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Son et lumières - IDRIS SEABRIGHT

Son et lumières - IDRIS SEABRIGHT 
  
Idris Seabright, la reine de l'insolite, opère un peu à la façon d'un miroir déformant. À travers sa vision, les thèmes les plus classiques prennent un aspect inquiétant et baroque, frisant parfois la bouffonnerie. Elle nous offre aujourd'hui sa propre version d'un sujet très « space-opera » : la métamorphose de l'existence humaine dans l'espace, sous l'influence d'un mystérieux phénomène biologique.  
Cette nouvelle fut écrite au temps où il y avait trente-cinq magazines américains de science-fiction mensuels et où Arthur Clarke, lorsqu'on lui demandait s'il y avait des fanatiques qui les lisaient tous, répliquait : « S'il y en a, je me demande comment ils font pour que ces énormes paquets échappent à la vigilance des gardiens de l'asile ! » C'est un peu dans l'optique d'une parodie de la mauvaise science-fiction qu'il faut considérer le texte d'Idris Seabright.  
    
« C'est vous qui provoquez ça ? » questionna miss Abernathy. 
— « C'est vous ? » riposta-t-il. Ses fins sourcils s'étaient relevés. 
— « Certainement pas. » 
— « N'en soyez pas si sûre. Vous pourriez ne pas en avoir conscience. Et c'est exactement le genre de choses que ferait une femme. » Il la regardait avec un air de dégoût tellement vif que miss Abernathy pensa : « Il est bien réel. Pas comme les autres. Mais il n'est pas exactement un homme. » 
Elle détourna son regard vers l'eau bleue de la piscine, à la surface lisse. 
La piscine était ce qu'elle avait préféré à bord du S. S. Vindemiatrix, mais dorénavant elle n'y trouvait ni inspiration ni consolation.  
— « Mais… qu'allons-nous faire ? » demanda-t-elle ; elle regarda Mr. Faxon de nouveau. 
— « Attendre jusqu'à ce que nous ayons trouvé, je pense, » répondit-il. « C'est tout ce que nous pouvons faire. Celui de nous qui ne sera pas transformé…»  
— «… sera le responsable, » compléta-t-elle. 
— « Exactement. » 
Il lui tourna le dos et s'éloigna, frayant son chemin parmi les mannequins qui peuplaient les bords de la piscine. Mr. Pooley, miss Davis, Mr. Elginbrod, Mr. Harris, miss Raylor… comme ils étaient nombreux ! 
Sans mentionner le commandant et le premier maître dans la salle à manger et tous les autres qui, transformés dans le privé, restaient assis ou debout, impassibles dans la solitude de leurs cabines. Vingt-cinq ou trente personnes, tous des mannequins, tous soigneusement bourrés de son, tous possesseurs d'une fine peau de chevreau. 
L'esprit de miss Abernathy se reporta à son quatrième jour à bord du Vindemiatrix, et à la première transformation. Elle était alors près du plongeoir, et parlait à Mr. Pooley. 
— « C'est une piscine agréable, » avait-elle dit. 
— « Oui, agréable, » avait-il répondu. 
— « Et la couleur de l'eau… elle était agréable aussi. » 
— « Oui. Elle est agréable. » Une étincelle de personnalité avait-elle brillé derrière les beaux yeux de Mr. Pooley ? Toujours est-il qu'il avait ajouté une réflexion originale. « La couleur des lumières au-dessus… je l'aime bien aussi. Elle est agréable. » 
— « Vraiment ? » Une pointe de perversité avait envahi miss Abernathy. « Vous ne trouvez pas qu'elle serait plus agréable si le jaune était plus vif ? Un peu plus proche de l'éclat du soleil ? » Il était vrai que la lumière diffusée sur la piscine avait un aspect fumeux, glauque, comme l'éclat sulfureux d'une tornade de sable. Le robot qui avait mis au point la construction s'était trompé. 
Mr. Pooley avait semblé ne pas l'entendre. 
— « Elle est agréable, » avait-il seulement répété, comme si elle n'avait rien dit. 
Miss Abernathy lui avait tourné le dos avec mépris. Quel mannequin que cet homme ! Ils étaient tous des mannequins. Tout ce qu'ils savaient faire, hommes et femmes, c'était de répéter « Comme c'est agréable », ou « Comme c'est intéressant », en croyant qu'ils avaient dit quelque chose. Elle avait été folle de penser que les passagers d'un astronef marqueraient une amélioration sur ses collègues de bureau. Les voyageurs romantiques de l'espace, une fable ! 
Où y avait-il des gens capables de faire des choses ? Étaient-ils tous disparus ? Sûrement, les hommes qui avaient conçu les machines… Mais à présent les machines se concevaient elles-mêmes. Elles s'en tiraient d'ailleurs mieux que n'importe quel être humain. 
Elle avait quitté Mr. Pooley, puis s'était glissée dans l'eau turquoise du grand bain. Elle avait nagé deux fois d'un bout à l'autre. Ensuite, sortant de l'eau, elle était revenue près de Mr. Pooley. 
Il était resté exactement à l'endroit où elle l'avait laissé. S'approchant de lui, elle vit pourquoi il n'avait pas bougé. Il ne bougerait plus jamais. Il était… il était… 
Non, ce n'était pas possible. La mâchoire de miss Abernathy s'était affaissée. Elle devait avoir une hallucination. On le lui avait présenté quelques heures avant, à peine. On ne lui aurait pas présenté un mannequin, non ? 
Elle avait jeté les yeux autour d'elle. Personne ne les avait regardés, personne ne leur accordait d'attention. Délicatement elle avait allongé les doigts et touché le bras de Mr. Pooley. Ce bras était frais, doux et crémeux, comme du chevreau de bonne qualité. 
La cloche du thé avait sonné. Les gens avaient commencé à sortir de l'eau. Miss Abernathy était partie avec eux. À la porte de la piscine, elle avait regardé en arrière. Mr. Pooley était toujours debout, là-bas. 
La deuxième transformation s'était produite à l'heure du dîner. Le commandant – ils dînaient tous à la table du commandant – parlait de sa belle voix prenante. Miss Abernathy l'écoutait avec plaisir. Le commandant se rapprochait du genre d'homme qu'elle avait espéré rencontrer. Il savait des choses. Il faisait des choses. Il avait des idées. Il était déjà marié, sans aucun doute. Mais – bah – elle s'en moquait. Tout vaudrait mieux que d'être mariée à un des mannequins habituels, comme Mr. Pooley. S'il était marié, elle s'en moquait. Elle pourrait être sa concubine. 
— « En ce moment même, nous traversons une région de l'espace exceptionnellement intéressante, » avait dit le commandant. « Nous longeons les franges d'un énorme nuage composé d'hydrogène et de minuscules particules de poussière. Bien que, selon les standards habituels, le nuage de gaz soit à vrai dire peu dense (il contient environ dix atomes d'hydrogène par centimètre cube), sa densité est dix ou vingt fois plus forte au centre. Le nuage est fortement magnétisé. En fait, on considère qu'il est allongé dans le sens des lignes de force magnétiques interstellaires. Il s'y produit parfois des phénomènes extrêmement intéressants. » 
— « Est-ce dangereux ? » voulut savoir miss Abernathy, se penchant avec avidité. 
— « Aucunement. Simplement intéressant. Nous longeons les franges d'un énorme nuage composé d'hydrogène et de minuscules particules de poussière. Bien que, selon les standards habituels, le nuage de gaz soit à vrai dire peu dense (il contient environ dix atomes d'hydrogène par centimètre cube), sa densité…» 
Miss Abernathy s'était aperçue qu'il se répétait mot pour mot. Il ne savait rien de plus, ou n'avait pas plus d'idées, que les autres. Il avait probablement appris par cœur l'exposé complet, sur l'un des rubans imprimés d'une des machines à donner les nouvelles. 
Sa concubine, vraiment ! Elle eut un sursaut de dégoût envers elle-même. Comment avait-elle pu avoir une telle idée ? 
— «… allongé dans le sens des lignes de force magnétiques interstellaires, » terminait le commandant. « Il s'y produit parfois des phéno…» 
Il s'était arrêté au milieu du mot. Miss Abernathy s'était penchée vers lui avec une sorte de pressentiment coupable. Comme elle regardait, un mince filet de sciure dégoulina de la narine du commandant. 
Les autres, certainement, devaient s'être écartés un peu. N'y avait-il pas eu un mouvement, un frémissement silencieux, autour du commandant et d'elle-même – une très légère pause dans la conversation du groupe attablé ? Mais ils avaient presque aussitôt recommencé à parler, disant que les choses étaient agréables, intéressantes, bonnes. À la fin du dîner, ils s'étaient tous levés, laissant à table le commandant assis. 
Il était toujours là au petit déjeuner qui suivit. Miss Abernathy, retournant plus tard à la salle à manger, avait trouvé un des robots-servants en train de l'épousseter. 
Après cela, il y avait eu une quantité de transformations. C'était après la sixième, ou peut-être était-ce la septième, que le comité avait été formé. 
Mr. Elginbrod avait été élu président. Il avait, disait-il, déjà été dans l'espace. Les servo-mécanismes devaient être détraqués. Il fallait se plaindre. 
— « Oui, » avait fait miss Davis en écho. « Nous devrions nous plaindre au commandant. » 
Miss Abernathy avait un peu haussé les sourcils. 
— « Au commandant ?…» 
— « Bon, enfin, au premier-maître. À une autorité. On ne peut savoir quand ces choses s'arrêteront. N'importe lequel d'entre nous peut être frappé à son tour. » 
— « Absolument, » grommela Mr. Elginbrod. Il paraissait aussi fat que d'habitude, mais ses yeux avaient un aspect égaré, vitreux. « Miss Davis a raison. Il faut faire quelque chose. Je suis d'…» 
Il s'arrêta. Miss Abernathy, l'examinant sous la lumière jaunâtre, vit que ses yeux étaient devenus, littéralement, de verre. 
Les autres aussi avaient regardé. Ils commencèrent à reculer. Quand ils furent à distance raisonnable, ils s'enfuirent en courant. Miss Abernathy avait entendu claquer en série les portes de leurs cabines. 
Cela avait marqué la fin du comité. Miss Davis n'avait pas même eu le temps de rejoindre la porte de sa cabine avant d'être pétrifiée sur place. Et miss Abernathy, faisant quelques jours plus tard la ronde des cabines avec un passe-partout qu'elle avait pris au robot-femme de chambre, s'était aperçue que les autres aussi avaient été atteints. Leurs refuges dans les cabines ne leur avaient servi à rien. À présent, ils avaient tous des corps en peau de chevreau, bourrés de son, et des yeux de verre. 

* * 
Était-il douloureux d'être transformé en mannequin ? Apparemment non, puisqu'aucun d'eux n'avait crié à l'instant de la transformation. Mais l'idée était quand même repoussante. Et qui faisait ça ? Était-ce elle ? Était-ce Mr. Faxon ? Ou bien était-ce une chose qui se produisait dans cette région de l'espace où se trouvait le Vindemiatrix ? Il n'y avait personne à interroger, aucun moyen de savoir. Elle et Mr. Faxon étaient maintenant les seuls humains restant à bord de l'astronef. 
Miss Abernathy soupira. Elle regarda la porte par où Mr. Faxon était sorti. Où était-il allé ? Au snack-bar pour manger quelque chose ? Il aimait bien manger. Ou bien au gymnase se faire masser par un des robots ? Il passait son temps à manger, puis à combattre les effets de la nourriture. Malgré tout, il n'était pas si mal que ça. En un sens, il valait plus que n'avaient valu les autres hommes. 
Les quelques jours suivants furent moins pénibles que ne l'avait craint miss Abernathy. Les mannequins autour de la piscine et dans la salle à manger fournissaient une compagnie certaine. Elle alla se baigner plusieurs fois, et y prit plaisir. Aux repas, elle et Mr. Faxon se tenaient aux bouts opposés de la table, séparés par les mannequins, et les robots les servaient ponctuellement. Ce n'était guère différent, vraiment, de ce qui se passait avant la transformation des passagers. 
Cependant, elle dormait très mal. Elle alla voir le robot-médecin et obtint de lui une boîte de pilules somnifères. Ces dernières agirent, mais elle se réveillait en état de dépression. Était-ce la pensée des mannequins attendant impavides dans les cabines voisines, ou bien était-elle personnellement effrayée ? Non, il y avait une autre cause. Subitement, elle sut ce que c'était. Elle se sentait seule. 
Oui, seule. Elle et Mr. Faxon étaient les seuls personnages encore vivants sur l'astronef, et cependant ils n'échangeaient jamais un mot, pas même un bonjour. La plus grande partie du temps qu'ils passaient à table, il restait le nez plongé dans un livre. Il fallait faire quelque chose. Peut-être l'avait-elle mal jugé ? Évidemment, ses manières affectées étaient étranges. Mais… 
Ce soir-là elle s'habilla pour dîner, avec un soin inaccoutumé. Son costume de lamé d'or blanc avec la taille bouffante et la petite culotte dorée. Trois étages de couleur dans les cheveux, avec les parfums correspondants. Des anneaux brillants aux poignets et aux chevilles. Et un maquillage qu'elle n'eût jamais osé arborer auparavant. 
Il lui fallut longtemps pour être satisfaite. Elle fit plusieurs fois remanier sa coiffure par le robot-camériste. Quand elle pénétra dans la salle à manger, le gong du dîner avait déjà retenti. 
Mr. Faxon ne leva pas la tête de son livre. Bon. Elle n'avait pas cru qu'il le ferait. Ce fut seulement lorsque les robots servirent le café qu'elle eut assez de courage pour lui parler. 
— « Puis-je vous demander le sucre ? » demanda-t-elle. Sa propre voix ne lui sembla guère naturelle. 
Sans lever le nez, il poussa le sucrier qui glissa jusqu'à elle sur la nappe. 
« Et la crème, s'il vous plaît ? » fit-elle. 
Cette fois, il releva la tête. Il lui lança un regard foudroyant. 
— « Le pot de crème est à côté de votre coude, » dit-il grossièrement. 
— « Oh !… merci. » Elle avala péniblement sa salive. « Voulez-vous… je pensais… si… peut-être pourrions-nous danser un peu ce soir ? C'est-à-dire… si vous n'êtes pas trop occupé. L'orchestre serait heureux de jouer. » 
— « Non, merci. Quand j'étais moniteur de danse, les femmes m'ont écrasé les pieds pour jusqu'à la fin de mes jours. » 
Miss Abernathy déglutit encore une fois. 
— « Ou bien… nous pourrions jouer au bézigue. Ou nous pourrions voir quels enregistrements stéréo contient la bibliothèque. » 
— « Non, merci. Franchement, miss Abernathy, je ne veux rien faire du tout en votre compagnie. » 
Ce fut presque avec soulagement qu'elle déposa les armes de la tentation. 
— « Pourquoi ? » questionna-t-elle. 
— « Pour deux raisons. D'abord, je pense que vous êtes dangereuse. Terriblement dangereuse, bien que vous l'ignoriez sans doute. Ensuite, je ne vous aime pas beaucoup. » 
Pendant un moment il joua pensivement avec les breloques qui pendaient à son poignet. Il parut sur le point d'ajouter quelque chose. Mais non. Il ferma son livre d'un coup sec, repoussa sa chaise et sortit. 
Miss Abernathy regarda fixement la sortie. Elle avait les joues brûlantes. Il paraissait croire que le responsable devait être elle ou lui ! Comme s'ils étaient ennemis. Elle n'aurait pas cru qu'il la détestait à ce point. Mais peut-être avait-il raison. Oui, peut-être. 
Cette nuit-là elle dut prendre trois pilules somnifères. Mais en s'éveillant elle se sentit alerte et reposée, pas du tout déprimée. 
Elle s'habilla lentement et pensivement, s'arrêtant souvent pour examiner ses ongles, ou arranger un détail de sa toilette. Elle pourrait aussi bien porter ce sage petit ensemble brun, mettre de la poudre d'or mate – et non brillante – dans ses cheveux. Quand on part en guerre (était-ce le cas ? Elle avait les mains terriblement froides…), inutile de porter une grande toilette. 
Elle entra la tête haute dans la salle à manger. Mr. Faxon mangeait déjà : du porridge avec beurre, sucre et crème. Par le couvercle transparent du plat qui était devant lui, elle vit ce qu'il avait choisi ensuite : trois gros pains chauds, garnis de bacon, saucisse, jambon et œufs. Pas étonnant qu'il eût un double menton naissant. 
Elle but son jus de fruit. À vrai dire, elle n'était pas du tout dans son assiette. Elle ne savait pas si elle arriverait à ses fins. Pourtant, cela ne pouvait plus durer. Si Mr. Faxon se trompait, cela n'importait guère. S'il avait raison, autant s'en rendre compte sur-le-champ. 
— « Mr. Faxon, » dit-elle délibérément d'une voix forte, « après le déjeuner nous allons faire une gentille partie de bézigue. » 
Il leva vivement la tête de son assiette de porridge. Son visage était défiguré par la contrariété. (« S'il pense que je suis tellement dangereuse, » songea miss Abernathy, « il aurait tort de s'opposer à moi. ») 
— « Quoi ? Jouer au bézigue avec vous ? Vous êtes folle. Bien sûr que non. » 
Leurs regards s'accrochèrent. Miss Abernathy eut l'impression de se vider complètement. Tout son corps tremblait. Il fallait qu'elle… si elle ne… il… oh !… il…  
Tout à coup cela se produisit. Il y eut une espèce de plop dans l'air entre eux, et les yeux de Mr. Faxon devinrent vitreux. Son corps prit la raideur et la rigidité bien connues. À son tour, il était un mannequin. Elle venait de recommencer. 
Il ne ressemblait guère aux autres. Miss Abernathy se leva et fit le tour des mannequins attablés, pour arriver jusqu'à lui. Elle l'examina de près. Les coutures de la peau de chevreau paraissaient lâches sur son avant-bras. Elle les écarta avec son ongle et fit un trou. 
Hum. Juste ce qu'elle avait pensé. Il n'était pas comme les autres. Il était bourré de coton rose pelucheux, qui sentait la violette. 
Elle tremblait toujours. Elle revint à son fauteuil et s'assit. C'était terrible, c'était horrible ; elle supposait qu'elle était la responsable, mais elle ne l'avait pas vraiment voulu. Pas exactement. Et maintenant elle restait le seul être vivant à bord. 
Que devait-elle faire à présent ? Elle ne savait si elle devait rire ou pleurer. Comme si on voulait hoqueter et éternuer en même temps. Et quoi qu'elle fît, cela ne marquerait aucune différence. Elle restait le seul être vivant… 
Mais au fait, non. Il restait une autre personne en vie, l'astrogateur. Il devait poursuivre sa tâche – ses tâches isolées, très importantes, ultra-savantes – là-haut, à l'avant, dans sa petite cellule cubique. L'astrogateur. Bien sûr, bien sûr !  
Le tremblement de miss Abernathy avait cessé. À vrai dire, il n'était pas étonnant qu'elle n'eût jamais pensé à l'astrogateur. Loin des yeux, loin de l'esprit ; et chacun sait que les astrogateurs sont trop absorbés par leur lourd labeur pour paraître en public. Cela voulait-il dire qu'elle ne devait pas lui faire une visite ? 
Elle hésitait. Mais elle voulait le voir… et elle ferait attention. Après tout, Mr. Faxon s'était peut-être trompé. Le commandant avait dit que d'étranges choses se produisaient dans cette partie de l'espace. 
Courant presque, elle s'élança vers l'endroit de l'astronef où devait se trouver le poste de l'astrogateur. À la fin de la zone de récréation, il y avait une porte verrouillée et un écriteau : « Entrée Interdite ». Elle tourna le verrou et passa la porte. 
L'ambiance devenait plus bruyante. La moquette de la coursive était moins belle, et le ronronnement des machines emplissait l'air. Nerveuse, mais toujours décidée, miss Abernathy hâta le pas. 
Il y avait de plus en plus de portes, d'écriteaux disant « Défense d'Entrer », « Privé », « Entrée Interdite ». Miss Abernathy, sourcils froncés, les dédaigna. 
Enfin, elle arriva au saint des saints. L'écriteau indiquait : Astrogateur. Privé. Entrée formellement interdite. 
Elle essaya la poignée. La porte n'était pas verrouillée. Elle frappa. 
— « Entrez, » fit une voix mâle. 
Miss Abernathy s'avança. Elle ne put réprimer sa stupéfaction. 
Dans le reste du Vindemiatrix, on avait tout fait pour cacher aux passagers la présence de l'espace environnant. Le principe était de leur faire passer deux mois agréables dans un hôtel de luxe. Il y avait seulement, dans le grand salon, deux écrans indirects peu mis en évidence, sur lesquels les passagers pouvaient examiner ce qui les entourait. Personne ne s'était guère servi des écrans. Mais là, dans le poste de l'astrogateur, on réalisait subitement où se trouvait le Vindemiatrix. 
Tout l'avant de la salle était un immense écran indirect. Il était flanqué par un double rang incurvé d'appareils et cadrans énigmatiques. Et tout autour de la pièce, du plancher au plafond, courait une très large ceinture, un zodiaque d'écrans directs. On y voyait la lueur rougeâtre de l'hydrogène ionisé. Le poste semblait encadré d'une brume de feu. 
À part l'éclat rouge du gaz, la seule lumière de la pièce venait d'une lampe voilée de vert au-dessus du siège solitaire de l'astrogateur. 
C'était un endroit assez impressionnant. Quant à l'astrogateur, il était à plat ventre sur sa couchette, et un robot-servant lui faisait un massage. 
Miss Abernathy avança timidement. Presque sous ses pieds, dans les écrans directs, une énorme étoile bleue brillait d'un éclat fixe à travers le brouillard rougeâtre. 
— « Vous êtes l'astrogateur ? » demanda-t-elle. 
— « Oui, madame, » répondit-il avec langueur. Il tourna la tête vers elle. « Asseyez-vous, madame, et le robot vous amènera un drink. » 
— « Merci. » Elle s'assit au bord du fauteuil. « Je n'ai pas soif pour le moment… Ainsi vous êtes l'astrogateur. Ce doit être un travail terriblement important. » 
— « Oh ! ce n'est pas si terrible. » Il bâilla. « C'est Robbie qui fait presque tout. » Il indiqua une grande mécanique, vaguement humanoïde, debout à gauche de la rangée d'instruments.  
— « Ah ! bon… Je pensais que vous autres navigateurs deviez faire des tas de calculs. » Elle se détendit un peu. 
— « C'était comme ça dans le temps. Plus maintenant. J'enfonce un bouton au début du voyage, et les machines nous mènent à destination. C'est à elles que revient le boulot. » 
Il bâilla encore. « Vous ne voulez rien boire, madame ? » demanda-t-il avec une pointe d'espoir dans la voix. « Ils font de très bons drinks. » 
— « Non, merci. » Miss Abernathy essayait de rassembler ses illusions en miettes, « Mais… en supposant que vous vouliez conduire l'appareil ailleurs qu'à Sirius ? N'auriez-vous pas beaucoup à faire dans ce cas ? Des calculs, toutes sortes de choses ? » 
— « Non. Vous voyez cette roue ? » Il la montrait du doigt. « Il y a dessus une liste des étoiles majeures. On règle la roue sur l'étoile qu'on a choisie. C'est du tout cuit. » 
— « Je… je crois que je vais prendre un verre, » dit miss Abernathy. Tandis qu'on apportait la boisson, elle demanda : « Cependant… je suppose que vous devez vous sentir un peu seul, non ? » 
— « Non. » Il se mit sur le dos, exposant sa poitrine musclée, et un côté de son beau visage. « Pas le droit de me mêler aux passagers. Mauvais pour le moral. Non, ça ne fait rien. Je dors beaucoup. » 
— « Alors… alors vous ne faites aucun travail, en réalité ? » 
Elle avait dû laisser percer dans sa voix l'indignation qu'elle ressentait. L'astrogateur rit nerveusement. 
— « Allons, madame. Faut pas en faire un drame. C'est comme ça, c'est tout. » 
C'est comme ça… Miss Abernathy ressentit un flot de dégoût incontrôlable. Il était pire que les autres – pire que le commandant, pire que Mr. Elginbrod, pire que Mr. Faxon. Il était pire que le plus abruti des passagers. Il restait dans son lit, et les machines dirigeaient le Vindemiatrix, et c'était comme ça. Quel crétin ! 
Elle ne fut pas le moins du monde surprise, au contraire elle fut satisfaite lorsque l'œil de l'homme – celui qu'elle voyait – prit une apparence vitreuse. 
Elle, termina son verre puis alla jusqu'à la couchette. Il avait une peau en chevreau, comme celles des autres, mais il paraissait plus mou, moins rembourré. Elle le secoua. Il y eut un craquement. Était-il bourré de paille ? Non, c'était probablement de la laine de verre. 
Elle posa le verre vide sur le sol près de lui. Dans la bande d'écrans, le nuage de gaz rougeoyait toujours. Il n'y avait aucun intérêt à laisser l'astronef continuer jusqu'à Sirius ; tout le monde disait que la planète de Sirius, qui avait été colonisée par les Terriens, ressemblait exactement à la Terre. Elle n'y trouverait pas ce qu'elle recherchait. 
Bon. Alors… Elle s'approcha de la roue qu'avait montrée l'astrogateur. Elle étudia un moment la liste d'étoiles. Aldébaran. La liste indiquait que cet astre possédait une planète, et son nom avait une heureuse consonance. Il faudrait longtemps pour l'atteindre, mais elle avait à bord des quantités de vivres. 
Elle déplaça la flèche sur la roue, depuis Sirius jusqu'au nouveau nom. 
Elle regarda avidement les champs d'étoiles sur le grand écran indirect. Dans un instant, ils commenceraient à se déplacer quand l'astronef prendrait sa nouvelle direction. 
Les moments passaient. Les champs d'étoiles de l'écran restaient à leur place. Lentement miss Abernathy commença à prendre peur. Pas de changement de direction, toujours la même course en avant. 
Elle alluma les lampes du plafonnier. Elle put mieux voir la roue. Ses connexions paraissaient un peu lâches. Elle s'agenouilla et suivit de la main le câble électrique. 
Non. Il n'était pas branché. Il ne l'avait jamais été. La roue d'étoiles… était factice. Aussi factice que tous les mannequins à bord. 
Elle réussit à regagner le quartier des passagers. Pendant un moment, elle erra parmi les mannequins, touchant en frissonnant leurs corps enrobés de chevreau. Mue par une impulsion, elle poussa Mr. Elginbrod dans la piscine – et frissonna encore plus. Parce que cette sorte de changement – jeter une marionnette dans l'eau – était l'unique façon de changer les choses. 
L'astronef arriverait à l'heure sur la planète de Sirius. (S'il y avait un moyen de forcer les machines à conduire le Vindemiatrix sur Aldébaran, elle ne le connaîtrait jamais.) L'« atterrissage » aurait lieu, aussi posément, aussi savamment que s'il y avait d'autres vivants qu'elle à bord. 
Les transformations ne causeraient pas d'ennuis. Les gens détourneraient la tête et ignoreraient volontairement la chose. Même si elle avait empoisonné tous les passagers à l'arsenic, au lieu de les transformer accidentellement pendant que l'astronef traversait un nuage d'hydrogène magnétisé, il n'y aurait aucun ennui. Les gens étaient trop passifs pour s'en préoccuper… C'était ainsi. 
Elle se mit à pleurer. Au loin, à l'avant de l'astronef, elle pouvait entendre l'habituel bourdonnement, gai, impersonnel, de la machinerie, portant inexorablement l'appareil vers Sirius. Cela la fit pleurer encore plus fort. Un robot-servant glissa vers elle et lui mit doucement dans la main un mouchoir propre. 
(Traduit par P. J. Izabelle.) 
    
  

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Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
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