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La machine à deux mains HENRY KUTTNER et C

La machine à deux mains HENRY KUTTNER et CATHERINE L. MOORE 
 
 
 
Nous sommes heureux de saluer l'entrée dans nos pages de Henry Kuttner et sa femme Catherine Moore qui, sous dix-neuf pseudonymes différents, ont écrit une bonne partie de la science-fiction américaine de ces quinze dernières années ! Malgré l'abondance de leur œuvre, leur bibliographie en France est jusqu'à ce jour réduite. Elle comprend : 
 
1° Sous le pseudonyme de Lewis Padgett (sous lequel ils écrivent en tandem), la nouvelle mémorable « Tout smouales étaient les borogoves », publiée dans le numéro de juin 1953 du « Mercure de France » et récemment rééditée dans l'anthologie « Univers de la science-fiction », au Club des Libraires de France ; ainsi que le roman « L'homme venu du futur », passé inaperçu lors de sa publication aux éditions des Deux-Rives… et rendu méconnaissable par une traduction épouvantable !  
 
2° De Catherine Moore seule, la non moins mémorable nouvelle « Shambleau » (dans le recueil « Escales dans l'infini », au Rayon Fantastique), et la série de toutes les nouvelles qui la suivent, réunies dans la même collection sous le titre « L'aventurier de l'espace »3 . 
 
3° De Henry Kuttner seul, un roman policier paru dans la Série Noire sous le titre « Faites monter la bière ». 
 
La nouvelle que nous présentons pose le problème de la Justice. Tous les jours dans les journaux nous voyons des comptes rendus de procès, où la sentence est considérée comme sujette à caution. La justice humaine est évidemment imparfaite et par là insatisfaisante. Peut-on alors concevoir des machines rendant la justice, des machines qui concrétisent le terrible mythe grec des Furies ? 
 
Telles sont les questions que cette belle nouvelle soulève et qu'elle ne prétend pas résoudre : il y faudrait un traité de Morale et de Métaphysique. On pourrait la citer en exemple pour montrer que la science-fiction peut traiter, sous une forme attrayante, des problèmes les plus tragiques et les plus graves. 
 
 
 
 
 
 
Depuis l'époque d'Oreste, il y avait toujours eu des hommes poursuivis par les Furies. Ce n'est qu'au XXIIe siècle que l'humanité se fabriqua un lot de Furies très réelles, en acier. À cette époque l'humanité avait passé par bien des vicissitudes. Elle avait de bonnes raisons de construire des Furies à forme humaine qui se chargeraient de poursuivre pas à pas tous les hommes qui tuent d'autres hommes. Personne autre. À cette époque, il n'y avait pas d'autres crimes graves. 
 
Cela fonctionnait très simplement. Sans avertissement, un homme qui se croyait en sécurité entendait soudain derrière lui un bruit de pas réguliers. Il se retournait et voyait la machine à deux mains qui s'avançait vers lui, ressemblant à un homme d'acier, mais plus incorruptible que n'aurait pu l'être tout homme non d'acier. Alors seulement le meurtrier savait qu'il avait été jugé et condamné par les cerveaux électriques omniscients qui connaissaient la société mieux que ne pourrait jamais la connaître cerveau humain. 
 
Tout le reste de ses jours, l'homme entendrait ces pas derrière lui. C'était comme une prison mobile aux barreaux invisibles qui l'isolait du monde. Jamais de sa vie il ne se retrouverait seul. Et un jour – il ne pouvait savoir quand – le geôlier se transformerait en bourreau.  
 
 
 
Danner se carra confortablement dans le fauteuil profilé du restaurant et roula sous sa langue un vin de prix, en fermant les yeux pour le mieux savourer. Il se sentait tout à fait en sûreté. Parfaitement protégé. Il y avait près d'une heure qu'il était assis là, à commander les mets les plus luxueux, à jouir de la musique qui vibrait doucement dans l'air, ainsi que du murmure des conversations des autres dîneurs. C'était un endroit agréable. Et c'était très agréable d'avoir autant d'argent… Maintenant. 
 
D'accord, il avait dû tuer pour se procurer l'argent. Mais aucun sentiment de culpabilité ne le troublait. Il n'y a pas de culpabilité si l'on ne se fait pas prendre et Danner était protégé. Une protection venant de la source en droite ligne, ce qui était quelque chose de nouveau dans le monde. Danner connaissait les conséquences d'un meurtre. Si Hartz ne l'avait pas convaincu qu'il serait parfaitement en sûreté, jamais Danner n'aurait pressé sur la détente… 
 
Un mot archaïque lui passa rapidement dans l'esprit : le péché. Cela ne signifiait rien. Autrefois, cela s'était lié à la culpabilité, d'une manière incompréhensible. Mais plus à présent. L'humanité en avait trop vu. Le péché n'avait plus aucun sens. 
 
Il chassa cette pensée pour goûter sa salade de choux-palmistes. Il découvrit qu'il n'aimait pas cela. Après tout, on devait s'attendre à de telles choses. Rien n'est parfait. Il but une gorgée de vin, content de sentir le cristal vibrer comme quelque chose de vaguement vivant dans sa main. C'était du bon vin. Il eut l'idée d'en redemander, puis il se retint pour une prochaine fois. Il y avait tant de choses agréables qui l'attendaient. Cela valait la peine de courir n'importe quel risque. Et, naturellement, dans ce cas, il n'y avait pas eu de risque. 
 
Danner était né à une mauvaise époque. Il était assez âgé pour se rappeler les derniers jours d'utopie, assez jeune pour se trouver pris au piège dans la nouvelle et austère économie que les machines avaient imposée à leurs constructeurs. Dans sa prime jeunesse il avait connu les luxes gratuits, comme tout le monde. Il se souvenait des jours anciens de son adolescence alors que les machines d'évasion fonctionnaient encore, avec leurs visions éclatantes, séduisantes, brillantes, qui n'existaient pas et n'auraient pu exister. Mais l'austérité était venue effacer le plaisir. Maintenant on avait le nécessaire et rien de plus. Maintenant il fallait travailler. Danner détestait chaque minute de travail. 
 
Quand le rapide changement s'était produit, il était trop jeune et malhabile pour courir sa chance. Les riches d'aujourd'hui avaient fait leur fortune en accaparant les quelques luxes que produisaient encore les machines. Tout ce qui restait à Danner, c'étaient des souvenirs brillants et une sourde rancœur d'avoir été floué. Tout ce qu'il désirait c'était le retour des jours éclatants et peu lui importait comment il se les procurerait. 
 
Eh bien, il les avait à présent. Il toucha du doigt le bord de son verre, en sentant le chant silencieux sous son toucher. Du verre soufflé ? se demanda-t-il. Il était trop ignorant des articles de luxe pour comprendre. Mais il apprendrait. Il avait tout le reste de sa vie pour apprendre et être heureux. 
 
Il leva la tête et aperçut à travers le dôme transparent les pinacles de la cité qui s'étendaient comme une forêt de pierre aussi loin qu'il pouvait voir. Et ce n'était là qu'une seule ville. Quand il en serait fatigué, il y en aurait d'autres. Par tout le pays, par toute la planète s'étendait le réseau qui liait ville après ville comme un monstre immense et complexe, à demi vivant. C'était la société. 
 
Il prit son verre et but rapidement. Il se sentait vaguement mal à l'aise et avait l'impression que les fondations de la ville tremblaient un peu sous lui. C'était… oui, c'était certainement à cause d'une nouvelle peur. 
 
C'était parce qu'on ne l'avait pas découvert. 
 
C'était insensé. Bien sûr, la ville était complexe. Bien sûr, son fonctionnement reposait sur des machines incorruptibles. Elles seules empêchaient l'homme de devenir rapidement une espèce disparue. C'étaient les computeurs d'analogie et les calculateurs électroniques qui constituaient le gyroscope de tous les vivants. Ces engins promulguaient et appliquaient les lois indispensables à présent pour maintenir l'humanité en vie. Danner ne comprenait pas grand-chose aux vastes changements qui avaient bouleversé la société de son époque, mais il savait tout de même cela. 
 
Alors peut-être était-il normal qu'il sentît trembler la société parce qu'il se vautrait là sur des coussins de mousse de caoutchouc, en buvant du vin, en écoutant une musique douce, sans avoir derrière son fauteuil une Furie pour lui prouver que les calculateurs étaient toujours les tuteurs de la société… 
 
Si les Furies même ne sont pas incorruptibles, en quoi un homme peut-il croire ? 
 
Ce fut à ce moment précis qu'arriva la Furie. 
 
Danner se rendit compte que tous les bruits cessaient soudain autour de lui. Il se figea, la fourchette à mi-chemin des lèvres, et regarda vers la porte à l'autre bout du restaurant. 
 
La Furie était plus grande qu'un homme. Elle resta là un instant, avec un éclat lumineux éblouissant sur l'épaule, là où l'atteignait un rayon de soleil. Elle n'avait pas de visage, mais elle paraissait examiner tranquillement le restaurant, table après table. Puis elle passa le seuil, l'éclat métallique s'éteignit et ce fut comme un grand homme vêtu d'acier qui s'avançait lentement entre les tables. 
 
Danner reposa sa fourchette en se disant : « Pas pour moi. Tout le monde se pose la question. Moi, je sais. » 
 
Et comme le souvenir dans l'esprit d'un homme qui se noie, il se rappela clairement, en un instant, mais avec tous les détails, ce que Hartz lui avait dit. De même qu'une goutte d'eau peut réfléchir tout un panorama, de même la seconde présente sembla concentrer tout le souvenir de la demi-heure que Danner et Hartz avaient passée ensemble, dans le bureau de Hartz dont les murs pouvaient devenir transparents quand on pressait sur un bouton. 
 
Il revit Hartz, blond et grassouillet, avec ses tristes sourcils. Un homme qui paraissait décontracté jusqu'au moment où il se mettait à parler ; alors on sentait ce qu'il avait de brûlant, la tension perpétuelle qui semblait faire vibrer l'air autour de lui. Danner se revoyait devant le bureau de Hartz, sentait sous ses semelles le léger tremblement du plancher causé par les battements des computeurs. On les voyait à travers les vitres, des objets lisses et brillants avec des rangées de lumières clignotantes, comme autant de chandelles dans des verres de couleur. On entendait leur cliquetis lointain, tandis qu'ils ingéraient des données, méditaient, puis s'exprimaient en chiffres comme des oracles mystérieux. Il fallait des hommes comme Hartz pour comprendre ce que signifiaient les oracles. 
 
— « J'ai un travail pour vous, » avait dit Hartz. « Je désire qu'on tue un homme. » 
 
— « Oh ! non, » avait répondu Danner. « Vous me prenez pour un imbécile ? » 
 
— « Attendez. Vous avez besoin d'argent, n'est-ce pas ? » 
 
— « Pourquoi faire ? Pour un enterrement de première ? « avait amèrement demandé Danner. 
 
— « Pour une vie de luxe. Je sais que vous n'êtes pas idiot. Je sais fichtre bien que vous ne, feriez pas ce que je vous demande à moins d'avoir à la fois l'argent et de la protection. C'est ce que je vous offre : la protection. » 
 
Danner avait regardé les computeurs à travers le mur. 
 
— « Naturellement. » 
 
— « Non, je parle sincèrement. Je…» Hartz avait hésité, jetant un coup d'œil mal assuré autour de la pièce comme s'il n'avait pas lui-même trop confiance en ses propres précautions de secret. « C'est quelque chose de nouveau. Je peux changer la motivation de toute Furie si j'en ai envie. » 
 
— « Oh, bien sûr. » 
 
— « C'est la vérité. Je vais vous le montrer. Je peux arracher une Furie à toute victime si je le désire. » 
 
— « Comment ? » 
 
— « C'est mon secret. Naturellement. En fait, j'ai trouvé le moyeu de donner aux machines des données fausses si bien qu'elles aboutissent à un verdict erroné avant la condamnation, ou à des instructions erronées après la condamnation. » 
 
— « Mais c'est… dangereux, n'est-ce pas ? » 
 
— « Dangereux ? Oui, je le pense. C'est pourquoi je ne le fais pas souvent. En réalité, je ne l'ai encore fait qu'une fois. Théoriquement, j'avais mis la méthode au point. Je l'ai essayée, une seule fois. Cela a marché. Je vais recommencer, pour vous prouver que je vous dis la vérité. Après cela, je le ferai encore une fois, pour vous protéger. Et ce sera tout. Je ne veux pas bouleverser les calculateurs plus qu'il n'est nécessaire. Une fois votre travail fait, ce ne sera plus indispensable. » 
 
— « Qui voulez-vous qu'on tue ? » 
 
Involontairement, Hartz leva les yeux vers les étages supérieurs du bâtiment où se trouvaient les bureaux des directeurs principaux. « O'Reilly, » dit-il. 
 
Danner leva également les yeux comme s'il avait pu voir à travers le plafond les semelles altières d'O'Reilly, contrôleur des calculateurs, en train d'arpenter un épais tapis au-dessus de leurs têtes. 
 
— « C'est très simple, » dit Hartz, « je veux sa place. » 
 
— « Pourquoi ne le tuez-vous pas vous-même, puisque vous êtes tellement sûr de pouvoir intercepter les Furies ? » 
 
— « Parce que cela trahirait tout, » fit impatiemment Hartz. « Réfléchissez. J'ai un mobile évident. Il n'y aurait pas besoin d'un calculateur pour découvrir à qui la mort d'O'Reilly profite le plus. Si je me mettais à l'abri d'une Furie, les gens commenceraient à se demander comment je m'y suis pris. Mais vous, vous n'avez aucun motif de tuer O'Reilly. Personne autre que les calculateurs ne le saurait et je me charge d'eux. » 
 
— « Qu'est-ce qui me prouve que vous en avez le pouvoir ? » 
 
— « C'est simple. Regardez. » 
 
Hartz se leva et s'avança rapidement jusqu'à un comptoir assez haut à l'autre bout de la pièce, au-dessus duquel se trouvait un écran de verre incliné. D'un geste nerveux, Hartz appuya sur un bouton et le plan d'une section de la ville se dessina en lignes hachurées à la surface de l'écran. 
 
— « Il faut que je trouve un secteur où il y ait une Furie en fonction pour le moment, » expliqua-t-il. 
 
Le plan clignota et il pressa de nouveau sur le bouton. Les rues de la ville se succédaient, tandis qu'il en explorait rapidement les diverses sections. Puis un plan apparut où l'on voyait trois raies tremblantes de lumières colorées qui s'entrecroisaient à un point proche du centre. Le point se déplaçait très lentement sur le plan, à peu près comme un homme en marche réduit à l'échelle miniature de la rue dans laquelle il se trouvait. Autour de lui les lignes colorées tournoyaient lentement, toujours concentrées sur ce point unique. 
 
— « Voilà, » dit Hartz en se penchant pour lire le nom de la rue. Une goutte de sueur tomba de son front sur le verre. Il l'essuya du bout du doigt. « Voilà un homme auquel une Furie a été assignée. Eh bien, je vais vous faire voir. Regardez. » 
 
Il y avait au-dessus du bureau un écran d'actualités. Hartz l'actionna et l'observa impatiemment tandis qu'une scène de rue se précisait. La foule, les bruits de la circulation, des gens pressés, des oisifs. Et au milieu de la foule, une petite oasis, une île dans la mer humaine. Sur cette île mouvante deux êtres vivaient, comme Robinson et Vendredi, seuls. L'un des deux était un homme hagard qui regardait le sol en marchant. L'autre était une forme humaine haute, étincelante, qui lui marchait sur les talons. 
 
Comme si des murs invisibles les eussent entourés, tenant à l'écart la foule qu'ils traversaient, les deux êtres se déplaçaient dans un espace vide qui s'ouvrait devant eux et se refermait derrière eux. Quelques-uns des passants les regardaient, d'autres détournaient les yeux, confus ou mal à l'aise. Certains observaient avec intérêt, se demandant peut-être si à ce moment précis Vendredi n'allait pas lever son bras d'acier et frapper à mort Robinson. 
 
— « Regardez, à présent, » dit Hartz. « Une minute, et je fais lâcher cet homme par sa Furie. Attendez. » 
 
Il s'approcha de son bureau, ouvrit un tiroir et se pencha dessus tout en le cachant. Danner entendit une suite de cliquetis, puis des touches qu'on frappait rapidement. 
 
— « Maintenant, » dit Hartz en refermant le tiroir. Il se passa la main sur le front. « Il fait chaud ici, n'est-ce pas ? Voyons cela de plus près. Il va se passer quelque chose dans une minute. » 
 
Devant l'écran d'actualités, il manipula le bouton de mise au point et la scène s'agrandit, l'homme et son geôlier se dessinant en gros plan. L'allure de l'homme ressemblait d'une façon subtile à l'allure impassible du robot. On aurait cru qu'ils vivaient ensemble depuis longtemps et peut-être était-ce vrai. Le temps est un élément souple, parfois infiniment long en un très court espace. 
 
— « Attendons qu'ils soient sortis de la foule, » dit Hartz. « Il faut être discret. Tenez, les voilà qui s'écartent. » 
 
L'homme, qui paraissait se déplacer au hasard, vira dans une étroite et sombre allée qui s'éloignait de la rue. Les yeux de l'écran le suivirent étroitement ainsi que le robot. 
 
— « Vous avez donc des caméras qui peuvent faire ce travail, » fit Danner intéressé. « Je l'avais toujours pensé. Comment cela marche-t-il ? Y en a-t-il à tous les coins de rue ou est-ce…» 
 
— « Peu importe, » dit Hartz. « Secret professionnel. Contentez-vous de regarder. Il va falloir attendre que… non, non ! Regardez, il va essayer maintenant ! » 
 
L'homme regarda furtivement derrière lui. Le robot était en train de virer à sa suite. Hartz fonça jusqu'à son bureau et ouvrit le tiroir. Il resta la main suspendue au-dessus, les yeux fixés sur l'écran. C'était curieux comme l'homme dans le passage, bien qu'il ne pût savoir que d'autres yeux l'observaient, levait la tête pour examiner le ciel, regardant un instant droit dans l'objectif de la caméra cachée, et droit dans les yeux de Hartz et de Danner. Ils le virent inspirer soudain l'air, profondément, et se mettre à courir. 
 
Il y eut un déclic métallique dans le tiroir de Hartz. Le robot, qui s'était mis à courir souplement au même moment que l'homme, s'immobilisa gauchement et parut vaciller un instant sur ses pieds d'acier. Il ralentit. Il s'arrêta. 
 
En bordure du champ de la caméra, on voyait le visage de l'homme, qui regardait derrière lui, bouche bée, en voyant l'impossible se produire. Le robot restait planté dans le passage, faisant des mouvements imprécis comme si les ordres nouveaux que Hartz lui avait communiqués étaient en conflit avec la mission de base inscrite dans son récepteur. Puis il tourna son dos d'acier à l'homme et s'éloigna souplement, presque tranquillement, dans la rue, avec la même précision que s'il eût obéi à des instructions invariables, au lieu de saper l'ordre même de la société par son comportement aberrant. 
 
Le visage de l'homme parut étrangement choqué, comme si son dernier ami au monde l'eût abandonné. 
 
Hartz éteignit l'écran. Il s'essuya de nouveau le front. Il s'approcha du mur de verre et regarda au dehors comme s'il craignait à demi que les calculateurs eussent deviné ce qu'il avait fait. Il paraissait très petit devant la toile de fond de ces géants de métal. « Alors, Danner ? » demanda-t-il sans se retourner. 
 

 
* * 
 
Était-ce d'accord ? Bien entendu il y avait encore eu des discussions, des efforts de persuasion, une augmentation du prix. Mais Danner savait qu'il avait pris sa décision dès cet instant. Un risque calculé, qui valait la peine. Sauf que… 
 
Dans le silence mortel du restaurant, tout mouvement avait cessé. La Furie marchait tranquillement entre les tables, sans toucher personne. Tous les visages, livides, se tournaient vers elle. Chacun pensait : « Serait-ce pour moi ? » Même ceux qui étaient totalement innocents se disaient : « C'est la première fois qu'ils font une erreur et c'est moi qui vais en être la victime. La première erreur, mais il n'y a rien à faire et je ne pourrai rien prouver. » Car si la culpabilité n'avait aucun sens dans ce monde, le châtiment en avait un, et le châtiment pouvait être aveugle, frappant comme la foudre. 
 
Danner se répétait entre ses dents : « Pas pour moi. Je suis en sûreté. Je suis protégé. Ce n'est pas pour moi qu'elle vient. » Et pourtant, il trouvait que la coïncidence était étrange qu'il pût y avoir deux meurtriers ce même jour sous ce même toit de verre. Lui-même, et celui pour qui la Furie était venue. 
 
Il lâcha sa fourchette et l'entendit tinter sur l'assiette. Il baissa les yeux sur sa nourriture et soudain son esprit rejeta tout ce qui l'entourait et prit la tangente comme une autruche qui se cache la tête dans le sable. Il songeait à la nourriture. Comment poussent les asperges ? Comment est-ce, de la nourriture crue ? Il n'en avait jamais vu. La nourriture venait toute préparée des cuisines de restaurants ou des distributeurs automatiques. Les pommes de terre, voyons. De quoi cela avait-il l'air ? D'une purée blanche et humide ? Non, parce que quelquefois elles étaient en tranches ovales, donc l'objet lui-même devait être ovale. Mais pas rond. Parfois, on les avait en longues tranches, coupées carrées. Donc, c'était quelque chose de long et d'ovale qu'on hachait en morceaux égaux, et c'était blanc, naturellement. Elles poussaient sous la terre, il en était presque sûr. Elles avaient de longues et minces racines qui tortillaient leurs bras blancs parmi les tuyaux et les conduits qu'il avait vus à l'occasion quand il y avait des réparations dans les rues. Comme c'était drôle de manger quelque chose qui ressemblait à des bras humains blancs et sans force qui étreignaient les égouts de la ville et se tortillaient livides dans l'habitat des vers. Là où lui-même risquait, quand la Furie l'aurait découvert… 
 
Il repoussa son assiette. 
 
Un frémissement indescriptible et un murmure dans la foule lui firent lever les yeux automatiquement. La Furie avait franchi la moitié de la salle et c'était presque comique de voir le soulagement de ceux qu'elle avait dépassés. Deux ou trois des femmes se cachaient le visage dans les mains et un homme avait glissé de son fauteuil, évanoui, quand le passage de la Furie avait relégué ses craintes personnelles au fond du gouffre de sa conscience. 
 
La chose était toute proche à présent. Elle paraissait avoir deux mètres de haut et ses mouvements étaient très souples, ce qui était inattendu à y réfléchir. Plus souples que des mouvements humains. Ses pieds retombaient sur le tapis à une cadence lourde et mesurée. Boum, boum, boum. Danner s'efforça avec détachement de calculer combien elle pouvait peser. On disait que les Furies ne faisaient d'autre bruit que celui de leur marche menaçante, mais celle-ci grinçait très légèrement quelque part. Elle n'avait pas de visage, mais l'esprit humain ne pouvait s'empêcher de surimposer de vagues traits à cette surface d'acier poli, avec des yeux qui paraissaient fouiller la salle. 
 
Elle se rapprochait. Maintenant tous les yeux étaient braqués sur Danner. Et la Furie continuait d'avancer. On eût dit que… 
 
« Non ! » se dit Danner. « Oh ! non, ce n'est pas possible ! » Il avait l'impression de vivre un cauchemar, d'être sur le point de s'éveiller. « Que je m'éveille, » songea-t-il, « que je m'éveille tout de suite, avant qu'elle arrive ici ! » 
 
Mais il ne s'éveilla pas. Et la chose arriva près de lui, et les pas menaçants s'arrêtèrent. Il y eut un très faible grincement quand la créature s'immobilisa devant sa table, dans l'expectative, tournant vers lui son visage sans traits. 
 
Dauner sentit une vague de chaleur insupportable lui monter aux joues : de la fureur, de la honte, un refus d'y croire. Son cœur battait si fort que les murs de la pièce semblaient vaciller, et une douleur soudaine lui traversa la tête d'une tempe à l'autre. 
 
Il se leva en criant : 
 
— « Non, non ! Vous vous trompez ! Vous faites une erreur ! Allez-vous-en ! Vous vous trompez, vous vous trompez ! » 
 
Il tâtonna sur la table, sans baisser les yeux, saisit son assiette et l'envoya droit devant lui contre la poitrine blindée du robot. La porcelaine se fracassa. Des taches blanches, vertes et brunes marquèrent l'acier. Danner quitta sa table pour passer devant la silhouette de métal et s'enfuit vers la porte. 
 
Il ne pensait plus qu'à Hartz, à présent. Une mer de visages flottait devant ses yeux tandis qu'il s'avançait en trébuchant. Certains cherchaient avidement son regard. D'autres restaient les yeux fixés sur leur assiette ou se cachaient la figure dans les mains. Derrière lui, les pas rythmés retentissaient, avec ce léger grincement qui revenait régulièrement quelque part à l'intérieur de l'armure. 
 
Il franchit une porte sans se rendre compte qu'il l'avait ouverte. Il se trouvait dans la rue. Il était baigné de sueur et l'air était froid, glacial, bien que la température restât normale. Il lança des regards aveugles à gauche et à droite, puis se précipita vers une rangée de cabines téléphoniques à une demi-rue de distance, avec l'image de Hartz si claire devant ses yeux qu'il se cognait aux gens sans les voir. Vaguement il entendait les voix s'élever derrière lui, puis mourir dans un silence stupéfiant. La voie s'ouvrait magiquement devant lui. Il marcha dans cet îlot isolé nouvellement créé, jusqu'à la cabine la plus proche. 
 
Après avoir refermé la porte vitrée, il eut l'impression que les battements de son propre sang se réverbéraient dans la cabine insonorisée. Par la porte, il voyait le robot qui attendait impassiblement, la poitrine toujours tachée de nourriture, comme des décorations sur une cuirasse d'acier. 
 
Danner s'efforça de faire un numéro, mais il avait les doigts comme de caoutchouc. Il eut une pensée inattendue : « J'ai oublié de régler l'addition. » Puis : « À quoi va m'avancer mon argent, maintenant ? Oh ! maudit soit Hartz ! » 
 
Il réussit à obtenir son numéro. Un visage de fille se dessina en couleurs claires sur l'écran. Il songea d'une façon détachée : ils ont des écrans de bonne qualité dans cette partie de la ville. 
 
— « Ici le bureau du Contrôleur Hartz. Que puis-je faire pour vous ? » 
 
Danner s'y reprit à deux fois pour dire son nom. Il se demandait si la fille le voyait, et, derrière lui, derrière la vitre, la grande silhouette en attente. Il n'en savait rien, car elle avait immédiatement baissé les yeux sur une liste, sur une table invisible sur l'écran. 
 
— « Je regrette, mais Mr. Hartz est sorti. Il ne reviendra pas de la journée. » 
 
L'écran se vida de lumière et de couleur. Danner rouvrit la porte et se leva. Il avait les genoux flageolants. Le robot ne laissait que juste le passage de la porte. Pendant un instant, ils furent face à face. Danner s'entendit soudain rire d'un rire presque insensé. Le robot, avec ses décorations alimentaires, avait l'air tellement ridicule. Vaguement surpris, Danner s'aperçut qu'il tenait encore à la main la serviette de table du restaurant. 
 
— « Reculez, » dit-il au robot. « Laissez-moi sortir. Vous ne voyez pas que c'est une erreur ? » Sa voix tremblait. Le robot recula en grinçant faiblement. 
 
— « C'est déjà assez moche de vous avoir à mes trousses, » reprit Danner. « Au moins tâchez de vous tenir propre. Un robot sale, c'est trop… trop…» 
 
Cette pensée était follement insupportable et il entendit des larmes dans sa propre voix. Mi-riant, mi-pleurant, il essuya la poitrine d'acier et jeta, la serviette à terre. 
 
Et ce fut à cet instant même, avec le contact du métal encore tout frais au bout des doigts, que son intelligence perça enfin à travers son écran de folie protectrice. Il se rappela la vérité. Il ne serait plus jamais seul. Pas tant qu'il vivrait. Et quand il mourrait, ce serait de ces mains d'acier, peut-être contre cette poitrine de métal, avec ce visage sans traits penché sur lui, dernière chose qu'il verrait au monde. Pas un compagnon humain, mais le crâne d'acier sombre de la Furie. 
 

 
* * 
 
Il lui fallut près d'une semaine pour joindre Hartz. Pendant cette période, il changea d'avis sur le temps qu'il fallait à un homme poursuivi par une Furie pour devenir fou. La dernière chose qu'il voyait le soir c'était le reflet de la lumière de la rue sur l'épaule de métal de son geôlier, dans son appartement de luxe à l'hôtel. Toute la nuit, en s'éveillant d'un sommeil malaisé, il entendait le faible grincement de quelque chose qui fonctionnait sous l'armure. Et chaque fois qu'il s'éveillait il se demandait si c'était la dernière fois qu'il revenait à la vie. Le coup s'abattrait-il pendant son sommeil ? Quel genre de coup ? Comment les Furies procédaient-elles à une exécution ? C'était toujours un léger soulagement de revoir la blême clarté du petit matin luire sur le guetteur, au pied de son lit. Au moins, il avait passé la nuit. Mais était-ce bien vivre ? Et cela valait-il la peine ? 
 
Il conserva son appartement à l'hôtel. Peut-être que la direction aurait aimé le voir partir, mais on ne lui dit rien. Peut-être n'osait-on pas. La vie prit une qualité étrange de transparence, comme quelque chose qu'on voit à travers un mur invisible. En dehors de tenter de joindre Hartz, Danner n'avait envie de rien. Ses désirs anciens de luxe, de distractions, de voyage, avaient fondu. Il n'aurait pas été seul pour voyager. 
 
Il passait des heures à la bibliothèque, à lire tout ce qu'il y avait sur les Furies. Ce fut là qu'il tomba pour la première fois sur ces deux lignes effrayantes écrites par Milton quand le monde était encore petit et simple, des lignes mystérieuses qui n'avaient eu de sens pour personne jusqu'au jour où l'homme avait créé les Furies d'acier, à sa propre image : 
 
 
 
Mais cette machine à deux mains devant la porte 
 
Se tient prête à frapper une fois, pas une de plus… 
 
 
 
Danner leva les yeux sur sa propre machine à deux mains, immobile près de son épaule, et songea à Milton et au passé lointain où la vie était simple et facile. Il s'efforça d'imaginer le passé. Le Vingtième Siècle, où toutes les civilisations à la fois avaient chu ensemble dans l'abîme majestueux du chaos. Et cette époque d'avant, quand les gens étaient… en quelque sorte différents. Mais comment cela ? C'était trop lointain et trop étrange. Il ne parvenait pas à imaginer le temps d'avant les machines. 
 
Mais pour la première fois il apprit ce qui s'était passé réellement, dans les premières années, quand le monde éclatant s'était finalement éteint et que la triste grisaille avait commencé. Quand les Furies avaient été fabriquées à l'image de l'homme. 
 
Avant le commencement des vraies Grandes Guerres, la technologie était arrivée au point où les machines reproduisaient des machines, comme des êtres vivants, et la terre aurait pu devenir un Éden, capable de satisfaire les besoins de tous, sauf que les sciences sociales avaient pris un retard considérable par rapport aux sciences physiques. Quand les guerres de décimation avaient commencé, les machines et les hommes avaient combattu côte à côte, acier contre acier, homme contre homme. Mais l'homme était le plus vulnérable. Les guerres avaient pris fin quand il n'avait plus subsisté deux sociétés capables de lutter l'une contre l'autre. Les sociétés s'étaient fragmentées en groupes de plus en plus réduits jusqu'à une quasi-anarchie. 
 
Entre-temps les machines avaient pansé leurs blessures métalliques et s'étaient guéries les unes les autres, comme prévu dans leur construction. Elles n'avaient nul besoin de sciences sociales. Elles avaient continué tranquillement à se reproduire et à donner à l'humanité les luxes prévus à l'âge édénique. Imparfaitement, bien sûr. Incomplètement, parce que certaines espèces de machines avaient totalement disparu, sans laisser d'engins capables de les reproduire. Mais la plupart d'entre elles avaient elles-mêmes extrait leurs matières premières, les avaient raffinées, coulées et moulées en pièces détachées, avaient fabriqué leur carburant, réparé leurs blessures et conservé leur descendance à la surface de la terre avec une habileté dont l'homme n'avait jamais approché. 
 
Cependant, l'humanité se fragmentait de plus en plus. Il n'y avait plus de groupes, plus de familles même. Les hommes n'avaient guère besoin les uns des autres. Les liens émotifs s'amenuisaient. Les hommes avaient été habitués à accepter des tuteurs et l'évasionnisme était d'une facilité fatale. Les hommes avaient adapté leurs émotions aux Machines d'Évasion qui leur fournissaient des aventures joyeuses et impossibles et faisaient paraître le monde en deuil comme trop triste pour qu'on s'en occupât. Et le taux de la natalité avait décru sans cesse. C'était une époque très bizarre. Le luxe et le chaos marchaient la main dans la main, l'anarchie et l'inertie n'étaient qu'une seule et même chose. 
 
Finalement, quelques hommes comprirent ce qui se passait. L'espèce humaine était en voie de disparition, et l'homme n'y pouvait rien. Mais il avait un serviteur puissant. Alors, le temps vint où un génie demeuré inconnu vit ce qu'il fallait faire. Quelqu'un comprit la situation clairement et installa une nouvelle norme dans les plus grands des cerveaux électroniques qui avaient survécu. Voici le but qu'il leur fixa : « Il faut que l'humanité redevienne responsable d'elle-même. Tel sera votre but, jusqu'à ce que vous l'ayez atteint. » 
 
C'était simple, mais il en résulta des changements mondiaux et une modification totale de la vie humaine sur la planète. Les machines constituaient une société intégrée, même si l'homme ne l'était pas. Et maintenant elles avaient de nouvelles instructions et s'organisèrent pour y obéir. 
 
Ainsi finirent les jours du luxe gratuit. Les Machines d'Évasion fermèrent boutique. Les hommes durent de nouveau se grouper pour se maintenir en vie, il leur fallait à présent accomplir les travaux que les machines n'exécutaient plus ; aussi, lentement, très lentement, des besoins et des intérêts communs commencèrent à semer l'idée presque disparue de l'unité de l'humanité. 
 
Mais c'était très lent. Et aucune machine ne pouvait redonner à l'homme ce qu'il avait perdu : sa conscience interne. L'individualisme avait atteint son paroxysme et depuis longtemps il n'y avait plus d'interdiction au crime. Sans famille, sans relations de clans, il n'y avait même plus de vengeances organisées. La conscience était en échec puisque aucun homme ne s'identifiait aux autres. 
 
Le vrai travail des machines consistait à présent à reconstruire en l'homme un moi supérieur et réaliste pour le sauver de la disparition. Une société responsable d'elle-même serait profondément interdépendante, le chef s'identifiant au groupe. et il y aurait une conscience interne réaliste qui interdirait et châtierait le « péché » : le péché qui consistait à faire tort au groupe auquel on s'identifiait. 
 
Et là intervinrent les Furies. 
 
Les machines définissaient le meurtre, quelles qu'en soient les circonstances. comme le seul crime humain. C'était assez juste puisque c'est le seul acte capable de détruire une unité de la société, sans pouvoir la remplacer. 
 
Les Furies ne pouvaient pas empêcher le crime. Le châtiment ne guérit jamais le criminel. Mais il peut empêcher les autres de commettre un crime, rien que par la peur, en voyant le châtiment infligé aux coupables. Les Furies étaient le symbole du châtiment. Elles arpentaient ouvertement les rues sur les talons des condamnés, leurs victimes, comme un signe extérieur et visible du châtiment inévitable des meurtres, châtiment public et terrible. Elles étaient très efficaces. Elles ne se trompaient jamais. Ou du moins, en théorie, elles ne se trompaient jamais. Et étant donné les quantités énormes de renseignements emmagasinés à présent par les computeurs d'analogie, il paraissait vraisemblable que la justice des machines fût beaucoup plus efficace que n'eût pu l'être celle des humains. 
 
Un jour l'homme découvrirait le sens du péché. Faute duquel il avait failli disparaître. L'ayant retrouvé, il pourrait reprendre son autorité sur lui-même et sur la race de serviteurs mécanisés qui l'aidaient à reconstituer son espèce. Mais jusqu'à ce jour les Furies devraient arpenter les rues, comme la conscience en armure de l'homme imposée par des machines que l'homme avait créées longtemps auparavant. 
 

 
* * 
 
Danner savait à peine ce qu'il faisait pendant ce temps. Il pensait beaucoup aux jours anciens où fonctionnaient encore les Machines d'Évasion, avant le rationnement du luxe. Il y pensait sombrement, avec rancœur, car il ne voyait pas l'utilité de l'expérience dans laquelle l'humanité s'était embarquée. Il préférait les jours anciens, où il n'y avait pas de Furies non plus. 
 
Il buvait beaucoup. Une fois il vida ses poches dans le chapeau d'un cul-de-jatte mendiant, parce que cet homme, tout comme lui, était isolé de la société par quelque chose de nouveau et d'horrible. Pour Danner, c'était la Furie. Pour le mendiant, c'était la vie même. Trente ans auparavant, il aurait pu vivre et mourir sans qu'on y fasse attention, soigné uniquement par des machines. Qu'un mendiant puisse continuer à vivre en mendiant devait être le signe que la société commençait à éprouver des sentiments de sympathie envers ses membres, mais pour Danner cela ne signifiait rien. Il ne resterait pas vivant assez longtemps pour connaître la fin de l'histoire. 
 
Il voulut parler au mendiant, bien que ce dernier se fût efforcé de se sauver sur sa petite planche à roulettes. 
 
— « Écoutez, » lui dit Danner d'une voix pressante, en le suivant et en se fouillant, « il faut que je vous dise. On n'a pas les impressions que vous imaginez. On a l'impression…» 
 
Il était complètement ivre ce soir-là et il suivit le mendiant jusqu'à ce que ce dernier lui eût lancé son argent à la figure et se fût propulsé rapidement sur ses roulettes, tandis que Danner s'appuyait contre un immeuble en s'efforçant de croire à sa solidité. Mais seule l'ombre de la Furie, projetée par un réverbère, était réelle. 
 
Plus tard dans la nuit, dans un coin sombre, il attaqua la Furie. Il se rappelait vaguement avoir trouvé un bout de tuyau quelque part et s'être mis à frapper violemment, en lui arrachant des étincelles, la grande silhouette impassible qui le dominait. Puis il s'enfuit, tournant et retournant dans des ruelles, pour se cacher enfin sous une porte, en attente, jusqu'au moment où les pas réguliers résonnèrent dans la nuit. Épuisé, il s'endormit. 
 
Ce fut le lendemain qu'il réussit enfin à joindre, Hartz. 
 
— « Qu'est-ce qui s'est détraqué ? » demanda Danner. Au cours de la semaine écoulée, il avait beaucoup changé. Son visage, impassible, commençait à prendre une ressemblance étrange avec le masque métallique du robot. 
 
Hartz frappa du poing sur son bureau et fit la grimace, car il s'était fait mal. 
 
— « Quelque chose s'est effectivement détraqué, » dit-il. « Je ne sais pas encore, je…» 
 
— « Vous ne savez pas ! » Danner perdit en partie son impassibilité. 
 
— « Attendez, » dit Hartz en agitant les mains pour le calmer. « Tenez encore un petit moment. Tout va s'arranger. Vous pouvez…» 
 
— « Combien de temps me reste-t-il ? » demanda Danner. 
 
Il regarda derrière lui la grande Furie, comme s'il lui posait la question plutôt qu'à Hartz. À sa façon de parler, on avait l'impression qu'il avait dû poser cette même question de nombreuses fois au visage métallique et qu'il continuerait, sans espoir, jusqu'à ce qu'il eût enfin sa réponse. Mais pas sous forme de mots… 
 
— « Je ne peux même pas le savoir, » dit Hartz. « Bon sang, Danner, c'était un risque à courir. Vous le saviez. » 
 
— « Vous m'avez dit que vous pouviez contrôler le computeur. Je vous ai vu le faire. Je veux savoir pourquoi vous n'avez pas tenu votre promesse. » 
 
— « Quelque chose s'est détraqué, je vous dis. Cela aurait dû marcher. Dès que… l'affaire… a été faite, j'ai communiqué les données qui auraient dû vous protéger. » 
 
— « Mais que s'est-il passé ? » 
 
Hartz se leva et se mit à arpenter le plancher. 
 
— « Je n'en sais rien. Nous ne comprenons pas les capacités des machines, voilà tout. Je croyais pouvoir, mais…» 
 
— « Vous croyiez ! » 
 
— « Je sais que je le peux. Je continue d'essayer. J'essaie de toutes les manières. Après tout, c'est également important pour moi. Je travaille le plus vite possible. C'est pour cela que je ne peux pas vous revoir avant. Mais je suis sûr d'y arriver, si je peux agir librement. Bon sang, Danner, c'est complexe. Et il ne s'agit pas d'un simple comptomètre à truquer. Regardez-moi ces machines ! » 
 
Danner ne s'en donna pas la peine. 
 
— « Vous ferez bien de vous débrouiller, voilà tout ! » dit-il. 
 
— « Ne me menacez pas ! » fit rageusement Hartz. « Laissez-moi la paix et je me débrouillerai. Mais ne me menacez pas. » 
 
— « Vous êtes aussi dans le coup. » 
 
Hartz alla s'asseoir au bord de son bureau : 
 
— « Comment cela ? » fit-il. 
 
— « O'Reilly est mort. Vous m'avez payé pour le tuer. » 
 
— « La Furie le sait, » dit Hartz en haussant les épaules. « Les computeurs le savent. Et cela n'a pas la moindre importance. C'est votre main qui a pressé la détente, pas la mienne. » 
 
— « Nous sommes coupables tous les deux. Si j'en souffre, vous…» 
 
— « Un instant. Tâchez de comprendre. Je croyais que vous étiez au courant. C'est la base de la loi et il en a toujours été ainsi. On ne punit personne pour ses intentions. Seulement pour ses actes. Je ne suis pas plus responsable de la mort d'O'Reilly que le pistolet dont vous vous êtes servi. » 
 
— « Mais vous m'avez menti ! Vous m'avez tendu un piège ! Je vais…» 
 
— « Vous ferez ce que je vous dis, si vous tenez à sauver votre peau. Je ne vous ai pas joué de tour. J'ai fait une erreur. Laissez-moi le temps de la réparer. » 
 
— « Combien de temps ? » 
 
Cette fois les deux hommes regardèrent la Furie qui resta impassible. 
 
— « Je ne sais pas combien de temps, » dit Danner, se répondant lui-même, « vous ne le savez pas non plus. Personne ne sait quand elle me tuera, quand le moment viendra. J'ai lu tout ce qui existe de disponible sur le sujet. Est-ce vrai que les méthodes varient, pour maintenir les gens en état d'angoisse ? Et le temps alloué… varie-t-il également ? » 
 
— « Oui, c'est exact. Mais il y a un temps minimum…. j'en suis à peu près sûr. Vous devez encore être dans les limites. Croyez-moi, Danner, je peux encore rappeler la Furie. Vous m'avez vu le faire. Vous savez que cela a marché une fois. Il suffit que je découvre ce qui n'a pas fonctionné cette fois. Mais plus vous m'importunez, plus je perds de temps. Je me tiendrai en rapport avec vous. Ne tentez plus de venir me voir. » 
 
Danner s'était levé. Il fit quelques pas rapides vers Hartz, la fureur et le dépit brisant son masque d'impassibilité formé par le désespoir. Mais les pas solennels de la Furie sonnèrent derrière lui. Il s'immobilisa. 
 
Les deux hommes s'entre-regardèrent. 
 
— « Donnez-moi le temps, Danner, faites-moi confiance, » dit Hartz. 
 

 
* * 
 
Dans une certaine mesure, c'était pire encore d'avoir un espoir. Jusqu'alors, une sorte d'abrutissement désespéré avait dû l'empêcher d'avoir trop d'émotions. Mais à présent, il avait une chance de s'évader vers cette vie brillante et neuve pour laquelle il avait couru un tel risque… si Hartz pouvait le sauver à temps. 
 
Pendant une certaine période, il savoura de nouveau l'expérience. Il s'acheta des vêtements, il voyagea… jamais seul, naturellement. Il rechercha même la compagnie des humains et la trouva… sous un angle particulier. Mais les gens qui acceptaient d'avoir des relations avec un homme ainsi condamné à mort n'étaient pas très intéressants. Il découvrit par exemple que certaines femmes étaient fortement attirées vers lui, non pour lui-même ni pour son argent, mais à cause de son compagnon. Elles paraissaient excitées par ce contact sans danger avec l'instrument même du destin. Parfois il s'apercevait qu'elles observaient par-dessus son épaule la Furie, avec une extase anticipée. Par une curieuse réaction jalouse, il les laissait tomber dès qu'il saisissait ce premier regard flirteur adressé au robot, derrière son dos. 
 
Il tenta de voyager plus loin. Il prit la fusée pour l'Afrique et revint par les forêts pluvieuses de l'Amérique du Sud, mais ni les boîtes de nuit ni les lieux exotiques et nouveaux ne le touchaient de façon satisfaisante. Tout l'attrait de la nouveauté ne tardait pas à disparaître à cause de cette chose terriblement familière qui se tenait indéfectiblement près de lui. Il ne jouissait de rien. 
 
Et le bruit rythmé des pas derrière lui commença à devenir insupportable. Il se boucha les oreilles, mais la lourde pulsation se répercutait sous son crâne comme un mal de tête permanent. Même quand la Furie était immobile, il lui semblait entendre le battement de ses pas. 
 
Il acheta des armes et s'efforça de détruire le robot. Il échoua, naturellement. Et même s'il avait réussi, il savait qu'on lui en aurait affecté un autre. L'alcool et les drogues ne servaient à rien. Il pensait de plus en plus au suicide, mais il rejetait cette pensée, parce que Hartz lui avait dit qu'il y avait encore de l'espoir. 
 
Finalement, il rentra dans la ville pour être près de Hartz… et de l'espoir. Il se remit à passer le plus clair de son temps à la bibliothèque, ne marchant que le strict nécessaire, à cause des pas qui résonnaient derrière lui. Et ce fut là qu'un matin il trouva la réponse… 
 
Il avait lu tous les faits connus sur les Furies. Il avait parcouru toutes les références littéraires s'y rapportant, étonné de leur nombre et de leur à-propos – comme la machine à deux mains de Milton – après tous ces siècles écoulés : 
 
« Ces pieds puissants qui suivaient, suivaient, en une poursuite sans hâte. D'un pas inchangeable, d'une allure délibérée, avec une constance majestueuse…»  
 
Il avait passé des livres aux pièces enregistrées sur film, parce que certaines figuraient sous les références qu'il cherchait. Il vit Oreste en costume moderne, poursuivi d'Argos à Athènes par une unique Furie-robot de deux mètres de haut, au lieu des trois Erynnies aux chevelures de serpents de la légende. Il y avait eu toute une série de pièces sur le sujet depuis que les Furies étaient entrées en fonctions. Plongé dans un demi-rêve des temps de son enfance où les Machines d'Évasion fonctionnaient encore, Danner se perdit dans la contemplation du film. 
 
Il était tellement absorbé que lorsque la scène familière passa devant lui pour la première fois dans la cabine de vision, il n'y fit qu'à peine attention. Il revivait ses souvenirs d'enfant et il ne fut d'abord pas surpris de trouver une scène nettement plus familière que les autres. Mais sa mémoire lui lança un signal et il se redressa, arrêtant le film d'un coup de poing asséné sur le bouton d'arrêt. Il fit revenir le film en arrière et redéroula la scène. 
 
On y voyait un homme accompagné de la Furie qui marchaient dans les rues de la ville, comme isolés sur une petite île déserte, comme Robinson suivi de Vendredi… On voyait l'homme virer dans une ruelle, lever des yeux anxieux vers la caméra, inspirer profondément l'air et se mettre soudain à courir. La Furie hésitait, faisait des mouvements sans coordination, puis pivotait et s'éloignait tranquillement dans l'autre sens, ses pas sonnant creux sur le pavé… 
 
Danner fit encore repasser le film pour avoir une certitude absolue. Il tremblait si fort qu'il arrivait à peine à manipuler la visionneuse. 
 
— « Qu'est-ce que tu dis de ça ? » murmura-t-il à la Furie qui se tenait derrière lui dans la cabine obscure. Il avait pris l'habitude de parler à la Furie sans s'en rendre compte. « Qu'est-ce que tu en penses ? Tu as déjà vu ça, hein ? Connu, n'est-ce pas ? N'est-ce pas ? N'est-ce pas ! Réponds, andouille de coquille vide ! » Et il frappa le robot en pleine poitrine comme il eût frappé Hartz lui-même. Cela fit un bruit creux, mais le robot ne répondit rien. 
 
Maintenant Danner avait compris. Hartz n'avait jamais eu le pouvoir dont il s'était vanté. Ou s'il l'avait, il ne comptait nullement s'en servir pour aider Danner. Et pourquoi ? Il ne risquait plus rien à présent. Pas étonnant que Hartz ait été inquiet dans son bureau quand il avait projeté ce film sur son écran d'actualités. Il avait du mal à jouer son rôle. Comme il avait dû le répéter, minutant chacun de ses mouvements ! Et comme il avait dû rire, ensuite ! 
 
— « Combien de temps me reste-t-il ? » demanda farouchement Danner frappant de nouveau la poitrine creuse du robot. « Combien ? Réponds ! Assez longtemps ? » 
 
Ne plus espérer était devenu une extase, à présent. Plus besoin d'attendre. Plus la peine d'essayer. Il n'avait plus qu'à abattre Hartz, en vitesse, avant de cesser de vivre lui-même. Il pensa avec dégoût à tous les jours déjà gaspillés en voyages et en distractions, alors que c'étaient peut-être ses dernières minutes qui s'épuisaient maintenant. Avant celles de Hartz. 
 
— « Viens, » dit-il inutilement à la Furie, « En vitesse ! » 
 
Elle le suivit, adoptant sa vitesse, avec son mécanisme qui comptait les instants jusqu'à celui, fatidique, où les deux mains de la machine frapperaient une fois qui serait la dernière… 
 

 
* * 
 
Hartz trônait dans le bureau du Contrôleur derrière une table toute neuve, et maintenant, il pouvait dominer du sommet de la pyramide les rangées de computeurs qui faisaient marcher la société et menaçaient du fouet l'humanité. Il soupira d'aise. 
 
Le seul ennui, c'était qu'il songeait souvent à Danner. Il en rêvait même. Pas avec un sentiment de culpabilité, car cela implique une conscience, et l'esprit de l'homme était encore trop profondément anarchique et individualiste. Mais peut-être avec malaise. 
 
Pensant à Danner, il ouvrit un petit tiroir qu'il avait transféré de son ancien bureau au nouveau. Il y glissa la main et tâta légèrement les contrôles, machinalement. Tout à fait machinalement. 
 
Deux mouvements, et il sauvait la vie de Danner. Car il avait naturellement menti à Danner après le meurtre. Il pouvait très facilement contrôler les Furies. Il pouvait sauver Danner, mais il n'en avait pas eu l'intention. C'était inutile. Et dangereux. Qu'on touche une fois au mécanisme qui commandait la société et on ne savait pas jusqu'où cela irait. Une réaction en chaîne, peut-être, qui mettrait le désordre dans toute l'organisation. Non. 
 
Il aurait peut-être besoin un jour de cet appareil dans son tiroir. Il espérait que non. Il referma vivement le tiroir et entendit la serrure cliqueter. 
 
Il était Contrôleur, à présent. Tuteur dans une certaines mesure des machines qui étaient plus fidèles que ne le serait jamais aucun homme. Quis custodiet ? songea Hartz. Le vieux problème. Et la réponse était : Personne. Personne, aujourd'hui. Il n'avait pas lui-même de supérieurs et son pouvoir était absolu. À cause de ce petit mécanisme dans son tiroir, personne ne pouvait contrôler le Contrôleur. Ni conscience intérieure ni extérieure. Rien ne pouvait le toucher… 
 
En entendant les pas dans l'escalier, il crut un instant qu'il rêvait. Il avait parfois rêvé qu'il était Danner, avec ces pas inexorables retentissant derrière lui. Mais il était bien éveillé pour le moment. 
 
C'était étrange qu'il eût entendu le battement presque subsonique de ces pieds de métal avant d'entendre les pas précipités de Danner qui escaladait son escalier privé. Tout se passa si vite que le temps parut suspendu. Il entendit d'abord les pas subsoniques, lourds, puis un tumulte de cris et des portes qui claquaient en bas, et enfin le martèlement des pas de Danner qui chargeait dans l'escalier. 
 
Danner ouvrit brusquement la porte, et les cris et piétinements d'en-bas montèrent comme un cyclone. Mais un cyclone de cauchemar qui ne se rapprocherait jamais davantage. Le temps s'était arrêté. 
 
Le temps s'était arrêté avec Danner sur le seuil, le visage convulsé, tenant son revolver à deux mains parce qu'il tremblait trop pour le tenir d'une seule. 
 
Hartz agit sans plus réfléchir qu'un robot. Il avait trop souvent rêvé ce moment sous une forme ou une autre. S'il avait pu agir sur la Furie au point de la pousser à hâter la mort de Danner, il l'aurait fait. Mais il ne savait pas comment. Il ne pouvait qu'attendre aussi anxieusement que Danner lui-même, en espérant contre tout espoir que le coup tomberait avant que Danner ait deviné la vérité. Ou qu'il ait perdu l'espoir. 
 
Aussi Hartz était-il prêt. Il trouva son propre pistolet sans même se rendre compte qu'il avait ouvert le tiroir. L'ennui, c'était que le temps s'était arrêté. Il savait au fond de lui-même que la Furie devait empêcher Danner de faire mal à quiconque. Mais Hartz savait aussi qu'on peut arrêter les machines. Les Furies pouvaient avoir une panne. Il n'osait pas confier sa vie à leur incorruptibilité, parce qu'il était lui-même à la source de la corruption qui pouvait les immobiliser. 
 
Il avait l'arme en main. La détente pressa contre son doigt et la détonation fit siffler l'air entre lui et Danner. Il entendit sa balle résonner contre du métal. 
 
Le temps se remit en marche, à allure redoublée pour se rattraper. La Furie se tenait à moins d'un pas derrière Danner, parce que son bras d'acier l'avait encerclé et que sa main d'acier avait détourné le revolver de Danner. Danner avait tiré, oui, mais pas assez vite. Pas avant que la Furie ne l'ait rejoint. La balle de Hartz avait frappé la première. 
 
Elle avait frappé Danner à la poitrine, explosant en lui, et était allée sonner contre la poitrine de la Furie, derrière lui. Le visage de Danner se vida d'expression comme celui de la Furie qui le surmontait. Il tomba en arrière, non à cause de l'étreinte de la Furie, mais parce qu'il glissa entre le bras et la poitrine lisse du robot. Son revolver tomba avec un bruit sourd sur le tapis. Le sang jaillit de sa poitrine et de son dos. 
 
Le robot restait impassible ; avec une traînée du sang de Danner comme un ruban d'honneur sur sa poitrine de métal. 
 
La Furie et le Contrôleur des Furies se regardaient fixement. Et la Furie ne pouvait naturellement pas parler, mais Hartz en eut l'impression : 
 
— « La légitime défense n'est pas une excuse, » semblait dire la Furie. « Nous ne punissons jamais l'intention, mais nous châtions l'acte, toujours. Tout acte de meurtre. Tout acte de meurtre. Tout acte de meurtre…» 
 
Hartz eut à peine le temps de remettre son pistolet dans le tiroir avant que la foule vociférante d'en-bas envahît la pièce. Il lui restait à peine assez de présence d'esprit. Il n'avait jamais envisagé les choses si avant. 
 
En apparence, c'était un cas évident de suicide. D'une voix malhabile, il s'entendit donner des explications. Tout le monde avait vu le fou se précipiter dans son bureau, sa Furie à ses trousses. Ce ne serait pas la première fois qu'un assassin et sa Furie auraient tenté de joindre le Contrôleur pour le supplier de renvoyer le geôlier et de surseoir à l'exécution. Ce qui était arrivé, expliqua assez clairement Hartz à ses subordonnés, c'était que la Furie avait naturellement empêché l'homme de tuer Hartz. Et 1a victime avait retourné son arme contre elle-même. Les brûlures de poudre le démontraient. Le bureau était tout près de la porte.) L'analyse de la peau de la main de Danner montrerait qu'il avait bien tiré. 
 
Un suicide. Cela suffirait à tout humain. Mais cela ne suffirait pas aux computeurs. 
 
Ils emportèrent le mort. Ils laissèrent Hartz et la Furie seuls. Toujours en face l'un de l'autre. Si quelqu'un trouva cela étrange, personne ne le montra. 
 
Hartz ne savait pas lui-même si c'était étrange ou non. Rien de semblable ne s'était encore produit. Personne n'avait été assez fou pour commettre un meurtre devant une Furie. Le Contrôleur lui-même ignorait comment les computeurs jugeaient de sa culpabilité. Cette Furie eût-elle dû être rappelée, normalement ? Si la mort de Danner avait réellement été un suicide, Hartz serait-il seul à présent ? 
 
Il savait que les machines étaient déjà en train de soupeser les faits. Ce qu'il ne pouvait savoir, c'était si la Furie avait déjà reçu des ordres et allait le suivre partout où il irait jusqu'à l'instant de sa mort. Ou si elle attendait simplement, immobile, qu'on la rappelle. 
 
Bon. Cela n'avait pas d'importance. Cette Furie ou une autre recevait en ce moment des instructions le concernant. Il n'y avait qu'une chose à faire. Dieu merci, il y avait une chose qu'il pouvait faire. 
 
Hartz ouvrit le tiroir et toucha les boutons qu'il avait espéré ne jamais utiliser. Très soigneusement, il plaça les renseignements en code, chiffre après chiffre, dans les computeurs. Il regardait en même temps par les murs de verre et s'imaginait voir les renseignements vrais s'effacer pour faire place aux faux qu'il envoyait. 
 
Il regarda le robot en souriant un peu. 
 
— « Maintenant, vous allez oublier, » dit-il, « vous et les computeurs. Vous pouvez vous en aller. Je ne vous reverrai pas. » 
 
Ou les computeurs opéraient à une vitesse incroyable – ce qui était vrai – ou une pure coïncidence joua car, au bout d'un instant, la Furie bougea comme en réponse au renvoi que lui signifiait Hartz. Elle était restée tout à fait immobile depuis que Danner lui avait glissé entre les bras. Maintenant, de nouveaux ordres l'animaient, ses mouvements se firent saccadés, le temps de s'adapter à un nouveau type d'instructions. Elle parut presque s'incliner, un petit mouvement raide qui abaissa sa tête au niveau de celle de Hartz. 
 
Il vit son propre visage se refléter dans la figure vide de la Furie. On eût dit qu'il y avait une nuance d'ironie dans cette petite inclinaison, avec le ruban d'honneur en travers de la poitrine de la créature, comme un témoignage du devoir bien accompli. Mais cette retraite n'avait rien d'honorable. Le métal incorruptible assumait un air de corruption et regardait Hartz par le reflet des propres yeux de celui-ci. 
 
Il la vit marcher vers la porte. Il l'entendit descendre les marches d'un pas égal. Les pas résonnaient dans le plancher, et il fut pris d'un malaise subit en se rendant compte que toute la trame de la société tremblait sous ses pieds. 
 
Les machines étaient corruptibles. 
 
La vie de l'espèce humaine dépendait encore des computeurs, et les computeurs n'étaient pas dignes de confiance. Hartz s'aperçut que ses mains tremblaient. Il referma le tiroir. Il regarda ses mains. Il se mit à trembler intérieurement, avec un sentiment effrayant de l'instabilité du monde. 
 
Une solitude terrifiante s'abattit soudain sur lui comme un vent froid. Jamais encore il n'avait eu autant envie de la compagnie de ses semblables. Pas d'une personne unique, mais des gens. Rien que des gens. Le sentiment d'êtres humains autour de lui, un besoin très primitif. 
 
Il prit son chapeau et son manteau et descendit rapidement, les mains enfoncées dans les poches à cause d'un froid intérieur dont ne pouvait le protéger aucun manteau. À moitié de l'escalier, il s'immobilisa. 
 
Il y avait des pas derrière lui. 
 
D'abord, il n'osa pas regarder en arrière. Il connaissait ces pas. Mais il éprouvait deux craintes et ne savait pas laquelle était la plus forte. La peur d'avoir une Furie à ses trousses et celle de ne pas en avoir. Il jouirait d'un soulagement insensé en s'apercevant qu'il y en avait une, car alors il pourrait faire confiance aux machines et cette solitude affreuse le quitterait peut-être. 
 
Il fit encore un pas sans se retourner. Il entendit le pas menaçant derrière lui en écho de ses pas. Il poussa un profond soupir et se retourna. 
 
Il n'y avait rien dans l'escalier. 
 
Il se remit en route au bout d'un temps non mesurable, regardant par-dessus son épaule. Il entendait les pas inexorables qui retentissaient derrière lui, mais il n'y avait pas de Furie visible. Pas de Furie visible. 
 
Les Erynnies avaient une nouvelle fois frappé intérieurement et une invisible Furie née de son esprit poursuivait Hartz dans l'escalier. 
 
C'était comme une renaissance du péché dans le monde, et le premier homme sentait de nouveau le premier remords intérieur. Ainsi les computeurs ne s'étaient pas trompés, en définitive. 
 
Hartz descendit lentement les marches jusque dans la rue, entendant encore, comme il les entendrait à jamais, les pas impitoyables et incorruptibles résonner derrière lui, des pas qui n'avaient plus rien de métallique. 
 
(Traduit par Bruno Martin.)

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Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
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