L'homme qui écoutait les murs JEAN DUZAL
L'homme qui écoutait les murs JEAN DUZAL
Jean Duzal est né à Tunis en 1922 et a fait ses études de droit à Paris, où il réside, assurant des fonctions de conseil juridique. Il a déjà rédigé de nombreux articles dans cette spécialité et a entrepris, au cours de ses vacances, d'écrire pour se délasser des nouvelles d'un genre moins austère. Il a également mis en chantier deux romans policiers. À noter que Jean Duzal n'est autre que le mari de Julia Verlanger, dont « Fiction » publie dans ce même numéro la troisième nouvelle.
« L'homme qui écoutait les murs » est un récit alerte sur une idée originale. Il fournirait la matière d'une excellente adaptation radiophonique.
Anatole Floquet était employé au Ministère de la Guerre où il remplissait les fonctions d'huissier. Célibataire, sa vie simple et tranquille se déroulait sans complications entre les murs austères de son administration, agrémentée de belotes dominicales et d'apéritifs quotidiens. Jusqu'au jour de son accident, il passait pour un homme sérieux, assuré d'une retraite paisible dans un pavillon de banlieue.
Or un soir, comme il regagnait la chambre meublée où l'attendait tous les jours, depuis cinq ans, un chat de gouttière abusif qui, s'y étant introduit, avait trouvé l'endroit à son goût et s'était installé définitivement, il fut heurté par un gamin qui sortait en courant d'un immeuble. Il tomba si malencontreusement que son crâne porta sur l'angle d'un mur et qu'il perdit connaissance.
Il revint à lui dans une chambre d'hôpital ; sa tête était douloureuse et pleine de bruits confus. Une odeur de pharmacie flottait dans l'air. Il poussa un faible soupir. C'est à cet instant précis qu'il entendit une voix qui disait :
— « Il l'a échappé belle. »
— « Oui, il peut se vanter d'avoir de la chance. »
Anatole Floquet jeta un coup d'œil circulaire. La pièce était vide. Il se sentit défaillir. Serait-il en train de perdre la raison ? Le bruit provenait bien de l'endroit où il se trouvait.
— « Il remue, il s'en sortira. Quand je pense à la pauvre femme qui est morte hier dans ce lit…»
— « Ah ! voici le toubib. Voyons un peu ce qu'il va lui dire. »
Un bruit de pas… La porte s'ouvrit et un homme en blouse blanche s'approcha du lit, se pencha et, après avoir tâté le front du blessé, dit :
— « Remarquable. Je n'ai jamais vu une intervention avoir des effets aussi rapides. »
Une sorte de gloussement étouffé et la voix mystérieuse reprit :
— « Tu parles. Il va bientôt s'en attribuer tout le mérite. »
— « Vieux farceur. »
Le docteur, cependant, ne paraissait en aucune manière troublé. Serait-ce, se demanda Anatole Floquet, que les voix ne pouvaient être entendues que de lui seul ? Il n'arrivait pas à comprendre le phénomène, mais déjà sa terreur était moindre. Le dialogue qu'il avait surpris lui paraissait très sensé et l'idée lui vint de vérifier sa réalité.
— « Dites-moi, docteur, » articula-t-il, « qui occupait ce lit avant moi ? »
Surpris par la bizarrerie de la question, l'homme en blouse blanche répondit néanmoins :
— « Qui… ? Étrange que vous vous en préoccupiez… Une fracture du crâne, une vieille dame victime d'un chauffard. Elle y est restée. Vous m'avez l'air, par contre, de vous remettre très bien. D'ici deux jours, vous serez sur pied. »
Au cours de ces deux jours, Anatole Floquet acquit la certitude que non seulement il n'était pas fou, mais que par un étrange caprice du destin, il avait maintenant la faculté d'entendre parler les murs.
*
* *
À sa sortie de l'hôpital, il décida de s'inviter à déjeuner chez les Raymond. Raymond était son partenaire du dimanche et ils avaient souvent terminé leurs soirées à discuter, une bouteille de calva sur la table, tandis que Mme Raymond raccommodait les habits des enfants.
Tout joyeux, il demandait des nouvelles des copains quand sa voix s'étrangla.
— « Voilà les disputes qui vont reprendre. Cet imbécile n'aurait donc pas pu y rester…»
— « Qu'y a-t-il ? » s'inquiétait Raymond.
— « Rien… Un léger malaise. »
Prêtant une oreille distraite à son ami, il apprit donc par les cloisons que Mme Raymond reprochait à son mari ses fréquentations, les belotes du dimanche et son manque d'ambition. Il n'aurait jamais pensé pareille chose et la duplicité de cette femme qui lui faisait bon accueil le choqua à un point tel que, balbutiant de mauvaises excuses, il s'enfuit comme un voleur.
L'amertume au cœur, il reprit son travail le lendemain. Il espérait trouver chez ses collègues une sympathie qui le réconcilierait avec la vie. Hélas ! Les voix ironiques des pierres lui enseignèrent bien vite la méchanceté, la calomnie, la jalousie et son humeur égale, son insouciance disparurent. Son caractère s'aigrit. Il eut beau boucher ses oreilles et se promener dorénavant avec un stock de coton dans ses poches, il était trop tard, le mal était irréparable. Il s'attira par son attitude une foule d'ennemis. Ses anciennes relations se détachèrent de lui et il obtint des notes de plus en plus mauvaises de ses chefs hiérarchiques qu'il englobait dans son mépris total du genre humain.
Un jour qu'excédé par son attitude un important personnage venait de lui passer un savon soigné, Anatole Floquet répliqua en plongeant son regard dans celui du personnage :
— « Je ne comprends pas comment un individu, je dis bien individu, qui s'est vertement fait remettre en place par le Ministre lui-même, se mêle de juger la conduite des autres. »
Le personnage devint blême. La scène évoquée par Anatole Floquet n'avait eu aucun témoin et les phrases cinglantes du Ministre lui retentissaient encore aux oreilles. Il fallait à tout prix empêcher ce sous-ordre d'ébruiter l'affaire. Le dit sous-ordre ne se gêna nullement pour prouver qu'il était parfaitement au courant. Inutile de dire que les précisions qu'il apporta laissèrent pantois le haut personnage qui, perdant toute sa morgue, fit les plus plates excuses à Anatole Floquet, l'assura de sa sympathie agissante et lui promit de veiller personnellement à son avancement.
Cet incident réconforta un peu Anatole et le réconcilia avec son infirmité, mais pas pour longtemps. Il se savait condamné à la solitude. Seul son chat trouvait grâce auprès de lui. Les murs qui entendent le langage des chats aussi bien que celui des humains étaient affirmatifs. Samuel, le minet, lui vouait une sincère amitié et même, durant l'hospitalisation de son maître, il avait manifesté un chagrin qui n'était pas motivé par la disparition de la soucoupe de lait à laquelle il était accoutumé. Anatole, jusque-là célibataire endurci, aurait aimé rencontrer une âme sœur pour satisfaire son besoin de tendresse. Hélas ! quand bien même elle se serait présentée, il n'aurait osé l'épouser de peur d'entendre les voix de pierre briser ses dernières illusions.
Séparé du reste du monde, il continuait à remplir avec ponctualité Ses fonctions lorsqu'il surprit une conversation entre deux murs à l'épaisseur suggestive. Il s'agissait du fameux brodequin modèle X 78 modifié 55, orgueil de l'État-Major, et dont les armées étrangères essayaient en vain, depuis des mois, de percer les secrets de fabrication.
Anatole, tressaillant d'émotions diverses, apprit l'existence d'un plan diabolique, destiné à rendre une puissante rivale maîtresse de cet engin incomparable. Deux agents de cette puissance avaient réussi à s'introduire dans la place et s'étaient assurés de la complicité d'un malheureux égaré qui, endurant de terribles supplices dans ses chaussures, croyait agir pour le bien de l'humanité.
L'énormité de sa découverte écrasait Anatole. Que devait-il faire ? Avertir ses chefs ? Il ne serait probablement pas cru. La seule personne qui prêterait attention à ses révélations serait sans doute le haut personnage dont les capacités professionnelles lui paraissaient sujettes à caution. Fervent lecteur de romans d'espionnage, il décida que la solution la plus élégante consistait indubitablement en un avertissement anonyme adressé collectivement à la Préfecture de Police et aux grands quotidiens. Il rédigea donc en plusieurs exemplaires une lettre dévoilant le complot qu'il signa du surnom de « L'Oreille ».
Le lendemain, le Préfet, entouré de plusieurs collaborateurs, faisait le point de la discussion en déclarant ;
— « Un fou ou un persécuté. Peut-être un mauvais plaisant. Il n'y a pas lieu de prendre la chose au sérieux. »
De leur côté, les quotidiens qui n'étaient pas à court de copie – on était en période pré-électorale – ne firent aucune publicité aux prédictions de « L'Oreille ».
La nouvelle éclata comme une bombe. Un brodequin modèle X 78 modifié 55 avait été volé dans les coffres secrets du Ministère de la Guerre, les discours électoraux furent relégués en troisième page des journaux. La fameuse lettre d'avertissement fut publiée en bonne place et « L'Oreille » devint l'homme du jour.
Anatole, cependant, ne jouissait pas d'un triomphe sans mélange. Il souffrait de la négligence criminelle qui avait permis la disparition du modèle X 78 modifié 55 et dans les nombreuses conversations roulant sur l'affaire, auxquelles il prenait volontiers part, il se distinguait par la violence de ses critiques. Un bon patriote, cette « Oreille », voilà ce que c'était, qui, au péril de sa vie, avait essayé d'éviter une catastrophe.
Les avis étaient partagés. Pour les uns, la lettre avait été rédigée par un agent double. Pour les autres, c'était une manœuvre électorale. Ces opinions étaient professées par les gens sérieux. Le petit peuple avait plutôt tendance à se représenter « L'Oreille » sous les traits d'un grand costaud style série noire ou doté de longs cils et de petites moustaches cirées, suivant le sexe de l'auditoire.
C'est alors qu'Anatole, qui avait noyé dans de nombreux apéritifs son désappointement, décida de frapper un grand coup. Il regagna sa chambre et, sous l'œil attentif de Samuel, rédigea un nouveau message aux journaux. « L'Oreille » allait récupérer le brodequin volé et le rendre aux autorités militaires. Il recommença plusieurs fois sa lettre. Sûr d'être publié en première page, il voulait, en effet, soigner son style. Samuel qui tenait obstinément à s'asseoir sur les feuilles qu'il noircissait avec application lui rendait d'autre part la tâche fort pénible.
Sa déclaration fut accueillie avec délire. Le pays tout entier se passionnait à la perspective du match sensationnel qui allait opposer « L'Oreille » aux ravisseurs. Un commerçant avisé mit en vente des fétiches en forme d'oreilles humaines qui s'arrachèrent en un clin d'œil. Des graphologues distingués étudièrent l'écriture d'Anatole. Générosité, force, droiture, cerveau puissant et réalisateur, telles étaient les plus timides conclusions qu'ils en tirèrent.
Notre héros n'avait pour l'heure aucun plan d'action. Il lui apparut vite que la meilleure méthode était de rôder sur les lieux du drame et d'écouter les confidences des murs. Il put ainsi révéler dans une troisième lettre qui enflamma les lecteurs que les brodequins avaient été emportés en toute hâte dans les toilettes de la station de métro la plus proche. Une descente de police eut lieu sur-le-champ et amena la découverte de l'emballage des brodequins, ce qui fit présumer que l'espion avait opéré en chaussettes pour éviter tout bruit et s'était annexé immédiatement le produit de son vol en abandonnant l'encombrante enveloppe.
Mêlé à la foule des curieux, Anatole entendit les murs des toilettes, délaissant les sujets grivois qu'ils affectionnaient ordinairement, s'entretenir d'un certain bottier d'une artère réputée. La simplicité machiavélique du système s'imposa aussitôt à son esprit en ébullition. Quoi de plus normal qu'une chaussure dans une vitrine de bottier. Le brodequin allait demeurer sur son support, caressé par les yeux indifférents des passants jusqu'au jour où l'émotion populaire apaisée, un mystérieux inconnu le chausserait et l'emporterait vers des cieux hostiles.
Il courut à l'adresse indiquée. Affectant une indifférence qu'il était loin de ressentir, il scruta attentivement la vitrine et sentit soudain son cœur bondir dans sa poitrine. Là, dans un coin, le brodequin. Une fois seulement, une reproduction photographique avait été autorisée par les autorités, la censure s'étant bornée à appliquer un cachet noir sur les parties secrètes du document. Aucun doute possible. Anatole s'éloigna à regret.
Une heure plus tard, une dernière lettre adressée aux seuls services du contre-espionnage exposait que « L'Oreille » allait tenter de récupérer l'objet disparu le jour même, à quinze heures très précises, et demandait l'établissement d'un sérieux barrage aux alentours du magasin dont l'adresse était mentionnée et d'où nul individu ne devait pouvoir partir.
Dix minutes avant l'heure dite, Anatole Floquet avalait une pelure d'oignon au comptoir d'un petit bistrot, à travers les vitres duquel il apercevait le bottier félon. Il vit l'arrivée de nombreuses tractions noires, la mise en place discrète d'individus aux carrures massives et aux imperméables couleur de muraille. Il paya, quitta son comptoir et se dirigea d'un pas décidé vers le magasin.
— « Monsieur…» Il ne finassa point. « Je désire un brodequin. Celui-là. »
Son doigt se tendait vers la vitrine.
Pris de court, l'autre essayait de s'enfuir. Anatole lui barrait le chemin. Ils roulèrent sur le trottoir. Les agents se ruèrent. Avant de sombrer dans le néant, Anatole, assommé, eut le temps de dire :
— « Le brodequin, là… « L'Oreille »…»
*
* *
Deux jours après ces tragiques événements, Anatole Floquet, couché dans un lit d'hôpital, la tête recouverte de pansements, dévorait les articles que lui consacraient les journaux. Une mâle fierté emplissait son cœur, le saoulait comme un vin généreux. Un courrier de ministre s'entassait sur sa table de chevet. Des situations… des offres de mariage… des propositions commerciales… Ah ! si seulement il arrivait à se débarrasser de ses complexes, s'il pouvait retrouver sa tranquillité passée…
Brusquement, il eut conscience d'un vide étrange. Il resta quelques secondes immobile et comprit. Les murs ne lui parlaient plus.
La salle d’attente
(The waiting room)
R. V. CASSILL
Il existe une forme moderne du conte d'épouvante, qui n'utilise ni l'horreur cosmique, ni le morbide, ni la magie, mais simplement une certaine cristallisation de l'insolite, où se retrouve l'ambiance des cauchemars. C'est à cette espèce qu'appartient ce surprenant récit, où l'épouvante se loge dans la salle d'attente d'une gare d'autocars interurbains.
C'était une pluie tiède et bienfaisante qui tombait sur l'autocar entre Washington et le nœud routier de Marengo. En ce moment, elle attaquait et réduisait graduellement les derniers amas de neige, et une eau d'un noir d'encre courait dans les fossés et dans l'herbe détrempée sous les barrières en bordure de la route. Le visage pressé contre la vitre, Mary Adams admirait l'effet de la pluie au-dehors et goûtait le plaisir d'être là, bien au sec, sous la protection de la carapace de métal de l'autocar, sous celle de ses vêtements confortables et sous l'impalpable protection que lui procurait la présence à son doigt de la bague de fiançailles de Joe Perry, avec laquelle elle regagnait le collège.
Elle avait la perspective d'une attente de dix minutes à la gare routière de Marengo, d'un nouveau parcours de quarante-cinq minutes en autocar jusqu'au terminus d'Iowa City, de six minutes de taxi, d'une minute de marche dans l'allée, de deux minutes d'ascension de l'escalier et alors elle entrerait dans la chambre qu'elle occupait au foyer d'étudiantes. Là, elle pourrait rester couchée au chaud toute la nuit tandis que cette pluie dévoreuse de neige finirait son travail au-delà de sa fenêtre. Elle pourrait dormir tranquille, sachant que les années d'angoisse – sa propre angoisse et, d'une certaine et subtile manière, celle de ses parents – s'estompaient derrière elle, comme une surexcitation suspecte qui ne l'avait jamais laissée respirer. Elle pourrait s'endormir avec le sentiment que ce n'était pas seulement à Joe Perry qu'elle s'était fiancée au cours de ce week-end, mais aussi aux années futures ; qu'elle n'allait pas seulement épouser un charmant garçon employé dans les bureaux de John Deere, mais également un confortable avenir.
Naturellement – elle s'en rendait compte bien que plongée dans sa rêverie – le programme prévu ne se déroulerait pas tout à fait comme elle l'espérait maintenant. Naturellement, elle tomberait sur Sarah, ou Chris, ou Elizabeth dans le vestibule du foyer, ou bien elle rencontrerait aux toilettes quelque autre camarade à qui elle ferait ses confidences naturellement. La nouvelle se répandrait dans le troisième étage comme une traînée de poudre et bientôt sa chambre serait pleine d'amies. Il faudrait qu'elle sorte ses photos de Joe, qu'elle leur montre sa bague, qu'elle donne des détails sur ce que faisait Joe, qu'elle rie et qu'elle réplique à quelques-uns des commentaires que ne manquerait pas de faire. Elizabeth devant toutes les autres. (La voix d'Elizabeth, rauque, presque masculine. « Un costaud, hein ? » « Hmmmm. » « Et ces grrrosses mains. » « Ohhhh ! « Eh bien, je parie que tu te félicites maintenant d'avoir gardé ta vertu, pas vrai ? » « Ha ! Ha ! »). Mais après tous ces papotages viendraient quand même ces délicieuses minutes où elle s'endormirait, bercée de l'intacte assurance qui lui était devenue claire tandis que l'autocar poursuivait bruyamment sa route.
— « Marengo Junction, » annonça le chauffeur. Il s'était retourné à demi pour parler et Mary remarqua pour la première fois que c'était un vieil homme, vieux pour un conducteur d'autocar en tout cas, et dont la moustache était nettement démodée, comme on en voyait à des personnages dans les albums de photos de sa mère. Il avait allumé une petite lampe et les essuie-glace passaient et repassaient devant lui dans un mouvement de faucilles emballées.
Elle boutonna son manteau, prit sa valise dans le filet et chercha à tâtons son sac à main sur le coin de son siège. Elle ne le rencontra pas tout de suite et l'angoisse dont elle s'était débarrassée revint soudain, faisant culbuter l'édifice de son confort. Son ticket d'autocar et tout son argent étaient dedans, bien que sa mère lui eût souvent recommandé de ne pas voyager sans quelques billets en réserve dans son soutien-gorge ou dans sa chaussure.
Le sac avait dû glisser à terre dans le couloir central. Quelqu'un avait dû marcher dessus, car ses doigts vinrent en contact avec de la boue quand elle le ramassa. Elle l'avait ouvert et en vérifiait rapidement le contenu pour voir si rien n'était cassé lorsque l'autocar quitta la chaussée pour s'arrêter sur le bas-côté tandis que le chauffeur criait de nouveau ; « Marengo Junction. »
— « Sale nuit, » lui dit-il comme elle mettait pied à terre.
— « Oh ! je la trouve agréable, » répliqua-t-elle. « Et ça sent le printemps. »
Le vieux conducteur sourit.
— « Sûrement, » dit-il. « Plus que huit ou neuf mois d'ici Noël, Non, c'est pas ce que j'appelle le printemps. La salle d'attente est là devant vous, madame. »
Du bâtiment isolé qui était, entre autres choses, un poste d'essence, un homme sortit en se protégeant la tête et les épaules sous un imperméable. Il entama une conversation à tue-tête avec le conducteur tandis que Mary courait se mettre à l'abri.
La salle d'attente était une pièce peinte en vert foncé et à peine éclairée. D'un côté une porte donnait dans un bar assez brillamment illuminé auquel on accédait par quelques marches, tandis que de l'autre, des indications au néon hommes et dames jetaient une scintillante lueur rouge sur les bancs les plus proches. Des voyageurs attendant leur correspondance occupaient quelques-uns de ces bancs et l'un de ceux-ci était encombré de bagages hétéroclites.
Mary choisit une place près d'une femme qui tenait un enfant, promena un regard indifférent sur les gens assis là avec une sorte de résignation qui aurait pu laisser croire qu'ils se considéraient comme faisant partie du mobilier de cette pièce, puis elle commença à donner des pichenettes sur son manteau pour en chasser les gouttes d'eau. Les gouttes étaient glacées au toucher, mais en quittant le bout de ses doigts, elles prenaient une apparence rouge sombre. Sa bague aussi, lorsqu'elle la regardait bouger en même temps que sa main, jetait de surprenants reflets rouges.
Quelqu'un entra dans le bar par une porte extérieure et elle entendit une conversation échangée à voix forte comme si les deux interlocuteurs eussent été des bonimenteurs de foire.
— « Hello ! Ace. »
— « Hello ! Eugène. »
— « Une sale nuit. »
— « Ça neige sur l'ouest. »
— « Ça neigera ici avant demain matin. »
À côté d'elle, l'enfant se tortilla dans les bras de sa mère et geignit sans sortir de son sommeil. Son pied glissa d'où il était enfoui au chaud à l'intérieur du manteau de sa mère, et Mary vit qu'il n'était recouvert que de son bas et que le bas ressemblait à un petit sac bourré de noisettes.
Elle eut envie d'avancer la main pour toucher le grotesque petit pied. C'était comme si elle se fût sentie obligée de lui témoigner son respect en passant. L'impulsion était si forte qu'elle dut faire appel à tout son tact pour ne pas y succomber. Néanmoins, un sentiment de compassion lui fit lever les yeux sur la mère et elle vit alors que le visage de celle-ci était incomplet. Elle rencontra des yeux plantés dans un masque affable de peau qui n'avait en guise de nez qu'un vague renflement avec deux trous pour narines et dont le front n'était délimité par aucune arcade sourcilière.
— « Ce bon sang de car n'en finit pas d'arriver, » dit la femme d'une voix plaintive. L'enfant avait glissé sur ses genoux ; elle le remonta d'une secousse et lui rentra le pied sous son manteau.
— « Il est presque l'heure maintenant, » dit Mary. Elle consulta sa montre, la secoua, et l'approcha de son oreille. « Je n'ai pas l'heure exacte, malheureusement, mais je suis sûre que le car devrait être là dans une minute ou deux. »
— « Il aurait dû être là avant celui qui est parti pour Iowa City, » dit la femme.
— « Celui qui est parti ? » demanda Mary. « Vous voulez dire « celui qui va partir » ? Il n'est pas encore passé. Il devrait seulement arriver en ce moment. »
— « Il est parti, » répéta la femme.
— « Mais quand ? »
— « Je ne sais pas, » dit la femme. « On n'a pas de montre. »
— « Avant que j'arrive ? »
— « Oh ! sûr que oui. »
Sentant que le trouble et la consternation devaient se lire sur son visage, Mary crut discerner de la malveillance dans le sourire de la femme. En tout cas, s'il n'y en avait pas, le sourire lui faisait horreur. La femme ouvrait une bouche qui révélait une petite bordure de dents, chacune de largeur à peu près normale, mais émergeant à peine des gencives, comme les extrémités blanches d'une rangée d'ongles.
— « Oh ! » fit Mary. « J'avais pensé que vous alliez aussi à Iowa City et… je ne savais pas qu'il y avait un autre car. Enfin, je savais bien qu'il en passait d'autres à cette bifurcation, mais pas… Il vaudrait mieux que je me renseigne, n'est-ce pas ? » Elle fit un signe de tête d'une affabilité embarrassée pour prendre congé de la femme et gravit rapidement les quelques marches menant au bar.
— « Pardon, » dit-elle à l'homme debout derrière le comptoir, « le car d'Iowa City est-il déjà passé ? »
— « Il en est passé un… » dit-il. Il essuyait des verres et ses manches retroussées laissaient voir des avant-bras couverts d'une toison de poils rouges. « Pourquoi ça ? Manqué la correspondance ? »
— « Je ne sais pas. Quand passe le prochain ? »
— « Dans deux heures. »
— « S'il n'est pas bloqué par la neige. » La remarque venait de l'homme assis à l'extrémité du comptoir, « On ne sait jamais à cette époque de l'année. » Sa voix était extrêmement forte – trop forte pour le peu de distance qui les séparait – mais immatérielle et comme visqueuse.
Elle s'assit sur un des tabourets vers le centre du comptoir et dit :
— « Je ne comprends pas. On m'a dit à Ottumwa que je n'aurais que dix minutes à attendre. Dans la cascade de ses déceptions, il lui semblait que si elle pouvait seulement exprimer ses espoirs de façon cohérente, ceux-ci se réaliseraient malgré le temps et la distance de plus en plus grande entre l'endroit où elle était assise et l'autocar, maintenant à un nombre inconnu de kilomètres sur la route de l'est. Elle s'attendait presque, avec superstition, à entendre l'avertisseur de l'autocar à destination de l'est tandis qu'elle se mettait à expliquer à l'homme du comptoir toutes ses opérations au guichet des billets et comment l'autocar qui l'avait amenée là avait roulé à bonne allure et selon son horaire, à ce qu'elle supposait, malgré la pluie. »
— « Non. » L'homme du comptoir avait cessé d'essuyer ses verres pour accorder toute ses pensées à la conversation. « Vous avez dû vous endormir, ou rêver, ou je ne sais quoi, si vous vous êtes crue à l'heure. Le chauffeur nous a dit qu'il y avait une remorque de camion renversée sur la route près de North English et qu'il a dû attendre quarante minutes avant qu'on ait libéré le passage. »
— « Je n'ai rien pu faire de la sorte, » dit-elle, d'un ton presque suppliant. « Je me rappelle tous les détails du voyage. Je n'aurais pas pu dormir. »
— « Ma petite fille, aucun de nous n'est jamais fichu de dormir. Aucun de nous ne rêve. Sûrement pas. Seulement on dort et on rêve. Qu'est-ce que t'en dis, Eugène ? »
— « T'as raison, Ace. Vous deviez dormir, ma petite, pour croire que ce car était là à l'heure. »
— « Mais…» Elle se redressa sur sa chaise et leva le menton d'un air obstiné. « C'est bon, » dit-elle, « seulement c'est l'attente ici qui me semble un mauvais rêve. » Elle leur sourit amicalement, mais ni l'un ni l'autre ne daigna lui rendre son sourire.
— « Cette maison n'est pas un rêve, » dit Ace. Il prit un autre verre et le frotta avec le torchon.
Elle essaya de s'expliquer, pensant que peut-être les deux hommes n'avaient pas l'esprit assez vif pour saisir l'à-propos de sa remarque, mais ils se contentèrent de l'observer et de l'écouter avec une prudente réserve. Bientôt, elle s'aperçut qu'Ace regardait ses mains avec attention et elle regretta de ne pas avoir mis ses gants.
— « S'il faut que j'attende, » dit-elle, « peut-être avez-vous quelques magazines ou livres de poche que je pourrais lire. Deux heures, cela fait longtemps à attendre. »
— « Votre vie durera longtemps aussi, » dit l'homme qui s'appelait Eugène. « Il faut vous y habituer. » Il se mit à rire bruyamment.
Ace secoua la tête.
— « Nous n'avons rien d'autre ici que des choses à manger et une salle de repos, » dit-il. « C'est tout ce que nous avons. Peut-être que vous pourriez dormir encore un peu. Comme vous avez fait dans le car. »
— « Oh ! et puis zut ! » dit-elle avec énervement. Elle quitta son tabouret et alla regarder un moment à la porte la pluie et l'obscurité environnantes. La circulation était encore dense à cette heure sur les grandes routes qui convergeaient là. Les faisceaux de lumière des phares, semblables à de capricieuses nébuleuses, surgissaient dans le lointain brouillé de pluie, apparemment immobiles pour commencer, puis gagnant de la vitesse et passant enfin en trombe, comme des comètes traversant la nuit d'un bout à l'autre, face au minuscule hémisphère illuminé de la terre. En les regardant, elle s'imagina que ce n'était qu'une lumière semblable, croissante et décroissante – n'ayant même pas besoin du support de l'autocar pour se déplacer ou se maintenir sur son trajet – qui l'avait amenée là et qu'aucune lumière ne pourrait plus jamais l'emporter plus loin maintenant.
Mais elle se rendit bientôt compte que c'était une idée absurde. Elle se dit que le simple bon sens lui commandait de s'installer confortablement pendant un moment – deux heures et c'était tout.
Elle se retourna vers les deux hommes et commanda un sandwich.
*
* *
— « Vous le laissez brûler, » dit-elle avec impatience. Ace était allé au bout du comptoir pour engager une conversation chuchotée avec Eugène tandis que le jambon pour le sandwich était en train de frire. Elle n'avait pas entendu de quel sujet ils s'entretenaient en secret – et elle s'était efforcée de ne pas écouter – mais certains mots prononcés d'une voix plus forte étaient venus jusqu'à elle, surtout lorsque Eugène haussait le ton pour dire : « Je ne peux pas, » puis, de nouveau, avec un rire sifflant, « Je ne peux pas ». Tandis qu'ils étaient ainsi absorbés, la viande qu'Ace avait jetée sur le gril grésillait fortement et commençait à fumer. Les bords blancs et roses se roulèrent sous l'action de la chaleur et se calcinèrent, l'arôme agréable qu'elle avait dégagé au début s'était changé en une âcre odeur de brûlé avant que Mary eût protesté.
Ace regarda la jeune fille d'un air dédaigneux.
— « Faut bien la laisser cuire, » dit-il. Il ne bougea pas de l'endroit où il se tenait à moitié couché sur le comptoir, sa tête près de celle d'Eugène.
— « Est-ce que vous la faites brûler exprès ? » demanda-t-elle. Le ton élevé de sa propre voix la fit sursauter.
Il s'approcha du gril d'un pas nonchalant, ses bras rougeâtres oscillant mollement le long de son corps protégé par un tablier. L'expression de sa physionomie était un mélange déconcertant d'humilité et de mépris et elle ne comprenait pas ce qu'il pouvait voir en elle pour entretenir de tels sentiments. En même temps, elle était certaine qu'il y avait en elle quelque chose, aussi net que le motif bleu et blanc de son costume, qu'il avait remarqué et qui le faisait se conduire de cette, façon.
Il souleva la viande, la déposa sur une tranche de pain, puis la couvrit d'une autre tranche qu'il prit sur le tas à côté du poêle comme il eût tiré une carte d'un jeu, et posa le sandwich devant elle.
Elle se pencha en avant, la mine courroucée.
— « Que voulez-vous que je fasse de cela ? » Elle ébaucha un mouvement du menton pour désigner le gâchis posé dans son assiette.
— « Comment ça ? » demanda-t-il avec le même mélange de soumission et d'arrogance qu'elle avait noté dans sa démarche. « Le manger, parbleu ! »
— « Non, » dit-elle. Elle sentait ses mains qui commençaient à trembler et comprenait qu'elle ne pourrait pas supporter beaucoup plus longtemps l'assaut de son hostilité sans se mettre à pleurer. Elle se recula légèrement et ouvrit son sac à main pour y chercher de l'argent. La vue du ticket d'autocar qui y était encore, le fait qu'il était non pas perdu, mais bien en sûreté, fut pour elle presque une surprise et, dans son état d'esprit, un puissant réconfort. Elle mit trente cents sur le comptoir et fit demi-tour pour gagner les marches descendant à la salle d'attente.
Derrière elle, elle entendit Ace dire :
— « Il me manque cinq cents. On paye des taxes dans l'Iowa. » Et elle entendit Eugène éclater d'un rire gras dans son coin.
Elle reprit sa place à côté de la femme à l'enfant estropié. La femme semblait maintenant plongée dans le sommeil, courbée sur l'enfant tenu sur ses genoux comme une représentation grossière de la désolation. Dès que Mary se fut assise, la femme lui adressa la parole :
— « Qu'est-ce qui vous a fait demander si on allait à Iowa City comme vous ? »
— « Je n'avais pas réfléchi, » dit Mary. « Je pensais sans doute au car que je voulais prendre. C'est tout. »
— « Oh ! » La femme hocha la tête, mais après un instant de silence elle reprit avec insistance. « C'est plutôt drôle que vous ayez dit ça, parce qu'une fois on a été à l'hôpital de l'État. C'était pour le pied du petit. C'est le vieux docteur du Comté qui nous y avait envoyés, mais ils ne sont pas capables de faire quelque chose pour lui. Les hôpitaux, faut pas compter dessus. »
— « Ils sont bien utiles quelquefois, » dit Mary. Elle tourna la tête, appuyant sa joue sur le col de son manteau relevé, souhaitant que la femme cesse de lui parler.
La femme murmura des paroles incohérentes dont le son reflétait quelque colère ou quelque déception.
— « Je ne les trouve pas utiles du tout, » dit-elle. « Pas plus que ces vieux docteurs qui ne vous fichent pas la paix et qui ne font rien pour vous. Il n'y a que Dieu et son Fils crucifié pour vous venir en aide. Mon fils aîné a perdu un bras un hiver et on l'a emmené à l'hôpital du Comté où ils lui ont mis une espèce de mécanique qu'ils appellent un bras, mais il n'a jamais pu s'en servir, pas plus que moi je peux voler. Et les filles, elles n'arrêtent pas de tousser et elles ont de ces bobos dont elles ne peuvent pas se débarrasser et qui leur font manquer l'école presque tout le temps. Et puis il y a eu M'man qui avait une tumeur dans le côté de la grosseur d'une citrouille. Je me rappelle qu'elle ne pouvait même plus enfiler une robe ; elle restait assise toute la journée à la maison, enveloppée dans une couverture et les docteurs ne savaient pas comment la soigner. Ils ne savaient que la tapoter et la palper de partout et la faire crier… »
— « Je vous en prie, » dit Mary.
— « Et avec toute cette souffrance il n'y avait que Dieu et son Fils crucifié pour la soulager. »
— « Je vous en prie, » dit Mary.
— « Oh ! » dit la femme. « Peut-être que vous voulez dormir. Je ne vous parlerai pas si vous voulez dormir. Vous voulez que je me taise ? »
— « Je voudrais bien dormir, » dit Mary.
*
* *
Elle parvint finalement à dormit après être passée par des degrés d'assoupissement au cours desquels elle avait tout d'abord gardé conscience de la lueur des mots au néon de la salle de repos, du murmure des voix dans le bar et du bruit de la respiration des voyageurs qui attendaient là. Et lorsqu'elle s'éveilla elle se trouva encerclée par tous ces gens.
La femme à l'enfant était toujours assise à sa gauche, mais les autres faisaient cercle autour d'elle comme s'ils guettaient son réveil. Ace était juste devant elle, avec Eugène à côté de lui. Eugène, dont le corps s'inclinait massivement vers elle et dont les épaules étaient déformées par les béquilles sur lesquelles il se soutenait. Ace regardait fixement les mains de la jeune fille, posées sur ses genoux, et elle se sentit de nouveau étrangement gênée de ne pas avoir de gants ;
— « L'autocar est-il là ? » demanda-t-elle, comme si cette question des plus simples avait pu les éloigner par un effet magique.
Une sorte de murmure bourdonnant courut autour d'elle, mais elle entendit une voix répondre clairement : « Pas encore. »
— « Qu'est-ce que c'est alors ? Qu'y a-t-il ? » demanda-t-elle. Dans sa peur il lui semblait que le cercle humain se rapprochait d'elle. Elle vit à sa gauche un jeune homme avec le bras en écharpe. Une mèche de cheveux lui tombait, disgracieuse sur le front, et sa bouche restait entrouverte tandis qu'il la regardait.
Derrière Ace se tenaient un homme et une femme dont elle ne pouvait voir le torse, mais quand elle s'aperçut que deux autres, à gauche d'Ace, avaient des crochets qui brillaient sous leurs manches, elle eut une pensée extravagante : « Je n'ose pas regarder par terre parce qu'il n'y aura pas assez de pieds pour eux tous. »
— « Pourquoi me regardez-vous ? » demanda-t-elle. Le cercle humain bourdonna de nouveau, puis se recula légèrement comme elle se levait. Elle vit l'inscription au néon femmes et mit ses mains en avant pour se frayer un chemin jusqu'à cette porte, mais le cercle s'ouvrit pour la laisser passer.
À l'intérieur, elle poussa le loquet et s'adossa à la porte, haletante. Elle voulait ne pas croire ce qui venait de se passer, mais elle se rendit compte alors qu'elle ne pouvait ni croire ni refuser de croire parce qu'elle ne savait pas quelle chose venait de se passer.
Je peux attendre ici, pensa-t-elle, jusqu'à ce que j'entende klaxonner l'autocar d'Iowa City et alors je courrai le prendre. Avec tous les gens dans l'autocar ils n'oseraient pas… Oser quoi ? pensa-t-elle. Elle l'ignorait.
Peut-être neigeait-il maintenant et l'autocar était-il retardé. Il y avait une fenêtre minuscule dans les lavabos, mais elle ne pouvait se décider à l'ouvrir pour voir quel temps il faisait. Elle écouta, approchant l'oreille du verre givré. Elle entendit le bruit de la pluie.
Naturellement, tandis qu'elle attendait, enfermée là, tremblant et respirant avec peine, elle pensait à Joe Perry. Quel rêve merveilleux c'eût été de le voir arriver à son secours ! Mais aussitôt elle se sentit heureuse à l'idée qu'il ignorait tout de la situation terrible et stupide dans laquelle elle se trouvait.
Elle fit couler de l'eau chaude dans le lavabo et y plongea les mains. C'était un remède qu'elle avait appris à utiliser quand elle se sentait prise de faiblesse. Tandis qu'elle restait là, les mains dans l'eau, elle jeta un regard circulaire sur les murs de la pièce comme si elle eût cherché une échelle pour s'évader. Une inscription au crayon capta son attention. Elle se pencha pour la lire. Il semblait qu'elle eût été là exprès pour lui transmettre un message.
L'inscription, bien nette, proclamait : « Ace Power n'est pas un homme complet. » Juste au-dessus, des lèvres avaient déposé leur empreinte écarlate.
Mary replongea ses mains dans l'eau. Je ne peux pas me permettre de m'évanouir, pensa-t-elle. L'autocar aurait pu partir pendant ce temps et elle aurait dû rester là pour toujours. Par réfraction, l'eau déformait l'image de ses mains qui semblaient des choses non plus gracieuses et utiles, mais brisées et inégales. Elle s'aperçut qu'elle n'entendait plus la pluie tombant au dehors.
Une ruse dont elle se serait crue incapable lui vint à l'esprit. Elle enleva ses mains de l'eau, les regarda, et les y remit, sans les quitter des yeux. Son regard parcourut tout l'intérieur de la pièce jusqu'à ce qu'elle eût aperçu ce qu'elle voulait. C'était un clou dont la pointe dépassait du rebord de la fenêtre.
Ils m'accepteront parmi eux maintenant, se dit-elle, et sans hésiter, elle passa vigoureusement la paume de sa main sur la pointe du clou.
— « Aïe ! » gémit-elle, assez fort pour qu'ils eussent pu l'entendre de la salle d'attente s'ils écoutaient. Elle mit sa main déchirée dans la cuvette d'eau et le sang monta en spirale le long de ses doigts. Comme l'encre qu'une seiche lance pour se cacher, pensa-t-elle, se souvenant d'une leçon d'histoire naturelle apprise en classe. Elle s'enveloppa la main avec un mouchoir et sortit.
Ils étaient tous assis où elle les avait trouvés lorsqu'elle avait pénétré pour la première fois dans la salle. Ace Power était derrière son comptoir et personne ne faisait le moins du monde attention à elle. Elle s'assit pour la troisième fois ce soir à côté de la femme à l'enfant estropié. Elle laissa sa main emmaillotée sur ses genoux comme une sorte de symbole qu'ils pouvaient voir s'ils le désiraient. Et bientôt, quand son autocar fut arrivé dans un joyeux coup d'avertisseur, elle prit son ticket dans son sac et le tint dans sa main blessée jusqu'à ce que le chauffeur l'eût accepté.
Maintenant, quand elle arriverait au foyer, ses camarades ne l'interrogeraient pas tout de suite sur ses fiançailles, mais elles s'écrieraient : « Que t'est-il arrivé ? » Il n'y aurait pas au monde de moyen de le leur expliquer, mais cela ne faisait rien. Il lui semblait que loin de là, dans le secret de leur vie future, elles comprendraient et se souviendraient.
(Traduit par Roger Durand.)