Le singe vert - THEODORE STURGEON
Le singe vert - THEODORE STURGEON
On peut traiter un sujet scabreux avec une discrétion et un doigté exemplaires. Theodore Sturgeon nous le démontre dans cette histoire d'une femme et d'un être « différent », où tout est dans l'art de l'allusion. Le style net et dépouillé – exempt des habituelles recherches sturgeoniennes – contribue à faire de la nouvelle une œuvre détonante autant qu'insolite7 .
Elle était infirmière qualifiée ; elle avait pris sa retraite à 24 ans pour épouser un grand type, 1 mètre 97, grand manitou dans un organisme d'État. Il ne rentrait qu'aux week-ends. Son nom était Fritz Rhys. Il comprenait très bien les malades, les désaxés, les gens « différents ». Les comprendre, c'était son métier.
Un soir il sortit prendre l'air avec sa femme, Alma, jusqu'au petit parc bordant la rivière. Il y avait un jet d'eau, et un banc d'où l'on pouvait regarder les lumières jouer sur l'eau et sur les plates-bandes ; et ce soir-là il y avait aussi une bande de jeunes malotrus, au nombre de huit, qui tabassaient quelqu'un à mort de l'autre côté de la rambarde. Fritz Rhys comprit aussitôt ce qui se passait, et en trois grands bonds fut dans la mêlée. Il empoigna un morceau de manche à balai avant qu'un des gosses ait pu l'enfoncer dans la victime ; à ce moment ils s'aperçurent tous de sa présence et s'enfuirent, évitant Alma comme si elle était dangereuse, elle aussi.
Alma accourut auprès de Fritz agenouillé et l'aida à retourner l'homme. Elle prit le mouchoir de Fritz, épongea le sang et les dents brisées dans la bouche inerte, et fit tout ce que les infirmières qualifiées ont appris à faire.
— « Quelque chose de cassé ? »
Elle fit « oui ».
— « Son bras. Peut-être aussi des blessures internes. Il faudrait appeler une ambulance. »
— « Allons chez nous, ce sera plus rapide. Hé bonhomme ! Ça va mieux maintenant. Debout. »
Et lorsque l'homme ouvrit les yeux, Fritz l'avait déjà mis sur pied.
Ils le portèrent à moitié, par l'escalier et la passerelle qui traversait le Boulevard – et Fritz avait raison, ils l'amenèrent chez eux en quarante minutes de moins qu'il n'eût fallu pour obtenir une ambulance.
Elle allait téléphoner, mais il l'arrêta.
— « Nous pouvons nous en occuper. Trouve un pyjama. » Il examina le blessé accroché à son bras puissant. « Donne-lui un des tiens. Ça n'a pas d'importance. »
Ils le lavèrent et soignèrent son bras. Ce n'était pas trop abîmé. Des contusions sur les côtes et les fesses, et le visage bien sûr, mais il s'en tirait à bon compte.
— « Donne-lui une semaine et un bon dentiste, et tu ne sauras même plus ce qui s'est passé. »
— « Oh ! si. »
— « Ah ! oui…» dit Fritz.
Elle dit :
— « Pourquoi crois-tu qu'ils ont fait ça ? »
— « Parce qu'il n'était pas comme eux. Comme le singe vert que ses congénères mettent en charpie. »
— « Oh ! » fit-elle, et ils laissèrent l'homme endormi et allèrent se coucher. À cinq heures du matin Fritz se leva sans bruit et s'habilla ; elle ne se réveilla que lorsqu'il posa la valise près du lit et se pencha pour l'embrasser avant de partir.
Elle lui rendit son baiser, puis soudain s'éveilla tout à fait et dit :
— « Fritz ! Tu… tu ne vas pas t'en aller comme d'habitude ? »
Il voulut savoir pourquoi il ne partirait pas, et elle indiqua la chambre d'amis.
— « Me laisser avec…»
Il rit.
— « Crois-moi, chérie, tu n'as rien à craindre. »
— « Mais il… je… oh ! Fritz ! »
— « Si quelque chose arrivait, tu peux me téléphoner. »
— « À Washington ? » Elle s'assit et s'enveloppa dans les draps. « Pourquoi ne pas l'envoyer dans un hôpital où…»
Il avait par moments une manière d'être patient qui était presque insultante.
— « Parce que je veux causer avec lui, l'aider, quand il ira mieux, et tu sais ce que sont les hôpitaux. Simplement, occupe-toi bien de lui et dis-lui de ne pas partir avant que j'aie pu bavarder avec lui. » Puis il ajouta, d'une façon si douce qu'elle sut qu'elle devait se taire : « Et n'en parlons plus, n'est-ce pas ? » Alors elle ne dit plus rien et il repartit à Washington.
Le pyjama était petit pour l'homme, mais pas trop et de plus il avait à peu près l'âge d'Alma. (Fritz était sensiblement plus âgé.) Il avait un nom qu'elle se prit à aimer prononcer, et de petites mains fortes. Tout le lundi il resta quelque peu abattu et ne parla guère, remerciant simplement d'un sourire pour le lait de poule, le bouillon, le bassin, et ainsi de suite. Mardi il put se lever et marcher. Ses vêtements étant revenus de la teinturerie et réparés, il les mit et ils passèrent la journée à parler, assis l'un en face de l'autre. Alma lisait d'habitude beaucoup : elle lui fit la lecture. Elle passa aussi beaucoup de musique sur l'électrophone. Tout ce qu'elle aimait, il l'aimait encore plus. Le mercredi elle le mena chez le dentiste, une fois le matin pour faire limer les chicots et prendre le moulage, et à nouveau l'après-midi pour faire poser les jaquettes provisoires en plastique. À ce moment l'enflure de la lèvre était entièrement résorbée, et une fois les dents fixées elle se mit à regarder très souvent sa bouche. Ses cheveux brillaient au soleil et elle pensa qu'ils devaient aussi briller dans l'obscurité. Il ne répondit pas quand elle lui demanda d'où il venait. – Peut-être étaient-ils trop occupés à rire cet après-midi-là. Ils riaient beaucoup tous deux. – En tout cas il venait d'un lieu où il n'y avait pas de spaghetti. Elle l'emmena dîner dans un restaurant italien et dut lui apprendre à les enrouler sur sa fourchette. Cela les amusa énormément et il en mangea beaucoup.
Le mercredi soir – tard – elle appela son mari.
— « Alma ! Qu'y a-t-il ? Tu te sens bien ? »
Elle ne répondit qu'après qu'il eut prononcé son nom deux fois encore puis elle dit, à voix basse :
— « Oui, Fritz. Je me sens bien. Fritz, j'ai peur ! »
— « De quoi ? »
Elle ne dit rien, mais il put l'entendre essayer de parler.
« Est-ce le… quel est son nom, au fait ? »
— « Loulyo. »
— « Julio ? »
Elle chanta presque :
— « Loul-yo. »
— « Bon. Qu'a-t-il fait ? »
— « Rien…»
— « Bon. As-tu peur de quelque chose qu'il pourrait faire ? »
— « Oh ! non. »
— « Tu as raison. Je l'avais compris avant de partir, sinon je ne l'aurais pas gardé. Bon : il n'a rien fait, et tu es sûre qu'il ne fera rien, et j'en suis sûr aussi, alors… pourquoi m'appeler en pleine nuit ? »
Elle ne dit rien.
« Alma ? »
— « Fritz, » fit-elle rapidement d'une voix rauque. « Rentre à la maison. Rentre tout de suite. »
— « Ne fais pas la petite fille ! »
— « Vos trois minutes sont écoulées. Signalez lorsque vous aurez fini, s'il vous plaît. »
— « Oui, mademoiselle. »
— « Alma ! Tu m'appelles d'une cabine ? Pourquoi n'es-tu pas chez nous ? »
— « Je ne pourrais pas supporter qu'il m'entende, » chuchota-t-elle, « Au revoir, Fritz. » Il voulait peut-être lui parler encore, mais elle raccrocha et rentra à la maison.
Le jeudi elle fit venir la voiture du garage, emballa un repas froid, et ils allèrent à la plage. Il faisait trop froid pour se baigner, mais ils s'assirent sur le sable presque toute la journée et ils parlèrent. Et ils chantèrent un peu. « J'ai peur, » dit-elle encore, mais le disant en elle-même. À un moment ils parlèrent de Fritz. Elle lui demanda pourquoi les gosses l'avaient maltraité : il l'ignorait. Elle annonça que Fritz le savait.
— « Il dit que vous êtes un singe vert, » et elle expliqua : « Il dit que si l'on prend un singe dans la jungle, et qu'on le peigne en vert, tous les autres singes le mettront en pièces parce qu'il est différent. Pas dangereux, mais différent. »
— « Différent comment ? » demanda Loulyo.
Elle avait bien des réponses, mais qui ne regardaient qu'elle, et elle ne les mentionna pas. Elle se contenta de répéter que Fritz savait. « Il va vous aider. »
Il la regarda :
— « Il doit être très bon. »
Elle y réfléchit et dit :
— « Il est très compréhensif. »
— « Que fait-il à Washington ? »
— « Il est expert au programme de réhabilitation. »
— « Réhabilitation de quoi ? »
— « Des gens. »
— « Oh !… J'ai hâte d'être à samedi. »
Alors elle lui dit : « Je t'aime. » Il se tourna vers elle : elle était assise, les yeux ronds, et se mordait les phalanges de la main gauche au point que son alliance lui faisait mal.
— « Vous ne savez pas ce que vous dites. »
— « Je ne voulais pas le dire. »
Après quoi, et la journée du vendredi, ils restèrent ensemble, mais comme les fils de votre cordon de lampe, sans se toucher. Ils allèrent au zoo, où Loulyo regarda les animaux, aussi excité qu'un enfant ; sauf les singes, que sa vue calma et qui s'éloignèrent d'eux rapidement. Plus la journée avançait, plus ils se taisaient ; et au dîner ils ne dirent presque rien, et après quoi ils évitèrent même de se regarder. Au plus noir de la nuit elle alla jusqu'à la chambre de Loulyo, ouvrit la porte, la referma derrière elle. Elle n'alluma pas. Elle dit : « Je m'en fous…» et répéta : « Je m'en fous…» et pleura tout bas.
*
* *
Loulyo était seul dans l'appartement lorsque Fritz arriva.
— « Partie faire des courses, » répondit-il à la question du colosse. « Bonjour, Mr. Rhys. Je suis heureux de vous voir. »
— « Appelez-moi Fritz, » dit ce dernier. « Vous paraissez en meilleur état. Alma a été bonne pour vous ? »
Loulyo sourit : la pièce en fut illuminée.
« Quel est votre nom, déjà ? Julio ? Ah ! oui… Loulyo, je me souviens. Eh bien, mon vieux Lou, on va avoir une petite conversation. Asseyez-vous là et laissez-moi vous regarder. » Il le regarda longtemps puis grogna et, satisfait, opina de la tête. « Vous avez honte de vous-même ? »
— « Qu… ? Honte ? Heu… non, je ne pense pas. »
— « Bravo ! Ainsi notre conversation ne sera même pas longue. Et pour la raccourcir encore, je veux que vous sachiez une chose dès maintenant : je sais ce que vous êtes. Vous n'avez pas à vous en cacher, et cela ne m'importe pas le moins du monde, et je n'essaierai pas de vous forcer. Vu ? »
— « Vous savez ? »
Fritz éclata d'un grand rire.
— « Ne vous en faites pas tant, Loulou ! Tous ceux que vous rencontrez ne voient pas ce que moi je vois. C'est mon métier de voir ces choses et de les comprendre. »
Loulyo s'agita nerveusement.
— « De quelles choses parlez-vous donc ? »
— « La forme de vos mains. Votre façon de marcher, de vous asseoir, de montrer vos sentiments ; le son de votre voix, et des tas d'autres choses. Des petites choses, dont une, ou deux, ou même six réunies ne signifieraient rien. Mais toutes ensemble… j'ai pigé, je vous comprends. Je ne demande rien, je constate. Et je m'en moque. Mais simplement je puis vous dire quelle conduite observer pour éviter d'être roué de coups à nouveau. Ça vous intéresse, oui ou non ? »
Loulyo arborait un air franchement stupéfait. Fritz se leva, ôta sa veste, la jeta au coin du divan, releva ses manches de chemise et retomba dans le fauteuil, aussitôt détendu. Il commença à parler comme un homme qui aime parler, et qui sait quoi dire parce qu'il l'a déjà dit maintes fois, qui sait qu'il a raison, et qui sait qu'il le dit bien.
« Beaucoup de personnes passent toute leur vie parmi leurs semblables, sans jamais soupçonner cette simple chose en ce qui concerne les gens : les humains cessent d'être humains lorsqu'ils s'assemblent, et un groupe est un monstre. Si vous prenez un groupe en tant qu'entité vivante, pour obtenir son Q.I. moyen, prenez la moyenne d'intelligence des gens qui le composent, et divisez-la par le nombre de personnes. Si bien qu'un groupe de cinquante personnes a un peu moins d'intelligence qu'un ver de terre. Aucune personne ne pourrait s'abaisser à son niveau de cruauté ou de manque de principes. Le groupe pense que tout ce qui est différent est dangereux, et pense se protéger en déchirant en pièces tout ce qui est différent. La différence considérée comme dangereuse varie avec les époques. Des hommes ont été assassinés par la foule pour avoir porté la barbe… d'autres pour ne l'avoir pas portée. Pour avoir dit dans l'ordre une série de mots que la foule croyait être en désordre. Pour avoir ou n'avoir pas eu tel ou tel vêtement, tel ou tel tatouage, ou tel morceau de peau. »
— « C'est… affreux, » dit Loulyo.
— « C'est… affreux, » répéta Fritz avec une mimique très fidèle et tout à fait insultante, puis il partit de son gros rire et dit à Loulyo de ne pas se fâcher. « Vous venez de me donner un argument, mais attendez que j'y arrive. » Il reprit sa position et continua son discours, « De toutes les différences « dangereuses » qui excitent la foule, celle qui la frappe le plus fort, le plus vite et le plus sauvagement est l'anomalie sexuelle. Il incombe à tout être humain de savoir à quel sexe il appartient et de s'y tenir le plus visiblement possible, aussi longtemps qu'il vit. Jusqu'au moindre détail les hommes s'habillent comme des hommes, et les femmes comme des femmes, et que Dieu leur vienne en aide s'ils franchissent la ligne. Un homme doit paraître un homme et agir en conséquence. Ce n'est pas un droit. C'est un devoir. Sinon, gare à lui.
» La seule grande différence entre les gens de votre espèce et les gens normaux, c'est qu'ils doivent prouver leur sexe, et que vous ne le pouvez pas. Et j'insiste ; vous ne le pouvez absolument pas, en public. Entre vous, vous pouvez caqueter et piailler et glousser tant que vous voudrez, mais ailleurs ne vous laissez pas reconnaître. Il vaudrait mieux ne rien faire du tout. »
— « Hé, un instant ! » s'écria Loulyo. « En quoi tout cela me concerne-t-il ? »
Fritz ouvrit de grands yeux, puis les ferma et s'enfonça dans les coussins. D'une voix très basse, il dit :
— « Voyons, voyons. Vous n'allez pas m'interrompre maintenant et me faire recommencer depuis le début. »
— « Mais je voudrais simplement savoir ce qui vous fait croire…»
— « Asseyez-vous, et fermez-la ! » beugla Fritz, et il était capable de l'y obliger. « Voulez-vous, oui ou non, savoir comment vous comporter avec les autres sans risquer de faire défoncer votre visage de fille à coups de pieds ? »
Loulyo, pâle, ne bougea pas pendant un moment ; la fureur bridait ses yeux brillants. Ce fut comme si la question de Fritz ne l'avait pas atteint immédiatement, mais le pénétrait lentement. Lentement il se rassit.
— « Continuez. »
Fritz approuva d'un hochement de tête.
— « Je n'aime pas les mauvais menteurs, Loulou, et vous étiez sur le point de me servir le seul mensonge dont vous ne pouviez pas vous tirer. Pas devant quelqu'un qui vous connaît… Passons. Voici mon conseil : comportez-vous comme un homme. Pas un homme quelconque, pas seulement un être humain, mais un mâle… Pour ce faire, inutile de jouer au rugby ou d'avoir des poils sur la poitrine ou de séduire chaque femme que vous rencontrez sous prétexte que c'est une femelle. Il vous suffit de pratiquer un sport (ou d'en discuter d'abondance comme si vous le faisiez) et de rouler des yeux quand passe une fille. Si un coucher de soleil vous émeut au point que vous deviez l'exprimer, faites-le, mais avec un grognement et un mot grossier. Si une musique vous plaît, dites : « Ce Beethoven, un rude caïd. » Traitez toujours les autres d'un air bourru, comme si vous étiez fâché envers quelque chose et prêt à leur tomber dessus. (Je dis bien fâché, Louie, pas vexé ou piqué.) Et n'approchez pas de femmes. Leur intuition vous découvrira neuf fois sur dix. La dixième fois l'une d'elles vous tomberait dans les bras, et le résultat serait marrant…»
— « J'ai l'impression, » dit Loulyo au bout d'un moment, « que vous haïssez les êtres humains. »
— « Je les comprends, c'est tout. Pensez-vous que je vous hais ? »
— « Vous le devriez peut-être. Je ne suis pas ce que vous pensez. »
Fritz Rhys secoua la tête, et jura lentement.
— « Parfait. Portez votre masque transparent si ça vous arrange. Je me moque pas mal de vous ou de ce que vous faites. Continuez à agir comme auparavant, et à l'ultime seconde où ils vous écrabouilleront la tête, vous admettrez que j'avais raison. »
— « Je suis heureux que vous ayez dit cela. C'est ce que je cherchais à savoir en venant ici, » dit finalement Loulyo.
Au bruit de la clé dans la serrure, Fritz bondit et courut à la porte. C'était Alma. Fritz prit ses paquets et l'embrassa. Pendant qu'il l'embrassait elle regardait derrière lui vers le living-room et vers Loulyo, et dès que Fritz eut terminé elle alla se mettre dans l'embrasure de la porte. Fritz resta en arrière, l'examinant. Loulyo leva lentement la tête, la vit, tressaillit, puis sourit piteusement.
Fritz s'avança, la saisit par l'épaule et la fit tourner, car il fallait qu'il voie tout de suite le visage d'Alma. Quand il le vit, il se mordit doucement la lèvre inférieure et dit : « Oh ! », puis il retourna à son fauteuil. C'était quelqu'un qui comprenait vraiment vite.
Tout yeux pour Loulyo, Alma ignora Fritz.
— « Qu'est-ce qu'il vous disait ? »
Il ne répondit pas. Il regarda le tapis. Fritz sauta sur ses pieds et éructa :
— « Alors. Allez-vous le dire à la dame ? »
— « Pourquoi ? »
— « Promettez-moi que vous lui direz, sans omettre un seul mot, et alors je la laisserai prendre la voiture et vous emmener hors de la ville. Vous n'êtes pas citadin ? Non. Eh bien, je crois que vous vous devez ça l'un à l'autre. Qu'en dites-vous, Loulou ? »
— « Fritz ! Es-tu devenu f…»
— « Il vaudrait mieux que tu le persuades d'agir ainsi, chérie. C'est ta dernière chance de le voir en tête à tête. »
Loulyo regarda l'hercule. Fritz sourit et dit :
« Sans oublier un seul mot, hein ? Je l'interrogerai à son retour et c'est elle qui trinquera si vous n'avez pas tout dit. Alma, essaie de ne pas rester plus de deux-trois heures. D'accord ? »
— « Bon. Venez, » fit-elle avec raideur, et ils sortirent. Fritz alla prendre une bière et revint s'affaler dans le fauteuil, buvant et riant en se grattant la poitrine.
*
* *
Dans la voiture il dit simplement : « À la sortie de la ville, après le pont, » puis il tomba dans un silence qui dura jusqu'aux postes de péage. Ils prirent vers le nord ; et enfin il se mit à parler. Il lui dit tout. Elle ne répondit pas jusqu'à ce qu'il eût entièrement fini ; puis :
— « Comment as-tu pu le laisser suggérer une chose aussi infecte ? »
Il rit avec amertume.
— « Le laisser ?… Quand il dit avoir compris quelque chose… il a tout dit. »
Elle ne pouvait rien répliquer : elle savait bien que c'était vrai. Il ajouta : « Mais je crois que je suis un singe vert malgré tout. Eh bien… je devrais lui être reconnaissant. Il m'a appris où peut se cacher ma race… et ce qu'il faut faire pour donner le change lorsque nous sommes au-dehors. J'étais sur le point d'abandonner. »
— « Que veux-tu dire ? »
Il ne répondit pas, mais au contraire détourna la tête. Il semblait épier le bord de la route à sa droite. Subitement :
— « Là, » dit-il. « Arrête ici. »
Interloquée, elle quitta la chaussée et arrêta la voiture. Il y avait une nouvelle autoroute après le pont et, pendant des kilomètres, elle était parallèle à la vieille route. Entre les deux routes se trouvait une bande de terrain inutilisable, ravagé par les bulldozers, broussailleux et désert. Elle regarda le terrain, puis lui ; et l'expression du visage de Loulyo l'empêcha encore de parler. La figure de Loulyo était empreinte de tristesse, de regret et d'autre chose… une espèce de rire mélancolique. Il dit : « Je rentre chez moi, maintenant. »
Elle regarda ses propres mains sur le volant et soudain ne les vit plus. Il lui toucha le bras et dit doucement : « Il ne faut pas être triste, Alma. Ça ne pouvait pas aller. Rien n'aurait pu faire que ça aille. Ça t'aurait tuée. Essaie de revenir à ton mari. Il est mieux équipé pour toi. Moi je ne le suis pas, pas du tout. »
— « Tais-toi, » dit-elle tout bas. « Tais-toi, tais-toi. »
Loulyo soupira profondément, passa les bras autour d'elle et l'embrassa, rudement, doucement, complètement, visage, bouche, oreilles, cou, caressant avidement son corps en même temps. Elle s'accrocha à lui et pleura. Il desserra l'étreinte d'Alma, lui pressa quelque chose dans la main, et sauta hors de la voiture, traversa en courant l'épaulement, enjamba le mur et disparut. Ce n'était qu'une murette. Il ne disparut pas derrière quelque chose, ni dans quelque chose, ni au loin. Il disparut, c'est tout. Elle l'appela deux fois puis sortit et courut au mur. Rien – des herbes, le sol bouleversé, un arbuste ou deux. Elle se tordit les mains et prit conscience de l'objet qu'il lui avait donné. C'était un disque transparent, assez semblable à la simple lentille d'une torche électrique. Elle le retourna plusieurs fois puis, impulsivement, regarda au travers.
Alors elle vit Loulyo accroupi dans… dans une sorte de machine.
Elle vit s'envoler la machine, et lorsqu'elle eut disparu, son disque de verre aussi cessa d'exister, si bien qu'il ne lui resta plus rien de Loulyo. Pendant quelques instants elle crut qu'elle n'y survivrait jamais. Et finalement arriva ce que connaissent tous ceux qui ont souffert : quoi que vous ayez perdu, les poumons et le cœur continuent de fonctionner, et tout autour de vous, les oiseaux volent, les autos roulent, les gens gagnent de l'argent et vendent leur âme et attrapent un ulcère et sont heureux et se font couper les cheveux comme d'habitude.
Lorsqu'elle eut fini de franchir ce stade, la soirée était bien avancée. Elle était toute faible et hébétée mais elle pouvait reprendre le volant ; ce qu'elle fit, avec précaution, et bientôt elle put recommencer à penser, ce qu'elle fit avec autant de précaution, et lorsqu'elle arriva à la maison, son « hello ! » étudié à l'avance fut parfait d'aisance.
Fritz Rhys, avec sa chemise aux manches relevées, sortit de son fauteuil. Il était énorme et compréhensif, semblable à un déferlement de muscles et de gentillesse. Il lui prit la main, rit doucement et l'amena au divan. Elle s'enfonça dans les coussins du fond et ne bougea plus, attendant qu'il disposât d'elle comme il l'entendrait. Il s'assit près d'elle au bord de la couche, penché en avant pour s'interposer entre le monde et elle, son poing et son avant-bras épais posés sur la tablette près du divan ; il l'entoura de son bras inoccupé.
— « Alma…» murmura-t-il, puis il attendit, attendit, jusqu'à ce qu'enfin elle rencontrât ses yeux.
« Je ne suis pas en rogne, » reprit-il. « Crois-moi, chérie, je suis content que tu puisses… aimer… quelqu'un à ce point. Cela veut simplement dire que tu es vivante et… compatissante et… que tu es Alma. » Il rit encore de ce rire calme. « Bien sûr j'admets que j'ai été heureux qu'il se soit avéré être un… une de ces filles manquées. Je ne sais ce que je ferais si jamais tu éprouvais la même chose pour un homme véritable. »
Les yeux d'Alma avaient été fixés sur les siens sans arrêt, et alors elle les déplaça, faisant descendre son regard sur le lourd avant-bras étendu sur la tablette de bois poli. Elle l'examina avec une fascination grandissante tandis qu'il poursuivait. « Ainsi c'est l'esprit statistique – c'est-à-dire moi – qui marque un point sur l'intuition féminine, laquelle t'a laissée tomber en quelque sorte. Qu'est-ce que tu regardes ainsi ? »
Elle regardait l'avant-bras. Presque en dépit d'elle-même, elle avança la main pour le toucher. Elle ne répondait pas. Il dit : « Cela aurait pu être pire. Imagine la vie avec un type comme ça, saoule de poésie et de rêves étincelants, et juste au moment… ah ! pourquoi continuer ? Ce serait impossible. »
— « Ce fut impossible, » dit-elle d'une voix sourde. Elle posa la main sur l'avant-bras, leva la tête et le vit qui l'examinait ; elle retira hâtivement la main. Elle n'arrivait pas à détacher les yeux de son bras. Elle commença à sourire en regardant ce bras. Fritz était puissant, son avant-bras mesurait quarante-trois centimètres de long et quatorze d'épaisseur. « Tout à fait impossible, » murmura-t-elle, « et c'est là la dimension du problème. » Presque exactement sa dimension, pensa-t-elle sauvagement.
— « Très bien, » fit-il avec jovialité. « Et maintenant je t'accorde quarante-huit heures pour oublier et ensuite nous…»
Sa voix s'évanouit faiblement lorsqu'il vit cette sauvagerie paraître sur le visage d'Alma et se transformer en rire, en flots, en flèches, en envolées, en perles, en salves de rire.
— « Alma ! » Elle cessa instantanément de rire, mais ses lèvres restèrent plissées et ses yeux brillants. – « Tu ferais mieux de retourner à la chasse aux singes verts, » dit-elle d'une âpre voix neutre. « Maintenant que tu leur as donné une tête de pont. »
— « Quoi ? »
— « Il y a vraiment en toi quelque chose de terriblement petit, Fritz Rhys, » dit-elle, et le rire reprit, de plus en plus fort, et il ne put l'apaiser par son calme, ni par ses cris, et il ne put plus le supporter. Il s'habilla et fit sa valise et il déclara du seuil, dans l'éclat et le fracas du rire :
— « Je ne te comprends pas. Je ne te comprends pas du tout. » Et il retourna à Washington.
(Traduit par P. J. Izabelle.)