Les communicateurs - EDWARD S. AARONS
Les communicateurs - EDWARD S. AARONS
Edward Aarons est un auteur de romans d'aventures et d'espionnage qui, en France, paraissent aux Presses de la Cité. De temps à autre, trop rarement à notre gré, il apparaît dans les pages des magazines de science-fiction. Cela lui permet ici d'extrapoler ses idées sur la guerre invisible et de nous faire entrevoir, dans un récit au rythme van-Vogtien, ce que celle-ci pourrait être dans quelques siècles.
Les bêtes hurlaient.
Elles se mouvaient, furtives, dans les méandres moites des jungles luxuriantes de son esprit, projetant un damier d'ombre sur le lacis de ses pensées.
Tout était paré. Il n'avait rien négligé de ce qui était humainement possible. C'était aux autres, maintenant, à la poignée de conjurés triés sur le volet, prêts à agir à leur poste dans les stations, de déclencher l'action contre le Protecteur Jasper et les Communicateurs, l'action qui libérerait le pays. Chacun avait reçu ses instructions, rejoint sa place assignée pour l'assaut. Dans une heure, le Texas aurait recouvré sa liberté. Il serait la nation totalement souveraine qu'il avait été un siècle plus tôt exactement. Jusqu'à la Guerre des Dix Jours.
Par les rues grouillantes inondées de soleil, Hennery Davis regagna le Palais des Régents. En tant qu'adjoint de Jasper, il y avait non seulement ses bureaux, mais aussi ses appartements privés.
Il s'arrêta près de Manda qui surveillait les écrans. Tout au fond de son cerveau les fauves rôdaient.
— « Manda…»
— « Oui ? »
— « Ça cligne toujours ? »
— « Oui. »
— « Encore combien de temps ? »
— « Cinquante-deux minutes. »
— « Bien. Très bien. Inquiète ? »
— « Non, Hennery. »
— « Vous avez confiance en moi ? »
— « Oui, Hennery. »
— « Et Charles Mugralh ? »
— « Il attend. »
Les fauves hurlaient…
— « Eh bien ! qu'il continue. »
— « Mais il s'impatiente. »
— « Et alors ? »
— « C'est qu'il s'agit d'un homme des Communicateurs et on ne peut…»
Hennery l'interrompit d'une voix que la colère rendait grinçante.
— « Ce n'est pas un Communicateur. C'est un type à eux, voilà tout. Il ne me fait pas peur. »
— « Moi, il me fait peur. »
Son regard ne quittant pas l'écran ; une de ces sempiternelles émissions du matin, une interminable et morne tragédie dont les rebondissements innombrables fascinent les femmes, y déroulait ses infimes péripéties. L'écran tenait la moitié d'un mur. À côté, il y avait une longue plastable supportant un assemblage confus de pièces électroniques montées à la diable : un relais en dérivation branché sur le téléviseur officiel. L'ingénieur qui avait conçu ce dispositif était mort, Hennery y avait pourvu. Quelle victoire le jour où lui, Protecteur-Adjoint du Texas, avait découvert le secret des Communicateurs ! Des humains qui s'agglutinaient en foule devant les écrans, il était le seul à connaître la vérité, à savoir la nature réelle de la marchandise dissimulée sous la bouillie fadasse qu'on faisait ingurgiter au public.
Il dévisagea à nouveau Manda.
— « Mugrath vous fait vraiment peur ? »
— « Oui. »
— « Mais Mugrath, c'est zéro, » lança-t-il avec irritation. « Un larbin, tout au plus. »
— « Pourquoi est-il venu précisément aujourd'hui ? Et précisément à cette heure ? »
— « Simple coïncidence…»
Elle fronça légèrement les sourcils.
— « Hennery, je vous en prie…»
Le ton de Davis se fit tranchant :
— « Pas de récriminations, Manda ! »
— « J'essayerai. Avez-vous vu le Docteur Soong, ce malin ? »
— « Un abruti, lui aussi, comme tous les autres ! Comme s'il me fallait fouiller ma psycho tous les matins ! Elle est faible… elle est introvertie… Quelle absurdité de se préoccuper ainsi de son moi ! Nous autres Texiens, nous n'avons nul besoin de nous inquiéter de ce genre de fariboles. »
— « C'est de vous que le Dr. Soong s'inquiète aujourd'hui. »
— « Nous réussirons ! Aujourd'hui, nous allons être libres. Et maintenant, bon Dieu, bouclez-la ! »
Il avait crié en prononçant ces derniers mots. Dans les ténèbres qui se massaient derrière ses paupières, grondaient les fauves. Il détourna son regard braqué sur les pupilles pâles de Manda ; il ne fallait pas qu'elle vit dans ses yeux à lui passer le mufle de ces fauves. La surexcitation le faisait trembler ; dans ses artères, le sang battait à tout rompre et ses nerfs étaient tendus à craquer. Mais ce fut vainement qu'il s'efforça de chasser l'image de Manda gravée sur sa rétine.
Impossible de prêter attention à l'écran, de contempler les acteurs au masque stéréotypé, portant le signe d'une émotion en carton-pâte, appliqués à suivre les méandres du scénario, accompagnés de voix onctueuses que distillait le haut-parleur. De l'opium, songea-t-il, un palliatif pour miner l'énergie naturelle et le jugement du peuple. L'austérité ! La belle blague ! Manda, par exemple… À travers la jungle qui tapissait son cerveau, il la vit se glisser dans ses atours empesés et extravagants ; sa chevelure aux reflets verts flottait librement dans l'air lourd et humide et, dans ses yeux jaunes, dansait une flamme sauvage et apeurée.
C'était sa femme, bien sûr. Elle était belle. Tellement belle ! Cheveux verts, yeux mordorés, longs cils dont les savantes palpitations ombraient la courbe d'une joue incarnat. Elle portait la robe de cérémonie de rigueur le matin, raide, alourdie de brocards. C'était évidemment un vêtement importé, un indice parmi tant d'autres que la décadence orientale gagnait du terrain. Mais les femmes étaient incapables de résister. Même les femmes du Texas.
Adepte ou professionnelle, Manda était passée maître en son art. Une fille intelligente. Diaboliquement intelligente. Elle avait su se rendre indispensable. Était-ce de l'amour qu'il éprouvait ? Sûrement pas, disait le Dr. Soong. Elle représentait pour lui l'assouvissement de ses besoins physiques, purement et simplement. Mais, avec Manda, rien n'était pur, rien n'était simple. Elle était aussi compliquée que les broderies d'or de sa robe. Elle était comme le jilk dont on ne peut plus se passer, dont on veut toujours davantage une fois qu'on y a goûté. Et, toujours, elle savait vous en donner davantage. La nuit passée, par exemple…
Des images lascives traversèrent l'esprit d'Hennery qui revoyait les mille postures que, quelques heures plus tôt, Manda, au souple corps de serpent…
Non… Non…
Son regard, quittant l'écran mural, se posa sur l'assemblage disposé sur la table et qui n'était qu'une réduction du grand récepteur. Les acteurs évoluaient synchroniquement sur l'écran et sur le témoin. Soudain, il y eut un déclic et, d'un seul coup, les minuscules personnages parurent se figer. Il fallait beaucoup d'attention pour s'apercevoir que leur immobilité n'était pas absolue, qu'une main, ici, se déplaçait lentement, que des lèvres, là, se déformaient doucement pour modeler un mot. En une fraction de seconde, l'écran de contrôle s'obscurcit et des lettres d'un rouge agressif s'y matérialisèrent :
CITOYENS DU TEXAS
Les Communicateurs sont vos Amis !
Obéissez au Plan d'Austérité !
SOYEZ FORTS !
SOYEZ DISCIPLINÉS !
TRAVAILLEZ ET
OBÉISSEZ !
Un nouveau déclic et le message se dissipa. Instantanément, les acteurs réapparurent sur l'écran ; le programme « pompé » coïncidait avec celui que dispensait le mural et qui ne s'était apparemment pas interrompu.
Qu'avait dit exactement l'ingénieur ? Il avait parlé d'émissions subliminales. Des textes surgissaient pendant quelques micro-secondes et disparaissaient avec une telle soudaineté que la conscience ne les enregistrait pas. On les voyait sans les voir. Nul ne s'apercevait de cette invasion régulière, monotone de son esprit.
Longtemps auparavant, avant la Guerre des Dix Jours, quand la liberté d'entreprise était de règle, un certain nombre de producteurs avaient expérimenté les émissions subliminales à des fins publicitaires. Les résultats n'avaient pas été très concluants, car le balayage cathodique de la télévision était alors trop lent. Mais lorsque l'on eut mis au point des tubes explorateurs quasi instantanés, la suggestion subliminale était entrée dans le domaine pratique.
Les Communicateurs en avaient appris la technique, songeait amèrement Hennery. Ils savaient à merveille comment enchaîner les gens, victimes d'une propagande impitoyable, silencieuse, invisible, dont l'effet était cumulatif – grains de sable entassés sur grains de sable jusqu'à ce que s'élève une montagne d'idéologie populaire.
Hennery considérait l'appareil témoin qui avait percé le secret des Communicateurs. Son principe était d'une étonnante simplicité : il transmettait le programme au rythme normal mais, dès qu'il y avait décrochage, le ralenti entrait en action et le message subliminal était rendu perceptible pendant une fraction de seconde. Puis, c'était de nouveau le programme.
Nul n'était au courant de cette pratique. Nul ne la soupçonnait.
C'était monstrueux, cruel, ignoble. C'était un avilissement de l'homme. Les êtres de chair et de sang étaient transformés en marionnettes qui vivaient, travaillaient, obéissaient, mues par d'invisibles ficelles.
Enfin, un terme serait mis dès aujourd'hui à cette infamie !
Quand le Protecteur Jasper aurait été assassiné et que Hennery serait le maître du Texas…
Hennery s'en fut, laissant Manda surveiller les écrans. Il bouillait d'impatience, le temps s'égrenait avec trop de lenteur. À l'heure qu'il était, les troupes mises à sa disposition en tant que Protecteur-Adjoint devaient se préparer à encercler la Tour ; chaque homme avait à jouer un rôle défini et soigneusement minuté en fonction du plan d'ensemble. Bientôt, les projections subliminales cesseraient ; bientôt les Texiens pourraient penser par eux-mêmes. Et peut-être en irait-il de même pour les autres Confédérations, puisque le réseau tissé par les Communicateurs pour grouper les entités nationales manquait de cohésion. Toutefois, Hennery n'avait pas encore décidé s'il révélerait ou non le grand secret. Enfin, dans moins d'une heure, un jour nouveau se lèverait sur un monde nouveau. Un monde libre et assuré sous la direction de Hennery Davis.
À bas les Communicateurs ! À bas le Protecteur Jasper ! Vive la Liberté !
Hennery frissonna. Il se prépara à attendre.
*
* *
Mugrath, lui aussi, attendait, calme et sans impatience, assis devant une table de luth en bois de teck, une pièce sans prix importée de Chine, laissant sans se formaliser la réceptionniste l'examiner. La fille avait eu recours à la chirurgie plastique : ses yeux légèrement étirés vers les tempes lui conféraient un soupçon d'orientalisme, mais les taches de son qui perçaient sous le fard la trahissaient : elle n'était que trop américaine. Pas une Texienne, se disait Mugrath. Ni une Californienne, ni une fille des Plaines : simplement une Américaine. Comme elles l'étaient toutes. Comme il fallait qu'elles le soient toutes. Faute de quoi…
Mugrath restait assis, le corps détendu, l'air sévère, aussi inquiétant avec ses traits durs et rocailleux qu'une sombre statue de pierre nue, sculptée dans son éternelle immobilité. Ses cheveux noirs et épais lui donnaient un quelque chose de dépenaillé qui contrastait avec l'élégance exotique des secrétaires allant et venant fiévreusement de bureaux en bureaux. Les regards effrayés et furtifs qu'ils lui décochaient au passage ne lui échappaient pas : il était l'étranger. Entre eux, ils l'appelaient Salyankee, sans toutefois avoir la moindre idée de l'origine de ce terme. Son lugubre vêtement noir les troublait et il se rendait compte que sa présence en ces lieux leur faisait l'effet de la visite d'un sombre oiseau de mauvais augure. C'était un homme de l'Union, un homme du Nord, un Fédéraliste, un agent des Communicateurs… de quoi mettre n'importe qui mal à l'aise.
Mugrath entrouvrit son esprit et perçut aussitôt l'atmosphère d'appréhension qui emplissait le bureau où chacun s'affairait. Mais il y avait dans cette tension une qualité insolite dont le sens lui échappait. Quelque part, il entendit le feulement d'un fauve. Étonné, il projeta plus avant les faisceaux explorateurs de son esprit, non sans une certaine répugnance car ce sondage lui paraissait encore contraire à la nature. Le chirurgien ne s'était pas borné à lui greffer sous l'épiderme le délicat treillis d'un alliage protecteur : à la pointe du scalpel, Meeker avait aussi modifié ses centres cérébraux, altéré l'organisation de ses synapses.
Cela n'avait pas été simple. Seuls les agents de la Sécurité de l'Union, une demi-douzaine d'individus tout au plus, subissaient ce genre d'intervention. Mugrath était demeuré plus d'un an dans les Centres hospitaliers.
La chirurgie avait fait d'énormes progrès au cours du dernier siècle et Mugrath se demandait parfois avec un vague malaise si on ne lui avait pas fait subir encore d'autres transformations qu'il ignorait. Il n'avait jamais été un Conformiste enragé. Bien au contraire ! Lorsqu'il s'était décidé à faire carrière dans les Services de Sécurité, il s'en était fallu d'un rien que les tests ne l'aient éliminé comme indésirable. Maintenant, il s'était assagi. Il avait opté et, désormais, il distinguait devant lui avec précision les filières qu'il suivrait le reste de sa vie. Il n'était plus qu'un homme comme les autres.
De nouveau, très loin, le fauve hurla.
Mugrath se leva brusquement ; son geste souleva autour de lui une agitation mentale comparable à l'ébranlement qu'un cailloux détermine dans une mare. Les pensées curieuses fusaient, se heurtaient, rebondissaient. Il les ignora et, immense silhouette sombre, marcha vers la porte de bois sculptée qui se trouvait derrière la secrétaire. Celle-ci lui barra le passage d'un bras hésitant.
— « Je suis désolée, mais le Protecteur…»
— « Où est le Dr. Soong ? » interrogea sèchement Mugrath.
La main dressée de la jeune femme tremblait.
— « Le psychiatre ? »
— « Oui. Depuis combien de temps est-il là ? »
Oh ! Mon Dieu ! Que j'ai peur ! Je ne sais pas ce que…
— « Je ne pourrai vous le dire, Monsieur…»
Elle ne savait pas. Mugrath passa la porte sculptée. La fille avait pressé le bouton d'alarme placé sous son bureau mais Mugrath s'en moquait. Il entra dans une autre chambre, un bureaucrate se dressa devant lui. Les ondes qui émanaient de son cerveau étaient de véritables hurlements de terreur. Une porte s'ouvrit où s'encadra un homme en uniforme armé d'un fusil à bouche, ainsi nommé à cause de la forme particulière de l'orifice de ce type d'armes.
Mugrath agit à une vitesse incroyable pour un être humain. Il ne frappa qu'une fois et l'homme armé s'écroula aux cris de l'employé. Enjambant le corps inerte, Mugrath s'élança au pas de charge dans le couloir.
Derrière l'élégante façade des bureaux s'étalait la vétusté du reste des bâtiments. Là se dressaient à présent des murs de béton lézardés, souillés, couturés où des barreaux étaient encastrés. Un escalier en spirale à l'architecture strictement utilitaire grimpait vers la Tour du Protecteur-Adjoint. Mugrath s'élança quatre à quatre sur les marches de métal, éveillant des échos sonores à chaque pas. Il montait comme attiré par un aimant vers le cerveau dont il avait détecté la présence. Il n'en était plus bien loin maintenant.
Il s'arrêta sur le palier terminal où une fenêtre s'ouvrait sur le monde, sur la ville de Dallas. Dans le ciel bleu du matin s'effilochaient quelques rares flocons de nuages. Le soleil dardait ses rayons brûlants sur les plaines qui s'étendaient au-delà des bâtiments de la ville.
Mugrath sonda.
Rien.
Il sonda plus loin.
Toujours rien.
C'était la première fois que pareille chose se produisait. Il percevait les murmures des pensées dans un rayon de deux cents mètres mais il était incapable de retrouver le cerveau qu'il avait un peu plus tôt repéré.
Rapidement, il fit le tour des possibilités : celui qu'il cherchait pouvait avoir été brutalement tué ; ou avoir quitté l'édifice ; ou avoir senti qu'on le sondait et fermé son esprit – ce qu'aurait fait Mugrath à sa place.
L'inquiétude le tenailla. Il ne s'arrêtait pas à la première éventualité. Comme le ciel était clair et qu'il n'y avait pas trace d'hélices dans l'air, il fallait rejeter aussi la seconde.
Restait la troisième. Et c'était sans doute la plus terrifiante, bien que Mugrath ne savait plus ce qu'était la terreur.
Il y avait une porte sur le palier, qui, probablement, menait à des bureaux surélevés et aux appartements privés du Protecteur-Adjoint. Il l'ouvrit.
Il n'eut aucune prémonition.
Des mains se saisirent de lui, sans qu'il pût distinguer un visage. Il sonda avec frénésie sans trouver autre chose qu'une grisaille gélatineuse et sardonique. Un coup violent s'abattit sur son crâne et il se sentit ramené jusqu'au palier qu'il venait de quitter, soulevé en l'air. Il eut le temps d'apercevoir le puits sombre et cimenté de l'escalier et, très loin, le sol.
On le lâcha dans le vide.
Il tomba comme un masse de plomb.
*
* *
La chambre réservée à Hennery hors du centre de visionnage était une pièce ronde, dont les murs cannelés étaient percés de baies en demi-cintre donnant sur le spectacle confus de la ville. L'air était transparent et une atmosphère de paix régnait sur la cité. Vers l'est, où le vent chassait les nuages, se découpaient, fantomatiques, les ruines des anciens puits à pétrole, doigts de squelettes perclus brandis à contre-ciel. La Capitale. La métropole se tassait sur elle-même, massive, compacte. À l'instar des icebergs, elle ne révélait à l'air libre qu'une faible fraction d'elle-même. Elle s'étendait beaucoup plus loin encore sous la surface du sol.
Hennery leva les yeux vers le ciel dans un suprême effort pour apaiser la fièvre qui faisait battre son cœur à une cadence accélérée, hachait sa respiration, suractivait ses glandes sudoripares. Encore 45 minutes…
Il était grand ; son masque était brutal avec un nez proéminent, une bouche dure. Mais son menton le trahissait, qu'une petite barbe fourchue dont la teinte s'harmonisait à l'élégante perruque couleur bronze dissimulait. Bien qu'il réprouvât en silence Manda pour l'excentricité de ses atours, le manteau trois quarts du Protecteur-Adjoint était surchargé de broderies d'inspiration africaine et les culottes qui moulaient étroitement ses jambes musclées étaient de soie naturelle.
De la soie importée, évidemment. Le Texas était une république – prolétaire, plus misérable peut-être qu'aucun autre état de la Confédération Américaine depuis que les puits de pétrole étaient taris. Cela faisait quarante ans que les articles décents et civilisés étaient introuvables. La pauvreté rongeait le peuple sur lequel les maladies des radiations prélevaient encore leur dîme ; les jours de gloire n'étaient plus que des rêves vains retournés à la poussière.
Hennery, bien que baigné de sueur, grelottait.
À peu de distance de son nid d'aigle, au cœur de la ville, s'élevait la Tour des Communicateurs dont le luxe éclatant tranchait sur l'architecture bon marché de plastique et de matériaux synthétiques qui composait le reste de la ville ; la Tour était le symbole de la Confédération aux liens lâches que le Texas, sortant des ruines du semi-barbarisme où l'avait plongé la guerre, avait rejoint au début du siècle – le symbole d'une autorité sans partage, d'une dictature universelle, d'une tyrannie spirituelle comme l'humanité n'en avait jamais connu encore.
Le continent américain n'était plus qu'une île, une enclave isolée, refoulée, ignorée et abandonnée du monde et qui s'avançait, solitaire, sur les chemins de l'avenir.
Le seul aspect de la Tour donnait la nausée à Hennery ; la haine qu'il lui vouait avait une telle virulence qu'il avait l'impression qu'elle suffirait à réduire l'orgueilleux édifice en poudre.
Il prit place dans le fauteuil panoramique et fouilla son manteau brodé à la recherche de cigarettes muhl. Son stock commençait à tirer à sa fin ; il lui faudrait se réapprovisionner auprès de Rezlov, l'attaché commercial, qui organisait le marché noir. Le tabac texien est suffisant pour les consommateurs ordinaires, mais le muhl des champs hydroponiques de Shanghaï était indispensable à qui voulait des cigarettes inoffensives et dignes de ce nom.
La pénurie régnait partout. Hennery, qui avait 42 ans, ne se rappelait pas qu'il en fût jamais allé autrement.
La Tour des Communicateurs brillait au soleil, paisible et calme. Tout était tranquille. Aucun signe d'agitation encore. Mais cela n'allait pas durer. L'assaut prévu devait avoir lieu soudainement, sans avertissement. Jasper serait abattu alors qu'il se rendrait à son bureau. Puis le même sort serait réservé aux gardes qui feraient preuve de loyalisme envers l'ancien régime. Après viendrait le tour des Communicateurs, ces Salyankees qui représentaient l'Union. Alors, le téléphone sonnerait.
Et le Protecteur-Adjoint Hennery s'installerait aux leviers de commande.
Il jeta un coup d'œil à sa montre et se tirailla la barbe en jurant. Encore 36 minutes.
Il fallait qu'il se calme : il avait l'impression d'éclater.
— « Docteur Soong ! » hurla-t-il.
L'écho déformé de sa voix se perdit au loin. Haletant, il tourna le dos à la fenêtre, braquant son regard sur la porte, où le visage de Manda, blême et décomposé par la terreur sous la couche de fard, ne tarda pas à apparaître.
— « Je l'ai envoyé chercher, Hennery. »
Il voyait la jeune femme comme à travers un voile de brume.
— « Émettent-ils toujours leurs infra-signaux ? »
— « Oui. »
— « Et ce sont toujours les mêmes ? »
— « Toujours. »
Il poussa un soupir de soulagement.
— « Bon. On ne nous a pas trahis. »
— « Cela marchera, Hennery. Vos plans seront exécutés. Nous serons vainqueurs. »
Elle s'approcha et, un sourire professionnel aux lèvres, tendit vers lui une main caressante qu'il repoussa.
— « Fichez-moi le camp ! C'est le Docteur Soong que je veux. »
— « Je suis là, » fit une voix.
Impassible, le Chinois, debout derrière Manda, souriait, et dans son regard rusé brillait une lueur qui cristallisait l'âme même de la nation qui avait fini par devenir la plus puissante de la terre. Sous le masque impassible de politesse étudiée, il était impossible de deviner l'âge de l'homme, comme il était impossible de deviner la somme de savoir emmagasinée sous son crâne, un savoir qui incarnait les foudroyants progrès qui s'étaient succédé en Chine, alors que l'Amérique, après sa victoire à la Pyrrhus, au terme de la Guerre des Dix Jours, était tout juste parvenue à végéter, isolée du reste du monde qui l'avait mise en quarantaine.
— « Il faut vous détendre, Protecteur-Adjoint, si vous voulez être dans de bonnes conditions pour apparaître à votre peuple, » dit doucement l'oriental. « Vos projets ne vont pas tarder à porter leurs fruits, je vous l'ai promis. »
Salaud d'espion, ragea silencieusement Hennery. L'ombre imperceptible qui voila le regard du Chinois comme il émettait cette pensée ne lui échappa pas, mais il la mit sur le compte d'une coïncidence.
Espion… vipère… Mais le docteur était indispensable. Il n'y avait plus de médecins dignes de ce nom au Texas. Depuis des dizaines d'années, il fallait les importer. Et Soong était habile.
— « J'ai l'impression que vous avez besoin de kiff, » fit-il.
— « Je vais on ne peut mieux, » grogna Hennery. « Vous voudriez bien que je sois dans le noir aujourd'hui, hein ? »
— « Eh bien, si vous ne voulez pas de kiff, laissez au moins mon indigne présent vous détendre. N'a-t-il pas toujours eu un effet apaisant sur vous ? »
— « Si, » haleta Hennery tandis que Manda s'éclipsait, « si, allez-y. »
Il s'assit devant le mur de plastique. Et la paroi sembla se dissoudre en même temps que naissait un son bruissant et que se matérialisait une mer aux lames mouvantes, aux torrents d'écume vert-bleu, drapée de reflets lavande, un océan palpitant d'eau brassée, pourtant étrangement obsédant et lénifiant.
Pur chef-d'œuvre qui n'avait pas son pareil sur l'étendue de la République, ce tableau vivant, le seul en son genre de toute la Confédération pour autant qu'il le sût, était la fierté secrète de Hennery.
Les vagues se brisaient en sifflements cinglants, en soupirs de lointains coups de tonnerre. Hennery qui n'avait jamais vu l'océan écarquillait des yeux attentifs. En un sens, cela lui rappelait ses plaines natales, mais il y avait ces assauts verticaux et ces chutes, ce poudroiement liquide, cette voix liquide, cette voix rugissante. Étonnant… un paysage qui vivait. Un paysage avec sa perspective. Et le plus extraordinaire était l'absence des câbles mettant les écrans officiels en communication avec la Tour. Ici, pas d'images subliminales. Pas de mise en condition du cerveau, de l'âme et du corps. Pas d'ordres occultes qui, des hommes, faisaient des esclaves. Non… À perte de vue, rien que la mer sereine, apaisante. Il respirait même l'effluve roboratif de l'ozone, sentait la brise fraîche poser sur son visage en sueur une caresse saline.
Manda rentra à nouveau.
Il la fixa et un frisson le parcourut.
— « Hennery, » dit-elle, « Mugrath insiste. Il veut vous voir tout de suite. »
— « Qui ? »
— « Mugrath. Le Communicateur. »
— « Il est encore là ? »
— « Il dit qu'il faut absolument que vous le receviez. Impossible de le faire attendre davantage. »
Hennery se tourna vers le Dr. Soong, mais le Chinois n'était plus là. Le Protecteur-Adjoint se leva et débrancha le tableau. Pénible de retrouver la réalité, la chambre austère avec sa pompeuse prétention de luxe au milieu du dénuement ! Il se secoua. Tout au fond de ses ténèbres mentales, une bête feula et son cri estompé se répercuta dans la jungle de ses pensées. Il gonfla ses poumons, sa décision prise.
— « Faites-le entrer, Manda. »
Elle s'étonna :
— « Maintenant ? Mais dans quelques minutes à peine…»
— « Faites-le entrer. Je suis de taille à l'affronter. »
— « Vous ? Mugrath ? »
— « Soyez tranquille. »
— « Cela peut être dangereux, Hennery. » Puis, haussant les épaules :
« N'importe comment, il n'attendra plus…»
Le mur était de nouveau une aveugle surface de plastique striée. Il regrettait le vent, les vagues, l'odeur et les bruits de la mer. Mais à présent il se sentait mieux. La victoire était à la portée de la main.
*
* *
Mugrath ne se cachait pas qu'il avait de la chance. Les pouvoirs qu'une année d'interventions chirurgicales compliquées lui avait conférés étaient encore relativement récents et il ne les avait pas tous expérimentés. Quand il s'était senti tomber, il s'était instinctivement accroché au premier point d'appui venu. Celui, quel qu'il fût, qui l'avait précipité du haut de l'escalier n'avait pas attendu de voir sa victime s'écraser. Quand Mugrath avait saisi la rambarde et réalisé que sa cotte sub-épidermique répondait à la traction, nul ne l'avait vu, ce qui valait aussi bien. Il était resté quelques secondes suspendu dans le vide par une seule main, tournoyant vertigineusement ; puis il avait ancré sa prise, s'était hissé d'un rétablissement et avait pris pied sur une marche. Sans perdre de temps à se féliciter pour cette prouesse, il s'était élancé vers l'antichambre tout en sondant l'esprit des employés qui le regardaient, attentif à déceler la surprise, et il avait insisté pour être reçu sur l'heure par le Protecteur-Adjoint, requête qui, chose étonnante, fut promptement satisfaite.
Il n'eut aucune hésitation lorsqu'il fut en présence d'Hennery : la clameur muette qui émanait des pensées du personnage suffisait amplement à l'identifier. Sur-le-champ, Mugrath apprit tout : l'émeute imminente, l'assaut projeté contre la Tour, mais son visage fin et juvénile demeura impassible. Il jeta un coup d'œil à Manda et reconnut en la sondant la palpitation angoissée qu'il avait captée un peu plus tôt et qui l'avait poussé à gravir l'escalier et à se jeter dans la gueule du loup. Mais il y avait des brumes, il y avait des nuages, cette fois, et l'esprit austère de Mugrath battit en retraite devant la sensualité qui enveloppait les pensées de cette femme.
— « C'est un grand honneur pour moi, Mugrath, » lit Hennery.
Mugrath s'inclina avec une raideur compassée.
— « Je n'ai nulle intention de vous gêner dans l'exercice des lourdes tâches qui vous incombent, Protecteur-Adjoint, mais j'ai été dépêché auprès de vous en raison d'une affaire grave qui intéresse la Confédération. »
— « D'où venez-vous ? »
— « De Boston. »
— « C'est un grand honneur pour moi, » répéta-t-il. « Manda, voulez-vous servir à Mr. Mugrath…»
— « Merci, je ne veux pas de rafraîchissements. »
— « Voyons… vous avez fait un voyage long et fatigant…»
— « Et je suis directement venu vers vous. »
Hennery leva les yeux vers son visiteur.
— « Oui…»
— « Ce n'est pas chez le Protecteur lui-même que je me suis rendu. »
— « Je vois. »
— « Ni auprès des Communicateurs Régionaux. »
La barbe de Hennery parut frémir.
— « Que savez-vous exactement ? »
— « Tout. »
Hennery fit le tour de son bureau, sortit un pistolet à bouche du tiroir et fit feu sur Mugrath. La décharge illumina la pièce d'un éclair violent. Hennery, congestionné de fureur, constata que Mugrath, qui n'avait pas fait un geste, semblait indemne.
— « Laissez cette arme, » dit Mugrath, « elle ne marche pas. »
Hennery, qui haletait, vacilla et dut s'appuyer sur le bureau. Mais il recouvra vite son sang-froid et pressa à nouveau sur la détente. Des jets de feu plus intenses encore fusèrent et Manda hurla à deux reprises.
— « Vous ne pouvez pas me tuer. Protecteur, » murmura Mugrath.
Hennery, dont le teint avait pris la couleur de la cendre, s'écroula pesamment dans son fauteuil et lança son radiant au loin. Manda adossée au mur se recroquevillait d'effroi ; la terreur la submergeait et son visage perdu sous les masques du fard était défait.
— « Si nous bavardions un peu ? » reprit Mugrath. « Nous avons encore quelques minutes devant nous. »
— « Vous êtes au courant de mes projets pour aujourd'hui ? » souffla Hennery.
— « De A jusqu'à Z. »
— « Alors, je suis en état d'arrestation ? »
— « Absolument pas. Continuez à agir comme prévu. »
— « Je ne comprends pas. Vos amis vont être massacrés. »
Mugrath demeura silencieux.
Il ne comprenait pas, lui non plus. Depuis quelques instants, il nageait en pleine confusion. Il s'interrogeait : qu'était-il en train de faire ? Y avait-il eu une erreur dans les instructions qu'il avait reçues ? Il y avait quelque chose… une trahison, à laquelle il n'aurait pas trouvé d'excuse un an plus tôt.
À quoi bon se mettre martel en tête puisqu'il n'était plus le Mugrath de l'an dernier ? Le bistouri était passé par là ! Il surmonta son trouble.
— « Je le sais. Mais j'ai ordre de vous permettre de réussir. »
— « C'est un piège…»
— « Absolument pas. »
C'était de nouveau le Mugrath sûr de lui, le sombre personnage à la figure curieusement jeune qu'on eût dit taillée dans la pierre. Explorant les pensées mouvantes de Hennery, il ne trouvait chez son vis-à-vis aucun sentiment de culpabilité. En tout cas, l'homme n'éprouvait aucun remords pour le geste criminel qui aurait dû coûter la vie à son visiteur. Mais il y avait trop de discordances dans le cerveau du Protecteur-Adjoint pour que le sondage pût aller très loin.
— « Comment avez-vous découvert l'existence des messages subliminaux ? » s'enquit Mugrath d'une voix douce.
Hennery tortilla les pointes de sa barbe.
— « C'est un électronicien, un dénommé Griegson, qui a fait cette découverte. Il travaillait pour moi. »
— « Et ce Griegson, où est-il maintenant ? »
— « Heu… il est mort. »
— « Assassiné ? »
— « C'est-à-dire qu'il a eu un accident. »
Mugrath à l'écoute de la pensée de son interlocuteur perçut clairement le mensonge. Mais cela n'avait pas d'importance. À présent, la rage et l'humiliation déchiraient l'esprit d'Hennery qui retrouvait une confiance nouvelle, une résolution d'autant plus ferme que sa peur avait été plus intense.
— « Votre régime est ignoble, » fit-il en martelant ses mots. « Vous nous transformez en esclaves, tous autant que nous sommes. Depuis combien de temps cela dure-t-il ? »
— « Depuis bien des années, » répondit calmement Mugrath.
— « Mais pourquoi ? » clama Hennery en frappant son bureau du poing. « Pourquoi ? Qu'est-ce qui vous pousse à agir ainsi ? »
— « Vous avez besoin d'un cours d'histoire ! Toutes nos erreurs viennent de la Guerre des Dix Jours. Nous tentons de les réparer. »
— « Qu'est-ce que cela veut dire ? Nous avons gagné la guerre, non ? »
— « Vous croyez ? »
— « Tout le monde sait bien…»
— « Tout le monde sait que nous avons nous aussi subi l'avalanche des missiles, que quarante millions d'hommes sont morts, qu'une douzaine de grandes villes ont été rasées et que nous avons perdu la confiance des autres nations. Nous n'avons pas été battus au sens strict du terme. Mais nous n'avons pas gagné non plus. »
— « S'il n'y avait pas les Communicateurs, nous serions encore libres. »
— « Les Communicateurs ont rétabli la cohésion du pays – et, croyez-moi, ce fut une épuisante besogne de ravaudage –, groupé les diverses Confédérations qui étaient toujours autonomes. Les Communications ont été renouées. Peu à peu, nous sommes sortis de l'horrible état de barbarie où nous avions sombré. Le reste de la planète, il est vrai, s'est trouvé en face du même problème. Seulement nous avions accumulé tout un arriéré de méfiance, en particulier chez les peuples fraîchement décolonisés – méfiance réciproque, il faut bien le dire ! Peu à peu, nous avons été réduits à l'isolement, un isolement dont malheureusement nous étions nous-mêmes partisans dans les années de l'après-guerre. Enfin, nous nous sommes réveillés mais ce fut pour constater que les routes de l'espace étaient tenues par d'autres. Nous étions au ban de l'humanité, laissés pour compte, purement et simplement. Et toutes nos richesses naturelles s'étaient évanouies. »
— « Tout cela ne m'apprend rien. »
— « Vous croyez toujours que nous avons vaincu ? Alors que les Chinois dominent maintenant ceux qui les avaient éveillés de leur torpeur séculaire ? À présent, c'est nous la minorité, c'est nous les arriérés. Les Communicateurs ont été les seuls à sauvegarder le sens de l'union parmi les différentes Confédérations. Et il leur faut recourir, aujourd'hui encore, à la propagande occulte à cause de l'hostilité latente entre les états depuis le début du siècle, ce que vous appelez la « Seconde Guerre des États ». La haine n'est pas morte. Ne me traitez-vous pas de Salyankee, sans d'ailleurs savoir la raison de ce surnom ? »
— « Vous êtes un homme des Communicateurs, » souffla Hennery. « J'ai tiré sur vous et je ne ne vous ai pas tué. Pourquoi ? »
Au moment où il avait évoqué les Chinois, Mugrath avait perçu dans l'esprit du Protecteur-Adjoint une pensée fugace et estompée.
— « Où est le Dr. Soong ? » demanda-t-il.
— « Mon psychiatre ? Quelque part dans les environs. » répliqua Hennery avec impatience. « Quelle importance mon psychiatre a-t-il donc ? »
— « Depuis combien de temps est-il à votre service ? »
— « Un an. » Les pensées d'Hennery prirent une autre direction : « Vous ne m'arrêtez pas. Mais je vous avertis, c'est fini, les subliminaux. »
— « Parfaitement, » répliqua sereinement l'autre à la stupéfaction du Protecteur-Adjoint.
— « Vous ne vous y opposez pas ? »
— « Non. » Mugrath sourit intérieurement tandis qu'il scrutait le cerveau d'Hennery, qui se demandait les raisons de la crainte qu'il suscitait chez les Communicateurs. « J'ai pour directive de conserver une stricte neutralité, » reprit-il. « Dans l'intérêt futur de l'Union, je suis prêt à établir la liaison avec vous si vous triomphez. »
— « Hennery, » proféra soudain Manda. Ils l'avaient oubliée. Face à la fenêtre, elle contemplait la ville. « Cela commence, Hennery. »
Elle n'avait pas achevé ces mots qu'une sourde détonation ébranla la cité. Hennery se précipita vers la baie, mais Mugrath ne prit pas la peine de se déranger : il savait le tour qu'allaient prendre les événements. Les ordinatrices du Q.G. de Boston les avaient prédits en détail et il n'y avait aucun motif pour mettre en doute l'exactitude de leur verdict.
Jasper était un vieillard gâteux, diminué par la maladie, corrompu. Il mourrait tout à l'heure. Hennery serait le nouveau Protecteur du Texas. Et Hennery était à moitié fou ; c'était un ignorant que dévoraient l'ambition et la soif du pouvoir. Pourquoi ce troc ? Où était la logique ?
À peine se fut-il posé la question qu'une cinglante douleur mentale vrilla l'esprit de Mugrath. Le chirurgien avait inséré un blocage dans son cerveau : il lui était interdit de s'interroger sur les implications politiques des ordres qu'il avait à exécuter. De méditer sur le pourquoi des choses…
Un instant, ce fut le chaos. Il avait des consignes. La voie était toute tracée : trouver Soong, trouver ce que Soong avait fait à Hennery. Puis tuer le Chinois et rallier le quartier général. Un point c'est tout. C.Q.F.D. Mission remplie.
Un panache de fumée noire et grasse jaillit de la Tour, montant à l'assaut du ciel. Dans le lointain, on entendait l'aboiement confus et assourdi des armes légères. Un hélico militaire se posa au sommet de la Tour. Puis un autre. Un tank surgit soudain du sol, comme vomi par un monstre souterrain, et essuya le feu des assiégés. Une bombe explosa, écornant l'édifice, et une avalanche d'acier et de maçonnerie s'abattit dans un nuage de poussière, enterrant les passants. La tourelle du char pivota pesamment ; ses canons trapus se braquèrent vers le sommet de la Tour, crachant le feu. Des pans de murs entiers s'effondrèrent. On vit des corps projetés comme des grains de poussière se détacher, noirs sur l'azur, puis se dissoudre.
Mugrath tourna la tête vers Manda. Mais celle-ci n'était plus là. Plantant là Hennery hypnotisé par le spectacle de la destruction dont il était l'ordonnateur, il s'élança à la recherche de la jeune femme.
Il la rejoignit comme elle sortait de la pièce où était branché l'écran témoin. À la vue de Mugrath, elle prit le pas de course. Mugrath se précipita sur ses talons : « Manda ! »
Passé l'angle de la galerie, il fit halte : Manda avait bel et bien disparu. Il se trouvait au centre d'une salle octogonale que cernaient huit portes closes. Mais il fut emporté comme par un torrent dans le sillage d'effroi que Manda avait laissé derrière elle. Il sentait la terreur de la femme battre comme une houle, et l'image était d'autant plus intense qu'il percevait, respirait une odeur d'ozone, qu'il éprouvait le remous d'une mer gonflée de lames. Mais où donc ? Qu'est-ce que cela signifiait ?
L'image était nette et Mugrath, qui était originaire de la Nouvelle-Angleterre, ne pouvait s'y tromper : cet océan n'était pas l'Atlantique. C'était une mer sereine, une mer tropicale, somnolente, alanguie, hypnotique. Tentatrice, elle suscitait le désir de plonger dans son onde… de flotter paresseusement, sans effort pour trouver… pour trouver quoi ?
L'oubli !
Il ouvrit la porte de gauche. Manda était là, dans une pièce sans fenêtre, collée contre le mur. Les rumeurs de l'émeute étaient étouffées, presque imperceptibles.
Sans s'occuper de la fille aux cheveux verts et à la robe de brocard chiffonnée, Mugrath dévisagea le Dr. Soong, assis derrière un bureau où trônait un petit Bouddha de jade exhalant un arôme d'encens.
— « Vous êtes un homme remarquable, Mugrath, » fit doucement le Chinois, « Comment avez-vous été construit ? »
Le tentacule mental que Mugrath projetait vers l'esprit de Soong n'accrocha rien. L'oriental sourit et Mugrath renonça à le sonder.
— « Non seulement vous avez des talents artificiels, mais vous êtes un sage par surcroît, » dit le Dr. Soong.
— « Vous possédez le même don que moi ? »
— « Précisément. »
— « Et elle ? »
— « Elle n'a pas de talents. Ne vous occupez pas d'elle. »
— « Elle braille trop. »
— « Elle n'a pas la faculté de se contrôler. Elle ne compte pas. » Soong avait l'immobilité même de la statuette posée devant lui. « Vous acceptez qu'Hennery prenne le titre de Protecteur, Mugrath : pourtant, vous êtes en conflit avec vous-même. Les Communicateurs ne renoncent pas à la légère au contrôle qu'ils exercent sur la population. Pourquoi donc cette acceptation ? Hennery va vous échapper. »
— « Mais vous… le contrôlerez-vous encore ? »
— « Oui. Je le peux et je le veux. »
— « Par quel moyen ? »
— « Mon humble stratagème doit rester secret. »
— « Je pourrais vous abattre. »
— « Croyez-vous ? Essayez. »
Mais Mugrath ne fit aucune tentative.
— « Alors, où en sommes-nous ? »
— « Pour l'instant, nous sommes à égalité. Il faut chercher un compromis. »
— « Que désirez-vous ? »
— « Bien peu de chose : qu'Hennery soit Protecteur du Texas. C'est tout. »
— « Je ne comprends pas ! Depuis près d'un siècle, vos compatriotes nous ignorent. Pourquoi surgissez-vous ici maintenant ? Que voulez-vous ? Nous n'avons rien à vous offrir. Ne nous avez-vous pas mis au ban de l'humanité ? »
— « Peut-être souhaitons-nous vous inviter à nous rejoindre à nouveau. »
— « Vous mentez. » Soong haussa les épaules et Mugrath revint à la charge : « Pourquoi ? Le moment est-il venu de mettre un terme à une situation qui dure depuis cent ans ? Sans bombes atomiques, cette fois : avec, pour toutes armes, la subversion et la décadence lente… Notre décrépitude n'est-elle pas assez rapide à votre goût ? Ou avez-vous compris que nous l'avons surmontée ? Que dans notre misère, dans notre débilité, nous puisons une force neuve ? »
— « Continuez, » murmura calmement Soong.
— « Nous sommes en train de redécouvrir les principes qui ont donné son lustre à la civilisation occidentale : la liberté individuelle, la dignité, le droit pour l'homme d'avoir sa place au soleil…»
La riposte fut cinglante :
— « C'est vraiment ce à quoi vous tendez ? » Mugrath ouvrit la bouche, mais aucun son ne s'échappa de ses lèvres. « Que vous ont-ils fait encore, Mugrath ? »
— « J'ai été équipé pour accomplir ma tâche. »
— « Vous êtes un automate, incapable de penser sauf pour exécuter les tâches prédéterminées en vue desquelles vous avez été modifié. »
Une violente dénégation vrilla l'esprit de Mugrath. Quelque chose d'impérieux lui ordonnait de ne pas en entendre plus long. Quelque chose qui éclata soudain comme un sanglot.
Sa réaction fut automatique. Il attaqua.
Il n'eut pas à faire un mouvement. Il manœuvra une arme mentale dont il ne s'était encore jamais servi – que les médecins lui avaient en fait interdit d'employer sauf en cas d'urgence extrême. Une poussée kinétique, jaillie de son cerveau, s'élança vers le Chinois, dirigée vers la gorge de l'homme, braquée sur le point précis où la moelle épinière s'insère dans le bulbe rachidien. Ce fut une réaction instantanée. Mugrath se sentit devenir faible, comme si sa force vitale était violemment aspirée. Le rythme de son cœur ralentit ; son visage se couvrit d'une sueur atrocement glacée.
Rien ne se produisit.
Haletant, il s'affaissa sur les genoux. Mais ne céda pas. Son cœur s'arrêta, repartit, s'arrêta encore, puis ses battements reprirent, précipités, faibles et irréguliers. Ses extrémités étaient gelées.
Le Dr. Soong n'avait pas bougé. À travers le voile de brume qui obscurcissait son esprit, Mugrath eut conscience du hurlement strident que Manda poussait quelque part derrière lui. Une violente poussée s'exerçait dans son cerveau, menaçant de faire craquer les sutures de son crâne. Un tonnerre roulait dans les ténèbres.
Mugrath s'efforça de rassembler ses dernières forces.
Il y eut un bruit sec.
Les traits de Soong se modifièrent.
Sous la peau jaune et parcheminée, la pression kinétique, irrésistible, brisait les os qui se dissolvaient, se craquelaient, fondaient. Un instant, une lueur de surprise anima les grands yeux sombres. L'étonnement et le désappointement cédèrent la place à l'effroi. Puis la tête du Chinois partit en arrière, comme si une poigne géante la faisait se ployer par-delà le dossier sculpté de la chaise. Ses poumons émirent un léger sifflement et, dans la grisaille mentale qui le baignait, Mugrath perçut une pensée d'agonie aussi perçante qu'un cri.
Le Dr. Soong était mort.
À quatre pattes, Mugrath s'efforça de retrouver son souffle. Il grelottait. Les derniers échos de la pensée mourante de Soong lui parvenaient encore. Une pensée de satisfaction ! Il entrevit, avant que l'image s'en dissipât totalement, une mer placide, un océan bleu-vert strié de moires lavande, une nappe liquide étalée sous un tiède et doux soleil.
Une pensée de triomphe ? L'image s'évanouit avant qu'il eût pu la saisir.
Il se remit debout. Manda était toujours à la même place, tapie contre le mur, la main crispée sur le col roide de sa robe somptueuse. Son regard alla du corps de Soong à Mugrath.
— « Ne parlez pas, » souffla ce dernier.
— « Il est mort ? »
— « Oui. »
— « Comment… comment avez-vous fait ? »
— « Montrez-moi la mer. »
— « La mer ? »
— « Vite. »
Il la sonda. Il se sentait étrangement vide. C'était en vain qu'il s'efforçait de scruter l'esprit de Manda. Ses forces l'avaient fui. Et l'esprit de Manda était un tourbillon où toute pensée cohérente était emportée. Mugrath réussit à se lever et à s'appuyer sur le bureau. Ce simple geste suffit à faire basculer le corps du Dr. Soong mais il ne prêta nulle attention à la chute du cadavre.
— « Réfléchissez, Manda. Quelle est cette histoire d'océan ? Pensez fort. »
— « Un cadeau du Dr. Soong. »
Ça y était ! Il avait le contact ! Sans plus se soucier de la jeune fille, il quitta le bureau. Dans la salle aux huit portes, on entendait, amortis, les joyeux cris de victoire qui retentissaient d'un bout à l'autre de l'édifice. Le Protecteur Jasper, Chef souverain de la Confédération Texienne, était mort… Vive Hennery, le nouveau Protecteur ! L'aube d'un jour nouveau s'était levée.
Mugrath avala avec effort une salive amère et se dirigea, sans cesser de frissonner de tout son corps, vers les appartements privés d'Hennery.
La pièce où était monté le vidéo-témoin était déserte. Un brouhaha de voix échangeant des congratulations filtrait à travers les murs de plastique. Hennery se tenait dans la salle voisine ; tiraillant sa barbe biphide, il souriait des yeux, mais sa bouche était dure et il dévisageait chacun, scellant secrètement le sort de ceux qui l'entouraient : pour celui-ci les honneurs, la mort pour celui-là.
Collé contre le mur du local adjacent au nid d'aigle, Mugrath, le visage en sueur, se sentait pris de nausée. Il n'avait plus la force de continuer. Mais au cours des mois d'hôpital, des heures et des heures qu'il avait passées inconscient sur la table d'opération, une chaîne d'ordres indestructible, trop solide pour être rompue, trop profondément enfouie en lui-même pour qu'il pût s'en libérer, avait été forgée. Soong avait raison : Charles Mugrath était un automate. Il obéissait aux ordres, et rien de plus. Ce n'était plus un homme capable de penser par lui-même.
Les relais automatiques émirent des protestations dans son cerveau. Ce que tu fais est juste… Tu as tes instructions. Exécute-les…
Les mains de Charles Mugrath tâtonnèrent contre le mur aux stries de plastique, découvrirent le système d'ouverture que dissimulait habilement la minuscule ronde-bosse d'un motif décoratif. Mugrath fit basculer le verrou et le panneau glissa, révélant le mécanisme du tableau en relief représentant la mer de Chine. Mugrath examina le fouillis de dispositifs électroniques destinés à animer les panneaux stéréoscopiques et découvrit dans un recoin un petit bloc enregistreur. Il arracha la bande et gagna la table où l'appareil de repiquage, branché sur l'écran officiel des émissions de l'État, était installé. Il effectua le montage nécessaire et mit en marche le petit écran qui servait à Manda à contrôler les émissions.
L'image de la mer s'y refléta mais l'analyseur subliminal qui en ralentissait les remous semblait pétrifier les vagues.
Alors, telle une vipère lovée dans un jardin, fusa le message clandestin du Dr. Soong.
*
* *
Mugrath s'assit et éclata de rire : l'espion était espionné, le piégeur pris au piège, le chasseur chassé !
Lorsqu'il avait découvert la propagande subliminale des Communicateurs, Hennery était entré en possession du secret qui allait lui permettre de se dresser contre cette hypocrite infamie ; il avait été poussé à se baigner dans le sang, à se griser de violence, à prendre tous les risques, y compris celui de sa propre mort, pour mettre un terme à l'insidieuse campagne orchestrée en vue de cimenter l'ensemble des Confédérations d'Amérique. Il avait voulu, à sa manière, vivre en homme libre, seul maître de son cerveau et de son âme.
Et le Dr. Soong avait dissimulé derrière le merveilleux présent qu'il lui avait fait ce contre quoi Hennery s'était justement rebellé. À peine avait-il déchiré une toile d'araignée que le nouveau Protecteur s'était, à son insu, englué dans une autre. Et dans celle-là, c'était le Chinois qui se tapissait.
Avec un geste irrité, Mugrath arracha la bande et la lacéra furieusement avant de la précipiter dans le vide-ordures dont le conduit aboutissait aux incinérateurs.
Soong était mort, son piège détruit. Hennery était libre.
Mission terminée.
Terminée ? Vraiment ?
Une euphorie bruyante s'était emparée de la ville. Mugrath avait encore une tâche à accomplir. Il y avait dans la pièce une réserve de bandes vierges. Le système de perforations codées était facile à comprendre. Mugrath s'assit et s'immobilisa quelques instants ; son cœur retrouvait son rythme, son corps recouvrait ses forces ; de seconde en seconde, c'était une énergie neuve qui coulait en lui.
Alors, il enregistra. Des messages brefs, secs, obsessionnels. Rien de trop manifeste, rien de trop insistant. Non : des textes hypnotiques, lénifiants, simples : l'Union avait une importance supérieure à la Confédération ; l'Union promettait la renaissance, une place au soleil pour les hommes de demain à condition que les haines intestines, que la méfiance disparaissent.
La besogne fut vite achevée. Alors, il inséra la nouvelle bande subliminale dans le mécanisme du tableau du Dr. Soong.
Il ne prit pas la peine de vérifier : il savait que tout se passerait bien, que le cerveau du nouveau Protecteur serait lentement érodé comme une pierre qui se creuse sous l'éternelle chute d'une goutte d'eau. Chaque jour, Hennery viendrait chercher dans la contemplation de la mer sa ration de calme et de paix. Et chaque jour, à son insu, le message des Communicateurs pénétrerait en lui.
Cela prendrait du temps.
Mais l'Union du Nord serait prête le jour où Hennery lui ferait des ouvertures en vue de resserrer les liens inter-confédéraux.
*
* *
Mugrath sortit. Au milieu de la foule qui se pressait dans le bureau voisin, il vit Manda fièrement campée au côté d'Hennery, qu'entouraient les sycophantes et les ambitieux en quête d'emplois, pliant l'échine devant la barbe fourchue, les yeux étincelants, l'impériale présence du nouveau chef.
Mugrath se garda de se mêler à eux. Son sombre costume puritain était trop voyant en ce jour où le sang d'un homme des Communicateurs constituait un signal de réjouissance pour un Texien.
Il regagna les quartiers de Soong. Les vêtements du Chinois lui allaient parfaitement. Un peu plus tard, sans se faire remarquer, il gagnait le toit et se dirigeait vers son hélico parqué au milieu des innombrables engins – militaires pour la plupart – qui attendaient sur l'aire de décollage.
Le soleil était brûlant. Le ciel pur, paisible, immaculé. Là-haut s'étendaient les océans de l'espace qui appartenaient à d'autres, semblables aux mers de la planète jadis dominée par feu l'Angleterre. Et dans le ciel, partout, invisible et présent, se dressait l'écriteau : Interdit aux Américains.
Un jour, cela changerait.
Au-delà de l'enceinte de la ville s'étiraient les ruines noircies et fumantes de la Tour des Communicateurs. Sa mission menée à bien, Mugrath aurait dû se sentir heureux et satisfait. Pourquoi donc cette tristesse vague, informe ? Pourquoi ces questions qui le torturaient ? Qu'est-ce qui était juste ? Injuste ? Pourquoi avait-il envie de pleurer ?
De nouveau, il songeait avec acuité à l'inflexible réseau d'obéissance que le bistouri avait avec adresse greffé en lui.
Bah ! Quelle importance ?
Pourtant si… c'était important. Ces tempêtes étranges, ces conflits intérieurs où l'homme qu'il avait été luttait faiblement avec celui qu'il était devenu étaient intolérables. Le poids d'une nostalgie démesurée, écrasante, s'abattit sur lui.
Mugrath, alors, s'assit pour pleurer sur lui et pleurer sur le monde.
(Traduit par Michel Deutsch.)