, je viens de mesurer ma disgrâce naturelle, tout ce qui me condamne à l'échec : ma laideur physique, mon humeur, ma pauvreté, mon isolement, et surtout une secrète paralysie d'inspiration qui, depuis si longtemps, m'empêche de trouver pour mes pensées des vêtements suffisamment harmonieux. Non, mes essais poétiques n'ont jamais pu être à la mesure de mes rêves, mais c'est que je leur donnais une langue marâtre. En cette existence, je ne fais que ramper, comme une larve souterraine, à la recherche de la clarté dont je me suis grisé autrefois ; je tente malhabilement, vainement, de recommencer une œuvre incomparable. 
» J'ai été, » cria Ludovic en s'exaltant – et son visage prit une éphémère expression de triomphe « j'ai été chéri de tous les dieux. J'avais composé la-bas un poème si beau que le Roi voulut qu'il fût gravé, plus tard, sur les murailles de son mausolée. Chaque soir, en ses grands jardins ornés de lampes d'or, je lui en chantais des strophes et les jeunes femmes venaient m'écouter. Beaucoup traversaient les eaux du golfe dans des barques garnies de flambeaux, rien que pour m'entendre ; elles m'apportaient des fruits et du vin noir ; puis, à l'heure où mouraient les torches, il me fallait choisir entre ces bateaux chargés de sourires avides. Pourtant, mes vers étaient si sages que les Anciens du Conseil décidèrent de me consulter, quand ils changèrent la loi. Et pendant la guerre on m'offrit un commandement qui me valut beaucoup de gloire nouvelle. » 
Le jeune homme demeura un moment interdit devant le tableau de sa propre splendeur. Le Dr Jambailly lui demanda très calmement : 
— « Quel serait ce personnage fameux, aujourd'hui réincarné en vous ? De tels travaux, de tels lauriers devraient l'avoir placé aux cimaises de l'Histoire. » 
— « Sans doute, » dit Ludovic assombri derechef, « mais je suis incapable de le nommer, et je ne saurais mieux situer sa patrie. Il y parlait une langue que je ne connais plus. » 
— « Son apparence ? Son costume ? L'aspect de sa maison ? » 
— « Je n'ai bien vu que ses traits. Le reste forme une mosaïque de ressouvenirs fluides et instables, qui se dérobent dès que je tente d'en isoler un détail. » 
Ludovic penchait son front lourd, et fermait à demi les paupières. 
« Ô mon poème ! ô mes heures de lumière, où les mots accouraient se ranger sans effort en belles phalanges ! »  
Mais, alors que ses confidents escomptaient de cette extériorisation verbeuse un effet bénéfique, le secrétaire fut fauché par une syncope. 
— « Nous avons été imprudents ! » dit le docteur en s'avançant à son secours. « Dès qu'il sera revenu, il faudra détourner sa pensée, lui assurer le calme nécessaire. Voilà un cas bien déroutant. » 
Sous les soins qui lui furent administrés, Ludovic recouvra vite ses esprits. Contre toutes les craintes, il observa le silence sur ce qui venait d'advenir. Il montrait une figure aussi lasse, aussi creusée que celle d'un athlète après un effort physique intense. Son patron lui proposa de prendre du repos dans une chambre d'amis : quelques instants plus tard, le jeune homme était livré à un sommeil profond, qui suivait imperturbablement son cours, quand Séphora Meier et le Dr Jambailly quittèrent M. Le Clair après de longs commentaires de l'incident. 
Sur le pouvoir magique du miroir, que la conférencière remportait au fond d'une valise, les trois interlocuteurs s'étaient trouvés partagés. Le médecin en tenait pour une maladive auto-suggestion de Ludovic, tandis que les deux autres inclinaient vers la supposition la plus merveilleuse. 
Jambailly avait donné quelques ultimes conseils sur l'attitude à adopter au réveil du dormeur, mais M. Le Clair n'eut pas l'occasion de les exploiter. Le bonhomme, observant son secrétaire toujours aussi tranquillement détendu, crut pouvoir s'assoupir lui-même quelque peu ; il ne rouvrit les yeux qu'au matin, et sa domestique lui apprit que Ludovic avait quitté la maison, une demi-heure auparavant, maussade et agité. 
M. Le Clair conçut de l'inquiétude, et son sentiment grandit dans les deux jours qui passèrent, parce qu'il ne vit point reparaître le jeune homme. Celui-ci, s'il n'était pas astreint à des heures de travail régulières, avait néanmoins coutume de venir quotidiennement. Son absence, après sa crise véhémente, était de nature à laisser supposer un coup de désespoir. Si M. Le Clair avait su faire usage du téléphone, il eût immédiatement repris contact avec le Dr Jambailly ou avec Séphora Meier, pour les informer de son motif d'anxiété ; mais il est, depuis les origines, mortellement brouillé avec cet appareil et l'a proscrit de son univers. Il préféra se rendre tout bonnement au logis du secrétaire, quai de la Mégisserie. 
Là, une concierge placide lui dit qu'elle avait aperçu « Monsieur Ludovic » dans la matinée même, mais qu'elle ignorait où il occupait ses journées et quand il rentrerait. M. Le Clair réintégra son domicile juste pour recevoir une lettre de Séphora, portée par un exprès. 
« Notre jeune voyant, » lui était-il écrit, « m'a fait visite depuis l'autre soir, et je gage qu'il repassera aujourd'hui. De toute manière, je crois utile de vous apprendre bien au long ses motifs. Vous plairait-il de goûter tantôt mon café d'Hodéida ? Vous renoueriez relations avec Noé Joann que vous avez connu, je crois, et que je me suis permis de rappeler à Paris, pour une occasion aussi étrange et importante. »  
M. Le Clair ne manqua pas le rendez-vous. On l'introduisit d'abord dans un petit salon, dont les vitrines exhibaient d'antiques et précieuses babioles, trophées des nombreuses expéditions de Séphora. Celle-ci surgit bientôt, grave et confidentielle. 
— « Il est revenu. Il est là. Si cela continue, je ne saurai bientôt plus comment sortir de cette affaire. Il exige que je lui cède ce miroir, il m'en offre une forte somme…» 
— « Ludovic ? Il n'a pas un sou devant lui. »  
— « Il a brandi tout à l'heure une liasse de billets de mille. Remarquez bien que je ne tiens guère à l'objet, et que je lui en ferais volontiers cadeau : mais ce garçon ne me semble pas dans un état… raisonnable ; aussi l'argumentation de votre ami Jambailly m'est-elle remontée en mémoire. Il serait criminel d'abandonner le miroir à un malade et de fournir ainsi un perpétuel aliment à sa manie. » 
— « En effet ! » admit M. Le Clair, navré. 
— « J'affecte donc une passion pour l'instrument. Mais devant ma résistance, Ludovic a biaisé. Il m'a priée, d'un air malheureux, de lui montrer tout au moins ce miroir. Il m'a promis le calme le plus parfait, m'expliquant avec cent bonnes raisons que ses excès, dus à la surprise initiale ; ne pouvaient se renouveler. Bref, j'ai cédé une première fois. Or, voilà vraiment un homme perdu dès qu'il tient l'objet. » 
— « Il est retombé dans ses violences ? » 
— « Oh ! non. Il s'est accoutumé au prodige. Il a contemplé sagement la plaque de métal. Au bout d'un moment, j'ai compris, à l'illumination de son visage, qu'il entrait dans une phase extatique ; il murmurait des syllabe vagues. Enfin, il est revenu doucement sur terre ; il m'a dit, avec beaucoup de sérieux, qu'il lui serait possible, au prix d'immenses efforts, de retrouver l'inspiration de son grand poème oublié, mais que le secours du miroir lui devenait décidément indispensable ; il m'a suppliée de réfléchir, de ne pas consommer son malheur par un refus. Certes, la réincarnation est une hypothèse bien séduisante, mais n'y a-t-il pas vésanie à vouloir en extraire des conséquences aussi abusives ? Voilà pourtant notre Ludovic ressurgi, afin de m'extorquer une nouvelle consultation ! »  
— « Ma chère amie, ne pouvez-vous lui faire accroire que vous avez envoyé le miroir à Stockholm ou à Boston, pour le soumettre à l'examen de quelque savant ? » 
— « Si ! Mais il m'a semblé qu'auparavant, une dernière expérience valait d'être tentée et trouvait une justification, faite en présence d'un homme particulièrement averti des choses de l'Occulte et surtout de la magie hébraïque dont ce miroir est une œuvre. Noé Joann vient d'arriver. » 
Séphora ouvrit une porte. Son visiteur découvrit, dans une grande salle aux tentures bleuâtres, Ludovic calmement assis devant le miroir. Près du jeune homme, se tenait, debout, un vieillard chauve, pâle comme une idole d'ivoire et au menton orné d'un long bouc laineux. 
Le secrétaire ne prêta pas la moindre attention à l'entrée de son patron. Il était retombé dans une transe, et ses lèvres balbutiaient. M. Le Clair et Noé Joann se saluèrent, s'entretinrent à mi-voix, sans que le visionnaire parût seulement averti de leur présence. 
— « Écoutez-le parler ! » conseilla Séphora. 
Des sons aux inflexions chaudes s'échappaient de la bouche de Ludovic, en petites grappes séparées par de longs intervalles. Le jeune homme, son regard braqué vers les abîmes du miroir, y puisait des mots incompréhensibles. 
— « Un lambeau du poème, sans doute ! » reprit Séphora. 
— « C'est curieux, il m'a semblé reconnaître une consonance portugaise ! » dit M. Le Clair. « Mais l'ensemble est confus. » 
— « Je vous avouerai, » répliqua l'exploratrice, « que j'avais plutôt cru déceler un mot de dialecte persan. Mais un mot seulement. » 
Noé Joann se contenta de hausser les épaules. 
Le jeune homme fut tout d'un coup, et le plus simplement du monde, rendu à une vie normale. Il se leva, présenta ses respects à M. Le Clair avec une mine de collégien surpris et contrit.  
— « Vous m'avez donc abandonné ? » lui dit le brave homme, d'un ton de reproche amical. 
— « Pardonnez-moi ! Je me propose, il est vrai, de vous demander ma liberté ! » répliqua le secrétaire. 
— « Elle est tout naturellement accordée, bien que je n'aie qu'à me louer de vous. Mais puis-je savoir ce qui me vaudra le regret de cette séparation ? » 
— « Il faut, » déclara Ludovic avec une expression pensive, « que je me consacre à une grande recherche, hors de laquelle ma vie ne serait qu'une géhenne. Je suis certain de retrouver tôt ou tard ce beau pays maritime où j'ai vécu, et qui fut la seule terre propice à mon inspiration. Là, je m'épanouirai dans mon climat, je repuiserai des vertus nouvelles, je récrirai mon œuvre. Peut-être n'aurai-je qu'à découvrir, qu'à déchiffrer, qu'à traduire un texte enseveli, car mes vers doivent être encore inscrits dans l'intérieur d'un tombeau. » 
— « Mon enfant ! » s'écria M. Le Clair bouleversé par tant de déraison, « vous prétendez courir le monde sans seulement avoir la moindre idée sur l'emplacement de ce pays ? Comment subsisterez-vous pendant votre vagabondage ? » 
— « J'ai emprunté. Un usurier m'a consenti un crédit sur les espérances que me donne un vieil oncle. Il me reste à obtenir de la bonté de Madame Meier la possession de ce miroir, loin duquel je sentirais ma clairvoyance s'effacer. Oui, le miroir me donne des images de plus en plus nettes et révélatrices, il sera mon guide fidèle. » 
Séphora, mise au pied du mur, échangeait avec M. Le Clair des regards soucieux. Noé vint alors faire une diversion assez rude. 
Le savant hébraïsant s'était saisi de l'objet momentanément délaissé par le rêveur ; il avait chaussé ses lunettes et promené sur la petite plaque d'argent un regard pointu, aiguisé par soixante années de contact avec les écrits rabbiniques. Aussitôt après, tenant l'instrument, il s'avança droit vers Ludovic. 
— « Vous êtes un malheureux ! » lui dit-il sans ambages. « Séphora m'avait bien mentionné le nom d'Assirata, mais la formule eût pu être préventive et conjuratoire. Loin de cela, je constate que ce texte entier se range parmi les formules de goétie les plus infectes. Ceux qui ont gravé ceci, certainement avec renfort d'incantations, se ménageaient bel et bien les forces infernales. Assirata est une figure maléfique qui préside aux songes comme aux songeries, qui les enduit de couleurs tentatrices, qui flatte nos vanités ou console nos sommeils par ses tableaux trompeurs. Et derrière elle se tiennent d'autres Esprits bien plus puissants et pernicieux, tout prêts à entraîner notre orgueil vers le délire. 
» Libre à vous, jeune homme d'aujourd'hui, de vous former une opinion plaisante et facile des réalités obscures de ce pandémonium ! Mais sachez que les mauvais sorciers, auteurs de cet ouvrage, n'ont pensé qu'à faire des dupes et à provoquer le désespoir. Y ont-ils si mal réussi ? 
» Vous êtes poète, me dit-on, et vous voyez là-dedans vos existences défuntes. Oh ! vous n'êtes point le premier homme échauffé par de telles aberrations. Même si ces ressouvenances étaient exactes, elles attenteraient de telle sorte aux lois saintes, aux mystères tutélaires de la destinée, qu'il conviendrait déjà de les considérer comme funestes et de nature satanique. Mais ce ne sont pas les profondeurs du passé que reflète le miroir, c'est un abîme intérieur, perpétuelle voie d'invasion des Puissances noires qui aspirent désespérément au domaine des formes et des substances, et qui n'y peuvent atteindre que par la croulée de votre raison. Dans cette prétendue rétrospective, si flatteuse, vous devriez bien plutôt et bien plus simplement reconnaître une tentative de justification et de soulèvement de vos désirs, de vos instincts – de votre orgueil aussi ! – décidés à s'insurger contre la réalité, contre le sort, contre l'ordre même divinement assigné à votre existence. » 
M. Le Clair et Séphora furent effrayés de l'expression forcenée qu'avait prise le visage de Ludovic ; ils crurent que ce garçon allait assommer Noé Joann ou tout au moins le couvrir d'injures. L'aspect du vieux savant imposa pourtant quelque retenue à l'illuminé, qui se contenta de dire qu'il ne voulait pas prolonger un tel entretien. 
— « Je suis assez fixé sur la vérité de mes visions, » affirma-t-il avec une dédaigneuse assurance, « et je préfère retrouver Madame Meier seule, certain qu'elle me comprendra mieux. » 
Comme il s'élançait hors du salon, Séphora lui cria qu'elle ne voulait plus l'entendre parler de ce miroir. 
— « Vous l'avez traité sans douceur ! » dit-elle ensuite à Joann. « J'ai craint le pire pendant un moment. » 
— « En pareil cas, la rudesse devient salvatrice ! » proclama Noé. 
Était-ce réellement certain ? Le jour suivant, Ludovic commit un acte dont, malgré tout, nul ne l'eût cru capable. Il se présenta chez Mme Meier en l'absence de celle-ci, usa d'aplomb et de mensonge devant une femme de chambre un peu simple, affirma venir rechercher un objet qui lui appartenait et dont il avait un besoin urgent. Il partit, le coffret au miroir sous le bras, laissant en contre-partie une lettre et un petit paquet dans les mains de la domestique. 
La lettre était un tissu de pénibles excuses : Ludovic, ayant compris aux derniers mots de Séphora qu'elle ne lui donnerait pas l'objet convoité, se disait réduit à ce vol pour une raison de vie ou de mort. le paquet contenait un précieux médaillon alexandrin, à inscription gnostique, que l'ex-secrétaire devait avoir payé fort cher et qu'il suppliait sa victime d'accepter, à titre compensatoire. 
Ni M. Le Clair ni ses amis n'eurent jamais d'autres nouvelles sûres du jeune homme. L'année suivante, Mlle Lormel, de retour d'une croisière d'agrément, sur les côtes latines et grecques, affirma bien avoir aperçu à Lemnos quelqu'un qui lui ressemblait fort ; mais avec elle, il a toujours fallu faire la part de l'imagination et, de toutes manières, la rencontre trop fugitive ne livrait point de renseignements intéressants.  
Plus tard encore, à la fin d'une séance qui fut donnée chez M. Le Clair et où se produisirent, avec des fortunes diverses, trois « voyantes » professionnelles réputées, Mme d'Espiney eut l'idée d'évoquer le souvenir du secrétaire. 
— « Ne pourrait-on retrouver, » demanda-t-elle, « un objet lui ayant appartenu, et dont le contact permettrait à ces dames de fixer leur pensée sur lui ? » 
M. Le Clair apporta un porte-plume qui n'avait jamais servi qu'à Ludovic, et le confia aux opératrices ; celles-ci, à tour de rôle, serrèrent dans leurs mains le frêle instrument. 
— « Je Le vois,  » dit la première. « Il est triste et déguenillé. Il s'avance sur une route bordée de cactus. Un petit vaurien coiffé d'une chéchia lui jette des pierres. »  
— « Je ne Le vois pas, » dit la seconde. « Ou plutôt je vois un tableau sombre, un agrégat de matière, sous lequel je devine un esprit consumé. Je pense que cet homme est mort. » 
— « Je Le vois et il vit ! » dit la troisième. « Il est assis contre un monument ancien, en forme de pyramide. Il écrit et des jeunes filles s'approchent, pour le regarder curieusement. Ceci se passe sur un promontoire, et la mer bleue brille tout alentour. Mais aussi une grande ombre passe et repasse, couvrant souvent l'homme de sa tache sombre, comme si un monstre aérien, immense et menaçant, planait au-dessus de lui. »  
Séphora Meier assistait à cette réunion. 
— « La vie n'est pas une ! » murmura-t-elle. « C'est peut-être en superposant ces visions, ainsi que les tirages d'une gravure trichrome, que nous retrouverons la vraie figure de Ludovic. »

(c) Bernard SAUNIER - Créé à l'aide de Populus.
Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
- Déjà 7708 visites sur ce site!