Les fauteurs de paix - POUL ANDERSON
Les fauteurs de paix - POUL ANDERSON
Comment peut-on ne pas aimer Poul Anderson ? Il nous semble à nous que c'est l'auteur moderne de science-fiction qui a les connaissances les plus vastes, la diversité de genre la plus grande et un maximum de sens de l'humour.
Il est habituel en matière de politique, lorsque les affaires d'un pays ou du monde ne vont pas, d'en accuser de mystérieuses sociétés secrètes qui provoquent les guerres, pour le compte des capitalistes ou des marchands de canons. Poul Anderson parodie cet aspect paranoïaque de notre époque avec sa société secrète de fauteurs de paix…
De nuit, vue d'en haut, l'énorme tache sale qui était Chicago devenait un fabuleux trésor semé au hasard, un million de joyaux scintillants, un poudroiement de fontaines d'or. Au centre flamboyait le nouvel Auditorium Municipal, transformé en une grande enseigne au néon. Royce regardait par la fenêtre de l'hélicoptère, essayant d'en distinguer les détails.
On y voyait un soldat, type du héros classique, musclé et résolu, repoussant de la pointe de sa baïonnette un monstre gigantesque semblable à une limace pourvue de crocs, tandis qu'une blonde aux jambes magnifiquement galbées, un bambin serré sur son sein généreux, l'encourageait du geste. La limace avait une face modelée sur le visage de Sam Royce, assez ressemblante pour qu'on ne pût s'y méprendre, mais pas assez pour qu'il y eût diffamation flagrante. La légende lumineuse proclamait :
SOUVENEZ-VOUS DES SAMOA !
CONCOUREZ À SAUVER LA PATRIE
ET CEUX QUI VOUS SONT CHERS.
GRAND MEETING LIBÉRAL CE SOIR.
— « Le moment est bougrement mal choisi pour nous réunir, » grommela Buechley. « Chicago va grouiller de Libéraux, vous ne croyez pas ? S'ils ont vent de notre conciliabule…»
— « Oh ! mon Dieu, » dit le petit Wald, dont les yeux habitués à scruter l'infini s'agitèrent derrière ses épais verres de contact. « Est-ce bien prudent ? »
Royce fit un sourire un peu appliqué.
— « La Tour a été construite pour soutenir un siège, » répondit-il. « Mais je ne crois pas que Larson lui-même ait pu découvrir que nous nous réunissons. »
— « Qu'est-ce qui s'est passé aux Samoa, de toute façon ? » s'enquit Buechley. Il n'était de retour sur la Terre que depuis deux jours et Royce ne l'avait pas laissé sortir pendant tout ce temps. « Ça m'a l'air d'un nouveau slogan national. »
— « C'en est un, » dit Royce. « C'est là que la flotte japonaise tout entière s'est rendue à nous l'année dernière, sans le moindre avertissement. »
Buechley laissa échapper un sifflement. Il n'était pas d'une nature scrupuleuse, mais quand la perfidie atteint de telles proportions, qui n'en serait épouvanté ?
— « J'imagine que cela a déclenché une crise ? » dit-il stupidement.
— « Je comprends ! » répondit Royce. « Si les puissances du Cincopac n'avaient pu éloigner la flotte russe et lui livrer combat… Nous y avons perdu la moitié de la nôtre. Brillante opération. L'amiral Harkness a été décoré pour cet exploit. Mais pendant quelque temps ç'a été la panique en bourse et le Parti Libéral s'en est trouvé revigoré. Si nous ne sommes pas capables de faire quelque chose, les Libéraux vont remporter un triomphe aux élections. Il ne restera pas une douzaine de sièges au Congrès pour les Réactionnaires. »
Le visage sombre, il fit prendre à l'hélicoptère la direction de la Tour Wilson et ne rouvrit pas la bouche avant d'avoir atterri sur le toit. Les membres de sa garde personnelle l'attendaient là, au-dessus de la ville, l'acier de leurs armes brillant d'un faible éclat. Il se dirigea vers un ascenseur, suivi de ses deux compagnons.
Wald passa sa langue sur ses lèvres.
— « Je me demande, » bredouilla-t-il. « Je me demande vraiment, Mr. Royce… Si votre plan devait être découvert…»
— « Ça suffit ! Je vous paye pour prendre des risques. »
— « Et pour vendre ma conscience de savant, » murmura Wald.
Buechley lui lança un regard sévère. L'astronome rentra en lui-même devant le colosse de l'espace.
Royce affecta de les ignorer. Il jeta un coup d'œil à sa montre. Le meeting devait être déjà commencé. Larson, le candidat du Parti Libéral à la présidence, allait prendre la parole d'une minute à l'autre. L'homme était un fin démagogue. Quand il aurait terminé son discours, le nom de Réactionnaire, à Chicago, serait pour longtemps souillé de boue. Et dans tout le pays, les électeurs approuveraient de la tête devant leurs postes de télévision.
— « Les vieux isolationnistes ont la vie duré, » murmura Royce. « Leur rage les conserve. »
L'ascenseur les déposa tous les trois dans un couloir à l'épais tapis de peluche et aux murs recouverts de panneaux de chêne doré. Royce se dirigea rapidement vers la pièce du fond. De chaque côté de la porte, les gardes présentèrent les armes.
— « Tout le monde est déjà là, monsieur, » dit l'un.
— « Bien, » dit Royce. « Maintenant empêchez quiconque d'approcher. Et si l'un de vous fait la plus légère allusion à Cette réunion, à quelque moment que ce soit, je le ferai rôtir à petit feu pour lui apprendre à tenir sa langue. »
Il ajusta son épingle de cravate ornée d'un brillant, ouvrit la porte matelassée et fit son entrée dans la pièce où se trouvaient les hommes qui régnaient sur la Terre.
Ou leurs représentants, tout au moins. Quant à leur règne, il était précaire. Le Parti Réactionnaire dont Royce était le chef pouvait fort bien mordre la poussière aux prochaines élections ; Pérez pouvait se réveiller un de ces matins avec la contre-révolution grondant dans les rues de Buenos Aires ; le Collège des Commissaires du Peuple pouvait choisir un chef inclinant vers l'orthodoxie marxiste à la mort du vieux et débile Grigorovitch… La douzaine d'hommes en tenue de cérémonie qui se levèrent pour le saluer avaient une mine sévère.
Il referma la porte et donna un tour de clé à la serrure. De confortables fauteuils étaient disposés autour d'une longue table d'acajou ; des boissons et des sandwiches attendaient sur une desserte ; le mur extérieur, en verre dépoli sur toute sa longueur, laissait filtrer le scintillement féerique des lueurs de Chicago dans la nuit. Mais on ne remarquait pas l'ameublement de la pièce, tant l'atmosphère y était tendue.
Royce s'inclina légèrement.
— « Bonsoir, » dit-il. « Veuillez excuser mon retard. J'ai dû aller chercher ces messieurs dans leur cachette et m'assurer qu'aucun de nous n'était vu. Je vous présente le capitaine Buechley, du Service Spatial, et le Dr. Wald, l'éminent astrophysicien de l'Observatoire Clement. »
Lord Vallandringham, Ambassadeur de Grande-Bretagne, ajusta son monocle.
— « Comment allez-vous, » dit-il de sa voix cassante. « Je suppose que ces messieurs ont quelque chose à voir dans votre mystérieux plan ? »
Royce fit un signe de tête affirmatif et alla se placer à la tête de la table. Wald s'assit timidement à l'autre bout. Buechley se servit à la desserte et resta debout, appuyé au mur, le visage impassible.
— « Vous devez comprendre que je ne vous aurais pas convoqués à cette réunion, avec toutes les difficultés qu'il y a à la tenir secrète, sans une raison terriblement importante, » commença Royce, « Mieux vaut ne pas nous leurrer ; si notre… conspiration ne réussit pas à bref délai, elle n'aura jamais aucune chance de réussir. Nous avons besoin d'adopter une nouvelle tactique, et sans tarder. »
— « Allons donc ! » dit le Russe, Dimitrov, d'un ton brusque. Il avait revêtu son costume d'apparat d'archimandrite du Parti Communiste Réformé. « La nécessité historique est avec nous. Nous ne pouvons échouer. »
Royce prit un cigare dans sa poche et en sectionna l'extrémité d'un coup de dents.
— « Oh ! » répliqua-t-il avec douceur. « Il est possible que les Quarante et Un Articles proclament qu'une paix mondiale est inévitable, mais ils ne disent pas quand elle viendra, n'est-ce pas ? Or il ne me déplairait pas que ce soit pendant que je suis en vie. »
Vallandringham s'éclaircit la voix. Derrière ses manières raffinées, on le sentait tourmenté ; il parlait pour son pays, et son pays était menacé de ruine.
— « La Grande-Bretagne fait déjà tous ses efforts, » dit-il sèchement. « Si seulement vous nous aidiez, vous autres Américains ! Vous avez la plus grande capacité de consommation du monde. Nous ne vous demandons pas d'entrer en paix à nos côtés. Nous vous disons simplement : « Nous avons les outils, à vous de finir le travail ! »
— « Je comprends vos ennuis, » dit Pérez. « Je vous aiderais si je le pouvais. Mais c'est impossible. Le Brésil peut capituler devant nous d'un jour à l'autre, et quelle serait notre situation, à nous ? »
Oliveira, de Rio de Janeiro, prit la parole, le visage empourpré.
— « Ne vous en prenez pas à nous, » dit-il d'un ton cassant. « Croyez-vous que nous ayons fait exprès de laisser pousser toute notre Troisième Armée dans une poche où elle a été encerclée ? Votre général Mendoza avait toute possibilité de nous contourner…»
— « S'il vous plaît ! » fit Royce avec un pâle sourire. « Les conspirateurs internationaux n'ont pas à se faire patriotes. » Il agita le pouce en direction de la fenêtre, « Là en bas, les Libéraux tiennent un grand meeting télévisé dans tout le pays. Là en bas est l'ennemi. Peut-être voudriez-vous le voir ? »
Il se pencha et mit en marche le poste de télévision. Tandis que Royce allumait son cigare, le visage de Larson jaillit littéralement de l'écran, enflammé et contracté de fureur. Sa voix leur rugit aux oreilles :
— «… permettez-moi de récapituler. Permettez-moi de vous rappeler ce que vous avez enduré au cours de la dernière Paix Mondiale. Une paix de cinq ans, vous vous en souvenez ? Cinq ans de chômage, de queues devant les bureaux de bienfaisance, de déclin des syndicats et de gros bénéfices pour les grandes sociétés ! Cinq ans de profits pour quelques-uns et de misère pour la masse !
» On vous a dit que cette Seconde Paix Mondiale était un « moment de répit ». On vous a dit que c'était une « période de rééquipement ». Que ce serait « la paix pour mettre fin à la paix ». Et on vous a menti ! En ce moment même, mes amis, les Réactionnaires fomentent une nouvelle paix. En ce moment même, tandis que les armistices succèdent par surprise aux armistices, qu'on signe les traités de paix à la chaîne… en ce moment même, le spectre d'un monde sans guerre se dresse devant nous !
» Pourquoi les Réactionnaires veulent-ils la paix, demanderez-vous ? Pourquoi un homme sain d'esprit peut-il vouloir la paix ?
» La réponse, citoyennes et citoyens américains, travailleurs américains, mères américaines, soldats, marins, aviateurs, astronautes américains… la réponse est simple. Le Grand Patronat veut la paix pour amasser des bénéfices ! Oui, des bénéfices scandaleux !
» Certes, quand la production dépasse la consommation, comme cela se produit toujours en temps de paix, c'est le chômage généralisé. Mais si nos vaillants soldats n'ont plus rien à faire, si leurs pères et leurs frères se promènent dans les rues et passent devant les fabriques d'armement aux portes closes, il en est qui ont toujours du travail. Il y a avant tout les techniciens des usines automatiques, des fermes et des pêcheries automatisées… ceux-là sont toujours bien payés et consomment. Et en temps de paix les impôts sont peu élevés, il n'y a pas de contrôle des prix ni des loyers, pas de restrictions de profits, pas de manque de matériaux, pas de rationnement, pas de priorités ni de règlements à tourner. Oui, les capitalistes veulent la paix, parce que la paix rapporte. Elle leur rapporte à eux !
» À eux seulement ! Mais pas au soldat, à l'ouvrier, aux femmes, aux mères, sœurs, fiancées, aux jeunes enfants, aux citoyens diplômés arrivant à l'âge d'une retraite bien gagnée. On peut laisser les travailleurs vivoter avec une misérable indemnité de chômage, ou se battre pour survivre tandis que les prix montent en flèche. On peut les laisser les bras inoccupés. Quelle importance ont-ils pour le Grand Patron qui compte ses monstrueux bénéfices de paix ? Quelle importance avez-vous, vous, pour le Grand Capital ?
» Je vous le dis, et je le proclame solennellement : votez pour les Réactionnaires et vous aurez la paix. Mais votez pour les Libéraux et pour notre parti – non, pour votre parti – élisez les Libéraux et vous aurez la guerre. Devant Dieu Tout-Puissant, nous nous sommes engagés à lutter pour un conflit mondial permanent. Si je suis élu, je vous promets d'aller en Corée pour y ranimer la guerre, et ce ne sera qu'un commencement.
» Allez-vous continuer à faire la queue devant les bureaux de bienfaisance à cause de ces Marchands de Vie assoiffés d'argent ? Allez-vous, une fois encore, laisser la propagande britannique vous attirer dans le guêpier européen ? Allez-vous vous laisser duper par les Fauteurs de Paix ? »
Le « NON ! » qui lui répondit résonna comme un coup de tonnerre.
Royce éteignit le poste. Il y eut un moment de silence.
— « Alors ? » dit-il.
— « Eh bien, nous avons déjà entendu ça, » dit von Thoma, de l'I. G. Farben. « Et puis après ? »
— « Abstraction faite des extravagances oratoires, » dit Royce, « il se trouve que c'est la vérité. Maintenant, qu'en pensez-vous ? »
— « Pour les capitalistes, peut-être, » dit Dimitrov. « Pas pour les adeptes fidèles du Marxisme. Le soi-disant Parti Orthodoxe veut la guerre, bien entendu, mais pas nous, du Parti Réf… »
— « Oui, oui, » coupa Royce. « C'est la même chose, cependant. Le monde soviétique et le monde libre se sont tous deux adaptés à la guerre. Si complètement adaptés que la paix est une chose de courte durée, anormale et désastreuse. Dans les pays capitalistes comme celui-ci, la paix signifie la crise. Dans les pays communistes, la paix signifie l'agitation. On ne peut maintenir un haut degré d'abnégation communiste quand les usines automatisées du temps de paix inondent les consommateurs de plus de marchandises qu'ils ne peuvent en utiliser. »
— « C'est la théorie des Orthodoxes, » dit Dimitrov. « Elle offre la preuve empirique que leur système, qui fait bon marché de la science, n'est que pure idolâtrie. Le Parti Réformé, attentif aux leçons des Fondateurs du Parti, soutient que le temps est venu pour l'État de commencer à se dissoudre ; et en privé – nous ne pouvons encore l'admettre ouvertement – nous sommes d'accord pour estimer que l'État ne peut se dissoudre que si la guerre est abolie. »
— « C'est bon, » dit Royce avec vivacité. « Faites-nous grâce des sermons, je vous prie, Votre Prolétairie. Le fait est que ces petites guerres incessantes, limitées, non atomiques, délibérément inefficaces, sont la seule chose qui empêche le citoyen moyen d'étouffer sous sa propre productivité. Il s'ensuit que le citoyen moyen désire la guerre et qu'on a des symboles comme les Martyrs du Kentucky, etc. »
— « Les martyrs du Kentucky ? » demanda Krishnamura, de l'Inde.
— « Oh ! il s'agit d'une vingtaine de soldats décorés qui durent travailler comme mineurs au cours de la dernière paix. Toute la journée au fond d'une mine de charbon avec le double de risques et la moitié de la solde d'un militaire et sans aucune des compensations qu'un militaire trouve à l'arrière. La mine s'est écroulée sur eux. Les Libéraux n'ont pas manqué d'exploiter l'affaire à fond. »
Vallandringham prit un air désespéré.
— « Je vous en prie, » dit-il. « Nous perdons notre temps. Vous rendez-vous compte que le gouvernement Tory peut tomber d'un moment à l'autre, Et que les Whigs se sont engagés à déclarer la guerre à quelqu'un. »
— « Je le sais, » dit Royce, « C'est ce que je m'efforçais de vous faire comprendre, l'immensité du problème devant lequel nous nous trouvons. Et les bienfaits que sa solution nous apporterait. » Il se pencha en avant et ajouta avec exaltation : « Laissez-moi vous dire ceci : mon équipe a découvert sur Vénus un gisement d'uranium à côté duquel ceux du Congo Belge sont inexistants. Il y a des milliards de dollars à en tirer si nous pouvons seulement fixer là-bas une colonie pour l'exploiter. Mais peut-on le faire si cette guerre stupide continue ? » Il serra ses poings velus, « Qu'en dites-vous ? Nous devons nous considérer heureux de pouvoir entretenir une douzaine d'astronefs pour notre propre compte. Tout le reste doit être vendu à la Flotte Lunaire… à trois pour cent de bénéfice, une misère ! »
— « C'est entendu, c'est entendu, » dit Pérez. « Nous sommes tous d'accord. C'est le problème qui se pose depuis l'époque où nous étions dans les langes, n'est-ce pas ? Et maintenant croyez-vous avoir une solution ? »
— « Il est grand temps d'en avoir une, » dit Royce, « L'influence de la Grosse Entreprise diminue de jour en jour, du fait des impôts de guerre et de la propagande libérale. Vous avez tous à faire face à la même situation dans vos pays. Si nous n'agissons pas bientôt, il sera trop tard. »
— « Mais alors, avez-vous un moyen ? » s'enquit Dimitrov. « Un moyen valable pour tous les pays, quelle que soit la forme de leurs gouvernements ? »
— « Je crois que oui, » dit Royce. Ses lèvres se serrèrent, a La solution va vous sembler assez extravagante, mais qu'avons-nous à perdre ? »
Ils attendirent, de plus en plus tendus. Au-dehors, la ville continuait de luire de tous ses feux.
— « Dr. Wald, s'il vous plaît, » dit Royce.
Le petit homme se leva. Il avala sa salive et frotta ses pieds sur le plancher.
— « Ma… ma théorie des… étoiles variables… » commença-t-il.
— « Des étoiles variables ! » rugit von Thoma. « Gott im Himmel ! qu'avons-nous à faire d'astronomes ? »
— « Le Dr. Wald est un lauréat du Prix Nobel, » dit sèchement Royce. « C'est un astronome qui nous a coûté assez cher. »
Les joues maigres du savant s'empourprèrent.
— « Monsieur, si vous insinuez par là que j'ai accepté de me laisser acheter parce que…»
— « Excusez-moi, » dit Royce. « Veuillez continuer. »
— « Je… eh bien, sur l'insistance de Mr. Royce, je… La théorie des variables irrégulières est loin d'être parfaitement comprise et c'est pourquoi ma… mes déductions n'en ont que plus de poids. En trois années de travail, j'ai réussi à établir une… euh… une théorie expliquant les fluctuations de luminosité et les… les fluctuations…» Wald avait l'air misérable et son auditoire aussi.
— « Oh ! laissez donc, » dit Royce avec un soupir. » Asseyez-vous. Je vais exposer cela en langage de tous les jours. Il est bien connu que certaines étoiles augmentent parfois d'intensité lumineuse. On ne peut faire de prévisions à ce sujet, car il ne s'agit pas de variables ordinaires. Personne ne sait vraiment pourquoi. »
— « Une nova, » dit Vallandringham d'un air entendu.
— « Je ne pensais pas exactement à une nova. Ni a un phénomène d'une telle ampleur, mais simplement à une petite augmentation temporaire des radiations. » Royce tira fortement sur son cigare et promena son regard sur les visages dont les yeux étaient rivés sur le sien.
« Messieurs, » poursuivit-il, « si des voix autorisées annonçaient que, dans dix ans, la puissance calorique du soleil augmentera au point d'anéantir toute trace de vie sur notre planète… que feriez-vous ? »
Un soupir explosif s'exhala de toutes les poitrines.
— « Vous ne voulez pas dire que cela va se produire ? » murmura Krishnamura.
— « Oh ! non. La nouvelle théorie du Dr. Wald dit seulement que c'est possible. C'est, dirons nous, une théorie très plausible. Soigneusement présentée. Impeccable du point de vue mathématique et cadrant avec tous les faits connus. Personne ne peut la réfuter. Personne ne peut la confirmer non plus… à moins que le soleil ne se mette à se comporter comme la théorie de Wald annonce qu'il le fera environ dix ans avant d'exploser. »
— « Mais le soleil sera-t-il si obligeant ? » murmura Oliveira.
Buechley s'avança avec une grimace sardonique.
— « Ça, c'était mon rayon, » dit-il. « Je viens de rentrer du voisinage du soleil. J'en ai approché à trente-cinq millions de kilomètres. Il y faisait chaud, croyez-moi. Nous avons lancé sur leur orbite une série de fusées dont la tête est constituée de super-bombes H, chaque bombe suffisante pour effacer un continent de la carte. À un signal radio, ces bombes plongeront en direction du soleil ; elles s'en rapprocheront aussi près que le métal pourra le supporter et elles exploseront. »
— « Grands dieux ! » s'exclama Vallandringham. « Vous pourriez créer une nova ! »
— « Oh ! sûrement pas, » dit Wald. Il avait davantage confiance en lui-même maintenant qu'il pouvait rectifier les propos de quelqu'un. « Les masses et les forces en cause sont de simples pétards en comparaison. Vous n'avez aucune idée des dimensions du soleil. Toutes ces bombes ensemble explosant simultanément dans la photosphère pourraient à peine déterminer une protubérance solaire digne d'être mentionnée. Mais explosant juste à l'extérieur, elles libéreront d'énormes nuages de gaz énergétiques fluorescents, comprenez-vous ? Nous pouvons… euh… imiter quelques protubérances que ma théorie prévoie pour une étoile dont l'expansion doit avoir lieu dix ans plus tard. »
— « On peut renouveler l'opération périodiquement, » ajouta Buechley. « Aucune difficulté. »
Royce regarda les autres avec un large sourire.
— « Si tous les astronomes déclaraient d'un commun accord que la fin du monde est proche, » demanda-t-il avec quelque emphase, « accepteriez-vous de continuer à faire la guerre ? »
— « Gott, nein ! » s'écria von Thoma d'une voix rauque.
— « La panique, » objecta Vallandringham. « Les orgies…»
— « Exactement, » dit Royce en éclatant de rire, « Pour la première fois depuis un siècle il y aura une consommation civile égale à la production des usines. Les gens voudront profiter de tout au maximum. Ils devront travailler dur pour gagner l'argent leur permettant de se payer du luxe, mais je suppose qu'une semaine de quatre heures sera tout à fait acceptable. Le plein emploi donc… et en temps de paix !
» Naturellement, il y aura des tentatives pour évacuer quelques personnes de la Terre. Le soleil dilaté permettrait la vie sur les grands satellites de Jupiter. Mais il faudrait d'abord y implanter des colonies, y créer des atmosphères semblables à celle de la Terre… et nous avons toutes les connaissances astronautiques suffisantes. Ils achèteront tout l'équipement spatial que nous pourrons vendre, aux prix que nous ferons ! »
— « Une orgie de dix ans, » fit Pérez, songeur. « Dix ans de paix mondiale déchaînée…»
— « Et dites-moi, je vous prie, ce qui se passera quand on verra que le soleil n'explose pas ? » demanda Vallandringham.
— « À vous de l'imaginer, » répliqua Royce. « Pendant cette orgie, personne ne se cassera la tête au sujet des tristes affaires de la politique. Le peuple sera assez heureux de confier les rênes à qui offrira de les prendre. D'ici dix ans, la Grosse Entreprise, le Marxisme Réformé, les Federales, les Brahmanes, tous les intérêts que nous représentons ici, seront si fermement en selle qu'aucune force ne pourra les déloger. Et pendant ce temps, le monde sera plongé dans une telle ivresse que nous pourrons sans doute modeler toutes nos sociétés de manière qu'elles survivent même dans un état de non-urgence. »
Von Thoma hocha la tête avec gravité.
— « Le projet me plaît, » dit-il. « Je crois même qu'il peut réussir, » Puis, lentement, il ajouta : « Mais j'ai un esprit méthodique. Que deviendront ces établissements fondés sur les satellites de Jupiter ? Personne n'en voudra. Qu'en ferons-nous quand tout sera terminé ? »
— « Oh ! ça, » fit Wald d'une petite voix aiguë. « Je les utiliserai pour mon nouvel observatoire. Dans dix ans d'ici, mieux vaudra pour moi être loin, très loin de la Terre ! »
(Traduit par Roger Durand.)