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Le voyage GENE HUNTER

Le voyage GENE HUNTER 
 
 
 
La machine à voyager dans le temps a été décrite de toutes les façons, de la plus concrète à la plus abstraite, depuis l'appareil le plus baroque jusqu'à la simple formule mathématique. Il faut le coup d'œil neuf jeté par l'auteur de cette nouvelle pour révéler que le voyage à travers le temps peut très bien, de façon toute normale et convaincante, s'opérer à l'intérieur… d'un tramway. Avec la même fraîcheur dans le réalisme, Gene Hunter décrit le voyage dans le temps sans peindre les galaxies futures, mais une banlieue d'aujourd'hui, sans mettre en scène la Patrouille Intertemporelle, mais un petit garçon de 13 ans. Son histoire ne décrit pas la découverte des merveilles d'un autre âge à l'occasion du voyage dans le temps, mais simplement le choc psychologique engendré par ce que serait une rencontre avec soi-même à quelques années de distance. (À noter que la parenté avec la nouvelle de Robert Cohen qui précède est une parenté à l'envers, puisque le voyage dans le temps est ici l'inverse de celui effectué par le jeune marin de « Désertion ».) 
 
 
Il n'avait pas remarqué que ce fût un matin différent des autres avant de se trouver dans la salle de bains, en train de s'asperger le visage à l'eau froide. Alors il en fut si saisi qu'il s'interrompit, se redressa devant le lavabo et se mit à regarder fixement son reflet dans le miroir embué. 
 
— « Bobby ! Tu es déjà dans la salle de bains ? » 
 
Il retrouva suffisamment ses esprits pour murmurer d'une voix hésitante : 
 
— « Ou… oui, M'man. » 
 
Derrière la porte, la femme laissa échapper un soupir. 
 
— « Dieu du Ciel ! Mais c'est bien la première fois depuis des années que je ne suis pas forcée de te secouer au moins trois fois pour te faire lever à temps pour l'école. Serais-tu malade ? » 
 
— « Non, M'man. » 
 
— « Alors dépêche-toi de venir déjeuner. Il est près de sept heures et demie. » 
 
Le bruit de ses pas s'affaiblit dans le couloir. Bobby Holcomb se regarda de nouveau dans le miroir, en essuyant d'une main tremblante la buée qu'y déposait son souffle. 
 
La veille, c'était le 5 décembre 1935. Il était rentré chez lui après l'école, il avait joué au football dans la rue pendant une heure et demie avant le dîner, et après, il avait lu les journaux illustrés dans sa chambre, au lieu d'étudier. 
 
Il s'appelait Bobby Holcomb et il avait treize ans. Il habitait à Inglewood, en Californie, il était en huitième année, et quand il serait grand, il deviendrait ingénieur des mines et partirait pour l'Amérique du Sud. Tout cela, il en avait la certitude absolue. 
 
Mais hier soir, c'était le 5 décembre 1950. Il avait dîné avec sa femme, Madge, il avait lu un livre, puis il s'était couché. Il s'appelait Robert Holcomb, il avait vingt-huit ans, il exerçait la profession d'architecte à Los Angeles. Il partageait un ensemble de bureaux avec le frère de son père, l'oncle Bill Holcomb. Avant longtemps il deviendrait associé de plein droit dans la compagnie. À la mort de son oncle – ou à sa retraite – il prendrait la direction de l'entreprise.  
 
Bobby Holcomb revint au temps présent, tout frissonnant comme s'il avait eu une hallucination. 
 
— « Quelle histoire, » dit-il en murmure d'adolescent, mal assuré. 
 
Il se sécha le visage et sortit de la salle de bains. Il était au milieu de l'escalier quand il s'aperçut qu'il avait oublié d'enfiler ses chaussettes et ses mocassins. Il retourna dans sa chambre et s'assit au bord du lit. 
 
Il avait horreur du bureau et il détestait Madge. Il détestait la Pontiac décapotable qu'il conduisait pour aller au travail et en revenir, chaque jour, et il avait horreur de sa maison dans le faubourg de Sierra Bonita. Il se rappelait les discussions qui avaient accompagné l'établissement des plans. Il voulait un style espagnol, en stuc, – et Madge préférait le style colonial. Ils vivaient donc dans une maison de style colonial.  
 
Il était toujours assis au bord du lit, un mocassin à la main quand sa mère l'appela du bas de l'escalier. 
 
— « D'accord, Madge, j'arrive. » 
 
— « Comment ? Que dis-tu, Bobby ? » 
 
— « Hein ? Excuse-moi, M'man. Je descends tout de suite. » 
 
Il acheva de s'habiller et se hâta de descendre pour le petit déjeuner. Il arriva à temps pour entendre sa mère qui disait : 
 
— « J'espère que tu es capable de comprendre ton fils, toi, car moi j'en suis incapable. » 
 
— « Voyons, Kay » répondit Ben Holcomb, « vous autres, femmes, vous n'êtes pas faites pour nous comprendre, nous les hommes. » 
 
Il adressa un clin d'œil à son fils. Bobby lui fit un pauvre sourire. 
 
Bobby mangea ses flocons d'avoine sans les goûter, tant il se concentrait sur la dualité soudaine et bouleversante de sa mémoire. Il était encore trop ému pour se rappeler la plus grande part du passé du Holcomb de 1950. Mais il le connaissait pourtant. C'était lui-même. 
 
En même temps, il était Bobby Holcomb, treize ans, bien près d'arriver en retard pour le premier cours. Sa mère lui rappela ce fait à haute voix : 
 
— « Tu vois ce que je veux dire ? » demanda-t-elle à son mari. « Il faut que je lui répète toujours trois fois la même chose. » 
 
— « Tu ferais bien de te presser, fils, » dit gentiment Ben Holcomb. « Il commence à se faire tard. » 
 
Bobby avala le reste de son lait, ramassa sa veste et ses livres posés près le lui, puis fonça vers la porte, non sans se heurter au grand fauteuil du living-room. 
 
Kay Holcomb hocha la tête comme si elle se rendait soudain compte qu'elle avait mis au monde un idiot microcéphale. Son mari rit doucement. 
 
— « Ne t'en fais pas, » dit-il. « Notre fils arrive à cet âge spécial, tu sais bien. » 
 
Dans la rue, Bobby se trouva pris dans un tourbillon de pensées. Ce Robert Holcomb de l'avenir, ce ne pouvait être lui, s'efforçait-il de se persuader. Quand il serait grand, il partirait pour l'Amérique du Sud. C'était le seul avenir dont il parlât jamais, auquel il pensât, dont il rêvât. Et pourtant la netteté de cette autre vie s'imposait à lui au point qu'il commençait à en avoir mal à la tête. 
 
Tout à coup, il comprit que pour la première fois de sa vie, il allait faire l'école buissonnière. Il allait se rendre à Los Angeles. 
 
Il fallait qu'il sache. 
 
Il avait encore le dollar d'argent de poche que son père lui avait avancé en rechignant la veille au soir. Ce serait plus que suffisant pour payer son transport, et d'autre part il avait sous le bras son lunch, avec ses bouquins. Sans avoir la moindre idée de ce que pourrait lui rapporter son voyage clandestin, il se mit à courir vers Market Street, bien décidé à prendre le tram qui l'emmènerait à la ville. 
 

 
* * 
 
Il n'eut pas conscience du moment où cela se fit, mais à un point quelconque entre Inglewood et L.A., le paysage se transforma dans la vitre du tram. Des bâtiments et des enseignes que Robert Holcomb aurait reconnus au premier coup d'œil, mais que Bobby Holcomb n'avait encore jamais vus, apparurent. Des voitures aux lignes longues, aérodynamiques, passaient devant la vitre, comme des visions d'un illustré d'anticipation. 
 
Son cœur battait follement quand le véhicule entra lourdement au cœur de la ville et qu'il prit pied dans ce labyrinthe qu'était devenu Los Angeles aux alentours de 1950. 
 
L'immeuble qui abritait les bureaux de la firme Holcomb & Holcomb n'existaient pas encore en 1935, mais Bobby s'y rendit tout droit avec l'assurance de quelqu'un qui y allait souvent. Ce qui, se rappela-t-il, était la vérité – mais ce qui n'était jamais arrivé au Bobby Holcomb de treize ans. 
 
Il prit l'ascenseur jusqu'au huitième étage, en sortit et se dirigea vers les bureaux Holcomb, Nos 816-820. Il était déjà en train d'ouvrir la porte quand son courage lui fit défaut. Il voulut se retirer, mais il était trop tard. 
 
Miss Meadow, « sa » secrétaire le regardait déjà d'un air intrigué. Elle s'efforçait visiblement de se rappeler où elle avait bien pu voir ce jeune homme auparavant. 
 
— « Oui ? » fit-elle d'une voix hésitante. 
 
— « Je… je voudrais voir Mr. Holcomb, » dit Bobby en chevrotant. 
 
— « Mr. William Holcomb ? Il n'est pas ici. » 
 
— « Non, madame, Mr. Robert Holcomb. » 
 
— « Oh ! » Miss Meadows l'examina attentivement. « Seriez… seriez-vous son neveu ? » 
 
— « Non, madame, je désire simplement… le voir. » 
 
— « Il est assez occupé, » commença miss Meadows, mais sa curiosité prenant le dessus, elle reprit d'un air de doute : « Eh bien, je vais lui en parler. » 
 
Elle parla rapidement dans le téléphone intérieur et Bobby entendit sa voix d'adulte qui répondait : 
 
— « Très bien, miss Meadows. De toute façon, je sortais à l'instant. » 
 
Cette voix agit sur le peu de courage qu'il restait à Bobby Holcomb. 
 
Tout frissonnant, il fit demi-tour et s'enfuit hors du bureau en oubliant ses livres et son déjeuner qu'il avait posés sur une table de chêne poli. 
 
L'architecte Robert Holcomb n'entrevit qu'un éclair de « blue jeans » au moment où sa jeune image s'enfuyait par la porte et enfilait le couloir. 
 
— « Qu'est-ce que c'était ? » demanda-t-il à miss Meadows. 
 
— « Un petit garçon, » dit la secrétaire, intriguée. « Et, Mr. Holcomb, on aurait dit une « édition rajeunie » de vous-même. » 
 
— « Miss Meadows, » fit sévèrement Holcomb, « à ma connaissance, il n'y a pas « d'éditions rajeunies » de moi-même qui courent les rues de Los Angeles. » 
 
— « Oh ! non, monsieur, » fit miss Meadows en rougissant, « ce n'est pas ce que je voulais dire…» 
 
Sa voix se perdit confusément. Robert Holcomb contourna son bureau et prit un livre de classe. Il l'ouvrit d'un geste indifférent, puis il resta pétrifié en voyant le nom inscrit sur la page de garde. 
 

 
* * 
 
Bobby Holcomb ne s'arrêta de courir qu'en bas des huit étages. Il s'appuya au mur de ciment de l'immense bâtiment, effrayé et haletant. Il en était sûr, à présent. Sûr de quelque chose qu'il ne voulait pas admettre, mais qui lui était imposé quand même. 
 
Il se reposa un instant pour reprendre haleine. Puis il descendit Spring Street en s'efforçant de décider de ce qu'il allait faire ensuite. Il était toujours résolu à voir ce Robert Holcomb de 1950 et à lui parler, mais il n'avait plus le courage de retourner au bureau. Mieux valait tuer le temps en ville, décida-t-il, et aller trouver Holcomb chez lui après-midi. 
 
Il inspecta les enseignes des cinémas, à la recherche d'un film de Tom Keene ou de Buck Jones, puis il se souvint. Il haussa les épaules. Maintenant, il était devenu deux Holcomb – Robert et Bobby. Peut-être qu'un « western » l'amuserait toujours autant. 
 
Il finit par aller voir un spectacle à deux films, avec Bob Hope et Gregory Peck, mais il dut concentrer son esprit sur le fait qu'il était le Robert Holcomb aîné pour y prendre plaisir et comprendre. À la fin du spectacle, il était si bien entré dans la peau de son autre moi qu'il fut tout surpris de voir son corps adolescent, de treize ans, en se retrouvant au soleil de l'après-midi. 
 
Sa tête recommençait à le faire souffrir, à la fois parce qu'il n'avait pas l'habitude de s'offrir le luxe d'aller au ciné le matin et parce qu'il s'efforçait vainement de comprendre la dualité de sa personne. Il examina un groupe de jeunes femmes qui passaient. Elles ne lui prêtèrent pas la moindre attention, mais il les suivit des yeux, en se posant des questions. À treize ans, il était trop jeune pour éprouver autre chose qu'une curiosité d'adolescent envers elle, pourtant, dans son esprit, il savait ce que c'était que la vie conjugale depuis quatre ans. Il avait une migraine atroce. 
 
Il se passa la main sur le visage et poursuivit son chemin, au hasard. L'horloge d'un bijoutier marquait une heure un quart. Il se rappela qu'il – le Robert Holcomb de 1950 – quittait généralement le bureau à midi, après le départ de son oncle et que miss Meadows lui avait dit que William Holcomb n'était pas là. Peut-être… 
 
Il accéléra l'allure, se frayant un chemin dans la passagère Sixième Rue jusqu'au Terminus du Pacific Electric, au coin de la Grand-Rue. Il avait à peine assez d'argent pour payer son aller simple jusqu'à Sierra Bonita et s'acheter une barre de chocolat. Il grignota le chocolat tandis que le tram roulait, regrettant bien d'avoir oublié son lunch avec ses livres sur la table de miss Meadows. 
 

 
* * 
 
Pour la première fois, Bobby put se voir tel qu'il serait – ou plutôt tel qu'il était – en son âge adulte. Le résultat n'était pas trop décevant, se dit-il. L'autre Robert Holcomb n'avait pas l'air très heureux, mais son apparence était assez plaisante. Il était grand, mince aux endroits voulus, et ses cheveux commençaient à s'éclaircir aux tempes, tout en restant noirs et brillants. 
 
Bobby observait de l'autre côté de la rue l'autre Holcomb, son aîné, qui bricolait dans la cour de la maison détestée de Manzanita Street. 
 
Bobby essayait de trouver le meilleur moyen d'aborder l'homme, mais le problème fut résolu sans qu'il ait à y réfléchir. Holcomb se redressa pour allumer une cigarette, et en se retournant, aperçut Bobby debout sur l'autre trottoir. Ils se regardèrent pendant quelques secondes, puis : 
 
— « Salut, petit. » 
 
— « Euh… salut. » 
 
Bobby traversa la rue goudronnée. Ni lui ni l'adulte ne se quittèrent du regard. 
 
Holcomb examina le garçon de tout près. 
 
— « Tu dois être ce jeune garçon qui s'est présenté à mon bureau. » 
 
— « Oui, monsieur. » 
 
— « Miss Meadows avait raison… tu me ressembles vraiment. » 
 
— « Oui, monsieur, je vous ressemble. C'est-à-dire que… je suis vous-même, Mr. Holcomb. » 
 
Holcomb se pencha encore sur le jeune garçon. 
 
— « Par Dieu ! » fit-il. 
 
— « Je veux dire… que vous êtes moi, mais de quinze ans plus vieux. » 
 
Holcomb jeta sa cigarette et se gratta le crâne. 
 
— « Ces livres de classe… ce sont bien les mêmes que j'étudiais quand j'étais gosse. J'aurais cru qu'ils étaient démodés à présent. Et la signature sur la page de garde…» 
 
— « Alors vous comprenez ce que je cherche à vous dire ? » fit Bobby, plein d'espoir. 
 
— « Du diable, si j'y comprends quelque chose ! » 
 
Bobby fut déçu. Il s'était déjà presque habitué à cette parenté insolite. Il reprit son récit au début, expliquant à Holcomb tout ce qui s'était passé depuis son réveil, ce matin. 
 
Quand il eut terminé, Holcomb alluma une nouvelle cigarette. 
 
— « Ça me paraît convaincant, » admit-il, « mais…» 
 
Bobby regardait la fumée qui montait en spirales. 
 
— « J'avais seize ans quand j'ai commencé à fumer, n'est-ce pas ? » demanda-t-il en souriant. « C'est Jimmy Martinez qui m'y a poussé en me disant que je n'oserais pas. » 
 
Holcomb aspira une bouffée. 
 
— « Qui était ton prof de math en seconde année supérieure ? » demanda-t-il vivement. 
 
Bobby plissa le front pour se concentrer. 
 
— « Morris. On l'appelait « Tourne-cul ». » 
 
— « Quelle a été la première fille que tu aies embrassée ? » 
 
Bobby retrouva le sourire. 
 
— « Je ne l'ai encore jamais vue, mais c'était Gladys Frankenburg. Et je ne me suis pas contenté de l'embrasser. » 
 
— « T'occupe pas, » coupa Holcomb. « Écoute, petit… je ne sais pas du tout où cela nous mène, mais il faut qu'on bavarde. Entre dans la maison. » 
 
Madge sortit de la cuisine à leur entrée. 
 
— « Qui est-ce ? » demanda-t-elle brusquement en fixant Bobby. 
 
— « C'est Bobby, Madge, » répondit Holcomb, en poussant un soupir devant les mauvaises manières de sa femme. « Bobby… Harris. J'ai à lui parler de certains travaux à effectuer dans la cour. » 
 
— « Et pourquoi, bon sang ? » s'enquit Madge. « Frank fait tout ce qu'il y a à faire et à la perfection. » 
 
— « À la perfection, » répéta automatiquement Holcomb. 
 
Il ne dit rien de plus à sa femme et emmena Bobby dans son bureau. 
 
— « C'est ma femme, » dit-il, une fois la porte refermée. 
 
— « Ouais, je sais. » 
 
— « Oh !… c'est vrai. Je ne suis pas sûr que cela me plaise beaucoup, » fit Holcomb après avoir réfléchi. 
 
Le bureau était exactement comme Bobby savait qu'il serait. Trois murs de la pièce étaient couverts de rayonnages, avec des quantités de livres en anglais et en espagnol, traitant de l'Amérique Latine. Il y avait aussi quelques manuels techniques. 
 
Il y avait un portrait flatteur de Madge sur la cheminée, et, chose bizarre, une photo encadrée de Dolorès Del Rio sur la table. Bobby la désigna du menton : 
 
— « Je l'ai vue la semaine dernière dans un film avec Richard Dix… un bon film, à part les scènes d'amour. Ça ne m'intéresse pas. » 
 
— « Ça t'intéressera, » fit sèchement Holcomb. 
 
Il y eut quelques instants de silence. Bobby aperçut ses livres de classe et son lunch que Holcomb avait rapporté par curiosité. Il se rappela soudain qu'il avait très faim. Il ouvrit le sac et en tira un sandwich. Un sandwich confectionné il y a quinze ans, songea-t-il. 
 
— « Écoute, petit, » finit par lui dire Holcomb l'aîné. « Quels sont tes projets ? Que veux-tu faire quand tu auras terminé tes études ? » 
 
Bobby haussa les épaules. 
 
— « Vous le savez. » Il montra du geste les bibliothèques. « Je veux devenir ingénieur… et partir en Amérique du Sud. » 
 
— « Et tu sais ce qui est arrivé… pour moi ? » 
 
Bobby réfléchit. 
 
— « Vous avez été démobilisé il y a cinq ans. Vous connaissiez déjà Madge… Vous… elle vous plaisait. » 
 
— « J'étais tout feu tout flamme, » fit amèrement Holcomb. « La famille raffolait d'elle, et l'oncle Bill avait quitté Chicago pour ouvrir un bureau à Los Angeles. À eux tous, ils n'ont pas eu trop de mal à me persuader de m'orienter vers l'architecture et de m'associer avec l'oncle. » 
 
Ce fut Bobby qui poursuivit le récit : 
 
— « M'man vous a convaincu qu'il ne vous serait pas possible d'emmener Madge avec vous dans toutes vos randonnées en Amérique du Sud. Elle voulait avoir des petits-enfants et elle désirait aussi que vous restiez près d'elle. » 
 
— « Et alors j'ai commencé à étudier l'architecture, » opina Holcomb. 
 
Il se leva et regarda Bobby. 
 
— « Petit, je l'ai toujours regretté. Une fois, j'ai voulu me sauver, j'ai quitté Madge, mais ça n'a pas été possible. Le peu de connaissances que j'avais pu acquérir en mécanique s'étaient rouillées. » 
 
— « Mr. Holcomb, » dit Bobby qui ne trouvait pas d'autre nom pour cet autre lui-même, « qu'est-ce que je fais là-dedans ? Que s'est-il passé ce matin ? Je crois que je recommence à avoir peur. » 
 
— « Je ne sais pas, » avoua Holcomb en se rasseyant. « Ce n'est pas dans mes cordes… cela me dépasse. » 
 
Il réfléchit un moment, puis déclara : 
 
— « Il est peut-être arrivé quelque chose à Inglewood ce jour-là… ou plutôt ce matin. Peut-être qu'une petite secousse sismique a dérangé quelque chose dans le temps ou dans l'espace. Peut-être que le monde soi-disant parfaitement équilibré dans lequel nous vivons a été soumis à une torsion, qui a déclenché une vibration accordée à ton cerveau… je ne sais pas. » 
 
— « En quelque sorte, » dit Bobby, « je dois avoir été projeté en deux mondes différents à la fois. » 
 
— « C'est quelque chose d'approchant. Peut-être le moi qui est toi – qui était moi-même – a-t-il été projeté dans un monde futur probable. » 
 
Bobby avait la tête perdue. 
 
— « Mais alors, ne devriez-vous pas vous rappeler que la même chose vous est arrivée quand vous aviez treize ans ? » 
 
Cette question fit l'effet d'une bombe à Holcomb aîné. Il se prit la tête entre les mains pour réfléchir frénétiquement. Finalement il releva les yeux : 
 
— « Je me rappelle qu'une fois, quand j'avais à peu près ton âge, j'ai séché la classe et j'ai pris le tram pour L.A. Je sais que je suis allé au cinéma. Je me rappelle… en rentrant à la maison, je me suis endormi. En m'éveillant, j'ai compris que j'avais fait l'idiot. Et je ne parvenais plus à me souvenir du film, ni de ce que j'avais fait avant de prendre le chemin du retour ! » 
 
Bobby qui se concentrait sur son second sandwich l'oublia soudain en saisissant le sens de ce que disait Holcomb. 
 
Ce dernier se leva d'un bond. 
 
— « Tu ne comprends pas ? » s'écria-t-il. « Ceci m'est arrivé aussi, mais j'ai oublié. J'aurais pu me sauver moi-même, mais j'ai oublié ! » 
 
Il s'approcha du jeune garçon et le prit par l'épaule, le serrant si fort qu'il lui fit mal. 
 
— « Écoute. Peut-être qu'il y a encore une chance. Peut-être que toi, tu pourras te rappeler. Il faut que tu te rappelles. En rentrant à Inglewood, il faut que tu te rappelles le monde possible où tu t'es trouvé projeté. Tu m'as compris ? » 
 
Bobby, incapable de parler, fit un signe d'acquiescement. 
 
— « Quand je suis rentré, » reprit Holcomb, « je n'ai pas pu comprendre pourquoi diable j'avais fait une chose pareille, et quand le paternel a appris que j'avais séché la classe, il m'a flanqué une raclée de première. » 
 
Bobby fit la grimace. 
 
— « Ça me rappelle, » dit-il, « quelle heure est-il donc ? » 
 
Holcomb consulta sa montre. 
 
— « Près de sept heures. Il faut que je te ramène à L.A. pour attraper ton tram. Et surtout, nom de Dieu, tâche de ne pas oublier ! » 
 

 
* * 
 
Holcomb rangea son cabriolet au coin de la rue, en attendant le tram d'Inglewood. 
 
— « Je te ramènerais bien à la maison, » dit-il, « mais franchement, j'ai peur de ce qui se passerait si nous arrivions tous les deux ensemble. » 
 
— « Mais… si je n'arrive pas à rentrer ? » demanda Bobby, inquiet. 
 
— « Tu vas rentrer, je crois. Le fait que je me rappelle être parti et rentré ce jour-là semble le prouver. Le fait que tu sois ici est encore une preuve. » 
 
— « Je… je le pense aussi. » 
 
Bobby avait toujours les idées assez fumeuses. Et il avait un nouveau sujet d'inquiétude. Il se rappelait la dextérité de son père à manier un manche à balai quand les circonstances l'exigeaient. 
 
— « Dans tous les cas, j'ai quelque chose à perdre. » 
 
— « Ne pense à rien d'autre qu'à te rappeler ce qui s'est passé aujourd'hui. Autrement, tu deviendras ce que je suis devenu – un individu plein d'amertume et de désenchantement. Tu peux encore devenir ingénieur. Si tu tiens à faire tout ce dont tu rêves, il faut que tu te souviennes de tout ceci. Et peut-être que la vie me sera plus paisible dans ce monde-ci en sachant qu'en une autre personne je fais ce que j'avais envie de faire. » 
 
Le tram apparut. Bobby ouvrit la portière et sauta sur la chaussée. 
 
— « Je me rappellerai, » murmura-t-il, comme se parlant à lui-même, « par Dieu, je suis sûr que je me rappellerai. » 
 
Il monta sur l'îlot de sécurité quand le tram s'arrêta, et sauta à bord. Les dernières paroles qu'il entendit jamais de Holcomb aîné furent : 
 
— « Au nom du Ciel, ne donne jamais de rendez-vous à Madge ! » 
 
Bobby sourit et agita la main. Quand le tram s'ébranla, il s'assit sur le siège le plus proche, épuisé. Devant lui, un homme lisait l'édition du lendemain matin de l'Examiner. Bobby regarda la date : 7 décembre 1950. 
 
Il avait les paupières lourdes. Il devait lutter pour tenir la tête droite. Chaque fois qu'il se sentait sur le point de sommeiller, il se redressait brusquement. Il fallait qu'il reste éveillé. Tout – littéralement tout – en dépendait. 
 
Il regardait les lumières se succéder parmi les ténèbres en approchant de chez lui. Dans l'obscurité, il était incapable de voir s'il y avait quelque chose de changé ou non. 
 
Il se retourna, l'homme qui était assis sur le siège devant lui avait disparu. Il jeta autour de lui un regard éperdu. Sur un siège de l'autre côté du passage central, il y avait un autre journal. Il le saisit de ses mains tremblantes. 
 
Il cligna les paupières, puis poussa un soupir. Il se carra sur son siège, tout souriant. Il se rappelait encore. La raclée imminente ne lui paraissait plus tellement importante à présent. 
 
(Traduit par Bruno Martin.)

(c) Bernard SAUNIER - Créé à l'aide de Populus.
Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
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