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La sève de l'arbre - MILDRED CLINGERMAN  

La sève de l'arbre - MILDRED CLINGERMAN 
 
  Il est difficile de présenter cette nouvelle. Disons simplement que c'est une histoire de possession, mais sans fantômes ni ectoplasmes, et en même temps bien plus terrifiante, bien plus horrible que ce qu'on est habitué à lire dans le genre. Après « Le rêve », que nous avons publié le mois dernier, Mildred Clingerman y confirme son talent dans le domaine du fantastique psychologique, celui qui creuse dans les replis profonds de l'esprit humain.  
 
 
 
Margaret Abbott avait l'impression que plus ses enfants grandissaient, plus ils tenaient à ce que la famille respecte scrupuleusement les traditions de Noël. Il y avait quelques jours, Margaret avait lancé la suggestion qu'ils pourraient peut-être essayer d'imaginer quelque chose de nouveau cette année, pour changer un peu, mais les enfants avaient poussé de tels cris d'horreur et défendu leur arbre de Noël avec une telle véhémence, qu'impressionnée, elle avait battu précipitamment en retraite. Avec un certain amusement du reste à voir ces habitudes qu'elle s'était donné tant de mal pour imposer, au cours des années, faire office maintenant de rituel immuable et sacré. Il faudrait donc qu'elle supporte encore l'affreux malaise secret qu'elle éprouvait chaque fois qu'elle entrait avec ses enfants chez Cravolini pour acheter le sapin. Elle essaya de se donner du courage, de se remonter le moral en se répétant qu'après tout, elle pouvait bien supporter de souffrir une heure par an, si, en échange, ses enfants étaient heureux jusqu'au Noël suivant. Et puis, cet épisode prenait toujours place suffisamment tôt avant Noël pour ne pas lui gâcher tout le plaisir de cette fête.  
 
Bonnie avait quatre ans quand on avait acheté l'arbre chez Cravolini pour la première fois. À cette époque, Bruce, lui, n'était encore qu'un gros bébé toujours en train de gigoter. Et il était si fatigant à porter que Don avait finalement donné les paquets à Margaret et avait perché le gamin sur ses épaules. Margaret se souvenait de ce soir-là comme si c'était hier. Toute la journée, on avait promis à Bonnie que le soir, à l'heure où les vitrines seraient resplendissantes de lumière, tous quatre ensemble sortiraient dehors et que ce serait elle qui donnerait les ordres. Ses parents lui obéiraient, s'arrêtant quand elle voudrait, allant dans les magasins qu'elle choisirait. Don et Margaret s'étaient dit que leur petite fille serait morte de fatigue au bout d'un moment, mais qu'elle voudrait certainement profiter jusqu'à la fin de sa puissance ; ils la laisseraient alors choisir le sapin de Noël. On le porterait ensuite en grande pompe jusqu'à la voiture, sous la protection de Bonnie, valeureux chevalier du Graal. Et, une fois que Bonnie serait dans la voiture, on n'aurait sans doute pas beaucoup de mal pour la ramener à la maison et la mettre au lit. Avec l'odeur mystérieuse de l'arbre et le long trajet du retour, épuisée par toutes ces émotions, elle serait certainement en train de dormir quand on arriverait.  
 
Mais en réalité – comment avaient-ils pu s'attendre à autre chose ? – la petite fille, loin d'être fatiguée, refusa systématiquement tous les arbres qu'on put lui proposer. Margaret avait mal aux pieds et aux reins – Bruce devenait horriblement lourd à porter. Elle essaya de cacher son énervement pour montrer encore un dernier arbre à Bonnie, qui se contenta de regarder d'un œil froid la masse sombre qu'on lui mettait sous le nez, et dit : 
 
— « Non, il est trop petit. Papa, je veux qu'on aille par là. » 
 
Elle montra du doigt une rue noire, qui menait au quartier des usuriers, des prêteurs sur gages et des innombrables petites boutiques remplies de toute une bimbeloterie de bijoux de deux sous. Un quartier derrière lequel s'étendait une région vague, encombrée d'immeubles délabrés, domaine des fripiers et des petits cordonniers, et de maisons abandonnées, en ruine, où s'amoncelait tout un fouillis de vieilles choses cassées. 
 
— « Non, » dit Margaret. « C'est ridicule. Qu'est-ce que tu as contre cet arbre, Bonnie ? Il n'est pas si petit que ça. Et il n'est pas question que nous allions dans ce quartier. Il n'y a absolument pas d'arbres de Noël par là ; je n'ai pas raison, Don ? » 
 
Don eut un hochement de tête, mais en même temps il faisait un sourire à sa fille. Et elle l'entraînait déjà vers le croisement. 
 
« Comme un gros lourdaud de Saint Bernard, » se dit Margaret, « qui se laisse mener par le bout du nez par une gamine pleurnicharde ! » Sans bouger, elle regarda son mari et sa fille qui s'éloignaient. Elle avait l'impression que c'étaient des inconnus. Mais arrivés au bord du trottoir, ils se retournèrent pour l'attendre ; Don avait l'air timide et mal à l'aise, comme le mari qui sait que sa femme est de mauvaise humeur, mais pas assez pourtant pour lui faire une scène ; Bonnie le tirait toujours par la main, tout en lançant de petits sourires à sa mère, comme pour l'inviter à venir. Margaret, furieuse, laissa son arbre, mit Bruce à cheval sur son autre hanche, et partit les rejoindre. 
 
Le feu passa au rouge et ils traversèrent. Don ralentit et dit à sa femme en se tournant vers elle : 
 
— « Tout va bien, mon lapin ? Tiens, prends les paquets, je vais porter Bruce. Si tu préfères, tu peux aller nous attendre dans la voiture. Bonnie et moi, on va juste aller voir un peu plus loin ce qu'il y a dans cette rue. Pour être sûrs. Elle dit qu'il y a un endroit tout près d'ici où ils ont de très grands arbres ! Il regarda Bonnie et lui demanda : « C'est vrai, hein, Bonnie ? Mais comment le sais-tu ? » 
 
— « Je les ai vus. Viens, Papa. » 
 
— « Elle a dû sans doute en voir, » reprit Don. « Peut-être la semaine dernière quand on a traversé la ville en voiture. Tu sais, les enfants remarquent toujours des choses auxquelles nous ne faisons pas attention. Tu penses, avec toute cette circulation, comment est-ce qu'on aurait le temps de faire attention à quoi que ce soit ! Et puis, Margaret, tu te rappelles, c'est toi qui lui a dit qu'elle pourrait choisir l'arbre. D'après toi, il fallait donner des habitudes, des traditions aux gosses, ça leur donnait un sentiment de permanence, de sécurité. Tu sais ce que je veux dire. Et maintenant, si ce n'est pas elle qui choisit celui qu'elle veut, Noël ne voudra plus rien dire pour elle. Tu ne crois pas ? Moi, en tout cas, c'est comme ça que je vois les choses. » 
 
Margaret se rapprocha de lui, lui prit le bras et le serra bien fort, pour lui montrer que c'était fini, qu'elle lui pardonnait et qu'elle s'excusait en même temps. Don lui sourit et elle sentit comme une brusque bouffée de chaleur qui lui passait dans tout le corps. Un long moment, elle le regarda sans rien dire, avec dans les yeux cette expression tendre et brûlante à la fois – « son regard plein de fumée », comme il disait – qu'elle avait toujours quand montait en elle le désir. Don la fixa droit dans les yeux lui aussi, brusquement en éveil, mais il se détendit presque aussitôt et lui dit en souriant ironiquement :  
 
— « Pas ici et pas maintenant. Tout à l'heure, tu pourras m'en reparler ! » 
 
Margaret, heureuse, esquissa en chantonnant deux pas de danse. Les enfants rirent aux éclats. Mais ils se trouvèrent tout à coup devant la vitrine d'une espèce de bazar, avec l'enseigne : « CHEZ CRAVOLINI, TOUS LES ARBRES DE NOËL. » 
 
C'était sans doute à cause de leur gaieté à tous après avoir pénétré dans le magasin que cette première visite chez Cravolini resta toujours pour Don et pour les enfants comme un souvenir merveilleux. Tout au début, Margaret aussi trouva une sorte de charme un peu mystérieux à ses hangars mal éclairé. À perte de vue, on ne voyait que rangées après rangées de troncs de sapins, et la subtile odeur des arbres avait quelque chose d'étrangement excitant. Par terre, de la sciure humide, et aux murs, à même le papier déchiré et les taches d'humidité, des reproductions de Délia Robbia et des quantités de ces guirlandes scintillantes dont on se sert pour décorer les arbres de Noël. Aussitôt qu'ils étaient entrés, Bonnie était partie en courant vers les plus grands arbres qui se trouvaient dans le fond du magasin et ses parents l'avaient perdue de vue sans avoir eu le temps de dire un mot ; Don s'était élancé à sa poursuite, tout en continuant de porter Bruce, laissant Margaret toute seule sur le pas de la porte. 
 
Don l'avait à peine quittée que l'envahit l'étrange et vague certitude que tout ceci était « déjà arrivé. » C'était la première fois qu'elle éprouvait cette sensation depuis l'époque où, toute jeune, elle se sentait capable de prédire à l'avance et dans leurs moindres détails les événements qui allaient se produire. Et déjà sa chair se hérissait à l'idée de ce contact qu'elle allait subir… qu'elle subissait.  
 
Elle sauta en l'air, fit demi-tour sur place et fixa dans les yeux – des yeux noirs comme la nuit – l'homme qui debout à côté d'elle venait de poser sa main sur son bras nu. Oui, elle l'avait bien déjà vu dans ce rêve qui l'avait si souvent assaillie, ce cauchemar étrange, interminable dans lequel elle hurlait au secours, réclamait de tout son être de l'affection, de la sécurité, de l'amour, pour voir au contraire toute une forêt de troncs d'arbres se refermer sur elle et lui cacher la lumière. « Les arbres, les arbres…» murmura Margaret. La vision s'effaça lentement. Par-dessus les paquets qui l'encombraient, elle regarda la main sombre qui caressait doucement le duvet doré de son bras nu. « C'est l'été dernier, quand j'ai passé mon temps à nager, que j'ai tellement blondi, » se dit-elle. 
 
Puis le souvenir du cauchemar s'éteignit. Margaret se redressa, s'efforçant de chasser l'espèce de torpeur qui l'avait envahie depuis que cet homme inquiétant, repoussant, avait commencé à lui caresser le bras. Elle réussit à briser le contact. Tous ses paquets allèrent dégringoler par terre. Il s'agenouilla par terre à côté d'elle pour l'aider à les ramasser, sa tête si proche de la sienne que lui parvenait aux narines l'odeur grasse et répugnante de ses cheveux. Cette odeur – et brusquement elle vit (ou revit ?) l'image de la petite chambre misérable à la porte entrouverte, avec le lit et sa couverture élimée, et les oignons en train de rissoler dans de l'huile d'olive sur le réchaud à gaz. Et l'homme à la fenêtre, le dos tourné… 
 
Il avait besoin d'elle ; personne d'autre n'avait autant besoin d'elle. Et puis la Mamma lui avait dit de s'occuper d'Alberto. Comment aurait-elle pu le laisser seul ? Mais la Mamma était morte… Et comment aurait-elle pu savoir tout ce qu'Alberto lui avait appris, toutes ces horreurs ?… 
 
La voix de Don, son ton sec, la fit brusquement échapper au rêve qui l'avait à nouveau emportée. Margaret soupira ; un soupir qui ressemblait à un sanglot. Elle leva les yeux vers son mari et lui sourit. Il lui tendit la main pour l'aider à se relever et se baissa pour ramasser les paquets. L'homme se présenta à Don. Il était Mr. Cravolini, le propriétaire du magasin ; il s'était aperçu que la dame était très pâle, comme si elle allait s'évanouir. Il s'était précipité pour l'aider, mais il n'avait réussi qu'à lui faire peur ; elle ne l'avait pas entendu venir – à cause de la sciure sur le sol probablement. Don gardait les yeux fixés sur Cravolini, comme s'il cherchait à pénétrer sa pensée au-delà de ses dires. Margaret sentait que Don avait compris que l'autre mentait ; au moindre mot, à la moindre insinuation tant soit peu équivoque, tant soit peu insolente, il l'attraperait par le col et le secouerait jusqu'à ce qu'il demande grâce. Mais Don ne cherchait jamais inutilement la bagarre. Bien souvent, le soir, alors qu'ils étaient allongés l'un à côté de l'autre, Don lui avait parlé de ses années d'adolescence avec une sorte de honte, heureux de ne plus être à cet âge trouble et brutal, de ne plus sentir en lui le besoin de montrer à chaque instant qu'il ne craignait personne, avouant à Margaret qu'il avait plus d'une fois eu peur malgré toutes ses bravades. Don était de ce genre d'homme qui croit aux compromissions salutaires, celles qui permettent aux gens de vivre en société ou de travailler ensemble sans trop de heurts. Mr. Cravolini avait fait une erreur. Trouvant Margaret toute seule, il en avait profité pour lui faire une invite non déguisée. Il s'était trompé ; il devait s'en rendre compte maintenant. C'était fini. On n'en parlerait plus. Rien qu'à voir l'expression de son mari, Margaret comprit tout de suite qu'il n'allait rien faire, et elle cacha au fond d'elle-même, avec un petit pincement au cœur, sa déception. « Un coup de poing, et tout aurait été terminé pour de bon, » se dit-elle. Elle fronça les sourcils, essayant d'y voir clair au milieu de son chaos intérieur, de ses pensées qui s'entrechoquaient et de cette vision de l'horrible petite chambre, à la porte maintenant grande ouverte, comme si on l'attendait… 
 
Entre deux rangées de sapins, Don l'emmena jusqu'à Bruce et Bonnie qu'elle trouva pelotonnés l'un contre l'autre tout près de l'arbre qu'ils avaient choisi. C'est à peine si Margaret regarda l'arbre. Elle sentait que Don était agacé à cause d'elle – chaque fois qu'on faisait à Margaret des propositions, il était persuadé que c'était à cause d'elle que ça arrivait. Non qu'elle dît ou fît quoi que ce soit de particulier, mais simplement parce qu'elle avait l'air d'être dans les nuages, d'être vacante. 
 
Il lui répétait souvent : 
 
— « Arrête-toi donc de te promener dans la rue avec l'air de rêver en plein jour. Quand tu as cette expression lointaine sur la figure, on croirait que tu es prête à répondre à n'importe quelle invite, pour aller prendre un verre aussi bien que pour te coucher dans un lit. » 
 
Bonnie était en train de faire la roue à côté de l'arbre, en répétant sans arrêt un petit refrain qui agaçait les nerfs et que Bruce allait sûrement comprendre d'une seconde à l'autre : 
 
« C'est pas lui qui l'a choisi, c'est pas lui…»  
 
Bruce, c'était visible, se rendait déjà compte qu'il y avait dans ce refrain une intention blessante pour sa dignité. Il fronça les sourcils et prit les trois grandes inspirations qui précédaient toujours le hurlement le plus strident de son répertoire. 
 
Margaret se dépêcha de le prendre dans ses bras, tandis que Don et Bonnie battaient précipitamment en retraite en murmurant vaguement qu'il fallait aller payer Mr. Cravolini. Bruce cria comme convenu, hurlant sa rage à la face d'un monde qui le brimait, qui l’enchaînait, qui l'étouffait. Margaret, pour le calmer, se mit à faire les cent pas entre les rangées d'arbres, se demandant pourquoi Don et Bonnie étaient si longs à revenir. 
 
Tout à fait dans le fond du magasin, où l'éclairage était très faible, elle vit toute une série de bougies de Noël fabriquées certainement par le patron. Sans s'arrêter de secouer Bruce qui ne voulait pas se taire, elle alla les regarder de plus près. Dans un gracieux chandelier en forme de gerbe, il y avait quatre ravissantes bougies bleu pâle de différentes longueurs. Tentant, mais probablement très cher, se dit Margaret. Elle fit demi-tour pour s'en aller, mais juste à côté d'elle, se trouvait Mr. Cravolini. 
 
— « Les bougies vous plaisent ? » demanda-t-il à voix basse. 
 
— « Où est mon mari ? » dit Margaret en gardant obstinément les yeux fixés sur les cheveux blonds de Bruce. Oh ! que la porte ne se rouvre pas… 
 
— « Votre mari est parti chercher votre voiture. Avec votre fille. L'arbre est bien trop grand pour qu'on puisse le porter jusque là-bas. De quoi avez-vous peur ? » 
 
— « Je n'ai pas peur…» 
 
Ses yeux se noyèrent un moment dans ceux de l'homme. Celui-ci avait l'air de s'estomper en quelque sorte. Elle avait l'impression de ne plus savoir qui il était en réalité. 
 
— « Nous sommes-nous déjà rencontrés ? » lui demanda-t-elle. 
 
— « Je vous ai presque rencontrée une fois, » dit Cravolini. « J'étais à une fenêtre. Votre image se reflétait dans la vitre, mais quand je me suis retourné, vous n'étiez plus là. Dans la pièce, il n'y avait personne d'autre que ma sœur… l'idiote…» Il cracha par terre. « Ce jour-là, j'ai fait une bougie exprès pour vous. Attendez une seconde. » 
 
Avec des gestes rapides et précis, il alla fouiller derrière les cartons d'emballage sur lesquels étaient exposées les autres bougies. Et il la lui mit dans la main avant qu'elle eût seulement le temps de la voir. Horriblement rose, épouvantablement lisse, et grosse au point de lui remplir la main. Pourquoi ne pas avoir fait une franche reproduction de ce que l'objet voulait suggérer ? Ç’aurait été encore moins indécent, se dit-elle. Elle laissa tomber la bougie et courut aussi vite qu'elle put, Bruce toujours dans ses bras, vers le devant du magasin qui était l'endroit le mieux éclairé. Don était en train de ranger la voiture au bord du trottoir. Margaret se précipita sur la portière avant et s'écroula sur la banquette. Bonnie s'était élancée dehors pour aller aider son père à ramener l'arbre. Margaret se cacha la figure contre la nuque chaude et tendrement odorante de Bruce qui se mit à rire au bout d'un moment. 
 
Par la suite, elle fut toujours incapable de se souvenir du retour à la maison. Elle était probablement restée assise sans bouger, sans ouvrir la bouche, dans un de ces moments spéciaux où elle était « perdue, » comme disait Don. Le matin suivant, elle s'aperçut avec surprise que Bonnie avait choisi l'un des plus grands et des plus beaux arbres de Cravolini, et que ce dernier lui avait fait cadeau des bougies bleu pâle, qu'il avait enveloppées dans du papier de soie. 
 

 
* * 
 
Tous les ans par la suite, elle s'était promis que les autres iraient acheter tout seuls l'arbre de Noël, sans elle. Mais pour une raison ou une autre, elle s'était toujours trouvée dans l'obligation de les accompagner – parce qu'elle avait encore une course à faire dans ce quartier, parce qu'il lui restait quelque chose à se procurer dans un magasin, ou tout simplement parce que Don lui disait carrément de ne pas se conduire comme une enfant, qu'il était incapable de se débrouiller tout seul avec Bruce, Bonnie et en plus le plus grand arbre de Noël de toute la ville. Et une fois arrivée au magasin, elle n'avait jamais pu échapper aux sourires onctueux de Cravolini. Si elle restait dans la voiture, c'était lui qui sortait dehors pour venir lui parler. Alors, autant rester avec Don et les enfants en faisant bien attention à ne pas les laisser s'éloigner d'elle. Mais il y avait toujours quelque chose qui venait les séparer. Pour un motif ou pour un autre, chaque fois les trois autres la laissaient toute seule ; au bout d'un moment, leurs cris de joie lui parvenaient aux oreilles de derrière les arbres et quand elle voulait les rejoindre, elle trouvait toujours Cravolini qui l'attendait, lui barrant le chemin. Lui, elle n'arrivait jamais à l'éviter. Quelquefois, au Jour de l'An, à l'époque où tout le monde parlait des bonnes résolutions à prendre, elle se promettait que cette année-ci elle raconterait à Don au moins un peu de tout ce que Cravolini lui disait – lui faisait – et que ce serait fini ; après cela, jamais plus ils ne remettraient les pieds dans son magasin. Mais elle ne le faisait jamais. Et comment expliquer maintenant à Don pourquoi elle ne lui avait pas raconté tout cela plus tôt ? Pourquoi ne lui avoir rien dit la première fois ? 
 
Non, c'était impossible, elle ne pouvait pas lui parler de ce rêve horrible et interminable. Comment une femme de plus de trente ans aurait-elle pu expliquer à son mari ces angoisses de femme de vingt ans ? Oh ! non, il ne pourrait jamais comprendre, c'était inutile. 
 
Chaque année, quand arrivait à la maison la carte de Cravolini annonçant l'ouverture de son magasin, Margaret était brutalement réveillée ; le tumulte succédait à la paix qu'elle finissait toujours par retrouver une fois Noël passé. Comme si, dans son cerveau, il y avait eu une blessure qui s'ouvrait à Noël pour se cicatriser, se calmer pendant le reste de l'année. Mais la porte de la chambre était toujours ouverte, et à chaque Noël, il y avait quelque chose qui essayait de la faire entrer de force à l'intérieur. L'âme de Margaret combattait de toutes ses forces l'ennemi qui semblait être toujours présent à côté de Mr. Cravolini (caché derrière les arbres, dans les recoins obscurs), mais après chaque lutte, elle se retrouvait épuisée, à bout d'énergie, incapable de pouvoir trouver les mots qu'il aurait fallu dire pour expliquer ses tortures… 
 
« Si seulement Don pouvait se rendre compte, » se disait-elle. « S'il n'y avait pas besoin de parler. Voilà ce qu'il faudrait…» 
 
Et dans ces moments-là, elle s'accusait de faire comme Bruce qui ne savait que crier et pleurer. 
 
Chaque fois qu'elle voyait Cravolini, la vision de cauchemar devenait de plus en plus réelle, organisée. Le petit homme était très aimable avec eux maintenant chaque fois qu'il les voyait. Ils faisaient partie de « ses plus anciens clients » ; les parents avaient toujours droit à ses vœux les plus chaleureux, et les enfants à des bougies et à des décorations pour leur arbre. Margaret s'était imaginé que cette année-ci, elle arriverait peut-être à persuader Bonnie et Bruce de changer de genre d'arbre, d'acheter quelque chose d'un peu plus moderne, d'un peu plus excitant, un de ces arbres artificiels, par exemple, avec une quantité de petits flocons roses collés dessus, comme on les faisait maintenant. N'importe quoi, mais quelque chose d'autre. Mais ils lui avaient tous ri au nez, et ils avaient pris un air choqué devant son manque de sensibilité ; presque comme si elle proposait de ne pas fêter Noël. 
 
Je me demande si je vais la voir cette année, se dit Margaret. Elle, la sœur d'Alberto. Elle la connaissait tellement bien maintenant. Elle savait qu'elle était idiote, mais qu'elle avait l'oreille fine, fine – une fois, elle avait entendu Alberto lui dire à voix basse le désir qui le brûlait : il y avait eu des rires étouffés et des grognements presque inhumains dans le fond du magasin, à l'endroit où Alberto empilait ses arbres de réserve. Elle s'appelait Angela ; elle était monstrueuse, obèse, laide. Inmariable, disait Alberto. Margaret avait appris une bonne partie de ce qu'elle savait sur Angela grâce à ces confidences d'Alberto (qu'elle n'avait pas demandées, oh ! non, qu'elle n'avait pas provoquées !). Et le reste, elle l'avait vu dans l'horrible cauchemar qui l'envahissait chaque fois qu'elle entrait dans le sordide magasin, pour la quitter seulement au moment où Don lui parlait, la rappelant à une autre vie. 
 
Certains jours de sa vie avec Don, Margaret avait dû s'avouer à elle-même que le rêve la réclamait, qu'il avait le pouvoir de l'attirer. Elle avait envie d'en connaître la fin. C'était comme un livre trop court qui vous laisse insatisfait, sur votre soif… Et c'est pourquoi elle finit cette année encore par céder aux enfants, à la tradition, et reprendre une fois de plus le chemin de chez Cravolini. 
 
Margaret sentait qu'elle était belle ce soir-là. Sa robe de velours rouge sombre lui allait merveilleusement. Et les petits anneaux d'or de ses boucles d'oreilles tintaient à ses oreilles ; elle avait un peu l'impression d'être une gitane splendide et arrogante. En chemin, Don et elle s'étaient arrêtés à leur petit bar favori pendant que les enfants faisaient leurs achats dans les magasins. 
 
« Que ce soit à cause des verres, » se dit Margaret, « ou parce que je suis sûre que ce soir tout sera fini avec Cravolini, en tout cas, je me sens bien. » 
 
Don venait de la quitter brusquement, bafouillant un vague prétexte, comme il faisait toujours chaque fois qu'il voulait être seul pour pouvoir acheter un cadeau à Margaret. Il lui avait dit d'aller directement chez Cravolini parce que les enfants devaient déjà être en train de les y attendre. Pour la première fois, Margaret n'avait pas peur d'entrer dans la boutique. 
 
Les enfants n'étaient pas encore là, mais la femme, elle, elle y était. Angela. Margaret la reconnut tout de suite, de même qu'elle avait reconnu son frère la première fois qu'elle l'avait vu. Angela détailla Margaret des pieds à la tête ; elle avait l'air amusée ; on pouvait voir sur sa figure qu'elle était au courant de ses rencontres brûlantes avec son frère. Elle ne cherchait pas à le cacher. Margaret ouvrit la bouche, mais la femme, d'un signe de tête, lui montra le fond du magasin. Margaret resta immobile. Le rêve se levait en elle. 
 
Alberto attend, là, derrière les arbres de Noël. Oh ! le doux nid, la couche élastique qu'il t'a préparée par terre avec des branches d'arbre ! 
 
Margaret se mit en marche, Angela marchant à côté d'elle. 
 
Il faut y aller. Il a besoin de moi. Mamma a dit qu'il fallait s'occuper d'Alberto. Que je me gagnerais une couronne au Ciel… Savait-elle quel frère étrange était Alberto ? Savait-elle comment il avait acquis les sept pouvoirs des vieux livres secrets ? Et qu'il me les a appris ? Il aura ce qu'il désire, et moi aussi… Tiens, Alberto, voici cette âme fière et stupide, tu l'as gagnée… Écoute, Don et les enfants sont à la porte. 
 
Margaret trouva le lit, le nid derrière les arbres. Alberto était là qui l'attendait. Elle entendit Don qui l'appelait ; elle se débattit de toutes ses forces pour lui répondre, pour essayer de se lever, d'aller jusqu'à lui. Mais elle était si grosse, si laide… Elle entendit la voix douce et chaude de l'autre femme qui répondait à Don, entendit ses cris de joie en compagnie des enfants, et ses protestations amusées en voyant la taille de l'arbre qu'ils avaient choisi. Margaret lutta désespérément et réussit à les entrevoir une dernière fois, tous les quatre ; elle vit la robe de velours rouge sombre que portait la femme, elle entendit le tintement provocant des boucles d'oreilles, et ils étaient partis.  
 
« Toute une année à attendre, » pensa Margaret. « Et l'année prochaine, peut-être qu'ils ne viendront pas. Elle y veillera. » 
 
— « Ma sœur, mon amour…» ronronnait Alberto à son oreille. 
 
(Traduit par Yves Rivière.)

(c) Bernard SAUNIER - Créé à l'aide de Populus.
Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
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