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La chenille rose - ANTHONY BOUCHER

La chenille rose - ANTHONY BOUCHER 
  
Anthony Boucher, qui fut le rédacteur en chef de notre édition américaine jusqu'en 1958, est un critique apprécié, un auteur policier dont les romans mériteraient largement d'être traduits en France, et un auteur de contes fantastiques trop rares à notre gré. Celui que vous allez lire est un des plus frappants qu'il ait écrits. Son sujet mêle, de façon sinistre et imprévue, la magie noire et les paradoxes temporels5 .  
    
Norman Harker dit : 
— « Leurs sorciers peuvent aussi voyager dans le temps. C'est du moins ce que chacun croit fermement sur l'île : un toualala peut aller dans le futur et en ramener, moyennant finances, l'article que vous lui demandez. Durant nos gardes de nuit, nous passions notre temps à chercher quel objet nous préférerions commander. » 
Norman ne nous avait pas donné le nom de l'île. Les galons de sa manche lui enjoignaient d'être discret ; et à Tokyo, on ignorait encore quelles installations secrètes la Navy avait établies dans cette petite portion du Pacifique Sud. Évidemment, il ne pouvait nous parler des installations ; mais l'île lui avait fourni une quantité de sujets dont il nous régalait. 
— « Tony, que commanderais-tu, » me demanda-t-il, « en ayant ainsi carte blanche pour dévaliser l'avenir ? » 
— « Un avenir distant de combien d'années ? » 
— « On dit qu'un toualala va exactement à cent ans de la date de départ. » 
— « L'argent ne servirait pas, » réfléchis-je. « Des pierres précieuses, peut-être. Ou un gadget – n'importe lequel – on pourrait faire semblant de l'inventer et en tirer une fortune. Il est vrai qu'il risquerait de reposer sur des principes non encore découverts… Ou bien l'« Autant en emporte le vent » du XXIe siècle – mais publié de nos jours, il pourrait faire fiasco. Peux-tu imaginer les best-sellers actuels, essayant de concurrencer Dickens ? Non, c'est une question trop ardue. Et vous, qu'avez-vous choisi ?  
— « Nous nous sommes finalement décidés pour la pierre tombale de Krouchtchev. Pense au nombre de tickets qu'on vendrait pour la visite ! » 
— « Et ? » 
— « Et rien. Nous ne pouvions payer le prix réclamé par le toualala. Pour chaque article ramené du futur, il voulait une vierge de l'île voisine. Nous avons pensé que l'état-major ne comprendrait peut-être pas, si nous allions en chercher. La magie comporte souvent de tels handicaps, » conclut gaîment Norman. 
Fergus O'Brien déclara : « Hmm-hmm, » et hocha gravement la tête. Il n'avait pas dit grand'chose de la soirée ; assis près de nous, il se contentait de regarder le panorama nocturne de la baie, et d'absorber les histoires de Norman. Je ne sais quel travail il avait fait récemment, mais il était quelque peu morose.  
Mais même un Irlandais morose ne peut supporter un silence trop long, et il avait visiblement sur les lèvres une histoire toute prête. Norman demanda : 
— « Toi aussi, tu as eu affaire à la magie ? » 
— « Pas récemment. » Fergus regarda la lumière à travers son verre. « Je me demande pourquoi les écrivains nomment toujours le whisky-soda un ”liquide ambré”, » observa-t-il. « Lancez un cliché, et il reste… Comme celui du détective terre-à-terre au cœur dur. Avez-vous jamais réfléchi qu'il n'y a guère d'autre profession – à part le clergé – qui soit plus appelée à rencontrer des faits situés précisément au-delà du terre-à-terre ? Pourquoi appelez-vous un détective ? Parce qu'il se passe quelque chose d'étrange, et que vous avez besoin d'une explication. Et s'il n'y a pas d'explication…  
» Cela se passa il y a fort longtemps. À une époque où je n'avais rien de pire à affronter que des assassins – et, une fois, un loup-garou (mais c'était un brave type). J'étais à Mexico, en train de mettre la dernière touche à une enquête, lorsque Dan Rafetti me contacta. Je crois que tu le connais, Tony – il est enquêteur à la Southwest National Assurance Vie, et il m'a fait travailler de temps à autre. 
» Cette fois, le cas me parut intéressant. Rien de spectaculaire, comprenez-vous, et probablement pas d'argent ou peu. Mais le genre de petit détail idiot, inexplicable, qui émeut la curiosité de quelqu'un comme moi. Très simple : la Southwest reçoit d'une bénéficiaire une demande de paiement. Un de leurs clients est mort au Mexique, et sa sœur réclame l'argent. Ils demandent aux autorités mexicaines un rapport sur sa mort ; c'était une crise cardiaque, et voilà tout. Seulement, la police est établie au nom de Mr. Frank Miller et le rapport mexicain le nomme Docteur F. Miller. Ils interrogent la sœur, et elle est certaine qu'il n'a aucun droit à ce titre. Il se trouve que je suis dans les parages de Tlichotl, où il est mort, et ils me demandent d'y aller fureter, voir s'il y a du louche, une imposture par exemple. D'anciennes photos et empreintes digitales me furent envoyées. »  
— « Bon début, » dit Norman. 
Fergus acquiesça. 
— « C'est ainsi que cela commença, très prosaïquement. Et Tlichotl aussi était très prosaïque. Cela semblerait peut-être pittoresque à un touriste, mais j'avais hanté si longtemps ces villes mexicaines de montagne que, pour moi, chacune était sur le modèle de toutes les autres. Un amalgame de maisons plates, de pantalons blancs, de chiens, d'enfants, avec une vieille église, une pulquería presque aussi vieille, un tipo qui joue de la guitare le samedi soir.  
» Tlichotl n'était guère différent. Il y avait une mine à proximité et, en bordure de la ville, une série de laides maisons préfabriquées pour les ingénieurs américains. Tous les habitants de la ville travaillaient à la mine – tous de purs Indiens, avec ces chastes profils venus des bas-reliefs aztèques, qui vous paraissent être les seuls visages humains normaux quand vous avez vécu un certain temps parmi eux. 
» J'allai d'abord chez le docteur du lieu. Il était agent gouvernemental pour la santé publique, et l'aspect de la ville prouvait qu'il faisait du bon travail. Son anglais était meilleur que mon espagnol, et il était content que j'apprécie la tequila. Oui, il se souvenait du Dr. Miller : il vérifia ses fiches, m'annonça qu'il était décédé le 2 novembre. Nous étions à présent en janvier. Mort simple : crise cardiaque. Il avait eu plusieurs attaques dans les semaines précédentes, et le médecin avait prévu sa mort d'un jour à l'autre. Tout à coup un ami à lui, qu'il n'avait pas vu depuis des années, était arrivé en ville sans se faire annoncer, et le choc avait fait le reste. La moindre petite chose devait le tuer. 
» Ce médecin n'était ni stupide ni insouciant. J'étais prêt à accepter sa parole que la mort était naturelle – et je devrais peut-être dire maintenant, avant que vos esprits tortueux commencent à aller au-devant de mes paroles, qu'il avait absolument raison. Variété commune de crise cardiaque, et qui ne s'appliquait à aucun cas de fraude d'assurance. Mais il restait l'histoire de ce titre de docteur, et je dis : « Il devait vous être agréable d'avoir ici un collègue avec qui discuter ? » 
» Mon interlocuteur fronça alors un peu les sourcils. Il s'avéra qu'il avait été blessé par l'attitude du Dr. Miller. Il avait tenté de l'intéresser à des recherches qu'il poursuivait sur une variante endémique de la fièvre ondulatoire, qu'il avait pratiquement réussi à annihiler. Mais le docteur américain s'en moquait éperdument. Pas d'esprit confraternel, pas de curiosité scientifique, rien. 
» Je conclus qu'ils n'avaient guère été amis, mon médecin et le Dr. Miller. En fait, Miller n'avait été intime avec personne, pas même avec les autres Américains de la mine. Il aimait les Indiens, et ceux-ci l'aimaient, bien qu'ayant un peu peur de lui à cause du squelette qu'il possédait – apparemment un spécimen anatomique, et la première chose dont j'entendis parler qui se rapportât à sa fonction de présumé docteur. Il avait une bonne radio à ondes courtes, il écoutait de la musique, faisait des croquis, lisait et se promenait dans la montagne. Cela paraissait la bonne vie – si on aime la solitude. Le toubib pensait qu'ils en sauraient plus à son sujet à la pulqueria ; il s'y arrêtait parfois pour prendre un verre. Et la veuve Sanchez avait tenu son ménage ; elle pouvait savoir quelque chose. 
» Je vis d'abord la veuve. Elle portait un vêtement noir informe qui suggérait qu'elle avait commencé à pleurer Mr. Sanchez dix ans auparavant, mais son dernier-né ne marchait pas encore. Elle aimait bien feu son employeur, paix à ses cendres. C'était un brave homme, qui donnait si peu d'ennuis. Non, il ne donnait jamais de médicaments à personne ; c'était le travail du senor medico venu de Mexico. Non, il ne se servait jamais de bouteilles. Non, il ne recevait jamais beaucoup de courrier, et sûrement sans argent dedans, car elle l'avait souvent regardé ouvrir ses lettres. Mais oui, il était bien medico ; n'avait-il pas le esqueleto pour le prouver ? 
» Et puisque le senor s'intéressait tellement à el doctor Miller, peut-être le senor voulait-il voir sa maison ? Elle n'avait pas été touchée, juste comme il l'avait laissée. Personne n'y vivait à présent. Non, elle n'était pas hantée – c'était simplement parce que personne ne venait plus s'installer à Tlichotl, et une maison vide restait vide. 
» J'explorai la maison. Elle comportait deux pièces, une cuisine et un minuscule patio. Les objets appartenant au Dr. Miller n'avaient pas été dérangés ; personne ne les avait réclamés, et il incombait au temps, à la chaleur et aux insectes de s'en occuper. Il y avait la radio et, à côté, le matériel de dessin. Une paroi formait la bibliothèque, bien remplie, principalement avec de la littérature du XVIe et du XVIIe siècles en anglais et en espagnol. Les livres avaient été fidèlement lus. Il y avait quelques volumes récents, traitant surtout de voyages ou de culture indienne au Mexique, et quelques revues. Pas de livres ni de périodiques médicaux. 
» Aliments, ustensiles de cuisine, vêtements, une pile de croquis – assez bons pour se sentir en meilleure forme après les avoir faits, et assez mauvais pour n'avoir pas envie de les montrer –, des pipes, du tabac. Cela complétait à peu près l'inventaire. Peu de papiers, quelques lettres personnelles émanant principalement de sa sœur (et bénéficiaire). Aucun instrument, aucun médicament. Absolument rien qui pût intriguer – pas même le squelette. 
» Deux fois, j'avais entendu parler de ce dernier, aussi demandai-je ce qu'il était devenu. La femme me dit que les fils des ingénieurs de la mine, ces petits démons, l'avaient volé pour célébrer une fête gringo – il s'agissait, je le compris, de Halloween6 . Ils avaient allumé un énorme feu, et le squelette y était tombé et s'était consumé. Le Dr. Miller avait été très fâché ; il avait alors eu une attaque, presque aussi violente que celle qui ensuite l'avait tué, que le Seigneur le protège. Mais à présent il était temps que maman rentre pour nourrir les lardons ; sa maison était la mienne, et le senor voudrait-il partager leur maigre dîner ? 
» Les haricots étaient bons, et les tortillas merveilleuses ; les plus jeunes n'avaient jamais vu de cheveux roux, et ils me posèrent quelques questions intriguées au sujet des miens. Et soudain, au milieu du repas, quelque chose fit clic dans ma tête, et je sus pourquoi Frank Miller s'était de sa propre initiative intitulé docteur. »  
Fergus se tut et fit signe à un serveur. 
— « Est-ce tout ? » demanda Norman. 
— « Pour le moment. Mes amis, je vous donne une chance de briller. Vous connaissez tous les éléments… Allons-y : pourquoi Miller se disait-il docteur ? » 
— « Il n'exerçait pas, » fit lentement Norman. « Et il n'avait même pas une officine faussement médicale par correspondance, comme en installent souvent les Américains au Mexique, pour éviter le contrôle des Postes aux États-Unis. » 
— « Et, » ajoutai-je, « il n'a pas pris ce titre pour impressionner les gens, pour augmenter son standing social, puisqu'il ne fréquentait pas ses voisins. Et il ne poursuivait aucune expérience, aucune recherche ; il n'avait donc pas besoin du titre pour imposer ses écrits. Il ne gagnait ainsi rien en argent ou en prestige. Bien, quelle autre raison aurait-on de poser au docteur ? »  
— « Réponse, » fit tranquillement Fergus, « il ne posait pas au docteur. Réfléchissez : vous pourriez jouer un rôle de docteur sans aucun accessoire, si personne ne venait dans votre logement, à part la femme de ménage. Ou bien vous édifieriez une façade complète, avec vitrines d'instruments et gros bouquins à l'appui. Mais vous ne le feriez pas avec un seul accessoire : un squelette anatomique. »  
Je regardai Norman, il me regarda, et nous hochâmes la tête. C'était logique. 
— « Alors ? » demandai-je. 
Les nouvelles consommations arrivèrent et Fergus dit : 
— « C'est ma tournée… Alors, le squelette n'était pas un accessoire pour le rôle de docteur. Tout à fait le contraire. Inversez le tout, et ça devient logique. Il s'intitulait docteur pour expliquer la présence du squelette. »  

* * 
Je m'étranglai sur ma première gorgée, et Norman hoqueta un peu, lui aussi. Fergus poursuivit rapidement, avec une lueur dans ses yeux verts ; 
— « On ne peut cacher un squelette dans une petite maison. La femme de ménage aurait fini par le voir, et l'aurait répété. Miller aimait les Indiens, et il aimait la paix. Il fallait qu'il explique le squelette. Il est donc devenu docteur. »  
— « Mais…» objecta Norman, « ceci n'est pas une réponse. Ce n'est qu'une autre question. »  
— « Je sais, » dit Fergus. « Mais c'est le premier grand pas en matière de détection : trouver la bonne question. Et la voici : pourquoi un homme vit-il en compagnie d'un squelette ? »  
Nous restâmes un moment silencieux. Le bar était rempli de verres, de fumée et d'uniformes ; et en dépit des uniformes, on eût dit qu'il ne faisait pas partie d'un monde en guerre – encore moins d'un monde dans lequel un homme pouvait vivre avec un squelette. 
— « Bien sûr, tu as eu la preuve de la réponse, » dis-je enfin. 
Fergus hocha la tête. 
— « Il n'aurait guère pu être un magicien noir, si c'est ce que tu veux dire – ni blanc. Pas un livre ou une note à ce sujet dans toute la baraque. Ni cire, ni craie, ni encens, ni quoi que ce soit. Le squelette n'entre pas dans une histoire de magie noire, pas plus que de médecine. » 
— « La bien-aimée qu'on a tuée et dont on transporte la dépouille ? » fit Norman ironiquement. « Un peu vieux jeu, mais pas inconcevable. » 
— « Le docteur mexicain a vu le squelette. C'était celui d'un homme, et pas jeune. » 
— « Alors il préparait une fraude à l'assurance – il voulait brûler complètement la maison et laisser découvrir les os en disparaissant. » 
— « 1° tu ne peux faire brûler de l'adobe7  ; 2° tu ne montrerais pas le squelette au toubib qui l'examinera plus tard ; 3° c'était celui d'un homme bien plus grand que Miller. » 
— « Un écrivain policier ? » aventurai-je au hasard. « Je me suis parfois dit qu'un squelette serait utile en l'occurrence… savoir où infliger les blessures crâniennes, etc. » 
— « Sans machine à écrire, sans manuscrits, et sans guère de courrier ? » 
La figure de Norman s'éclaira. 
— « Tu as dit qu'il dessinait. Peut-être travaillait-il sur une Totentanz moderne, une danse-de-mort allégorique. Holbein et Durer devaient bien garder un ou deux squelettes sous la main. »  
— « J'ai vu ses croquis. Rien que des paysages. » 
J'allumai ma pipe et me renfonçai dans mon fauteuil. 
— « Parfait. Nous avons cherché et n'avons rien trouvé. Dis-nous maintenant pourquoi il était en ménage avec un paquet d'os. » Mon ton était plus léger qu'il n'eût fallu. Fergus dit : 
— « Je n'entrerai pas dans tous les détails de mes investigations. J'ai interrogé presque chaque habitant adulte de Tlichotl, et presque tous les gosses. Et, pièce à pièce, je crois avoir trouvé la réponse. Mais vous devriez pouvoir la trouver d'après le témoignage de quatre personnes. 
» D'abord Jim Reilly, ingénieur minier. Le témoin dépose et affirme qu'il était dans la rue principale (si on peut l'appeler ainsi) de Tlichotl le 2 novembre. Il a vu passer le Dr. Miller « comme qui dirait dans une espèce d'hébétement nerveux ». Il a vu ensuite un étranger, « crasseux mais pas un Mexicain », s'avancer vers Miller et dire : « Frank ! » Miller leva la tête et parut stupéfait. L'étranger dit : « Navré du retard. Mais il m'a fallu quelque temps pour parvenir ici. » Et il n'avait pas fini la phrase que Miller tombait raide mort. Interrogé sur l'étranger, le témoin a déclaré : « Il a dit qu'il s'appelait Humbert Targ. » L'homme resta en ville quelques jours pour les funérailles, puis partit. Il dit qu'il avait connu Miller bien longtemps avant – sans jamais mentionner clairement l'endroit, mais vraisemblablement dans les Mers du Sud, comme nous disions avant de les intituler Pacifique Sud. Le témoin s'est avéré incompétent quant à la description : taille moyenne, âge moyen, teint basané… Seuls détails utiles : l'étranger portait des vêtements anciens. J'ai demandé : « Usés ? » – « Non, ancien, c'est tout. » – « Démodés ? » – « Je pense. » – « De quelle époque ? Quelle mode ? » – « J'en sais rien. Anciens, c'est tout. Un peu ridicules. » L'homme n'avait qu'un pied. J'ai demandé : « Une jambe ? » – « Non, deux jambes, mais un seul pied. » 
Il marchait avec une canne. 
» Deuxième témoin, le Père Gonza – drôle d'effet, un prêtre en costume civil. Il n'avait pas bien connu le Dr. Miller, bien qu'il eût dit une messe pour son âme. Mais un soir Miller était allé de la pulquería au presbytère, et avait insisté pour lui parler. Il voulait savoir comment on peut se mettre bien avec Dieu et avec soi-même, quand on a commis un grand péché et qu'il n'y a pas de moyens visibles de Se réconcilier. Le padre avait demandé pourquoi, et si la personne était morte ? Miller hésita et ne répondit pas. « Il est donc vivant ? » – « Oh ! non, non ! » 
— « Si c'est une question d'argent, on peut faire une restitution à son plus proche parent…» – « Non, c'est personnel. » Le conseil du prêtre fut de prier pour la personne lésée, et pour obtenir la grâce d'éviter à l'avenir de telles tentations. Je ne vois guère ce qu'il eût pu suggérer de plus, mais Miller ne fut pas satisfait. » 
Je n'entendais plus le bruit qui nous environnait. Norman, lui aussi, se penchait en avant, et je vis dans ses yeux que lui aussi commençait à percevoir ce qui clochait dans le cas présenté à notre détective. 
« Troisième témoin, la veuve Sanchez. Elle m'en dit un peu plus du squelette lorsque je revins manger des haricots, en apportant une bouteille de vin rouge pour les arroser, ce qui eut un effet excellent. Miller tenait énormément à son squelette. Elle ne devait même pas l'épousseter. Mais un jour, oublieuse, elle l'épousseta et le petit doigt d'une des mains tomba. Cela se passait en octobre. Elle pensa qu'il ne remarquerait pas un doigt manquant, mais savait qu'elle se ferait copieusement tancer s'il le trouvait ; aussi brûla-t-elle les os dans le brasero sur lequel elle faisait frire ses tortillas. Deux jours plus tard elle servait le dîner du docteur, quand elle vit une chenille rose qui rampait près de sa place. Elle n'avait jamais vu de chenille rose. Elle l'éjecta d'un coup de serviette, mais le docteur avait eu le temps de la voir. Il s'écarta de la table et se rua pour regarder le squelette, puis lui servit une engueulade terrible. Après quoi, elle vit plusieurs fois la chenille. Ce fut à peu près vers cette époque que Miller commença à avoir ses attaques. Chaque fois qu'elle voyait la chenille, celle-ci rampait vers le docteur. J'ai regardé la veuve un long moment après qu'elle eût fini le vin, puis j'ai demandé : « Était-ce bien une chenille ? » Elle s'est signée et a dit : « Non. Elle parlait très faiblement, et ce fut tout ce qu'elle dit ce soir-là. » 
J'abaissai les yeux sur la table. Ma main s'y étalait, et mes doigts s'agitaient légèrement. Nous étions dans un violent courant d'air, et je frissonnai. 
« Quatrième et dernier témoin : Timmy Reilly, âgé de douze ans, fils de Jim. Il trouvait très drôle d'avoir fauché le squelette du vieux bonhomme pour Halloween. Pour jouer. « Ces péquenots ne connaissaient pas Halloween, mais, avec les copains, on leur a montré ce que c'est. » Mais je voyais bien qu'il me cachait quelque chose. Je lui proposai un échange. Il pourrait arborer mon insigne de détective (que je n'avais jamais porté) pendant une journée entière, s'il me disait le reste de ce qu'il savait. C'est ainsi qu'il me montra… le pied qu'il avait sauvé quand le squelette avait brûlé. Il avait tenté de rattraper les os tandis qu'ils s'effondraient, et il n'avait pu saisir que le talon. Il avait le pied complet, bien articulé, tout plein de petits os. Je lui offris donc une meilleure affaire ; il pouvait garder l'insigne pour lui – en grattant un peu le numéro s'il me laissait brûler le pied. Il me le donna. » 
Fergus fit une pause, et tout commença à se mettre en place dans mon esprit. L'histoire était claire, et c'était une histoire qui n'eût pas dû se produire. 

* * 
« Comprenez-vous maintenant ? » dit calmement Fergus. « Il ne me manquait pour couronner le tout que la relation que vient de nous faire Norman. Il fallait qu'il existât quelque chose comme les toualalas avec de semblables pouvoirs. C'est ce que j'avais déduit à l'époque, mais je suis heureux de le voir confirmer.  
» De nombreuses années auparavant, Miller avait eu un ennemi – un homme qui avait juré de le tuer. Et Miller connaissait un toualala dans les Mers du Sud. Et quand il se demanda quel objet il préférerait faire revenir du futur, il sut la réponse : le squelette de son ennemi.  
» Ce n'était pas un meurtre. Il avait probablement des scrupules à ce sujet. D'une certaine manière, il devait être assez brave type, et son toualala demandait peut-être un prix plus abordable que celui de Norman. Ce squelette serait le squelette qui existerait cent ans plus tard, quelle que ce soit la façon dont l'ennemi dût mourir. Mais ramenez le squelette à notre époque, et l'ennemi ne peut plus exister. Son squelette ne peut être dans deux lieux à la fois. Vous possédez les os morts, desséchés. Qu'advient-il des os vivants, recouverts de chair ? Vous n'en savez rien. Vous ne voulez pas le savoir. Vous êtes en sécurité. Vous êtes libre de mener la vie pacifique que vous désirez, parmi les Indiens, les paysages de montagne, avec votre carnet à croquis et votre radio. Et votre squelette. 
» Il vous faut faire très attention à ce squelette. S'il cesse d'exister dans le temps présent, le squelette vivant, recouvert de chair, pourrait revenir. Vous ne devez même pas courir le risque d'en détruire un petit morceau. Vous perdez un doigt, et un doigt revient – un truc rose qui rampe, et toujours dans votre direction. 
» Puis le squelette lui-même est détruit – tout entier, sauf un pied. Vous êtes dans une terreur mortelle, mais rien ne se produit. Deux jours passent, et voici le 2 novembre. Vous savez à quoi ressemble le 2 novembre en Amérique Latine ? C'est le lendemain de la Toussaint dans les églises, et ils l'appellent le Dia de tos difuntos – le Jour des Morts. Mais hors de l'église, ce n'est pas un jour triste. Vous allez au cimetière, et c'est un véritable pique-nique. Il y a partout des squelettes, comme pendant notre Halloween – des squelettes colorés, amusants, qui ne choquent jamais personne. Il y a des crânes pour poser sur sa tête, des crânes pour boire dedans, et on mange des crânes de sucre blanc, couverts de décorations vertes et roses. Au long de toutes les rues, il y a des vendeurs de crânes et de squelettes. Et vous voici au milieu des squelettes, des squelettes partout, et votre squelette est parti… et votre sécurité avec lui. Et là, dans la rue, avec tous les crânes qui ricanent et vous saluent, vous le voyez qui vient vers vous et ce n'est plus un squelette à présent. C'est Humbert Targ, bien en chair, mais il n'a qu'un seul pied et il vous explique qu'il lui a fallu quelque temps pour parvenir ici. 
» Ne tomberiez-vous pas raide mort ? » conclut simplement Fergus.  
J'avais la gorge sèche en demandant : 
— « Qu'as-tu dit à la compagnie d'assurances ? » 
— « La même chose que la théorie de Norman. L'homme était un artiste, il possédait un modèle anatomique, et disait qu'il était docteur pour éviter la curiosité des indigènes. Les empreintes qu'ils m'avaient envoyées correspondaient à celles que je relevai dans la maison, et ils durent payer la sœur. Ils m'ont réglé mes frais, mais pas de prime. » 
Norman se racla la gorge. 
— « Je commence à espérer qu'on ne me renverra pas sur l'île. » 
— « Tu as peur d'être tenté par un toualala ? » 
— « Non. Mais dans l'île, nous avons vraiment des chenilles roses. Je ne serais pas sûr de pouvoir les affronter. » 
— « Il y a une chose que je me demande encore, » dit Fergus pensivement. « Où était Humbert Targ tandis que son squelette était accroché près de Miller ? Ou bien… devrais-je dire : quand était-il ? Il avait dit : « Il m'a fallu quelque temps pour parvenir ici. » En venant d'où ? De quand ? Et de quelle espèce de temps ? »  
Il existe des questions auxquelles on n'essaie même pas de répondre.  
(Traduit par P. J. lzabelle.) 

(c) Bernard SAUNIER - Créé à l'aide de Populus.
Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
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