Sus à la Salamandre ! - POUL ANDERSON
Sus à la Salamandre ! - POUL ANDERSON
Voici la suite de la nouvelle la plus controversée de l'année 1957 dans « Fiction » : « Loup y es-tu ? » (n° 49). Ce fut à l'époque cette nouvelle qui déclencha indirectement la querelle Poul Anderson dans notre courrier des lecteurs. Ainsi la jugeait un de nos correspondants : « Ce mélange de sorcellerie et de science, de superstition et de technique, constitue un cocktail assez fade et peu appétissant…» D'autres personnes par contre goûtaient le mélange, sensibles à l'humour extrêmement particulier que recelait ce tableau d'un monde où la magie était contrôlée par la technologie.
Dans « Sus à la Salamandre ! », vous retrouverez les deux héros de « Loup y es-tu ? » : Steve le loup-garou et Djinny la sorcière, aux prises avec une nouvelle situation explosive. Et une seconde fois, Poul Anderson a réussi, jusque dans les moindres détails, une peinture savoureuse de cet incroyable futur qu'il appelle l'Âge Thaumaturgique. Que les lecteurs qui n'ont pas apprécié le premier récit nous pardonnent – et qu'ils songent que tout le monde n'est pas de leur avis !
Le ciel était truffé de balais volants, et les flics devenaient cinglés en essayant de contrôler la circulation. Le Match Universitaire de la Rentrée attire toujours une flopée de gens et une avalanche d'enthousiasme. Je ne partageais guère cet enthousiasme. Ma vieille Chevrolet d'avant guerre se faufila devant une énorme Lincoln 200 dragons-vapeur, avec manche bleu céleste, paille en polyéthylène et radio tonitruante. À mon passage elle ricana avec mépris, mais c'est moi qui arrivai le premier au râtelier de stationnement libre. Descendant de selle, j'empochai la clé puis, morose, me frayai un passage à travers la foule.
Les kachinas de la Météo soignent particulièrement leur boulot pour les matches nocturnes. L'air avait une petite saveur fraîche et pétillante, et les feuilles mortes crissaient sur les trottoirs. Telle une grosse citrouille jaune, une lune rondelette se levait sur les bâtiments éteints de l'Université Trismégiste. J'évoquai les champs et les bosquets du Middle West, ses odeurs de terreau humide et ses traînées de brume, et mon côté loup voulut m'entraîner à la chasse au lapin sauvage. Mais, avec un entraînement approprié, un garou sait contrôler ses réflexes, et la lumière polarisée ne provoque plus guère qu'un frisson primitif le long de ses nerfs.
Et puis cette impulsion fut bientôt enfouie sous de plus mornes réflexions. Djinny, ma chérie ! Elle aurait dû être à mon côté, le visage au vent, ses longs cheveux frémissant dans le froid ; mais ma seule consolation était une gourde d'alcool dont la possession était illégale. Et d'ailleurs, pourquoi venais-je voir le match ?
Ayant dépassé la Maison des Teth Caph Sameth7 , je me trouvai dans l'Université. Trismégiste a été fondée après l'avènement de la science moderne, ainsi que le prouve son implantation générale. Le plus grand des édifices abrite la Faculté des Langues, car les langages exotiques sont nécessaires aux Charmes les plus puissants (et c'est pourquoi tant d'étudiants Africains et Asiates viennent y étudier l'argot Américain) ; mais il y a deux salles d'Anglais, l'une pour le Collège d'Art, l'autre pour la Poésie Mécanisante. Près de là s'élève le Bâtiment Thérianthropologique, où se tiennent sans arrêt des expositions de technique étrangère ; ce mois-ci était consacré aux Esquimaux, en l'honneur du Dr. Ayingalak, l'Agekok actuellement en visite. Assez loin de là, c'est la Zoologie, soigneusement isolée par une barricade pentagonale, car certains de ces animaux à longues pattes sont des voisins peu agréables. L'École Médicale possède un Centre de Recherches rutilant, don de la Fondation Rockefeller, et d'où sont déjà sorties d'extraordinaires inventions, par exemple les lentilles polaroïdes qui permettent aux types affligés du Mauvais Œil de mener une vie normale.
Seule la Faculté de Droit est demeurée classique. Là, les occupations sont toujours d'un autre monde…
Traversant le Mail, je longeai le petit immeuble noirâtre des Sciences Physiques ; c'est le moment que choisit le Dr. Griswold pour me héler. Il descendit les marches hâtivement, petit bonhomme agité, muni d'une barbiche et de gais yeux bleus. Cependant quelque part derrière leur pétillement, on percevait un regard d'étonnement douloureux, comme celui d'un enfant qui n'a jamais bien compris pourquoi personne ne s'intéresse vraiment à ses jeux.
— « Ah ! Mr. Matuchek, » fit-il. « Vous allez au match ? »
Je me contentai d'opiner de la tête, ne tenant pas spécialement à sa compagnie ; mais il se joignit à moi, et je dus me montrer sociable. Non que je joue le lèche-bottes – je suivais ses classes de chimie et de physique, mais c'était là du gâteau. Non… je n'eus simplement pas le cœur de repousser ce brave vieux jeton esseulé.
— « Moi aussi, » poursuivit-il. « J'ai cru comprendre que les « cheerleaders »8 ont prévu quelque chose de très spectaculaire pour la mi-temps. »
— « Ouais ? »
Il pencha la tête pour me refiler un coup d'œil d'oiseau.
— « Si vous avez une difficulté quelconque, Mr. Matuchek… et si je puis vous aider… je suis là pour ça, vous savez. »
Je mentis :
— « Ça va très bien. Merci quand même, monsieur. »
— « Cela ne doit pas être facile pour un homme mûr, ancien combattant et acteur célèbre, de débuter avec un tas de jeunes chiots remuants, » dit-il. « Je me souviens de la façon dont vous m'avez aidé le mois dernier lors de ce… heu… cet incident malheureux. Croyez-moi, Mr. Matuchek, je vous suis très reconnaissant. »
— « Bah, ce n'était rien… Je suis venu ici pour m'instruire. » (Et pour être avec Virginie Graylock… mais maintenant c'est impossible.)
Je n'avais aucune raison de lui raconter ma vie. C'était bien simple. Après avoir aidé à chasser les kaftans du Califat9 , j'étais revenu à la Metro-Goldwyn-Merlin et j'avais repris mon rôle de loup-garou pour cette firme. Mais l'exploit qui m'avait valu de faire connaissance avec Djinny m'avait aussi coûté un tronçon de queue, et l'espèce de touffe qui restait était un sacré handicap. Bien sûr, j'avais des médailles, mais des héros de la guerre, on en trouvait à la pelle – ce n'est pas que j'estime avoir été plus héroïque qu'un autre… seuls les événements m'avaient obligé à agir comme je l'avais fait. Je n'arrivai pas à mettre de la conviction dans mon rôle de « Abbott & Costello contre Paracelse » ; je ne méprise pas le divertissement pur, mais je m'étais découvert un désir tout neuf de faire des choses plus significatives.
Djinny put me faire entrer à l'Agence de l'Arcane, où elle était Sorcière-chef, et je pus collaborer à ce contrôle des forces paranaturelles dont dépend dorénavant le monde entier. Pour être précis, je partageais avec bien des gens le rêve de dompter l'Air et le Feu – suffisamment en tout cas pour les atteler à un vaisseau aérien et aller voir les planètes. Mais il me fallait d'abord un entraînement professionnel. Stephen Matuchek et la MGM se séparèrent donc avec des grognements d'estime mutuels, et je partis au collège avec mes petites économies et ma bourse de G.I.
Djinny, elle, voulait obtenir une agrégation – elle avait déjà une licence – et Trismégiste lui offrit un poste d'instructeur, pour lequel l'Agence lui accorda un congé prolongé. La même école… nous serions ensemble pendant toutes nos heures de liberté, et je pourrais probablement la décider à un mariage rapide. Ça se présentait merveilleusement.
Tu parles.
Griswold soupira, ayant peut-être perçu ma réticence.
— « Il y a des moments où je me sens parfaitement inutile… »
— « Pas du tout, monsieur, » lui répondis-je avec un enjouement calculé. « Comment la… heu… disons, l'alchimie… pourrait-elle exister sans une bonne base de chimie et de physique nucléaire ? On produirait des mélanges empoisonnés ou on ferait sauter la moitié d'un comté. »
— « Bien sûr, bien sûr. Vous me comprenez, vous. Vous connaissez quelque chose du monde… plus que moi, en fait. Mais les étudiants… après tout, je suppose que c'est normal. Ils veulent prononcer quelques mots, faire quelques passes et obtenir tout de suite ce qu'ils désirent, sans se casser la tête à apprendre la grammaire Sanscrite ou la table périodique. Ils n'ont pas réalisé qu'on n'a rien pour rien. »
— « Bah ! ils grandiront, ils comprendront. »
— « Même l'administration… cette Université ne comprend pas le besoin que nous avons des Sciences Physiques. À l'Université de Californie, ils viennent d'obtenir une Pierre Philosophale d'un milliard de volts, mais ici…» Griswold haussa les épaules. « Excusez-moi. J'ai horreur de m'apitoyer sur moi-même. »
Nous arrivions au Stade. Je remis mon billet mais refusai les verres-pour-voir-la-nuit. J'avais reçu le regard-magique lors de mon entraînement de base. Ma place était devant la ligne des 30 yards, entre une étudiante au frais minois et un Ancien qui hurlait déjà à s'arracher le larynx. Un plateau automatique s'approcha ; j'achetai un hot-dog, et louai une boule de cristal. Mais ce n'était pas pour suivre les détails du match. Je marmottai au-dessus du globe, je regardai, et j'y vis Djinny.
Elle était assise en face, sur la ligne des 50, le chat noir Svartalf sur les genoux, ses cheveux émettant une tache rouge sur le fond neutre des humains qui l'environnaient. L'enchantement qui émanait d'elle était beaucoup plus vieux et beaucoup plus puissant que l'Art dans lequel elle excellait. Même à travers le terrain, et malgré la mauvaise qualité du cristal, elle me faisait palpiter.
Le problème consistait tout bonnement en ceci : Malzius, le Président de Trismégiste, n'était qu'une pompeuse médiocrité dont l'acte majeur avait été de mettre sous sa coupe les administrateurs. Tout ce qu'il voulait était accordé. Et sa décision la plus incongrue avait été que tout le personnel devait prêter serment d'obéir en tous points au Règlement de l'Université, tant que les contrats étaient en cours. Malgré ça, il avait réussi à grouper une Faculté très compétente, car la paie était bonne, et le Règlement paraissait normal. Djinny avait signé son contrat un mois avant que je m'inscrive, et elle ne vit l'entourloupette que lorsqu'il fut trop tard.
… Les étudiants et les membres de la faculté, jusques et y compris les instructeurs, n'étaient pas autorisés à se fréquenter en dehors des cours…
Bien entendu, j'avais foncé dans le bureau de Malzius et demandé une mesure d'exception. Inutile. Il n'allait pas modifier le petit bouquin pour moi – « mauvais précédent, Mr. Matuchek, mauvais précédent » – et j'avais admis, maussade, que c'était un mauvais président… il eût fallu modifier complètement la Règle, car les Serments prêtés ne permettaient aucune dérogation. Pas même dans le cas d'un étudiant d'une autre Université, ce qui me rendait inutile d'en changer. Étant donné que le contrat de Djinny n'expirait qu'en Juin, la seule solution aurait été que je ne m'inscrive pas du tout, mais, avec sa détermination d'acier trempé, elle n'avait pas voulu en entendre parler. Perdre une année entière ? Qu'étais-je, un loup ou une mauviette ? Nous nous étions disputés à ce sujet, et en public encore. Et quand on peut se rencontrer uniquement à des réunions officielles, il est assez difficile de s'embrasser pour se réconcilier.
Oh ! bien sûr, nous étions toujours fiancés et nous nous voyions toujours à des cocktails, des thés… nous faisions de notre mieux. Cependant, comme elle me l'avait fait remarquer avec cette logique glacée que je savais être une défense, mais que néanmoins je ne pouvais briser, nous étions humains. Elle était donc obligée de sortir de temps à autre avec quelque collègue mâle célibataire, en souhaitant que ce fût moi, et de mon côté je promenais une fille occasionnelle…
Ce soir, Djinny était avec le Dr. Alan Abercrombie, Professeur Assistant de Négromancie Comparative, mince blond, beau… le roi des five o'clock, quoi. Il s'était pas mal occupé d'elle ces derniers temps, pendant que je fulminais tout seul.
Très seul. Svartalf le chat doit considérer que ma morale ne vaut guère plus que la sienne : j'avais tout à fait l'intention d'être fidèle, mais quand vous parquez votre balai dans une allée au clair de lune, et qu'un mignon petit lot bien rembourré s'entortille autour de vous… Mais les grands yeux jaunes du chat qui me surveillaient toujours de l'arbre voisin me coupaient remarquablement mes effets… Bref, je me résignai très vite, et passai mes soirées à étudier ou à boire de la bière.
L'Ancien que j'avais pour voisin m'écorcha les oreilles lorsque les équipes des universités adverses s'amenèrent en courant dans le clair de lune ; c'étaient les Griffons de Trismégiste, et les Wyverns d'Albertus Magnus. Les très vieux Anciens disent qu'ils ne pourront jamais s'habituer à voir tant de nains à quat'z'yeux cavalant sur le terrain – à croire qu'une équipe de football était composée de dinosaures aux temps qui ont précédé l'Âge Thaumaturgique ! Mais, bien sûr, l'Art est essentiellement intellectuel et a communiqué son propre ton aux sports.
La partie eut ses moments intéressants. Les Wyverns se mirent à léviter, et leur petit centre-arrière s'avéra être un pélican-garou. Dushanovitch, transformé en condor, le cloua sur nos 20 yards. Andrewski est le meilleur daim-garou des Grands Dix, et les retint pendant deux essais. Au troisième essai, Pilsudski eut le ballon et devint un kangourou. Son jeu de jambes fut magnifique en évitant un plaquage et il fit la passe à Mstislav10 . Les Wyverns redescendirent, pensant que Mstislav allait transformer le ballon en corbeau pour marquer ; mais, tout en évitant leurs contre-sorts, il le transforma, avec un à-propos foudroyant, en un petit cochon… bien graissé extérieurement. (Ce n'étaient que des transformations mineures, des passes hâtives sur un objet déjà sensibilisé, en comparaison des terribles Mots que j'eus à entendre avant l'aube).
Peu après, une brutalité inutile nous coûta 15 yards : Domingo marcha accidentellement sur une feuille de score que le vent avait balayée sur le terrain, et passa ses griffes à travers plusieurs des noms des Wyverns. Mais il n'y avait pas eu grand mal, et nos adversaires eurent la même pénalité quand Thorsson se laissa entraîner par l'excitation générale et lança un éclair. À la fin de la première mi-temps, le score était : Trismégiste 13, Albertus Magnus 6, et le public était prêt à démolir les gradins.
Je repoussai mon chapeau sur l'oreille, lançai un regard mauvais à l'Ancien, et regardai dans ma boule. Djinny était meilleur supporter que moi : elle était encore en train de sautiller et de brailler, semblant à peine remarquer que les bras d'Abercrombie l'entouraient. À moins qu'elle n'en fût point gênée ?… J'avalai une longue gorgée vengeresse de ma gourde d'alcool.
L'escadron des « cheerleaders » vint parader sur le terrain. Les instruments tissèrent une manœuvre aérienne compliquée, tambourinant et tûtûtant, tout en exécutant la traditionnelle marche vers la Reine Universitaire. Il paraît qu'il est traditionnel aussi qu'elle chevauche une licorne à leur rencontre, mais pour une raison quelconque cela fut négligé cette année…
Soudain mes cheveux se hérissèrent sur mon cou et je ressentis l'appel instinctif de mon Changement-de-Peau. Je récupérai juste à temps mon apparence humaine et restai assis, traversé d'un frisson. L'air était pourri de danger. Personne d'autre ne pouvait donc le percevoir ?
Cherchant son origine, je réglai mon cristal sur l'escadron des « cheerleaders », à peine conscient des hurlements :
Aleph, Beth, Gimel, Daleth, Hi, Vô,
Nomine Domini, Bouh, Hou, Hou !
Qu'ils fondent au feu et soient percés d'épingles,
Trismégiste gagne toujours…
MAC ILWRAITH !
— « Hé là !… qu'est-ce qui ne va pas, mon pote ? » L'étudiante à côté de moi s'écarta, et je me rendis compte que j'étais en train de sortir mes crocs.
— « Heu… Rien !… du moins je l'espère… »
Je composai mon visage avec effort et le conservai humain.
Ce petit gars blond et grassouillet au milieu de l'escadron ne paraissait pas dangereux, mais je subodorais une noirceur certaine dans son avenir immédiat. Je m'étais déjà occupé de lui auparavant, et…
Je ne l'ai pas cafardé à l'époque, mais c'est lui qui avait failli faire supprimer le cours de chimie de Griswold. Étudiant en médecine, c'était un type plein de possibilités, pas un mauvais gars, mais affligé d'une combinaison malheureuse d'aptitude naturelle à l'Art et d'irresponsabilité totale. Les carabins sont réputés pour leurs joyeuses petites farces, telles que faire valser un squelette animé à travers le dortoir des filles, et lui, il avait des dispositions précoces.
Voici comment la chose s'était passée. Griswold nous faisait la démonstration d'un agent catalyseur, et Mac Ilwraith avait murmuré un Sort-Farce pour faire surgir un chat du tube à essai. Seulement… il s'était gouré dans les proportions, et avait obtenu un tigre géant ! J'avais foncé dans un placard, utilisé ma lampe de poche à rayons lunaires, et m'étais transformé ; en loup-garou, j'avais pourchassé Minou par la fenêtre et l'avais fait grimper à un arbre, jusqu'à ce que quelqu'un appelle la Section Exorcismes.
J'avais vu faire Mac Ilwraith ; j'allai ensuite le trouver, et l'avertis que s'il troublait encore le cours, je le mettrais en petits morceaux, dans le sens le plus littéral du terme. Rigoler, c'est bien gentil, mais pas aux dépens des étudiants qui veulent réellement apprendre, ni à ceux du brave vieux bonze qui veut leur enseigner quelque chose.
— « Vive l'équipe ! »
Le « cheerleader » remua les bras. À ce moment, un jet de feu multicolore s'élança du néant et s'éleva, plus haut qu'un homme, en un tourbillon de rouge, bleu et jaune, entouré d'un halo d'étincelles. En plissant les yeux, j'arrivai à distinguer une forme lézardesque, souple dans la chaleur blanche de l'aura.
L'étudiante poussa un cri.
— « Par Hermès, » s'étrangla l'Ancien, « qu'est-ce que c'est ? Un démon ? »
— « Non, un Élémental du Feu, » murmurai-je. « Une salamandre. Très dangereux. Il n'aurait pas dû jouer avec ça. »
Mon regard parcourut le terrain tandis que la forme embrasée commençait son numéro, bondissant, trébuchant, épelant des mots en longues flammes… Ah ! il y avait là-bas un pompier en costume liturgique complet, et il faisait les passes qui rendent cette Chose sans danger. Ce devrait être suffisant… Tremblant encore, j'allumai une cigarette. On ne doit pas convoquer les fétiches de Loki. L'odeur de la menace m'emplissait les narines.
Le cristal me montra Abercrombie en train d'applaudir, mais Djinny avait un pli soucieux entre ses grands yeux verts. Elle n'aimait pas ça plus que moi. Mac Ilwraith avait des plaisanteries réellement douteuses.
Je fus probablement le seul du stade à avoir vu. Le gars fit un geste à son bâton, qui eut soudain des ailes. Le gros pompier, qui se balançait en gesticulant, faisait une cible parfaite pour une belle oie en bonne santé.
— « Yaoup ! »
Le pompier s'élança vers le ciel. La Salamandre hésita. Puis tout à coup, Elle bondit, s'allongeant jusqu'à dépasser les murs. Il y eut une tache éblouissante, puis la Chose disparut.
Ma cigarette s'enflamma soudain, et je la jetai au loin. Sans même réfléchir, je larguai ma gourde de poche. Elle explosa d'un coup et l'alcool fit une flamme bleue. La foule se mit à brailler, jetant les cigarettes, frappant les poches où avaient gîté les allumettes, se débarrassant des bouteilles. La Reine de l'Université poussa des cris quand son léger costume prit feu. Elle put l'enlever à temps pour éviter d'être brûlée sérieusement, et partit sur le terrain en miaulant. En d'autres circonstances, j'aurais été bigrement intéressé.
La Salamandre arrêta sa course erratique, et Se matérialisa entre les poteaux d'un but… qui commencèrent à se consumer ; Elle formait un brasier intolérable qui rugissait et brûlait le gazon alentour. Le pompier s'y précipita, criant la formule de l'extinction. Une langue de feu sortit de la gueule de la Salamandre. J'entendis nettement un juron du Bronx, puis Elle disparut de nouveau.
Le speaker, qui aurait dû être en train de calmer les spectateurs, poussa un hurlement quand la Chose passa devant son cagibi. Ce qui provoqua la panique ! En un clin d'œil, cinquante mille personnes se griffaient, s'écrasaient, s'étouffaient aux portes, aveuglées de terreur, essayant par la force de se tailler un chemin.
Je bondis jusqu'au terrain par-dessus les gradins, marchant sur quelques têtes. Il y avait des morts dans ces rangs surpeuplés.
— « Djinny ! Djinny, viens ici, tu seras en sécurité ! »
Elle ne m'avait certainement pas entendu dans ce vacarme, mais vint d'elle-même, traînant par le poignet un Abercrombie terrorisé. Nous nous rencontrâmes au milieu du tumulte.
Les Griffons sortirent de leur vestiaire, tout bouillants… Bouillant est le mot propre : la Salamandre s'y était matérialisée, et s'était joyeusement enroulée autour des tuyaux de douches.
Des sirènes se mirent à beugler sous la lune, et des balais de police foncèrent au-dessus de nous, tentant de canaliser les fuyards.
L'Élémental s'amusa à lécher un peu l'un des balais. Le chauffeur piqua suffisamment pour pouvoir sauter, puis l'appareil en flammes s'écrasa sur l'herbe.
— « Dieu ! » s'exclama Abercrombie, « cette brute n'est pas contrôlée ! »
— « Vous m'en direz tant, » grognai-je. « Djinny, tu es sorcière. Peux-tu y faire quelque chose ? »
— « Je peux l'éteindre si Elle se tient coite assez longtemps pour que je puisse réciter le sortilège, » fit-elle. Des cheveux désordonnés tombaient sur son visage aux pommettes saillantes, et sur ses épaules couvertes de fourrure. « C'est notre seule chance – le charme qui La retenait est rompu, et Elle le sait ! »
Je me retournai, me souvenant de l'ami Mac Ilwraith, et l'attrapai au collet. Je hurlai :
— « T'étais cinglé, ou quoi ? »
— « Je n'ai rien fait…» articula-t-il. Ses dents s'entrechoquèrent tandis que je le secouais.
— « Pas de salades ! Je t'ai vu ! »
Il s'écroula sur le sol.
— « C'était seulement pour rigoler, » gémit-il. « Je ne savais pas…»
Je me dis sombrement que c'était sans doute vrai. C'est ça l'ennui avec l'Art… avec toutes les forces aveugles utilisées par l'homme, le feu, la dynamite, l'énergie atomique ou la thaumaturgie. N'importe quel abruti peut en apprendre assez pour déclencher quelque chose ; de nos jours, on leur apprend à huit ans à ensorceler les abeilles. Mais ce n'est pas toujours facile d'arrêter le « quelque chose ».
Les blagues d'étudiants étaient un problème normal à Trismégiste, comme dans toutes les Universités. Elles étaient habituellement sans conséquences – entrer dans les dortoirs avec des feux follets, ou attirer la lingerie des filles par les fenêtres avec des charmes. Elles étaient quelquefois marrantes, comme la fois où la statue d'un digne et révéré Recteur s'était animée et baladée en ville en braillant des chansons douteuses. Elles tombaient souvent à plat, comme la fois où les gars changèrent en pierre le Doyen Hornsby, et ou personne ne le remarqua pendant trois jours.
Mais cette fois, la blague avait dépassé notre contrôle. La Salamandre était parfaitement capable de ravager la ville entière.
Je me tournai vers le pompier, qui tremblait dans son coin, essayant d'appeler un balai de police. Dans la pâle lumière dansante, personne ne le voyait. « Qu'avez-vous l'intention de faire ? » lui demandai-je.
— « Faut que j'aille faire mon rapport, » dit-il rudement « Et ensuite je suppose qu'il nous faudra un Élémental de l'Eau. »
— « J'ai l'habitude des Hydros, » offrit Djinny. « Je vous accompagne. »
— « Moi aussi, » fis-je aussitôt.
Abercrombie me fusilla du regard.
— « Que savez-vous faire ? »
— « Je suis un garou, » rétorquai-je. « Quand je suis loup, le Feu ne peut pas m'atteindre facilement. Cela pourrait être utile. »
— « Parfait Steve ! »
Djinny me sourit, de ce sourire qui était si souvent passé entre nous. Je l'enlaçai impulsivement et l'embrassai.
Elle ne gâcha pas son énergie pour une gifle. Je récoltai un uppercut qui me fit presque tomber. Ce serment deux fois maudit ! Je pouvais voir la tristesse cachée dans ses yeux, mais son esprit l'obligeait à obéir au Règlement de Malzius.
— « Ce n'est… heu… pas un endroit pour une femme – une dame aussi charmante que vous, » murmura Abercrombie. « Je vais vous raccompagner chez vous, ma chère. »
— « J'ai un travail à faire, » dit-elle, impatiente. « Qu'ont-ils à traîner comme ça, ces flics ? Il faut qu'ils nous emmènent d'ici. »
— « Alors, je viens aussi, » fit Abercrombie. « Les bénédictions et les malédictions ne me sont pas tout à fait étrangères, quoique j'ai bien peur que le sortilège pour avoir une bourse perpétuellement garnie dépasse un peu mes capacités. N'importe comment, le Département du Trésor n'aime pas beaucoup ça. »
Même à ce moment, avec l'émeute qui grondait et l'enfer qui se déchaînait sur terre, je notai avec satisfaction que Djinny n'accordait aucune attention à sa blague éculée. Elle fronça le sourcil d'un air absent et regarda autour d'elle. La Reine de l'Université était blottie près des gradins, couverte du manteau de quelqu'un. Djinny sourit et lui fit signe. La Reine Universitaire se dépouilla du manteau et courut vers nous dans l'état où elle était. Trente secondes plus tard, trois manches à balais de la police étaient près de nous !
Le pompier les réquisitionna et nous fûmes emportés par-dessus le stade, jusque dans la rue.
Pendant ce court trajet, je vis trois maisons en feu. La Salamandre ne se débrouillait pas mal !
*
* *
Notre équipe se regroupa au commissariat du District, une équipe hagarde et barbouillée de suie, aux yeux désespérés. Les Chefs de la police et des pompiers étaient là aussi, et un jeune officier s'arrachait les cheveux devant son standard. Djinny, qui avait récupéré son manche à balai personnel, et était venue via son appartement, arriva avec Svartalf sur une épaule et le Manuel d'Alchimie et de Métaphysique sous le bras. Abercrombie faisait les gros yeux au pauvre Mac Ilwraith terrifié, et je dus lui dire de laisser tomber.
— « Mon devoir… » commença-t-il. « Je suis un des censeurs, vous savez. »
Je suppose qu'il est nécessaire d'avoir des renifleurs dans une université, pour s'assurer que les gars n'enchantent pas l'alcool dans les Maisons de Fraternités, ou qu'ils n'introduisent pas des succubes en fraude. Et, chaque année, il y a quelqu'un qui essaie de se présenter à un examen avec un pote sous son veston pour lui murmurer les réponses. Néanmoins, je n'aime pas les fouineurs professionnels.
— « Vous vous occuperez de lui plus tard, » dis-je, et je poussai le gosse vers la porte. « La Salamandre va peut-être nous donner du fil à retordre. »
Le Président Malzius entra en grommelant.
— « Que signifie tout ceci ? » demanda-t-il. Son pince-nez tressautait au-dessus de ses grosses bajoues. « Vous apprendrez, messieurs, que j'étais en train de préparer un discours très important. Le Totem des Lions donne un banquet demain et…»
— « Y aura p't' être pas de banquet, » grogna le flic qui avait été le chercher, « Y a une Salamandre en liberté dans le secteur. »
— « Une Sala… Non ! C'est contre le Règlement ! Il est absolument interdit de…»
Le standardiste leva la tête.
— « Elle vient d'enflammer l'Église Méthodiste de la 14e Rue, » dit-il. « Et, bon Dieu, tout notre matériel est déjà en batterie…»
— « Impossible ! » s'écria Malzius. « Un démon ne peut s'approcher d'une église. »
— « Quel est le degré de stupidité exigé dans votre boulot ? » lui jeta Djinny. « Ce n'est pas un démon. C'est un Élémental. » Recouvrant son sang-froid, elle continua lentement : « Il n'y a pas beaucoup d'espoir d'utiliser un Hydro pour vaincre la Salamandre, mais nous pouvons en dresser un à combattre les feux. Il aura toujours trois métros de retard, mais au moins la ville entière ne sera pas détruite. »
— « À moins que la Salamandre ne devienne trop forte, » coupa Abercrombie. Son visage était décoloré et il avait du mal à s'exprimer. « Alors elle fera évaporer l'Hydro. »
— « Con… convoquez deux Créatures de l'Eau, » bégaya Malzius. « Non, cent, si vous voulez. J'annule les conditions d'établissement de demande officielle d'autorisation de… »
— « Il y a une limite, monsieur, » lui dit Abercrombie. « La force restreignante requise est fonction exponentielle de la masse totale incorporée. Il n'y a probablement pas assez d'adeptes en ville pour en contrôler plus de trois à la fois. Si nous en appelions quatre, nous inonderions la cité, et la Salamandre se contenterait d'aller ailleurs. »
— « Alan…» Djinny posa son manuel sur le bureau et se mit à feuilleter. Abercrombie se pencha sur son épaule, n'oubliant pas de poser négligemment une main sur sa hanche. Je ravalai difficilement mes jurons les plus gratinés. « Alan, pour commencer, pourriez-vous convoquer un Hydro, et le mettre au travail ? »
— « Mais bien sûr, ma belle, » sourit-il. « C'est un problème – hum ! – élémental ! »
Elle lui lança un regard inquiet.
— « Ils peuvent être aussi dangereux que le Feu ou l'Air, » l'avertit-elle. « Il ne suffit pas d'en connaître la théorie. »
— « J'ai une petite expérience. » Il se rengorgea. « Pendant la guerre… Lorsque tout ceci sera terminé, venez donc prendre un verre chez moi et je vous raconterai ça. »
Ses lèvres frôlèrent sa joue.
— « Mr. Matuchek ! » gémit Malzius. « Ça ne vous ferait rien de ne pas faire pousser vos crocs ? »
Je me secouai et rentrai ma rage.
— « Écoutez, » dit le chef de la police. « Il faut que je sache ce qui se passe. C'est vous autres qui avez commencé cette salade et je ne tiens pas à ce que vous fassiez empirer la situation. »
Voyant que Djinny et Beau Mâle étaient, après tout, légitimement occupés, je soupirai, puis sifflai une cigarette.
— « Laissez-moi vous expliquer, » offris-je. « J'ai appris quelques petites choses sur ce sujet, pendant la guerre. Un Élémental n'est pas la même chose qu'un démon. Tout démon est un être distinct, aussi individuel que vous et moi. Mais un Élémental fait partie de la Force concernée : en l'occurrence, le Feu ou, plus exactement, l'Énergie. Il est extirpé de la matrice de l'énergie de base, reçoit une individualité temporaire, et retourne à sa matrice quand l'Adepte a fini d'en user. »
— « Hein ? »
— « C'est comme une flamme. Une flamme n'existe que potentiellement jusqu'à ce que quelqu'un allume un feu, et elle retourne à une existence potentielle pure et simple quand le feu est éteint. Et, bien sûr, le second feu que vous allumez, même si c'est sur la bûche initiale, n'est pas identique au premier ; alors vous comprenez pourquoi un Élémental n'est pas tellement pressé d'être renvoyé à ses sources. Si jamais il se débarrasse de tout contrôle, comme l'a fait notre Salamandre, il fera l'impossible pour rester en ce monde et accroître sa propre force. »
— « Mais comment se fait-il qu'Elle puisse brûler une église ? »
— « Parce qu'étant une simple force physique, Elle n'a pas d'âme. Tous les vrais individus, humains ou autres, sont sous une certaine contrainte de… nature morale. Un démon est allergique aux symboles sacrés. Un homme qui a fait le mal doit vivre avec sa conscience dans ce monde et affronter le jugement dans le monde suivant. Mais un feu s'en moque éperdument. Et la Salamandre, ce n'est que ça : un Feu exalté. Elle n'est tenue que par les lois physiques de la nature et de la paranature. »
— « Alors comment peut-on… heu… l'éteindre ? »
— « Un Hydro de masse égale pourrait le faire – par annihilation mutuelle. La Terre pourrait l'étouffer, ou l'Air se retirer de Son voisinage. L'ennui, c'est que le Feu est le plus agile de tous : il peut s'échapper d'un endroit avant que tout autre Élémental puisse l'attaquer. Il ne nous reste donc que le Sort-Congédieur. Mais il faut le prononcer en présence de la Salamandre, et cela prend environ deux minutes. »
— « Ouais… et quand elle vous entend commencer votre récitation, elle vous extermine ou elle se taille. C'est tout simplement merveilleux. Alors, qu'est-ce qu'on fait ? »
— « Je n'en sais rien, Chef, » dis-je, « c'est un peu comme si on voulait embrasser un crocodile. » Je claquai les lèvres. « Mais il faut faire vite. Chaque feu allumé par cette créature lui donne un peu plus d'énergie, et Elle en devient d'autant plus forte. Et il y a un point critique où Elle devient trop puissante pour être affectée par qui ou quoi que ce soit. »
— « Et alors qu'arrive-t-il ? »
— « Ragnarok. »
Je vis Djinny se détourner du bureau. Abercrombie dessinait à la craie un pentagramme sur le parquet pendant que Malzius, tout bredouillant, avait été chargé de stériliser un canif avec une allumette (le sang est un bon succédané des poudres rituelles, car il contient les mêmes protéines). Djinny posa une main sur la sienne.
— « Steve, cela prendra trop de temps pour trouver tous les Adeptes de la ville et pour les organiser, » dit-elle. « Dieu seul sait ce que ferait la Salamandre pendant ce temps. Veux-tu tenter de la localiser ? »
J'acquiesçai.
— « Bien sûr. Elle ne peut me faire aucun mal – si je fais attention – tant qu'Elle ne sera pas assez grande pour brûler tout l'oxygène de la planète. Mais toi, tu vas rester ici ! »
— « Tu as déjà entendu parler du Serment de ma corporation ? Allez, viens. »
En sortant, je lançai à Abercrombie un regard en coin. Il s'était entaillé le poignet et avait aspergé les Signes ; il était plongé dans son invocation. Je sentis une humidité froide entrer dans la pièce.
Dehors, la nuit était toujours très automnale et la lune était haute. Les toits formaient une silhouette dentelée contre le vif rougeoiement d'une douzaine de foyers autour de nous, et des sirènes hurlaient dans les rues. Au-dessus, je vis ce qui ressemblait à un tourbillon de feuilles mortes sur le fond des étoiles indifférentes ; c'étaient des paniquards qui fuyaient sur leurs manches à balai.
Svartalf sauta à l'avant de la Cadillac de Djinny, et j'enfourchai la selle arrière. Nous nous élançâmes vers le ciel.
Au-dessous de nous, une flamme bleue cracha soudain et les lumières du commissariat s'éteignirent. À ce moment, de l'eau s'engouffra dans la rue dans un fracas énorme ; le Président Malzius se débattait dans le torrent comme un bouchon de liège.
— « Par Satanas ! » m'étranglai-je. « Qu'est-ce qui s'est passé ? »
Svartalf fit descendre la Cadillac.
— « Quel idiot, » grogna Djinny. « Il a laissé l'Hydro se répandre sur le plancher… d'où les courts-circuits… »
Elle fit quelques passes rapides avec sa baguette. Le torrent se calma, rentra en lui-même et devint une masse liquide de trois mètres de haut, étincelant dans la lumière lunaire. Abercrombie surgit enfin et dirigea l'Hydro vers le foyer le plus rapproché.
Je ris.
— « Va donc chez lui pour l'entendre parler de sa vaste expérience, » dis-je.
— « Ne frappe pas un homme à terre, « rétorqua Djinny. « Tu as fait ta part de bourdes, Steve Matuchek. »
Svartalf fit remonter le balai et nous rasâmes les cheminées. Hé ! me dis-je. En pincerait-elle pour ce troll11 ? Un profil de médaille… un langage sucré… l'intimité… Je renfonçai en moi un malaise soudain et me mis à loucher vers l'avant, essayant de repérer la Salamandre.
— « Là ! » cria Djinny par-dessus le sifflement de l'air pourfendu. Svartalf hérissa la queue et cracha.
*
* *
Le quartier de l'Université est plein d'une vétuste distinction : de vieilles bicoques de bois pseudo-gothiques qui étaient passées de l'état d'hôtels particuliers à celui de pensions de famille, parsemées de petites bâtisses commerciales. Ledit quartier brûlait joyeusement, semblable à une poignée d'étoiles rougeâtres clignotant dans l'obscurité entre les réverbères. Pendant que je regardais, une des étoiles explosa dans une bouffée de vapeur – l'Hydro avait dû se brancher sur une bouche d'incendie, et inonder la baraque. J'eus brièvement la pensée hérétique que la Salamandre rendait un grand service en incendiant ces tératologies architecturales… mais, évidemment, des vies et des propriétés étaient en jeu.
Immense, terrible, l'Élémental se dressa près de la maison dont Il s'était repu. Il avait doublé de taille, et c'était impossible de Le regarder au centre, tant Il était éblouissant. Des flammes se tordaient autour de sa tête de reptile.
Svartalf freina et nous planâmes à six mètres du sol, juste au niveau de la gueule béante. Djinny paraissait burinée dans la nuit par ce rayonnement intolérable. Elle s'arc-bouta dans ses étriers et entonna le sortilège ; sa voix se perdit presque dans le vacarme du toit qui s'effondrait soudain. « Ô Indra, Abadon, Lucifer, Moloch, Héphàistos, Loki… »
La Salamandre entendit. Ses yeux brillants se tournèrent vers nous et Elle bondit.
Svartalf brailla quand ses moustaches se ratatinèrent – ce n'était peut-être que par vanité offensée – fit faire un virage au balai et démarra à toute vitesse. La Salamandre rugit, avec la voix d'une centaine de forêts en flammes. Soudain la chaleur qui me rôtissait le dos disparut et la Chose se matérialisa devant nous.
Montrant du doigt, je hurlai :
— « Par ici ! Là-dedans ! »
Je couvris les yeux de Djinny et cachai mon visage dans son dos quand nous traversâmes la vitrine de la Brasserie Stub. La langue de feu tenta de nous atteindre, se recroquevilla, et la Salamandre rampa jusqu'à la porte.
Nous descendîmes en hâte du balai et regardâmes autour de nous. La salle était déserte. Tout le monde avait fui. J'aperçus un verre presque plein de bière près du comptoir, et l'engloutis.
— « Tu aurais pu m'offrir à boire, » dit Djinny. « Alan l'aurait fait, lui. « Avant que je me ressaisisse suffisamment pour décider si c'était une injure ou une plaisanterie, elle continua, chuchotant rapidement : « Elle n'essaie pas de fuir. Elle acquiert des forces – de la confiance, Elle veut nous tuer ! »
Même à ce moment, je désirais lui dire que des cheveux roux ébouriffés et un trait de suie sur un nez aristocratique étaient tout à fait ensorceleurs. Mais l'occasion ne paraissait pas très propice.
— « Elle ne rentrera pas ici, » soufflai-je. « Elle ne peut guère qu'enflammer l'immeuble par radiation thermique, et ça prendra du temps. Pour le moment nous sommes en sécurité. »
— « Mais… ah ! oui, bien sûr. Toutes ces brasseries d'université sont en acier réfrigérant, d'après ce qu'on m'a dit. »
— « Oui. » Je regardai par la vitrine brisée. La Salamandre me regarda à son tour, et des taches se mirent à danser devant mes yeux, « C'est pour que la clientèle n'échauffe pas trop les boissons… Vite, fais agir ton charme. »
Djinny secoua la tête.
— « Inutile. Ça irait seulement se perdre dans la nature. Nous devrions peut-être discuter avec Elle, pour trouver… »
Elle trotta jusqu'à l'ouverture et la Chose s'accroupit dans la rue, allongea le cou et lui souffla dessus. Je me tins derrière ma mignonne, me sentant quelque peu cloîtré et inutile. Svartalf, qui lapait de la bière renversée sur le comptoir, leva la tête et gronda.
— « Ohé, Fille de la Lumière ! » cria-t-elle.
Un frisson parcourut l'échine de la Salamandre. Sa queue se mit à gigoter et un arbre prit feu de l'autre côté de la rue. Je ne puis décrire la voix qui répondit… crépitante, mugissante, sifflante, c'était la voix du Feu à qui on avait donné un cerveau et un gosier.
— « Fille d'Eve, qu'as-tu à dire à quelqu'un de Ma race ? »
— « Par le Tout-Puissant, je t'ordonne de retourner dans tes liens, et de cesser d'embêter le Monde. »
— « O, oh… ho, ho, ho ! » La Chose s'assit (l'asphalte se mit à bouillir) et secoua le ciel de son rire. « Tu me donnes des ordres, ô Combustible ? »
— « J'ai à ma disposition des Pouvoirs si puissants qu'ils pourraient réduire ta pauvre étincelle au néant d'où elle vient. Arrête, et obéis, avant qu'il ne t'arrive un sort pire que le Congédiement. »
Je crois que la Salamandre fut réellement surprise pendant un moment.
— « Plus grands que Moi ? » Puis elle éclata d'un rire tel que la taverne vibra. « Tu oses dire qu'il y a des forces plus puissantes que le Feu, que Moi qui vais consumer la Terre ? »
— « Plus puissantes et plus belles, ô Faiseuse de Cendres. Réfléchis… tu ne peux même pas pénétrer dans cette maison. L'Eau t'éteindra, la Terre t'étouffera, seul l'Air peut te maintenir en vie. Il vaut mieux que tu te rendes maintenant. »
Je me souvins de la nuit où nous avions combattu ensemble un efrit12 . Djinny devait refaire le même coup – essayant de comprendre la psychologie de la Chose qui rageait et fulminait derrière la porte –, mais qu'espérait-elle en tirer ?
— « Plus belles ! »
La queue de la Salamandre creusa des sillons dans la rue. Elle expectora des boules de feu et une pluie d'étincelles rouges, bleues et jaunes… un vrai feu d'artifice. J'eus la vision incongrue d'un gosse qui tape du pied en piquant une grosse colère.
— « Plus belles ! Plus fortes ! Tu oses dire… Haaaaa…» Des dents incandescentes brillèrent dans la gueule qui crachait le feu. « On va bien voir si tu seras belle quand tu seras morte asphyxiée ! »
Sa tête s'approcha de la vitre brisée. Elle ne pouvait dépasser la barrière d'acier réfrigérant, mais elle commença à aspirer l'air, puis à le rejeter. Une chaleur de haut fourneau me fit reculer en haletant.
— « Mon Dieu… Elle va épuiser tout notre oxygène… Reste ici ! »
Sans plus réfléchir, je bondis à la porte. Djinny poussa un cri, mais j'entendis à peine son « Non ! » en franchissant le seuil.
Le clair de lune m'inonda, frais et picotant entre les vagues de chaleur. Je m'accroupis sur le trottoir brûlant et sentis un frémissement quand mon corps se transforma.
Je redevins loup, un loup que seul le contact de l'argent pouvait tuer… du moins je l'espérais. Ma queue abrégée chatouillait le fond de mon pantalon, ce qui me rappela que certaines blessures ne se cicatrisent jamais, même chez les garous.
Ce pantalon ! Enfer et damnation ! Vous avez déjà essayé de faire le loup lorsque vous êtes empaqueté dans une chemise, un pantalon, du linge et une veste coupés pour un homme ?
Je tombai sur le museau. Mes bretelles glissèrent et s'enroulèrent autour de mes pattes arrière. Ma cravate m'entrava par-devant, et mon veston enveloppa joyeusement le tout.
J'attrapai fiévreusement les vêtements, les déchirant de mes crocs en roulant sur moi-même. La Salamandre se rendit compte de ma présence et Sa queue vint s'abattre dédaigneusement sur mon dos. Pendant un instant d'agonie, peau et poils partirent avec le tissu… puis je fus libre, et les molécules fluides de mon corps se refirent d'elles-mêmes. Sans me rendre compte de ce que je faisais, je ramassai une chaussure tombée de ma patte devenue trop petite, la posai sur la patte de la Salamandre et appuyai de toute ma force.
Elle rugit et sursauta, me faisant face. Ses mâchoires s'ouvrirent assez largement pour me couper en deux. Je reculai timidement. Elle s'arrêta, mesura la distance, disparut dans le néant, puis Se matérialisa sur mon dos.
Je crois que je l'ai mordue à l'endroit évident où on mord les salamandres lorsqu'elles s'assoient sur vous, mais la souffrance que j'éprouvais était trop grande pour que j'aie eu l'idée de vérifier. Soudain Elle disparut, la rue fut vide et tranquille entre les maisons en flammes, et je recouvrai mon intégralité, tout en essayant de prendre haleine.
Lorsque je repris mes sens, ma tête ébouriffée reposait dans le giron de Djinny, et elle me caressait en pleurant. Je léchai faiblement sa main. Les forces me revenaient. En tant qu'homme, je serais naturellement resté où j'étais, mais, en tant que loup, avec mes instincts de loup, je m'assis et me mis à glapir.
— « Steve… Père Tout-Puissant, Steve, tu nous as sauvé la vie, » chuchota Djinny. « Encore une minute et nous suffoquions tous. J'ai encore l'impression que mes poumons sont de la poussière de momie. »
Svartalf s'amena du bar en trottinant, l'air aussi pimpant que peut l'être un chat aux favoris roussis. Il miaula. Djinny émit un rire chevrotant et m'expliqua :
— « Mais tu dois à Svartalf une pinte de crème ou quelque chose comme ça. Il t'a sauvé lui aussi. Encore quelques secondes et tu étais mort – mais il m'a montré comment repousser l'Animal. »
Je dressai les oreilles interrogativement.
— « C'est lui qui manipulait les robinets à bière, » dit-elle. « Moi je remplissais bock après bock, et j'allais les jeter sur la Salamandre. Ça ne faisait que L'incommoder… mais ajouté aux ennuis que tu lui causais, cela a suffi pour La faire fuir. »
Gâcher ainsi de la bière, pensai-je. Mais il y avait encore du boulot à abattre…
Chaque médaille a son revers. L'ennui d'être garou est que, dans l'Autre forme, on a essentiellement un cerveau animal, avec seulement une couche superficielle de personnalité humaine. Ou pour parler clairement, en tant que loup, je suis plutôt stupide. Je pensai simplement qu'il valait mieux reprendre ma forme humaine… ce que je fis. Je m'aperçus alors de ma tenue…
Je grognai : « Oh ! catastrophe ! » et me préparai à reprendre l'Autre forme.
— « Ça ne fait rien, » dit rapidement Djinny, ôtant son manteau de fourrure. Je battis tous les records de vitesse en l'enfilant. Il me serrait aux épaules, mais il était assez long… si je faisais bien attention. Le vent aigu de la nuit me cinglait les jambes, mais mon visage devait être à la température de la Salamandre.
— « Où allons-nous maintenant ? » fis-je avec une certaine hâte. « Cette espèce de bestiau est capable d'être n'importe où. »
— « Je pense qu'Elle va rester près de l'Université, » dit-elle. « Elle y trouvera de quoi se sustenter, et Elle n'est pas très maligne. Remontons sur notre manche à balai. »
Elle alla le chercher dans le bar surchauffé, et nous nous élevâmes.
— « Tout ce qu'on a fait jusqu'à présent, » dis-je, « c'est de perdre notre temps. »
— « Non, pas complètement. Je commence à comprendre son esprit. » Djinny tourna la tête pour me faire face tandis que nous dépassions les toits. « Je ne savais pas sous quelle forme on L'avait convoquée – on peut façonner les Élémentaux en n'importe quoi, ou presque. Mais le « cheerleader » s'est apparemment contenté de Lui donner des connaissances d'Anglais et une intelligence rudimentaire. Ajoute à cela la nature versatile du Feu, et qu'obtiens-tu ? Un gosse. »
— « Drôle de moujingue, » marmonnai-je, serrant son manteau contre moi.
— « Je t'en prie, Steve ; c'est important. Réfléchis : Elle a toutes les caractéristiques d'un enfant. L'imprévoyance, le manque total de sagacité… une Salamandre habile se serait tenue tranquille, amassant lentement des forces, et ne songerait jamais à brûler la planète entière. Car qu'utiliserait-elle ensuite comme oxygène ? Tu noteras aussi Sa vanité fantastique ; Elle s'est mise dans un rage folle quand je lui ai dit qu'il y a des puissances plus fortes et plus belles qu'Elle, et ma remarque sur la beauté l'a touchée autant que celle sur la force. Sa faculté d'attention est très limitée… Elle aurait facilement pu nous détruire avant de s'occuper d'un ennui aussi bénin que celui que tu as provoqué. Et en même temps, dans les limites de cette attention, Elle ne s'attache qu'à une seule solution, à l'exclusion de toute autre. »
Ma propre vanité n'est pas petite non plus. Je grommelai :
— « Je n'étais pas un ennui si bénin que ça. »
Djinny sourit et me tapota la joue.
— « Ça ne fait rien, Steve, ça ne fait rien. Je t'aime quand même… et maintenant je sais que tu feras un bon mari. »
Ce qui me procura un certain bien-être… jusqu'à ce que je me demande à quoi elle pensait exactement en disant cela.
Nous aperçûmes la Salamandre enflammant un théâtre au-dessous de nous, mais Elle disparut pendant notre passage et reparut à 1 500 mètres de là, près du Centre Médical de Recherches. La brique de verre ne brûle pas très bien. En approchant, nous La vîmes donner coléreusement des coups de pattes dans le mur, puis disparaître de nouveau. Ignorante et impulsive… une enfant… un marmot d'Enfer, oui !
*
* *
Arrivant au-dessus de l'Université, nous vîmes de la lumière dans le Building de l'Administration.
— « Notre QG est probablement là maintenant, » dit Djinny. « Allons au rapport. »
Svartalf nous déposa sur le Mail, et gravit les marches avec une majesté affectée.
Une escouade de flics armés d'extincteurs gardait l'entrée.
— « Hé là ! » L'un d'eux nous barra le passage. « Où allez-vous ? »
— « À la Conférence, » fit Djinny en lissant ses cheveux.
— « Ouais ? » L'œil du policier tomba sur moi. « Et t'as mis ton habit de gala, hein, mon gars ? Ha, ha, ha ! »
Je commençais à en avoir marre pour cette nuit… Je fis le garou, et son falzar se volatilisa. Quand il leva sa matraque, Djinny la transforma en boa constrictor. Je repris ma forme humaine, nous abandonnâmes l'escouade à ses propres problèmes, et enfilâmes le hall.
La salle de réunions de la faculté était archi-comble. Malzius avait convoqué tous ses professeurs. En entrant, j'entendis son ton compassé :
— « … C'est déshonorant ; les Autorités ne veulent même pas m'écouter. Messieurs, c'est à nous de défendre l'honneur de la Robe contre la Ville. » Il sourcilla lorsque Djinny et Svartalf s'amenèrent, puis vira au cramoisi quand je les suivis dans la splendeur d'un manteau de loutre. « Mr. Matuchek… je vous en prie ! »
— « Il m'accompagne, » fit sèchement Djinny. « Nous combattions la Salamandre pendant que vous étiez assis ici. »
— « Cela requiert un peu plus que de la vigueur, même la vigueur d'un loup, » sourit le Dr. Alan Abercrombie. « Je vois que Mr. Matuchek y a perdu sa chemise – si vous me permettez cet euphémisme…»
Ainsi que Malzius, il avait échangé ses vêtements trempés contre un costume de tweed. Djinny le regarda froidement.
— « Je croyais que vous dirigiez l'Hydro, » dit-elle.
— « Oh ! nous avons réuni assez d'Adeptes pour s'occuper de trois Élémentaux, » fit-il. « C'est du travail d'exécutant. J'ai estimé que ma place était ici. Nous pouvons contrôler facilement les incendies… »
— «… Tant que la Salamandre n'en provoque pas de nouveaux, » coupa Djinny. « Et à chaque foyer qu'Elle allume, Elle devient plus grande et plus forte, pendant que vous restez ici à faire le beau. »
Il rit :
— « Merci, ma chère. »
Je serrai les dents à en avoir mal. Elle lui avait souri en retour.
— « Du calme, du calme ! » trompeta le Président Malzius. « Prenez un siège, miss Graylock. Avez-vous un élément à apporter à la discussion ? »
— « Oui. Je comprends la Salamandre. »
Elle prit place au bout de la table. C'était le dernier fauteuil vacant, aussi me retirai-je piteusement à l'arrière-plan.
— « Vous la comprenez suffisamment pour L'éteindre ? » demanda Van Linden, le professeur d'Alchimie.
— « Non. Mais je connais la façon dont Elle pense…»
— « Nous sommes plus intéressés par la façon dont Elle agit, » dit Van Linden. « Comment pouvons-nous La faire tenir tranquille assez longtemps pour prononcer un Sort contre Elle ? » Il s'éclaircit la gorge. « Il faut évidemment savoir par quel procédé Elle se meut si rapidement…»
— « Oh ! mais c'est très simple, » flûta timidement le petit Griswold. Il fut couvert par la riche basse de Van Linden :
— «… C'est, bien sûr, à cause de l'affinité bien connue du Feu pour le Vif-Argent. Étant donné que, de nos jours, pratiquement chaque maison a un thermomètre…»
— « Sauf votre respect, cher monsieur, » l'interrompit Vittorio, de la Section Astrologie, » tout ce que vous racontez n'est que pure foutaise. Il s'agit tout simplement de la conjonction de Mercure et Neptune dans le Scorpion…»
— « Vous avez tort, monsieur ! » déclara Van Linden. « Tout à fait tort. Laissez-moi vous montrer l'Ars Taumaturgica. » Il chercha des yeux son exemplaire qui, évidemment, était égaré, et il dut utiliser une adaptation du chant d'Appel-Des-Morts pour le retrouver. Pendant ce temps, Vittorio braillait :
— « Non, non, non ! La conjonction avec Uranus s'opposant dans l'ascendant, comme je puis facilement le prouver…»
Il alla au tableau et commença un schéma.
— « Allons, voyons ! » intervint Jasper, Section Métaphysique. « Je ne comprends pas comment vous pouvez vous tromper tous deux si lourdement. Ainsi que je l'ai démontré à la dernière réunion de l'A.A.A.S., la nature intrinsèque… »
— « Le contraire a été prouvé il y a dix ans ! » rugit Van Linden. « L'affinité…»
— « …Ding an sich… »
— «… sur Uranus…»
Je m'approchai en douce de Griswold et tirai sa manche. Il me suivit dans un coin. Je demandai :
— « Comment ça fonctionne, cette saloperie de Salamandre ? »
— « Oh… C'est principalement une question de mécanique ondulatoire, » chuchota-t-il. « Selon le Principe d'incertitude de Heisenberg, un photon a une probabilité définie d'exister dans n'importe quel point de l'espace. La Salamandre utilise un simple procédé de diffraction pour modifier les coordonnées spatiales de psi au carré, allant en fait de point en point sans traverser l'espace interférentiel, comme lorsqu'un électron fait un bond quantitatif, quoique évidemment ma comparaison ne soit pas très exacte étant donné l'influence modificatrice de…»
Je soupirai.
— « N'en jetez plus… Ce petit meeting est en train de tourner à l'émeute. Ne voudrait-il pas mieux…»
— « … nous en tenir au projet originel, » convint Abercrombie se joignant à nous. Djinny le suivait. Van Linden pocha l'œil de Vittorio, tandis que Jasper les bombardait de craie. Notre petit groupe s'approcha de la porte.
— « J'ai déjà trouvé la solution de notre problème, » fit Abercrombie, « mais il me faudra de l'aide. Un Sort-Transformateur… changer la Salamandre en quelque chose de plus maniable. »
— « C'est dangereux, » dit Djinny. « Il vous faudra un Sort extrêmement puissant, et cela comporte un danger de contrecoup. Et dans ce cas… on ne sait ce qui peut arriver. »
Abercrombie se redressa avec un air de noblesse outragée.
— « Quand il s'agit de vous, ma chère, aucun hasard n'est trop grand. »
Elle le considéra avec admiration. Il faut être gonflé pour utiliser les Signes Ultimes.
— « Allons-y, » dit-elle. « Je donnerai un coup de main. »
Griswold s'accrocha à mon bras.
— « Je n'aime pas ça, Mr. Matuchek, » me confia-t-il. « L'Art est trop sujet à caution. Il doit y avoir une autre méthode, basée sur la nature et ses lois quantitatives. »
— « Oui, » fis-je tristement, « mais laquelle ? »
Je suivis dehors Djinny et Abercrombie, dont les têtes étaient rapprochées au-dessus du Manuel. Griswold m'accompagna et Svartalf agita sa queue vers la Faculté assemblée. Ils étaient trop occupés pour le remarquer.
Nous passâmes près de l'escouade de flics rageurs, mais ils n'osèrent rien faire. Le Building de Sciences Physiques n'était pas loin, et sa section Chimie possédait les ingrédients nécessaires. Nous pénétrâmes dans son obscurité pleine d'échos.
Le Laboratoire des Débutants, une longue pièce pleine de tables, d'étagères, et de silence, était notre objectif. Griswold fit la lumière, et Abercrombie regarda autour de lui.
— « Mais il faudra amener la Salamandre ici, » dit-il. « Nous ne pouvons rien faire sans Sa présence effective. »
— « Allez-y, préparez-vous, » lui dit Djinny. « Je sais comment faire venir l'Animal. Une petite transformation…»
Elle choisit quelques tubes à essais, les remplit de poudres variées, et dessina ses symboles sur le sol.
— « Quelle est l'idée générale ? » demandai-je.
— « Oh ! tire-toi de là, » me dit-elle aigrement. J'eus beau me dire qu'elle ne s'en prenait qu'à sa propre fatigue et à son désespoir, ça ne me consola pas beaucoup. « Nous allons utiliser Sa vanité, bien sûr. Je vais préparer quelques chandelles romaines, quelques fusées, les lancer… et naturellement Elle va venir pour tenter quelque chose de plus spectaculaire. »
Je me retirai dans un coin avec Griswold. Ça devenait une partie de Professionnels. J'avais franchement la trouille, et les genoux osseux du petit savant battaient une espèce de marche. Même Djinny… oui, de la sueur perlait sur son front lisse. Si ça ne collait pas… nous étions probablement tous fichus : soit la Salamandre, soit le contrecoup du Sort-Transformateur pouvait nous exterminer. Et nous n'avions aucun moyen de savoir si l'Animal était devenu trop fort pour une Transformation.
Ma sorcière termina la préparation de son feu d'artifice, marcha vers une fenêtre ouverte et se pencha. Des gerbes sifflantes de bleu et de rouge, des jets d'étincelles dorées, s'élancèrent en explosant.
Abercrombie avait terminé ses petits dessins. Il se retourna en souriant.
— « Ça colle, » dit-il. « Tout est sous notre contrôle. Je vais transformer en Matière l'énergie de la Salamandre. E = mc2, vous savez. Voulez-vous m'allumer un bec Bunsen, Matuchek, et y poser un vase d'eau. Griswold, éteignez ces lumières et utilisez les ampoules polaroïdes. Il nous faut de la lumière polarisée. »
Nous obéîmes… et ça me faisait de la peine de voir un vieil homme distingué servir de laborantin à ce bellâtre condescendant.
— « Vous êtes sûr que ça va marcher ? » demandai-je.
Il sourit :
— « Évidemment. J'ai une certaine expérience. J'étais dans le Corps Quartier-Maître pendant la guerre, jusqu'à ce qu'on m'envoie dans la division de Propagande… les émissions radiophoniques de cauchemars, vous vous rappelez ? »
— « Ouais, » fis-je, « mais transformer de la boue en rations K, ce n'est pas la même chose que transformer cette Créature d'enfer. Vous et votre expérience ! »
Soudain, me rappelant comment il avait agi avec l'Hydro, je réalisai la vérité avec horreur. Abercrombie était confiant, sans peur… parce qu'il n'en savait pas assez !
Pendant une minute je ne pus décrisper mes muscles. Griswold se mit à tripoter d'un air malheureux des échantillons de métaux. Il y avait seulement quelques jours, ils les utilisait dans son cours, essayant de nous enseigner les propriétés de… Seigneur, comme ça paraissait loin…
— « Djinny ! » Je titubai vers elle, à la fenêtre d'où elle envoyait ses arcs-en-ciel. « Bon Dieu, chérie, arrête…»
Crrac ! La Salamandre était dans la pièce avec nous.
À moitié aveuglé, je reculai. Hideuse, énorme, Elle emplissait l'autre bout du Labo, et les dessus de tables se mirent à fumer.
— « Ah ! c'est comme ça ! » La voix du Feu nous brisa les tympans. Svartalf bondit sur une étagère et commença à verser des bouteilles d'acide sur la Vermine, qui ne s'en aperçut pas. « Alors, petites pestes humides, vous essayez de faire mieux que Moi ! »
Abercrombie et Djinny levèrent leur baguette et crièrent les quelques mots brefs de la Transformation.
Blotti dans mon coin, regardant au travers des vapeurs sulfureuses, je vis Djinny se contracter et bondir pour se mettre en sécurité. Elle avait dû pressentir le contrecoup. Il y eut une explosion fracassante, et l'air fut plein de verrerie volante.
Mon corps protégea Griswold, et le Sort ne fit que me transformer en loup. Je vis Djinny à quatre pattes près de là, derrière une table, à moitié inconsciente… mais saine et sauve, bénies soient toutes les Puissances. Svartalf… à sa place un pékinois jappait sur l'étagère. Abercrombie avait disparu, mais un chimpanzé affublé de tweed fonçait en piaillant vers la porte.
Un jet de feu s'élança devant le singe. Il fit demi-tour en criant et se hissa sur une tuyauterie. La Salamandre arrondit l'échine et éclata de rire.
— « Vous voulez me jouer vos tours ? À Moi la Puissante, La Magnifique, la Terrible ? Ha, ils se sauvent comme l'eau se sauve d'une casserole brûlante ! Et c'est Moi, Moi, la casserole qui va vous faire rôtir ! »
Croyez-moi si vous voulez, ces paroles de mélo de basse catégorie ne nous parurent aucunement ridicules, car elles provenaient de la Chose dévorante, insensible, vaniteuse, puérile, qui se préparait à faire de notre Terre un brasier incandescent parmi les planètes.
Sous l'action des polaroïdes, je redevins humain et me dressai derrière la table. Griswold ouvrit un robinet, et dirigea le jet avec son doigt. La Salamandre siffla de colère… oui, l'Eau la gênait encore, mais il n'y avait pas assez de liquide ici pour l'éteindre ; maintenant il aurait fallu un lac entier… Elle tourna la tête, gueule grande ouverte, visa Griswold et prit une profonde inspiration.
Je reculai jusqu'au bec Bunsen qui réchauffait le futile cristallisoir d'eau. Djinny s'assit et me regarda à travers ses mèches roussies. La pièce éblouissait de chaleur, mes poumons étouffaient. Je n'eus aucun éclair de génie, j'agis guidé par mon instinct et quelques vagues souvenirs.
— « Tue-nous, » croassai-je. « Tue-nous si Tu l'oses. Notre serviteur est plus puissant que Toi. Il Te pourchassera aux confins de la création. »
— « Votre serviteur ? » Des flammes enveloppaient Ses mots.
— « Oui… notre serviteur, le Feu qui ne craint pas l'Eau ! »
La Salamandre fit un pas en arrière en grondant. Elle n'était pas encore assez forte pour que le nom de l'Eau la laisse indifférente.
— « Faites voir ! » fit-elle. « Faites-moi voir ! Je vous en défie ! »
— « Notre serviteur… petit, mais puissant, » haletai-je. « Plus brillant et plus beau que Toi, et inattaquable par l'Élément Humide. » Je marchai vers les bocaux d'échantillons, et saisis des pinces. « Auras-tu le courage de le regarder ? »
La Salamandre se hérissa.
— « Si j'aurai le courage ? Demande plutôt si Il aura le courage de m'affronter. »
Du coin de l'œil, je risquai un regard. Djinny s'était levée et serrait sa baguette. Elle se retenait de respirer et ses yeux étaient mi-clos.
Il y eut un silence… Je pris un morceau de magnésium avec les pinces et le tins à la flamme du bec.
Il éclata tout à coup en un rayonnement blanc bleuté ; je dus détourner mes yeux éblouis. La Salamandre n'était pas aussi aveuglante. Je vis la Brute se gonfler, et reculer en même temps.
— « Ne bouge plus ! » Je levai le morceau enflammé. Derrière moi, le murmure rapide de Djinny me parvint. Elle commençait l'invocation : « Ô Indra, Abadon, Lucifer… »
L'esprit enfantin, incapable de considérer plus d'une chose à la fois… mais pendant combien de temps ? Je devais retenir son attention pendant les cent vingt secondes requises.
— « Du feu, » dit fiévreusement la Salamandre. « Ce n'est qu'un autre feu, un petit morceau de cette Force dont je proviens. »
— « Peux-tu faire ça, Fillette ? »
Je plongeai le magnésium enflammé dans le cristallisoir. Un jet de vapeur sortit de l'eau, qui se mit à bouillir… et le métal continua à brûler !
— «… abire ex orbis terrestris… » continua Djinny.
— « Mg + H2O = MgO + H2, » murmura religieusement Griswold.
— « Kiik-iik ! » dit le chimpanzé-Abercrombie.
— « Yap-yap-yap ! » fit le pékinois-Svartalf.
— « C'est truqué ! » cria la Salamandre. « C'est impossible ! Moi-même je ne puis… Non ! »
— « Reste à ta place ! » aboyai-je de ma voix la plus militaire. « Et apprends que mon Serviteur peut te suivre partout où tu voudras fuir ! »
— « Je tuerai ce petit monstre ! »
— « Essaie donc, ma cocotte, » dis-je. « Veux-tu que le duel ait lieu sous la mer ? »
Des coups de sifflets percèrent le vacarme. La police avait vu par les fenêtres.
— « Tu vas voir, tu vas voir ! »
Il y avait presque un sanglot dans son rugissement. Je me baissai derrière la table, entraînant Griswold, à temps pour éviter un geyser de flammes.
— « Gna-gna-gna ! » appelai-je. « Tu ne m'auras pas ! C'est toi le chat ! »
Svartalf me lança un regard noir.
Le sol trembla quand l'Élémental s'avança vers moi, sans contourner les tables, mais passant au travers. La chaleur me déchira le gosier, tandis que je sombrais dans le noir.
Et alors elle disparut. Djinny venait de crier son : « Amen ! » triomphalement, et l'air déplacé fit un bruit de tonnerre.
Je me redressai en vacillant. Djinny tomba dans mes bras. La police entra dans le labo et Griswold brailla quelque chose comme : «… Appeler les pompiers avant que toute ma baraque soit brûlée…» Abercrombie décampa par une fenêtre et Svartalf sauta de son étagère. Il oubliait qu'un pékinois n'est pas aussi agile qu'un chat… et ses gros yeux fulminèrent d'indignation.
*
* *
Dehors, le Mail était frais et calme. Nous nous assîmes sur l'herbe couverte de rosée, regardâmes la lune et pensâmes que c'était tout simplement merveilleux d'être en vie.
Le Serment nous séparait toujours, mais de la tendresse apparaissait sur les lèvres de Djinny. Nous remarquâmes à peine quelqu'un qui passait en courant, criant que la Salamandre était partie, et les cloches qui sonnaient la bonne nouvelle à tous les hommes.
Finalement, ce fut Svartalf qui nous fit lever avec ses aboiements. Djinny gloussa :
— « Pauvre vieux. Je te changerai dès que je pourrai, mais nous avons une affaire plus urgente. Viens, Steve. »
Griswold, assuré que son précieux bâtiment était maintenant hors de danger, nous suivit à une distance pleine de tact. Svartalf resta assis… trop choqué pour bouger, à l'idée qu'il pouvait y avoir des affaires plus importantes que de lui rendre sa peau de chat.
Le Dr. Malzius nous rencontra à mi-chemin, sous un orme de l'Université. La lune éclairait son visage, et faisait briller son pince-nez.
— « Ma chère miss Graylock, » commença-t-il, « est-il vrai que vous soyez venue à bout de cette menace envers notre Société ? C'est vraiment remarquable. Acceptez mes félicitations. Les annales glorieuses de cette Institution dont j'ai l'honneur d'être Président…»
Djinny lui fit face, les poings sur les hanches, et le cloua du regard le plus glacial que j'aie jamais vu.
— « Le mérite revient à Mr. Matuchek et au Dr. Griswold, » fit-elle. « Ce dont j'informerai la presse. Nul doute dans ce cas que vous ferez voter un budget plus important à l'excellente Section du Dr. Griswold. »
— « Oh ! voyons, » bégaya ce dernier. « Je n'ai pas…»
— « Taisez-vous, nigaud, » lui souffla-t-elle. Puis, tout haut : « Ce fut seulement grâce à sa courageuse et prévoyante adhésion à l'enseignement de base des lois naturelles… Vous trouverez bien la suite tout seul, Malzius. Je pense que vous ne seriez pas très bien vu si vous continuiez à rationner son Département comme vous le faites. »
— « Oh… eh bien… après tout…» Le Président se moucha. « J'ai déjà longuement réfléchi à cette question. En fait, j'allais la proposer à la prochaine réunion du Conseil. »
— « J'en prends bonne note, » dit Djinny. « Maintenant, en ce qui concerne cette Règle stupide contre les relations entre Facultés et Étudiants… Mr. Matuchek va être sous peu mon mari. »
Ouch ! J'eus du mal à récupérer mon souffle.
— « Ma chère miss Graylock, » balbutia Malzius, « le décorum… les convenances… et il n'est même pas dans une tenue décente ! »
Je réalisai avec horreur que, dans l'excitation générale, j'avais perdu le beau manteau de Djinny.
Une paire de flics s'approcha, traînant une petite forme poilue qui se débattait. L'un d'eux tenait les vêtements que le chimpanzé avait ôtés.
— « Je vous demande pardon, miss Graylock. » Le ton était proche de l'admiration. « On a trouvé ce singe en liberté et… »
— « Oh ! oui. » Elle rit. « Il faudra que nous le retransformions lui aussi. Mais pas tout de suite. Steve a encore plus besoin de ces pantalons ! »
Je les enfilai en quatrième vitesse. Djinny se retourna pour sourire avec une douceur angélique au Dr. Malzius.
— « Pauvre Dr. Abercrombie, » soupira-t-elle, « Ce sont des choses qui arrivent quand on joue avec les forces paranaturelles… Bon. Je crois, monsieur, qu'il n'y a aucune Règle s'opposant à ce que des recherches soient menées par les membres de la Faculté ? »
— « Oh ! non, » dit le Président avec agitation. « Bien sûr que non. Au contraire ! Nous tenons à ce que nos gens publient…»
— « Je voulais m'en assurer. J'ai actuellement en tête un projet de recherches très intéressantes sur la Transformation. J'admets que c'est un peu dangereux. Il peut y avoir des retours de flamme, comme pour le Sort du Dr. Abercrombie. » Djinny s'appuya sur sa baguette et regarda le sol pensivement. « Il se pourrait même… oui, il y aurait même une petite possibilité que vous soyez transformé en singe, cher Dr. Malzius. Ou peut-être en asticot. Un asticot bien long, bien mince. Mais ceci ne doit pas nous arrêter dans les progrès de la Science, n'est-ce pas ? »
— « Comment ? Mais…»
— « Bien sûr, » ronronna ma sorcière, « si on m'autorisait à me conduire avec mon fiancé comme je l'entends, je n'aurais pas le temps de faire de la recherche. »
Malzius utilisa à peine cinquante mots pour formuler sa reddition.
Puis il s'en alla, drapé dans ce qui lui restait de dignité, tandis que le dernier incendie s'éteignait derrière les toits de l'Université.
Djinny me coula un long regard.
— « La Règle ne sera annulée officiellement que demain matin…» murmura-t-elle. « Crois-tu que tu pourras alors sécher quelques cours ? »
— « Kiik-iik-iik, » fit furieusement le Dr. Abercrombie. Plein de ressentiment, Svartalf survint, et le pourchassa jusqu'à l'arbre voisin.
(Traduit par P. J. Izabelle.)