Une brise de septembre par ROBERT F. YOUNG
Une brise de septembre par ROBERT F. YOUNG
Robert Young est devenu célèbre auprès des lecteurs de « Fiction » grâce à ses deux superbes récits allégoriques : « La déesse de granit » (n°64) et « L’ascension de l’arbre » (n°73). Mais nous avions publié auparavant une première nouvelle de cet auteur : « Poète, prends ton luth » (n°44), qui décrivait un futur prosaïque où la seule poésie était due à des androïdes anachroniques, vestiges du passé. C’est à ce thème, qui parait lui tenir à cœur, que Robert Young revient aujourd’hui. Sa nouvelle au ton poignant n’est pas sans évoquer le lyrisme du meilleur Bradbury.
L’ÉCRITEAU dans la vitrine annonçait : INSTITUTRICE À VENDRE, PRIX IMBATTABLE ; et en plus petits caractères : Sait coudre, cuisiner, se rendre utile dans la maison.
En la regardant, Danby pensa à des pupitres, des gommes et des feuilles d’arbres jaunies par l’automne, à des livres, des rêves et des rires. Le propriétaire de la boutique d’occasions l’avait habillée d’une robe de couleur vive et lui avait enfilé aux pieds de petites sandales rouges, et elle se tenait là dans sa caisse, debout dans la vitrine, comme une poupée grandeur nature attendant qu’on lui donne la vie.
Danby tenta de poursuivre sa route, dans la rue printanière qui menait au parking où il garait sa Baby Buick. Laura avait probablement thermostaté son dîner, qui devait être tout servi sur la table, et elle serait furieuse s’il était en retard. Mais il ne bougea pas et resta sur place ; c’était un grand gaillard maigre, dont la jeunesse n’était pas encore tout à fait évanouie, mais restait visible dans ses yeux bruns songeurs, sensible dans la douceur de ses joues.
Son inertie l’agaça. Il était passé mille fois devant ce magasin en allant du parking à son bureau et de son bureau au parking, mais c’était la première fois qu’il s’arrêtait pour examiner la vitrine.
Mais n’était-ce pas aussi la première fois que la vitrine contenait quelque chose qui répondait à ses désirs ?
Danby se posa la question. Est-ce qu’il lui fallait un professeur ? Évidemment non. Mais Laura avait bien besoin de quelqu’un pour l’aider au ménage et ils n’avaient pas les moyens de se payer une servante automatique ; quant à Billy, quelques répétitions de ses cours de TV ne lui feraient sûrement pas de mal, étant donné que les examens-prime(1) approchaient, et…
… Et puis ses cheveux lui rappelaient la lumière de septembre, son visage un jour de septembre. Une brume de septembre l’enveloppa et soudain son inertie l’abandonna et il se mit en marche – mais pas dans la direction où il avait eu l’intention d’aller…
— « Combien coûte l’institutrice de la vitrine ? » demanda-t-il.
Des antiquités de toutes sortes étaient éparpillées à l’intérieur du magasin. Le propriétaire était un petit vieillard aux cheveux blancs en crinière et aux yeux couleur de pain d’épices. Lui aussi avait l’air d’un objet de vitrine.
Il s’épanouit à la question de Danby.
— « Elle vous plaît, monsieur ? Elle est vraiment ravissante. »
Danby se sentit le feu aux joues.
— « Combien ? » répéta-t-il.
— « Quarante-neuf quatre-vingt-quinze, plus cinq dollars pour la caisse d’emballage. »
Danby n’en croyait pas ses oreilles. Les professeurs devenaient d’une telle rareté qu’on se serait attendu à voir leur prix monter et non pas descendre. Or, il y avait moins d’un an, quand il avait songé à acheter un professeur de troisième rénové pour aider Billy à faire ses devoirs de T.V., le meilleur marché qu’il eût trouvé dépassait amplement les cent dollars. Il l’aurait acheté quand même si Laura ne l’en avait dissuadé. Laura n’était jamais allée en vraie classe, elle ne comprenait pas.
Mais quarante-neuf dollars quatre-vingt-quinze ! Et elle savait aussi coudre et cuisiner ! Sûrement Laura serait d’accord cette fois…
Elle le serait surtout s’il ne lui laissait pas le choix.
— « Est-ce… Est-elle en bon état ? »
Le propriétaire prit une expression peinée :
— « Elle a été complètement rénovée, monsieur. Des batteries toutes neuves, des moteurs entièrement neufs. Ses bandes dureront bien encore dix ans et ses centres mémoriels ne cesseront probablement jamais d’être en état. Tenez, je vais l’apporter ici pour vous montrer. »
La caisse était montée sur roues pivotantes, mais elle était difficile à manier. Danby aida le vieil homme à la retirer de la vitrine et à la pousser dans le magasin. Ils l’installèrent près de la porte, à l’endroit où il y avait le plus de lumière.
Le vieil homme recula d’un air admiratif.
— « Peut-être suis-je vieux jeu, » dit-il, « mais j’estime que les télémaîtres ne viendront jamais à la cheville de la réalité. Vous êtes allé en vraie classe, n’est-ce pas, monsieur ? »
Danby acquiesça d’un signe de tête.
— « Je m’en doutais. C’est drôle, on ne s’y trompe jamais. »
— « Voulez-vous la mettre en marche, s’il vous plaît ? » dit Danby.
L’activateur était un bouton minuscule dissimulé derrière le lobe de l’oreille gauche. Le propriétaire tâtonna un moment avant de le trouver ; puis il y eut un petit déclic, suivi d’un ronronnement très doux, presque inaudible. Les joues se colorèrent, la poitrine commença à se soulever et s’abaisser ; les paupières découvrirent des yeux bleus…
Les ongles de Danby s’enfonçaient dans ses paumes.
— « Faites-lui dire quelque chose. »
— « Elle réagit à presque tout, monsieur, » expliqua le vieillard. « Aux mots, aux spectacles, aux situations… Si vous vous décidez à la prendre et qu’elle ne vous donne pas satisfaction, rapportez-la-moi et je me ferai un plaisir de vous rembourser. » Il se plaça devant la caisse. « Comment vous appelez-vous ? » questionna-t-il.
— « Miss Jones. » Sa voix vibrait comme une brise de septembre.
— « Votre métier ? »
— « Spécifiquement, je suis professeur de quatrième, mais je peux faire les premières, secondes, troisièmes, cinquièmes, sixièmes, septièmes et huitièmes et j’ai de fortes connaissances en lettres classiques. Je peux aussi m’occuper avec compétence des travaux ménagers, je suis une cuisinière qualifiée et je puis accomplir des travaux simples comme coudre des boutons, repriser des chaussettes et stopper les déchirures des vêtements. »
— « Ils avaient mis beaucoup de perfectionnements supplémentaires dans les derniers modèles, » dit le vieil homme en a-parte à Danby. « Quand ils avaient vu que la téléducation commençait à entrer dans les mœurs, ils s’étaient mis à faire l’impossible pour concurrencer les grosses marques commanditaires. Mais cela n’a servi à rien. » Il ajouta : « Sortez de votre caisse, miss Jones. Montrez-nous comme vous marchez bien. »
Elle fit une fois le tour de la salle sinistre, ses petites sandales rouges mettant une note vive sur le sol poussiéreux, sa robe luisant comme une joyeuse petite bruine de couleur. Puis elle revint se placer près de la porte et attendit.
Danby eut du mal à retrouver sa voix.
— « Parfait, » dit-il à la fin, « remettez-la dans sa caisse. Je la prends. »
***
— « Quelque chose pour moi, papa ? » cria Billy. « C’est pour moi ? »
— « Bien sûr, » dit Danby en faisant rouler la caisse dans l’allée miniature jusqu’au minuscule perron et en la portant en haut des marches. « Et aussi pour ta mère. »
— « Il vaudra mieux pour toi que ce soit quelque chose de bien, » déclara Laura, bras croisés, sur le seuil. « Le dîner est glacé. »
— « Tu peux le faire réchauffer, » répliqua Danby. « Attention, Billy ! »
Il fit franchir le seuil à la caisse, le souffle un peu court, et la poussa le long du petit couloir jusqu’au living-room. Le living-room était envahi par un camelot en veston rose, qui s’était installé là par le truchement de l’écran de télévision géant et proclamait à grand cris la supériorité de la nouvelle Lincolnette décapotable 2061.
— « Attention au tapis ! » dit Laura.
— « Ne t’énerve pas, je ne vais pas l’abîmer, ton tapis, » répliqua Danby. « Et que quelqu’un ait la bonté d’éteindre la T.V., qu’on puisse s’entendre penser ! »
— « Je vais la fermer, papa. »
Billy traversa la pièce à grandes enjambées de gosse de neuf ans et tua le camelot, son veston rose et le reste du décor.
Danby s’affaira après le couvercle de la caisse, sentant sur son cou le souffle de Laura.
— « Une institutrice ! » s’exclama-t-elle d’une voix suffoquée quand la caisse fut enfin ouverte. « Voilà ce qu’un adulte conscient et organisé rapporte à sa femme ! Une institutrice ! »
— « Ce n’est pas une institutrice ordinaire, » dit Danby. « Elle sait faire la cuisine… elle sait coudre, elle… Elle peut faire n’importe quoi. Tu répètes tout le temps que tu as besoin d’une domestique. Eh bien, maintenant, tu en as une. Et Billy aura quelqu’un pour l’aider à étudier sa T.V. »
— « Combien ? »
Pour la première fois, Danby fut conscient de l’aspect en lame de couteau du visage de sa femme.
— « Quarante-neuf quatre-vingt-quinze. »
— « Quarante-neuf quatre-vingt-quinze ! George, tu n’es pas fou ? Alors que j’économise au maximum pour que nous puissions échanger notre Baby B. pour une nouvelle Cadillette, tu t’en vas dilapider notre argent pour une vieille maîtresse d’école démolie. Qu’est-ce qu’elle connaît de la téléducation ? Voyons, elle a cinquante ans de retard ! »
— « Elle ne m’aidera pas à faire mes devoirs ! » déclara Billy en jetant un regard torve à la caisse. « Mon télémaître, il dit que ces vieux androïdes ne valaient rien du tout. Ils… Ils battaient les enfants ! »
— « C’est absolument faux ! » dit Danby. « Et je suis bien placé pour le savoir puisque je suis allé en vraie classe jusqu’en première. » Il se tourna vers Laura. « Et elle n’est pas démolie non plus, elle ne retarde pas de cinquante ans et elle en sait plus sur la vraie éducation que tous tes télémaîtres ! Et comme je l’ai déjà dit, elle sait coudre, elle sait faire la cuisine…»
— « Eh bien, dis-lui donc de réchauffer notre dîner ! »
— « C’est ce que je vais faire ! »
Il plongea la main dans la caisse, pressa le bouton activateur et, quand les yeux bleus s’ouvrirent, dit : « Venez avec moi, miss Jones. » Puis il la conduisit dans la cuisine.
Il fut ravi de voir comment elle répondait à ses indications concernant les boutons à presser, les leviers à baisser et redresser, les index à placer sur les chiffres… Le dîner fut enlevé de la table en deux temps et trois mouvements et réinstallé en un clin d’œil, tout bouillant, fumant, délectable.
Même Laura se radoucit.
— « Pas mal… » dit-elle.
— « C’est même très bien, » riposta Danby. « J’avais dit qu’elle savait cuisiner, n’est-ce pas ? Maintenant tu n’auras plus à te plaindre de boutons bloqués, d’ongles cassés, de… »
— « Ça va, George. N’insiste pas. »
Son visage avait repris son apparence habituelle, encore un petit peu pointu, mais c’était une partie de son charme en temps ordinaire ; cela et ses yeux noirs ardents, et sa bouche fardée d’exquise façon. Elle venait tout juste de se faire remodeler les seins et elle était vraiment sensationnelle dans sa nouvelle tenue d’intérieur or et écarlate. Danby conclut qu’il aurait pu choisir beaucoup plus mal. Il mit un doigt sous son menton et l’embrassa.
— « Viens, mangeons. » dit-il.
Il avait complètement oublié Billy, En levant la tête, il aperçut son fils debout sur le seuil, qui dévisageait d’un air sinistre miss Jones occupée à préparer le café.
— « Elle ne me battra pas ! » dit Billy en réponse au coup d’œil de Danby.
Danby se mit à rire. Il se sentait mieux maintenant que la moitié de la bataille était gagnée. Le reste attendrait un peu.
— « Bien sûr qu’elle ne te battra pas, » répliqua-t-il. « Maintenant Viens manger ton dîner gentiment. »
— « Oui, » dit Laura, « et dépêche-toi. On donne « Roméo et Juliette » à l’Heure du Western et je ne veux pas en manquer une minute. »
Billy céda.
— « Oh ! bon, » dit-il. Mais il fit un large détour pour éviter miss Jones en venant prendre sa place à la table.
***
Roméo Montaigu roula une cigarette avec des doigts agiles, la glissa entre ses lèvres qu’ombrageait un sombrero et l’alluma avec une allumette de cuisine. Puis il guida son alezan à la robe luisante jusqu’au bas de la colline éclairée par la lune, en direction du ranch des Capulet.
— « M’est avis qu’y m’faut ouvrir l’œil un tantinet, » marmonna-t-il pour lui-même. « Ces Capulet-là, éleveurs de moutons et ennemis héréditaires de ma famille, lignée de nobles éleveurs de vaches, pourraient bien me descendre avant que je sache de quoi il retourne. Mais cette blonde que j’ai rencontrée au match ce soir vaut bien qu’on coure quelque risque. »
Danby fronça les sourcils. Il n’avait rien contre le remaniement des classiques, mais il avait l’impression que les rewriters exagéraient avec leur histoire de vachers contre bergers. Cependant Laura et Billy n’avaient pas l’air de s’en offusquer. Penchés en avant dans leurs fauteuils à télé, ils dévoraient l’écran des yeux. Si bien que c’était peut-être les rewriters qui étaient dans le vrai.
Même miss Jones avait l’air intéressée… mais c’était impossible, rectifia aussitôt Danby. Elle ne pouvait pas s’y intéresser. Si intelligemment qu’elle parût fixer ses yeux bleus sur l’écran, tout ce qu’elle faisait, en réalité, c’était de dilapider ses batteries. Il aurait dû écouter Laura et la déconnecter…
Mais il ne s’en était pas senti le courage. Il y avait de la cruauté à la priver de vie, même temporairement.
C’était bien là une notion absurde, s’il en fut jamais. Danby s’ébroua avec irritation dans son fauteuil, une irritation qui s’accrut quand il s’aperçut qu’il avait perdu le fil de la pièce télévisée. Quand il l’eut retrouvé, Roméo avait sauté le mur du ranch Capulet, traversé le verger en catimini, et se tenait dans un jardin opulent sous un balcon peu élevé.
Juliette Capulet apparut sur le balcon par une porte-fenêtre anachronique. Elle portait un costume de cow-girl – ou de bergère – avec une jupette en tutu ; un sombrero à larges bords couronnait ses tresses décolorées en blond. Elle se pencha par-dessus la balustrade, inspecta le jardin. « Qu’est-ce que tu fabriquais, Romy ? » dit-elle d’une voix traînante.
— « Mais c’est ridicule ! » déclara subitement miss Jones. « Les paroles, les costumes, l’action, le lieu… C’est un contresens de A jusqu’à Z ! »
Danby la regarda avec stupeur. Il se rappela soudain ce que le propriétaire de la boutique d’occasions lui avait dit, à propos de ses réactions aux spectacles et aux situations aussi bien qu’à des paroles. Il avait évidemment supposé que le vieillard parlait de spectacles et de situations en relation directe avec ses obligations d’institutrice – et non pas de tous les spectacles et toutes les situations.
Une petite prémonition gênante traversa l’esprit de Danby. Aussi bien Laura que Billy, remarqua-t-il, avaient abandonné leur festin visuel pour contempler miss Jones avec des yeux incrédules. L’instant était critique.
Il s’éclaircit la gorge.
— « Ce n’est pas exactement un « contresens », miss Jones, » dit-il, « La pièce a été simplement adaptée. Voyez-vous, personne ne s’y intéresserait dans son texte original, et si personne ne s’y intéressait, pourquoi quelqu’un accepterait-il de la patronner pour la T.V. ? »
— « Mais fallait-il qu’elle soit transformée en western ? »
Danby jeta un coup d’œil d’appréhension à sa femme. L’incrédulité avait été remplacée dans le regard de celle-ci par une fureur haineuse. Il reporta hâtivement son attention sur miss Jones.
— « Les westerns sont à la mode en ce moment, miss Jones, » expliqua-t-il. « C’est une sorte de renaissance des premiers temps de la télévision. Les gens les aiment, aussi naturellement les annonceurs les patronnent et les adaptateurs s’efforcent de trouver un peu partout des thèmes nouveaux. »
— « Mais Juliette vêtue en cow-girl d’opérette ! C’est au-dessous du niveau même des divertissements les plus vulgaires. »
— « George, cela suffit comme ça. » La voix de Laura était glaciale, « Je t’avais bien dit qu’elle retardait de cinquante ans. Arrête-la sinon je vais me coucher ! »
Danby soupira, se leva. Il éprouvait quelque chose comme de la honte en s’approchant de miss Jones et en tâtonnant pour trouver le petit bouton derrière son oreille gauche. Elle le regardait calmement, les mains immobiles sur les genoux, son souffle sortant avec régularité de ses narines synthétiques.
C’était comme de commettre un meurtre. Danby frissonnait en revenant à son fauteuil.
— « Toi et tes institutrices ! » dit Laura.
— « Tais-toi ! » répliqua Danby.
Il regarda l’écran, essaya de s’intéresser à la pièce. Mais elle le laissait froid. Il y avait aussi une pièce inscrite au programme de l’émission suivante… une pièce policière intitulée « Macbeth ». Elle le laissa froid, elle aussi. Il ne cessait de regarder subrepticement dans la direction de miss Jones. Sa poitrine était immobile maintenant, ses yeux fermés. La pièce paraissait horriblement vide.
Finalement il n’y tint plus. Il se leva.
— « Je vais faire un petit tour. » dit-il à Laura, et il sortit.
***
Il sortit la Baby B. en marche arrière de l’allée miniature et descendit la rue de banlieue jusqu’au boulevard, en se demandant bien pourquoi une antique maîtresse d’école pouvait le bouleverser autant. Il savait que ce n’était pas simplement de la nostalgie, encore que la nostalgie y eût sa part – nostalgie de septembre et de la vraie école, – de l’entrée dans la salle de classe par un matin de septembre avec la maîtresse arrivant dès que sonnait la cloche et disant : « Bonjour, mes enfants. Quel temps magnifique pour apprendre nos leçons ! »
Mais jamais il n’avait aimé l’école plus particulièrement que les autres enfants et il savait que septembre représentait autre chose encore que des livres et des rêves d’automne. Septembre représentait quelque chose de perdu à un moment donné, quelque chose d’indéfinissable, d’intangible ; quelque chose dont il avait maintenant désespérément besoin…
Danby conduisit la Baby B. le long du boulevard, se faufilant au milieu de la cohue pressée des automobilettes. Quand il tourna dans la rue transversale qui menait chez L’Ami Fred, il vit qu’une nouvelle boutique de dégustation s’installait au coin de la rue. Une grande affiche annonçait : HOT DOGS ROTIS À LA BRAISE, TAILLE MEGA – Mangez une vraie saucisse grillée sur un vrai feu de bois ! Ouverture prochainement !
Il passa devant, se gara dans le parking près de l’Ami Fred, émergea de sa voiture dans la nuit printanière tout étoilée et entra dans la salle. Celle-ci était bondée, mais il réussit à trouver une stalle vide. Une fois dedans, il glissa une pièce dans le distributeur et commanda une bière au cadran.
Il la dégusta sans entrain quand elle émergea dans son gobelet de papier tout embué. L’air de la stalle était lourd et imprégné de l’odeur de son précédent occupant – un buveur de vin, conclut Danby. Il se demanda brièvement quel effet cela devait faire autrefois, quand l’intimité était inconnue dans les bars et qu’on devait coudoyer les autres consommateurs, si bien que chacun savait la quantité de boisson ingurgitée par les autres et la quantité qu’ils pouvaient supporter ou non. Puis son esprit revint à miss Jones.
Il y avait un petit écran de télévision, au-dessus du distributeur de boissons, sous lequel était écrit : DES ENNUIS ? APPELEZ L’AMI FRED, LE BARMAN – IL VOUS PRÊTERA UNE OREILLE COMPLAISANTE (25 Cents seulement les 3 minutes). Danby glissa une pièce dans la fente. Il y eut un petit déclic et la pièce retomba dans la sébille, puis la voix enregistrée de l’Ami Fred annonça : « Occupé pour le moment, mon vieux. Je serai avec vous dans une minute. »
Au bout d’une minute et d’une autre bière, Danby renouvela sa tentative. Cette fois, l’écran émetteur-récepteur s’alluma et le joyeux visage aux bajoues roses de l’Ami Fred s’y encadra.
— « Salut, George. Comment ça va ? »
— « Pas trop mal, Fred. Pas trop mal. »
— « Mais cela pourrait aller mieux, hein ? »
Danby hocha la tête.
— « Vous l’avez deviné, Fred. » Il baissa la tête vers le petit bar où son verre de bière était posé là, tout seul. « Je… j’ai acheté une institutrice, Fred, » dit-il.
— « Une institutrice ! »
— « Je reconnais que c’était un drôle de truc à acheter, mais je m’étais dit que le petit pourrait bien avoir besoin de répétitions pour ses leçons de T.V… les examens-prime vont commencer bientôt et vous savez comment sont les gosses quand ils n’envoient pas les bonnes réponses et ne gagnent pas de prix. Et je m’étais dit aussi qu’elle… c’est une institutrice spéciale, vous comprenez, Fred… j’ai pensé qu’elle aiderait Laura dans la maison. Des choses comme ça… »
Sa voix s’éteignit comme il levait les yeux vers l’écran. L’Ami Fred secouait son amical visage d’un air solennel. Ses bajoues roses tremblotaient.
— « George, écoutez-moi. Vous allez vous débarrasser de cette institutrice. Vous entendez, George ? Débarrassez-vous-en. Ces androïdes ne valent pas plus cher que les vrais professeurs d’antan… ceux qui respiraient pour de bon, je veux dire. Vous ne savez pas, George ? Vous n’allez pas me croire, mais je suis sûr de mon fait. Ils avaient l’habitude de battre les enfants. Mais oui, de les battre…» Il y eut un bourdonnement et l’écran commença à se brouiller. « Les trois minutes sont écoulées, George. Vous en voulez encore pour vingt-cinq autres cents ? »
— « Non, merci, » dit Danby. Il termina sa bière et partit.
Pourquoi les professeurs étaient-ils détestés de tout le monde ? Et, dans ce cas, pourquoi les gens ne détestaient-ils pas aussi les télémaîtres ?
Danby médita le paradoxe toute la journée du lendemain à son travail. Cinquante ans auparavant, les professeurs androïdes avaient paru la solution idéale au problème de l’éducation, de même que la réduction des dimensions et du prix des carrosseries de prestige, au début du siècle, avait résolu le problème économique. Mais si les androïdes avaient pallié la pénurie d’enseignants, ils n’en avaient que mieux souligné l’autre aspect du problème : le manque de locaux. À quoi bon avoir assez d’instituteurs quand on n’avait pas assez de salles où les faire enseigner ? Et comment pouvait-on consacrer assez d’argent pour construire de nouvelles écoles quand le pays avait constamment besoin de nouvelles superautoroutes perfectionnées ?
Il était absurde que la construction des bâtiments scolaires passe en priorité avant la construction des voies routières, parce que si l’on négligeait les routes on réduisait automatiquement le penchant du citoyen moyen à acheter des voitures neuves, ce qui affaiblissait l’économie, entraînait une récession et rendait la construction de nouvelles écoles plus aléatoire encore qu’avant.
Quand on y réfléchissait, on était obligé de tirer son chapeau aux marques de céréales qui patronnaient les émissions télévisées. En introduisant les télémaîtres et la téléducation, elles avaient sauvé la situation. Une seule institutrice dans une seule salle, avec un tableau noir d’un côté et un écran de télévision de l’autre, suffisait pour faire la classe à cinquante millions d’enfants, et si l’un de ces élèves n’aimait pas sa façon d’enseigner, il n’avait qu’à changer de longueur d’ondes pour trouver un des autres programmes téléducatifs commandités par l’une des autres sociétés vendeuses de céréales. (Il appartenait évidemment aux parents de veiller à ce que leur enfant ne sèche pas de cours ou ne saute pas dans une classe plus élevée avant d’avoir passé les examens-prime de la classe précédente.)
Mais ce qu’il y avait de plus avantageux dans cet ingénieux système, c’était le fait bienheureux que les compagnies céréalières payaient tout, délivrant ainsi le contribuable de l’une de ses plus onéreuses obligations et laissant son portefeuille plus disponible pour les taxes locales, les impôts sur l’essence, les péages et les achats d’automobiles à tempérament. Et tout ce que les compagnies céréalières demandaient en échange de leur dévouement à la cause publique, c’était que les élèves – et de préférence leurs parents aussi – consomment leurs produits.
Le paradoxe n’était donc finalement pas un paradoxe. Un professeur était une malédiction parce qu’il symbolisait une dépense ; un télémaître était un fonctionnaire respecté parce qu’il symbolisait la grande boîte familiale « source d’économie ». Mais la différence, Danby le sentait, avait des origines plus profondes.
Il y avait un peu d’atavisme dans la haine contre les professeurs, mais cette haine était surtout la résultante de la campagne de propagande lancée par les compagnies céréalières quand elles avaient mis leur idée à exécution. Elles étaient responsables du mythe, largement répandu, selon lequel les professeurs androïdes battaient leurs élèves, et elles ressuscitaient ce mythe de temps à autre pour le cas où il resterait encore quelqu’un pour en douter.
Le drame, c’était que la plupart des gens avaient été téléduqués et par conséquent ne savaient pas la vérité. Danby était une exception. Il était né dans une petite ville dont la situation montagneuse rendait impossible la réception de la télévision et, avant que sa famille émigrât dans la capitale, il était allé à la vraie école. Il savait donc de bonne source, que les instituteurs ne battaient pas leurs élèves.
À moins que la Société des Androïdes n’eût mis en circulation par erreur un ou deux modèles défectueux. Mais une telle hypothèse était peu vraisemblable. C’était une société très sérieuse. Il n’y avait qu’à voir les excellents pompistes qu’ils fabriquaient, ou les parfaites sténographes, serveuses et servantes qu’ils lançaient sur le marché.
Bien sûr, ni le citoyen moyen débutant dans le monde des affaires ni le chef de famille moyen n’étaient assez riches pour s’en procurer. Mais – les pensées de Danby exécutèrent un raccourci complexe – n’était-ce pas une raison de plus pour que Laura fût satisfaite d’avoir une servante, même de fortune ?
Mais elle n’était pas satisfaite. Il lui suffit d’un seul coup d’œil vers elle quand il rentra chez lui, ce soir-là, pour se rendre compte sans l’ombre d’un doute qu’elle n’était pas contente.
Jamais il n’avait vu ses traits si pincés, ses lèvres si minces.
— « Où est miss Jones ? » demanda-t-il.
— « Elle est dans sa caisse, » dit Laura. « Et demain matin, tu iras la reporter à celui qui te l’a vendue et tu te feras rembourser nos quarante-neuf dollars quatre-vingt-quinze ! »
— « Elle ne me battra plus, moi ! » dit Billy qui était assis en tailleur devant l’écran de télévision.
Danby pâlit.
— « Elle l’a battu ? »
— « Eh bien, pas exactement, » dit Laura.
— « Est-ce qu’elle l’a battu, oui ou non ? Il n’y a pas de milieu, » répliqua Danby.
— « Raconte-lui ce qu’elle a dit de mon télémaître ! » cria Billy.
— « Elle a dit que le professeur de Billy n’était même pas bon à dresser des chevaux. »
— « Et puis ce qu’elle a dit d’Hector et d’Achille ! »
Laura eut un reniflement méprisant.
— « Elle a déclaré que c’était une honte de transformer en mélo de cow-boys et d’Indiens un classique comme « L’Iliade » et d’appeler cela de la culture. »
L’affaire se dessina peu à peu. Miss Jones s’était lancée dans une diatribe intellectuelle depuis la minute où Laura l’avait mise en marche jusqu’au moment où elle l’avait déconnectée. Selon miss Jones, tout était mauvais chez les Danby, depuis les programmes téléducatifs que Billy suivait sur le petit récepteur de sa chambre et les programmes du matin et de l’après-midi que Laura regardait sur le grand poste du living-room, jusqu’au dessin du papier de tenture du couloir (des petites Cadillettes rouges se poursuivant sur des entrelacs de routes), en passant par la fenêtre pare-brise de la cuisine et la pénurie de livres.
— « Tu te rends compte ? » dit Laura. « Elle s’imagine qu’on publie encore des livres ! »
— « Je ne veux savoir qu’une chose, » répliqua Danby. « Est-ce qu’elle l’a frappé ? »
— « J’y viens. »
Vers trois heures, miss Jones faisait le ménage dans la chambre de Billy. Billy assistait sagement à son cours, assis à son petit pupitre, tranquille comme Baptiste, absorbé par les efforts des cow-boys pour s’emparer du village indien de Troie quand soudain miss Jones avait traversé la pièce comme une furie, émis ses remarques sacrilèges sur l’altération de « L’Iliade » et tourné le bouton au beau milieu de la leçon. C’est alors que Billy s’était mis à hurler. Laura s’était précipitée dans la chambre pour trouver miss Jones lui agrippant le bras d’une main et levant l’autre pour frapper.
— « Je suis arrivée juste à temps, » dit Laura. « Qui sait ce qu’elle aurait fait ? Elle aurait pu le tuer ! »
— « J’en doute, » répliqua Danby. « Qu’est-ce qui s’est passé après ? »
— « Je lui ai retiré Billy des mains et lui ai ordonné de retourner dans sa caisse. Puis je l’ai débranchée et j’ai remis le couvercle. Et crois-moi, George Danby, cette caisse restera fermée ! Et comme je l’ai dit, demain matin, tu iras la reporter… si tu tiens à ce que Billy et moi nous restions dans cette maison ! »
***
Danby ne se sentit pas bien de la soirée. Il mangea du bout des dents, se morfondit pendant l’Heure du Western, regardant de temps à autre, quand il était sûr que Laura ne le voyait pas, la caisse muette dressée près de la porte. L’héroïne de l’Heure du Western était une danseuse professionnelle – une blonde nommée Antigone ayant respectivement pour tour de poitrine, de taille et de hanches les 97-60-95 centimètres de rigueur. Il semblait que ses deux frères s’étaient entretués au revolver et le shérif du coin – un type nommé Créon – n’avait permis l’ensevelissement que de l’un d’eux sur Boot Hill, exigeant illogiquement que l’autre restât la proie des busards dans le désert. Antigone n’était pas du tout d’accord et elle déclarait à sa sœur Ismène que si l’un des frères avait droit à une tombe décente, l’autre y avait droit aussi, et qu’elle, Antigone, allait s’arranger pour y remédier. Elle demandait à Ismène si elle voulait bien l’aider, mais Ismène avait la frousse, alors Antigone disait qu’elle s’en occuperait elle-même, mais un vieux prospecteur nommé Tirésias survenait à cheval en ville et…
Danby se leva sans bruit, se glissa dans la cuisine et sortit par la porte de derrière. Il s’installa au volant et gagna le boulevard qu’il remonta, toutes vitres ouvertes, tandis que la brise tiède l’enveloppait de toutes parts.
Le comptoir de saucisses chaudes était presque terminé. Il lui jeta un coup d’œil machinal en tournant dans la rue transversale. Il y avait pas mal de stalles vides chez l’Ami Fred et il en choisit une au hasard. Il but bon nombre de verres de bière, dans le petit bar solitaire, plongé dans ses réflexions. Quand il fut certain que sa femme et son fils étaient couchés, il rentra chez lui, ouvrit la caisse de miss Jones et la mit en marche.
— « Alliez-vous frapper Billy, cet après-midi ? » demanda-t-il.
Les yeux bleus le regardèrent sana ciller, les paupières battant à intervalles réguliers, les pupilles s’ajustant à la lumière de la lampe du living-room que Laura avait laissée allumée. Puis :
— « Je suis incapable de frapper un humain, monsieur. Je crois que la clause est inscrite dans ma garantie. »
— « Votre garantie est périmée depuis un certain temps, malheureusement, miss Jones, » dit Danby. Sa voix était épaisse et les mots se collaient constamment les uns aux autres. « Cela n’a d’ailleurs pas d’importance. Mais vous l’aviez saisi par le bras, pourtant, n’est-ce pas ? »
— « J’y ai été obligée, monsieur. »
Danby fronça les sourcils. Il oscilla un peu, entra dans le living-room sur des jambes en coton.
— « Venez vous asseoir ici et racontez-moi ça, miss Jones, » dit-il.
Il la regarda sortir de sa caisse et traverser la pièce. Il y avait quelque chose de bizarre dans sa façon de marcher. Son pas n’était plus aérien, il était lourd ; son corps, au lieu de donner une merveilleuse impression d’équilibre, avançait de guingois. Il eut un choc en se rendant compte qu’elle boitait.
Elle s’assit sur le divan et il s’installa près d’elle.
— « Il vous a donné un coup de pied, n’est-ce pas ? » dit-il.
— « Oui, monsieur. J’ai dû le tenir à distance, sinon il aurait recommencé. »
— « Je suis profondément navré, miss Jones. Billy est trop agressif, je le crains. »
— « Il pourrait difficilement être autrement, monsieur. J’ai été stupéfaite aujourd’hui quand j’ai appris que ces abominables émissions qu’il regarde constituent la totalité de l’enseignement qu’il reçoit. Son télémaître n’est guère plus qu’un meneur de jeu semi-civilisé, dont la préoccupation principale est de vendre la marque de corn-flakes fabriquée par sa compagnie. Je comprends maintenant pourquoi vos auteurs sont obligés de chercher leurs idées dans les classiques. Leur imagination créatrice est étouffée par des clichés alors qu’elle est encore au stade embryonnaire. »
Danby était enchanté. Il n’avait encore jamais entendu quelqu’un parler de cette façon. Ce n’était pas tant ses paroles. C’était la manière dont elle les disait, la conviction que dénotait sa voix, en dépit du fait que cette « voix » ne venait que d’un haut-parleur astucieusement construit, relié à des bandes enregistrées, elles-mêmes en connexion avec des centres mémoriels au mécanisme incroyablement complexe.
Mais être assis là près d’elle, à regarder ses lèvres remuer, à voir ses cils s’abaisser avec régularité sur ses yeux bleus, c’était comme si septembre était venu s’installer dans la pièce. Soudain un sentiment de paix infinie l’envahit. Les jours chaleureux et doux de septembre défilèrent un par un devant ses yeux et il vit pourquoi ils étaient différents des autres jours. Ils étaient différents parce qu’ils possédaient profondeur, beauté et tranquillité ; parce que leurs ciels bleus étaient prometteurs d’autres jours à venir, plus riches, plus tendres…
Ils étaient différents parce qu’ils avaient une signification.
Cet instant était d’une douceur si poignante que Danby aurait voulu ne jamais le voir finir. L’idée même qu’il s’écoulait le transperçait d’une douleur insupportable et instinctivement il fit le seul geste qui pouvait le soulager. Il passa son bras autour des épaules de miss Jones. Elle ne bougea pas. Elle était assise là, sa poitrine se soulevant et s’abaissant à intervalles réguliers, ses longs cils virevoltant de temps à autre comme de doux oiseaux noirs effleurant des eaux d’un bleu limpide…
— « La pièce que nous regardions hier soir, » reprit Danby. « Roméo et Juliette… Pourquoi ne l’aimiez-vous pas ? »
— « Elle était plutôt horrible, monsieur. C’était une parodie, en fait… d’un affreux mauvais goût, minable, avec la beauté du texte déformée et détruite. »
— « Vous connaissez le texte ? »
— « Une partie. »
— « Dites-la. S’il vous plaît. »
— « Oui, monsieur. À la fin de la scène du balcon, quand les amants se séparent, Juliette dit : Bonsoir, bonsoir ! Nous séparer m’est si douce peine que je dirais bonsoir jusqu’à demain. » Et Roméo répond : « Que le sommeil se pose sur tes yeux, la paix dans ton cœur ! Que ne suis-je paix ou sommeil pour avoir si délicieux asile ! » Pourquoi ont-ils fait sauter ce passage, monsieur ? Pourquoi ? »
— « Parce que nous vivons dans un monde médiocre, » répliqua Danby, surpris de sa soudaine clairvoyance, « et dans un monde médiocre, les choses précieuses n’ont pas de valeur. Redites-moi encore ce texte, s’il vous plaît, miss Jones. »
— « Bonsoir, bonsoir ! Nous séparer m’est si douce peine que je dirais bonsoir jusqu’à demain…»
— « Laissez-moi finir. » Danby se concentra. « Que le sommeil se pose sur tes yeux, la paix… »
— « … dans ton cœur… »
— « Que ne suis-je paix ou sommeil pour avoir si… »
— « … délicieux… »
— « … si délicieux asile ! »
Brusquement miss Jones se leva.
— « Bonsoir, madame, » dit-elle.
Danby ne se donna pas la peine de se lever. Cela ne lui aurait servi à rien. D’ailleurs il voyait très bien Laura d’où il était. Laura debout sur le seuil du living-room dans son nouveau pyjama Cadillette, avec ses pieds nus qui n’avaient fait aucun bruit dans leur descente furtive de l’escalier. Les voitures qui composaient le motif d’ornement du pyjama se détachaient agressivement de tout leur éclat vermillon et c’était comme si elle les laissait courir à volonté sur son corps, les laissait souiller ses seins et son ventre et ses jambes…
Il vit son visage étroit, ses yeux glacés et sans pitié, et il comprit qu’il était inutile de tenter une explication, qu’elle ne voudrait – qu’elle ne pourrait pas comprendre. Et il se rendit compte avec une brusque clarté stupéfiante que, dans le monde où il vivait, septembre était mort depuis des dizaines d’années. Il se vit au matin suivant, chargeant la caisse dans la Baby B. et roulant dans les rues scintillantes jusqu’au petit magasin d’occasions, demandant au propriétaire de lui rendre son argent, et il se vit ensuite… mais il dut interrompre ses pensées et quand il regarda de nouveau autour de lui, il aperçut miss Jones plantée bizarrement au milieu du living-room criard et il l’entendit répéter, sans arrêt, comme un disque abîmé au ton surpris : « Y a-t-il quelque chose qui ne vous convient pas, madame ? Y a-t-il quelque chose qui ne vous convient pas… ? »
***
Il se passa plusieurs semaines avant que Danby se sente suffisamment d’aplomb pour aller prendre une bière chez l’Ami Fred. Laura avait recommencé à lui adresser la parole et le monde, s’il n’était pas tout à fait le même qu’auparavant, avait du moins repris quelques-uns de ses aspects d’autrefois. Danby sortit la Baby B. en marche arrière de l’allée miniature, puis au bout de la rue plongea dans le trafic multicolore du boulevard. C’était une claire nuit de juin et les étoiles scintillaient comme des points de cristal, en dominant l’embrasement fluorescent de la cité. La boutique de dégustation de hot dogs au coin de la rue était finie maintenant, et elle était ouverte. Plusieurs clients étaient assis devant le comptoir aux chromes étincelants, et une serveuse retournait des saucisses viennoises qui brasillaient au-dessus d’un brasero chromé. Il y avait quelque chose de familier dans le joyeux arc-en-ciel de sa robe, dans sa façon de se mouvoir ; dans la manière dont ses cheveux couleur de soleil levant encadraient son aimable visage… C’était bien elle. Son nouveau propriétaire, accoudé à quelque distance, bavardait avec un client.
Il y avait un nœud dans la poitrine de Danby quand il gara la Baby B., en sortit et franchit l’aire bétonnée en direction du comptoir – un nœud dans sa poitrine et un martèlement continu à ses tempes. Il y a certaines choses que l’on ne peut pas laisser se produire sans tenter au moins de les arrêter, quelle que soit la rançon de cette tentative.
Il avait atteint l’endroit du comptoir où se tenait le patron et il s’apprêtait à se pencher par-dessus le chrome luisant, pour gifler son visage gras et satisfait, quand il vit l’affichette de carton appuyée au pot à moutarde chromé. L’affichette disait : ON DEMANDE UN SERVEUR…
Un stand de saucisses chaudes n’a pas grand rapport avec une salle de classe en septembre, et une institutrice qui distribue des saucisses ne pourrait jamais soutenir la comparaison avec une institutrice dispensatrice de rêve ; mais quand l’on a réellement envie de quelque chose, on prend ce qui vous en est donné et, si peu que ce soit, on en est reconnaissant…
— « Je ne peux travailler que le soir, » déclara Danby au patron, « Par exemple, de six heures à minuit… »
— « Mais ça serait parfait, » répliqua le patron, « Seulement je ne vous donnerai pas un gros salaire au début. Vous comprenez, je viens de m’installer ici et… »
— « Aucune importance, » dit Danby. « Quand est-ce que je commence ? »
— « Eh bien, le plus tôt possible. »
Danby alla jusqu’à l’endroit où une portion du comptoir se soulevait sur des charnières invisibles, passa derrière le comptoir et enleva sa veste. Si cela ne plaisait pas à Laura, tant pis pour elle, mais il savait qu’elle serait d’accord, parce que l’argent qu’il gagnerait en surplus permettrait de réaliser son rêve à elle – la Cadillette.
Il ajusta le tablier que lui avait tendu le patron et rejoignit miss Jones devant le brasero, « Bonsoir, miss Jones, » dit-il. Elle tourna la tête, ses yeux bleus parurent s’illuminer et ses cheveux ressemblaient au soleil levant par une brumeuse matinée de septembre, « Bonsoir, monsieur. » dit-elle. Une brise de septembre se leva dans la nuit de juin et souffla à travers le stand. Et ce fut comme de retourner de nouveau en classe après un interminable et futile été.
(Traduit par Arlette Rosenblum.)