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Retour aux cavernes - ROBERT SHECKLEY

Retour aux cavernes - ROBERT SHECKLEY 
  
L'excellent et toujours savoureux Robert Sheckley nous dépeint comment, dans un monde décimé en proie à la barbarie, un paisible professeur d'Université devient le nouvel Adam d'un groupe d'Èves particulièrement déchaînées1 . 
    
Il se pencha pour examiner les empreintes de plus près, écartant doucement feuilles et brindilles avec la lame de son canif. Pas de doute : des traces toutes récentes – et des traces faites par un petit pied. Un pied de femme, peut-être ? 
À les contempler ainsi, il voyait s'esquisser au-dessus d'elles la silhouette de la femme, le mouvement vivant du pied haut cambré, la finesse des chevilles, les jambes minces et dorées. Il la faisait tourner sur un socle imaginaire, admirait la longue courbe gracieuse des reins, voyait… 
« Suffit, » s'ordonna-t-il. Aucune preuve, sinon ces traces de pas. L'espoir pouvait être danger, le désir, catastrophe. 
Nugent Miller se releva. C'était un grand gaillard long et maigre comme un jour sans pain, au visage recuit par le soleil, vêtu d'une chemisette bleue, d'un pantalon kaki et chaussé d'espadrilles. Un havresac complétait sa silhouette, de même qu'un compteur Geiger qu'il tenait à la main et des lunettes à grosses montures d'écaille. La branche gauche de ces dernières était cassée ; il l'avait rafistolée avec une allumette et de la ficelle, poussant la précaution jusqu'à renforcer le pince-nez en y enroulant du fil de fer. Les verres semblaient tenir solidement, mais il se méfiait. Il était très myope et se serait trouvé incapable de remplacer un verre brisé. Il lui arrivait de faire un cauchemar, toujours le même : ses lunettes tombaient, il lançait la main en avant pour les rattraper au vol, les manquait de justesse, et elles disparaissaient en tournoyant dans un précipice. 
Il raffermit l'aplomb de la monture sur son nez, fit quelques pas et interrogea le sol encore une fois. Il parvint à relever deux ou trois séries de traces différentes, peut-être même quatre – et à en juger d'après la nature du terrain, des traces toutes fraîches. 
Miller s'aperçut qu'il tremblait. Il s'accroupit, se répétant qu'il fallait abandonner tout espoir, que ceux ou celles qui avaient laissé ces traces étaient probablement morts. 
Pourtant, il devait s'en assurer. Il se remit en route dans la direction prise par les traces qui le conduisirent, après la traversée d'une éteule, jusqu'à la lisière d'un bois. Là, il s'arrêta pour écouter.  
C'était une matinée de septembre où se jouaient le silence et la beauté de la nature. Le soleil ruisselait sur les champs incultes, faisait briller la blancheur des grandes branches dépouillées de la forêt, et les seuls bruits que l'on entendait étaient la plainte lasse du vent et, en fond sonore, le tic-tac du compteur. 
« Pourcentage normal, » estima Miller. « Quels que soient ceux qui sont passés là, ils devaient eux aussi avoir un Geiger. »  
Oui… et s'ils ne savaient pas s'en servir ? Peut-être étaient-ils contaminés, peut-être étaient-ils en train de mourir du mal de la radioactivité ? Il ne pouvait s'abandonner à l'espoir. S'il avait pu garder si longtemps toute sa raison, c'était précisément pour s'être refusé tout espoir, tout désir, toute envie. 
« S'ils sont morts, » songea-t-il, « je leur donnerai une sépulture convenable. » Pensée qui chassa immédiatement les démons de l'espérance et du désir. 
Une fois sous bois, il perdit la piste qui se voyait à peine à travers les broussailles des taillis. Il voulut continuer dans la direction approximative, mais le compteur se mit soudain à bourdonner de façon menaçante. Il tourna à angle droit en tenant le Geiger devant lui, tourna derechef d'un même angle dès qu'il fut certain d'avoir dépassé le point suspect et suivit cette fois une direction parallèle à celle de la piste. Il comptait soigneusement ses pas. Très peu pour lui de se trouver pris dans une « poche », cerné par les radiations mortelles et sans le moindre couloir praticable ! Cette mésaventure lui était arrivée trois mois plus tôt, et ses piles étaient presque épuisées quand il avait pu enfin trouver un passage. Son havresac contenait désormais des piles de rechange, bien sûr, mais le danger n'en demeurait pas moins. 
Il compta trente pas – vingt mètres environ – puis tourna une troisième fois à angle droit de manière à retomber sur la piste. Il avançait très lentement, fouillant des yeux le sol meuble du sous-bois. 
La chance fut pour lui. Il retrouva les traces – et un peu plus loin, accroché à une basse branche, un morceau de tissu (de vêtement ?) qu'il mit dans sa poche. De même que les précédentes, ces empreintes semblaient toutes fraîches. Pouvait-il enfin se hasarder à espérer ? 
Non. Pas encore. Miller n'était pas prêt d'oublier certaine aventure vieille à peine de six mois. Ce jour-là, il avait escaladé une petite falaise de grès rouge au sommet de laquelle se trouvait une grange où il pensait trouver quelque fourrage. Le crépuscule approchait quand il était redescendu, mais en bas de la falaise, il y avait le corps d'un homme mort depuis quelques heures seulement. Le cadavre portait une mitraillette et un fusil en bandoulière, et ses poches étaient bourrées de grenades : autant d'armes dérisoires contre le plus subtil des ennemis, car l'homme s'était suicidé. Ses doigts serraient encore un revolver tiède. 
Tout indiquait qu'il avait suivi Miller à la trace. Les autres, les siennes, n'allaient pas plus loin que le pied de la falaise. Peut-être la résistance humaine avait-elle trouvé là ses dernières limites, sapée à la longue par la radioactivité dont les stigmates étaient inscrits à travers sa poitrine et ses bras ? Peut-être aussi la rupture brutale de l'espoir, quand l'homme avait vu les traces s'arrêter sur la roche solide, avait-elle été trop forte pour lui ? Quoiqu'il en fût, il s'était suicidé là, au pied de la falaise rouge. L'espoir l'avait tué. 
Les armes, Miller ne cessa d'y penser le lendemain, les ayant enlevées au cadavre avant de l'enterrer. La tentation le prenait de les garder : au milieu de cet univers nouveau, de cette machine détraquée, elles pouvaient lui être nécessaires. 
En fin de compte pourtant, il y renonça. Il ne voulut pas faillir à l'idéal de toute une vie, au serment tenu avec tant de rigueur. Non, pas après tout ce qu'il avait vu. En une telle époque d'ailleurs, les armes étaient trop dangereuses pour celui qui s'en servait. Il alla les jeter dans la rivière la plus proche. 
Six mois à peine… et maintenant c'était lui, Miller, qui suivait des traces de pas serpentant dans le mince tapis végétal des sous-bois, jusqu'à l'étroit murmure d'un ruisseau. Une fois sur l'autre rive, sur la boue humide, il put dénombrer cette fois cinq séries de traces nettement distinctes. Des traces toutes récentes : l'eau s'y infiltrait encore. Une demi-heure, pas davantage. 
Il sentit à nouveau s'agiter en lui les démons de l'espoir et du désir. Voyons, était-il tellement imprudent, désormais, d'envisager une rencontre avec ses semblables, avec d'autres humains ? Oui, follement imprudent. Une fois déchaînés, les démons naguère frustrés retournaient contre vous – comme ils s'étaient retournés contre l'homme au pied de la falaise rouge. Espoir, désir, les deux pires ennemis de Miller, et Miller n'osait pas libérer les génies prisonniers de la bouteille qui demeurait au plus profond de son esprit. 
Il marchait plus vite à présent, et à voir les traces devenir de plus en plus nettes, de plus en plus fraîches, il était certain de gagner de vitesse le groupe présumé. Le Geiger faisait entendre un petit gloussement d'euphorie, satisfait du faible degré de radioactivité. Oui, sans aucun doute, ceux ou celles qui progressaient en avant de Miller repéraient également leur route à l'aide d'un compteur. 
Le problème de survivre ? Un des plus simples à résoudre, en vérité. Mais bien peu y étaient parvenus. 
  
Dès que la Chine communiste déclencha son offensive amphibie de grand style contre Formose, Miller sut que la fin approchait. On avait d'abord cru à un conflit limité, comparable tout au plus à la petite guéguerre hargneuse dont Koweit avait été le théâtre – voire à l'action de police des Nations Unies sur la frontière bulgaro-turque. 
Mais celle-là était la goutte qui faisait déborder le vase. Par réaction en chaîne, le jeu des traités d'alliance faisait entrer les nations les unes après les autres dans le conflit. Aucune arme nucléaire n'avait encore été employée, mais cela n'allait pas tarder. 
Professeur adjoint d'histoire ancienne à l'Université de Laurelville (Tennessee), Nugent Miller lut l'avis placardé sur les murs et se mit à préparer des stocks de vivres dans les Cavernes proches de la ville. Il avait trente-huit ans à l'époque, et une ardente conviction de pacifiste. Quand les stations radar installées au-delà du Cercle Polaire signalèrent l'arrivée de missiles non identifiés en provenance du nord, il se trouvait déjà prêt à toute éventualité. Il gagna sur l'heure les Cavernes, dont une des entrées se trouvait à quinze cents mètres à peine de l'Université. Il eut la surprise de ne s'y voir rejoint que par une cinquantaine d'élèves et de professeurs. Les termes de l'avertissement n'avaient pourtant rien d'ambigu. 
Puis les bombes tombèrent, chassant le groupe toujours plus loin dans les profondeurs des cavernes et des souterrains. Une semaine s'écoula ainsi. Le bombardement cessa. Les survivants firent surface. 
Miller vérifia l'intensité des radiations à l'entrée des Cavernes. Elles étaient mortelles. Pas question de sortir, alors qu'on se trouvait déjà à court de vivres et que les débris radioactifs, s'infiltrant peu à peu, contraignaient les prisonniers à s'enterrer toujours plus profondément. 
Au bout d'un mois, trente-huit d'entre eux étaient morts de faim. La radioactivité extérieure demeurait trop intense pour autoriser l'espoir de remonter à l'air libre. Miller décida de recourir aux derniers expédients, en essayant de retrouver au plus profond des cavernes un stock de vivres auquel on n'avait pas encore touché. Ils furent trois à le suivre. Les autres survivants choisirent d'affronter le péril des radiations et de sortir. 
Les quatre companions s'enfoncèrent au cœur des ténèbres. Leur faiblesse était extrême et aucun ne se connaissait vraiment en spéléologie. Deux furent tués dans un écoulement, laissant Miller et l'autre rescapé s'accrocher à la vie. De vivres, point. En revanche, ils découvrirent une rivière souterraine sillonnée de petites taches lumineuses : c'était la lumière produite par des poissons aveugles qui vivaient là, dans une nuit perpétuelle. Ils essayèrent d'en pêcher. Sans succès. Finalement, et au prix de plusieurs jours d'efforts, Miller parvint à barrer un bras du cours d'eau dans lequel quelques poissons se trouvèrent pris. Entre-temps, son compagnon était mort. 
Le solitaire vécut ainsi près de la rivière souterraine – imaginant divers moyens d'attraper les poissons aveugles, comptant les jours du mieux qu'il pouvait et, une fois par semaine, regagnant péniblement la surface pour vérifier la nocivité des radiations. Cette intensité mit plus de trois mois à s'affaiblir, trois mois au bout desquels Miller put enfin sortir. 
Il ne devait revoir aucun de ses compagnons qui avaient quitté les Cavernes dès le début. Tout ce qu'il retrouva d'eux, ce fut trois ou quatre cadavres. 
Alors, il chercha d'autres survivants. Partout où il put aller. Mais la radioactivité avait atteint la plupart de ceux qui étaient sortis indemnes des bombardements. Très peu disposaient de réserves de vivres et de compteurs Geiger, et tous, ou presque, s'étaient mis en quête de nourriture avant que le taux de radiations eût cessé d'être mortel. 
Il devait pourtant y avoir des survivants, cela ne faisait pas le moindre doute. Mais où ? Où ? 
Il les rechercha. Des mois durant. Puis il y renonça, présumant que s'il restait des hommes valides sur terre, ce devait être uniquement dans certaines régions d'Afrique et d'Asie, voire d'Amérique du Sud. Des hommes qu'il ne verrait jamais. Un jour viendrait peut-être où il en retrouverait quelques-uns – pas beaucoup – de par le continent nord-américain ? Oui ou non. En attendant, il allait falloir tenir. 
Et il tint. Chaque automne le vit émigrer vers le sud, chaque hiver remonter vers le nord, homme tranquille qui n'avait jamais voulu la guerre, qui abominait l'idée de tuer. Cette véhémence, beaucoup s'en étaient fait gloire, mais peu l'avaient sincèrement ressentie comme lui. Il fut l'homme qui demeurait incrusté dans ses anciennes habitudes comme si aucune bombe n'était tombée. Il lisait quand il trouvait des livres à lire et collectionnait les tableaux et les sculptures qu'il dérobait aux gardiens fantômes des galeries d'art désertes. 
Miller, bien avant la Seconde Guerre mondiale, s'était juré de ne jamais tuer son prochain ; à présent que la Troisième avait pris fin, il ne voyait aucune raison à changer de position. Il incarnait le type de l'universitaire aimable, un peu puéril sur les bords, et qui, même après l'effroyable cataclysme mondial, demeurait imbu de ses nobles résolutions et de son idéal sans tache : et c'était cet homme que les circonstances avaient contraint à refouler tout désir, à abandonner tout espoir. 
  
Les traces continuaient à travers un taillis plus clairsemé pour disparaître ensuite derrière une masse de granit, un rempart morainique couvert de mousse. C'est alors que Miller entendit le bruit. 
« Le vent, » songea-t-il. 
Il contourna l'obstacle – et s'arrêta net. 
Là, à quelques mètres à peine, cinq êtres humains faisaient cercle autour d'un maigre feu de bois. Cinq êtres vivants qui surgissaient devant ses yeux affamés comme une foule, une légion, une multitude ! Il lui fallut plusieurs secondes pour encaisser le choc de la révélation. 
— « Ça alors, bon Dieu…» proféra une voix robuste. 
Miller réagissait, reprenait pied progressivement. Cinq personnes – et toutes des femmes ! Cinq femmes vêtues de pantalons déchirés et de vestes en grosse toile de coton. Et cinq sacs tyroliens posés à terre, sur chacun desquels était appuyé une sorte d'épieu grossièrement façonné. 
— « Qui êtes-vous ? » La femme qui venait de poser cette question était la plus âgée du groupe : cinquante ans peut-être, courte et trapue, solidement charpentée, visage carré, cheveux gris fer, beaucoup de biceps, beaucoup de tendons sous le hâle du cou et un lorgnon – dont un verre était cassé – perché de manière incongrue sur un nez considérable. 
« Avez-vous perdu votre langue ? » reprit-elle d'un ton acerbe. 
Miller secoua la tête : « Non, non bien sûr. Excusez-moi si je me trouve pris de court… Vous êtes les premières femmes que je rencontre depuis le bombardement. »  
— « Les premières femmes ? » répéta l'autre sans se départir de son aigreur. « Avez-vous vu des hommes ? » 
— « Rien que des morts, » répondit-il sobrement puis, se détournant, il reporta son attention sur le reste du groupe. Quatre jeunes personnes, dont l'âge pouvait s'échelonner entre vingt et vingt-cinq ans ; et toutes les quatre, songeait-il, d'une beauté que nul mot, nul superlatif n'aurait pu décrire. Chacune avait sa personnalité, son physique différent, c'était indéniable. Mais pour lui, pour le solitaire qui venait de les rencontrer comme il aurait découvert une race inconnue, elles se ressemblaient toutes dans leur dissemblance même. Quatre filles superbes à l'épiderme doré, aux membres gracieux et fuselés, aux grands yeux qui reflétaient un calme félin… 
— « Ainsi, vous êtes le seul homme vivant de la région, » résuma la doyenne du groupe. « Ma foi, voilà qui ne devrait soulever aucune difficulté. » 
Les jeunes filles, elles, ne dirent rien. Elles se contentaient de regarder Miller avec beaucoup d'insistance et lui, de son côté, se sentait peu à peu envahi d'un malaise. Il envisageait les responsabilités devant lesquelles le mettait la situation – ce qui avait bien de quoi l'émouvoir et susciter en lui de l'inquiétude. 
— « Peut-être ferions-nous aussi bien de nous présenter ? » suggéra la femme au lorgnon d'une voix qui vous ramenait au positif. « Je m'appelle Denis. Miss Denis. » 
Miller attendit la suite, mais miss Denis ne lui présenta pas ses jeunes compagnes. « Je m'appelle Miller, » répondit-il alors. « Nugent Miller. » 
— « Eh bien, Mr. Miller, vous êtes la première personne vivante que nous rencontrons. Notre histoire est d'ailleurs des plus simples. Dès que j'eus vent de l'alerte, je fis descendre les jeunes filles dans les caves de l'école. L'institution de Jeunes Filles Charleton-Vanes, veux-je dire. J'y suis… ou plutôt j'y étais professeur de bonne tenue. » 
« Une collègue, » songea-t-il sans enthousiasme. 
— « Il va sans dire que ces caves avaient été dotées par mes soins de tout le nécessaire, ainsi que toute personne sensée eût dû faire de son côté. Mais trop peu ont cru devoir m'imiter. Je disposais de plusieurs compteurs Geiger au maniement desquels je m'étais entraînée, et lorsque certaines imprudentes voulurent sortir des abris aussitôt la fin des bombardements, je réussis à pénétrer ces enfants du danger que présentait pour elles la radioactivité. Les débris s'infiltrant jusqu'à nous, nous fûmes d'ailleurs obligées de laisser les caves pour chercher refuge plus bas encore, dans les égouts. » 
— « Nous avons mangé des rats, » précisa une des jeunes personnes. 
— « C'est vrai, Suzie : nous mangeâmes des rats – bien heureuses encore de pouvoir les attraper. Mais enfin nous pûmes sortir et depuis, nous nous portons à merveille. » 
Ses compagnes l'approuvèrent de la tête. Elles regardaient toujours Miller avec insistance, et Miller ne se privait pas de leur rendre la pareille. Il était tombé amoureux des quatre à la fois, et en toute sincérité, mais particulièrement de Suzie, qui avait un nom. En revanche, il ne se sentait nullement attiré par les biceps de Miss Denis. 
— « Il m'est arrivé la même aventure qu'à vous, » raconta-t-il à son tour. « Je m'étais réfugié dans les Cavernes de Laurelville. Je n'y ai pas trouvé de rats, mais des poissons dont l'aspect est assez curieux. Et maintenant, je présume que la première question qui se pose pour nous est de savoir ce que nous allons faire ? » 
— « La première ? » releva Miss Denis. 
— « Je pense que oui. Il faut que nous unissions nos efforts, nous les survivants, que nous nous portions mutuellement aide et assistance. Préférez-vous que nous allions à votre camp, ou que vous veniez avec moi ? J'ignore tout des possibilités dont vous disposez déjà, mais, de mon côté, je n'ai pas trop mal réussi. Je me suis peu à peu constitué une bibliothèque et, sans parler de quelques tableaux, je possède une bonne réserve de vivres. » 
— « Non, » fit sèchement Miss Denis. 
— « Eh bien, mais… si vous insistez pour que ce soit votre camp, je…» 
— « Comment, si j'insiste ? Ce sera notre camp, oui monsieur, et rien que notre camp. Ce qui veut dire que nous y retournerons sans vous, Mr. Miller ! » 
Il n'en crut pas ses oreilles. Il regarda les jeunes personnes qui lui rendirent un regard circonspect, où rien ne transpirait de leurs intimes pensées. Il revint à la charge : 
— « Voyons, écoutez-moi : nous devons nous entraider, nous porter assistance…» 
— « Oui, de grands mots par lesquels vous entendez le désir lascif du mâle ! » 
— « Loin de moi pareille idée, » protesta-t-il. « Mais s'il faut en venir à ce sujet dès maintenant, je suppose que nous n'aurons qu'à laisser la nature suivre son cours. » 
— « La nature a déjà suivi son cours, » trancha Miss Denis, « Son seul vrai cours. Nous sommes cinq femmes qui nous entendons très bien ensemble depuis plusieurs mois. N'est-il pas vrai, petites ? » 
Les petites opinèrent du bonnet – mais sans cesser de regarder Miller. 
— « Nous n'avons nul besoin de votre aide. Ni de vous ni d'aucun autre homme. Nul besoin et nul désir. » 
— « J'avoue ne pas vous suivre, » prétendit-il, encore qu'il commençât fort bien à comprendre. 
— « Ce sont les hommes qui sont responsables de tout cela ! » éclata Miss Denis en matérialisant ce « tout » d'un geste de la main qui embrassait le paysage environnant. « Ce sont eux qui tenaient les rênes du gouvernement, eux qui donnèrent les soldats et les savants atomistes, eux qui ont déclenché cette guerre où a péri la presque totalité de la race humaine ! Bien avant déjà, oui, avant même les bombardements, je mettais mes élèves en garde contre l'homme. On a dit, on a écrit cent billevesées sur l'égalité des sexes alors que pratiquement, la femme restait la chose, le jouet du mâle ! Mais nous étions en période normale et je ne pouvais exposer à fond mes théories. L'Institution Charleton-Vanes ne l'eût pas toléré. » 
— « Je m'en doute aisément, » souligna Miller. 
— « À présent, les temps sont changés. Et vous, les hommes, vous qui avez mis le point final à tout cela, vous voudriez recommencer ? Jamais ! Pas tant que j'aurai la force de m'y opposer, du moins. » 
— « Reste à savoir si ces jeunes filles entrent dans vos vues. » 
— « Ces jeunes filles, dites-vous ? C'est moi qui fais leur éducation, moi qui les instruis. Je vais lentement, mais nous avons tout le temps nécessaire et je crois en vérité que mes leçons commencent à porter leurs fruits. N'est-ce pas, petites, que nous ne perdons pas notre temps ensemble ? » 
— « Oh ! non, Miss Denis ! » répondit le chœur des vierges. 
— « N'est-ce pas, que nous n'avons nul besoin de cet homme à rôder autour de nous ? » 
— « Non, Miss Denis ! » 
— « Alors, Mr. Miller ? Vous voyez ? » 
— « Un instant, je vous prie. Je crains qu'il y ait malentendu de votre part. Certains hommes seulement ont été les responsables de la guerre, et non pas tous. Qu'il me soit permis de dire à titre d'exemple que je fus un ardent pacifiste dès une époque où il était fort mal venu d'afficher de telles idées. J'ai servi comme brancardier au cours de la Deuxième Guerre Mondiale. Je n'ai jamais, supprimé une vie humaine, pas plus que je n'en supprimerais actuellement. » 
— « Si bien que vous êtes à la fois un homme et un lâche. » 
— « Je ne me considère pas comme un lâche, » protesta Miller, « Si j'ai été objecteur de conscience, ce fut par conviction sincère, non par couardise. L'ambulance où j'ai servi était en premières lignes, avec ceux qui se battaient, à la seule différence que nous n'étions pas armés. J'ai d'ailleurs été blessé, bien que non grièvement. » 
— « Le comble de l'héroïsme, vraiment, » ricana Miss Denis au milieu d'une hilarité générale. 
— « Je ne cherche pas à étaler mes mérites, mais à vous faire comprendre l'homme que je suis, sans plus. Tous les hommes ne se ressemblent pas, voyez-vous. » 
— « Les hommes sont tous les mêmes, tous ! Des brutes malpropres et velues qui sentent mauvais, déclenchent les guerres, tuent les femmes, tuent les enfants. N'allez surtout pas me parler d'eux ! Ils sont finis, liquidés, terminés. Votre espèce est éteinte à jamais – et quand je vous vois là devant nous avec votre affreux visage hirsute, vous me faites le même effet qu'un dinosaure ou un grand pingouin ! Allez-vous-en, Miller. Disparaissez où bon vous semblera. Désormais c'est nous, les femmes, qui allons avoir notre chance. » 
— « Il se pourrait néanmoins que vous ayez quelque difficulté à procréer, non ? » 
— « Ce sera difficile, soit, mais pas impossible. J'ai suivi de très près les plus récentes recherches dans le domaine de la parthénogénèse, et je sais que la reproduction sans l'intervention du mâle est parfaitement possible. » 
— « Admettons. Mais vous n'êtes pas rompue aux travaux scientifiques et même, si cela était, vous ne disposez pas du matériel nécessaire. » 
— « Pardon ! Je sais où les recherches ont été effectuées. Il se peut d'ailleurs que nous y retrouvions des doctoresses encore en vie – mais nous aurons davantage de chances de récupérer un matériel de laboratoire intact. Avec ça et mes propres connaissances en la matière, j'estime pouvoir venir à bout de toutes les difficultés. » 
— « Vous n'y arriverez jamais. » 
— « Je prétends que si. Et quand bien même j'échouerais, je préfère voir périr notre race que de laisser l'homme reprendre le dessus ! » 
La colère faisait trembler les paroles de Miss Denis dont le visage virait au pourpre. Miller répondit d'un ton calme : 
— « J'admets volontiers que vous ayez des raisons de vous plaindre. Mais enfin, je pense que nous pourrions pousser la question plus à fond, parvenir à nous mettre…» 
— « Non ! Nous nous sommes dit tout ce qu'il y avait à dire. Au large, maintenant ! » 
— « Je ne m'en irai pas. » 
Miss Denis ne fit qu'un bond vers les sacs et saisit un épieu.  
— « En garde, mes enfants ! » lança-t-elle. 
Les petites, qui ne quittaient toujours pas Miller des yeux, eurent une seconde d'hésitation. Puis, obéissant à la forte personnalité de l'ex-professeur de bonne tenue, elles ouvrirent leurs sacs d'où elles retirèrent des pierres à poignées. On les sentait très excitées, soudain. Elles attendirent, guettant Miss Denis du regard. 
— « Pour la dernière fois, allez-vous partir ? » 
— « Non ! » 
— « Lapidez-le ! » 
Une grêle de projectiles siffla en direction de Miller. Il fit demi-tour pour protéger son compteur, se sentit frappé au dos, aux jambes… Non. Ce n'était pas possible, pas croyable ! Ces petites, ces jeunes filles qu'il aimait (Suzie, surtout), n'allaient pas le lapider ! Elles allaient s'arrêter, regretter, avoir honte. Or, cela ne faisait au contraire que redoubler. Une pierre l'atteignit à la tête, l'assommant presque. Il se retourna, fit face de nouveau, se rua en avant, évita le coup d'épieu maladroit que lui destinait Miss Denis, empoigna la pointe menaçante de la main gauche, tira, lutta. 
Il faillit réussir à s'emparer de l'arme – mais avec sa carrure, la doyenne demeurait la plus forte. Elle libéra l'épieu d'une secousse, puis abattit son extrémité arrondie sur le crâne de Miller. Et les petites applaudirent ! 
Il se trouvait maintenant à genoux, pris sous l'avalanche de pierres qui pleuvaient toujours autour de lui. La pointe d'un autre épieu le frappa entre les côtes. Il roula dans la poussière pour y échapper, se releva… 
— « À mort ! » vociférait Miss Denis. « À mort l'être immonde ! » 
Rouges d'excitation, les jeunes personnes coururent sus à l'ennemi. 
Pour la seconde fois, Miller sentit un épieu lui labourer le flanc. Alors il lâcha pied et s'enfuit. 
Il ne sut jamais combien de temps il courut, fuyant à travers la pénombre verte des sous-bois. Un moment vint où le souffle lui manqua. Il fit deux pas encore, s'arrêta, tira son couteau – mais personne ne le suivait. 
Il se laissa tomber sur le sol, essayant de rassembler ses idées qui flottaient à vau-l'eau. Cette horrible femme, cette Miss Denis… une folle, parbleu ! Une vieille invertie, une lesbienne à tout crin. Folle à lier ! Et elles, les petites ? Miller s'obstinait à penser qu'elles n'avaient pas voulu lui faire de mal. Elles l'aimaient peut-être, mais la vieille chienne les tenait sous son influence. 
Puis il s'inspecta et à son grand soulagement constata qu'il n'avait perdu ni compteur ni lunettes dans la bataille. Une chance, car sans eux il lui aurait été difficile de retrouver son chemin. 
Il avait toujours pensé que les gens gardaient un brin de folie en tête. Il aurait donc dû s'attendre à tout, comprendre que les survivants du grand holocauste atomique seraient encore plus fous qu'avant. Mais bon sang, quelle vieille folle ! Aller s'imaginer que l'homme n'était plus qu'une espèce éteinte… 
Il ressentit un choc intérieur, car il s'apercevait soudain qu'il pouvait très bien, lui aussi, imaginer la chose. Après tout, combien étaient-ils d'hommes à avoir survécu ? Combien étaient-elles de femmes ? Et parmi ces hypothétiques survivants, combien disposaient de compteurs Geiger, combien avaient pu venir à bout des difficultés, des dangers dressés sur leur route ? 
Et puis, que lui importait ? Il n'était pas responsable de la race humaine. Il avait commis la bêtise de libérer les démons de l'espoir et du désir, ces démons dont il allait maintenant falloir triompher une fois de plus. Mais il y arriverait. Il finirait ses jours au milieu de ses livres, parmi ses œuvres d'art. Peut-être serait-il ainsi le dernier homme véritablement civilisé… 
Civilisé… Miller se rappela les visages de Suzie et de ses compagnes, l'expression féline des grands yeux fixés sur lui. Il frémit. Quel malheur de n'avoir pu aboutir à un accord avec cette folle de Miss Denis ! Mais vu les circonstances, il n'y avait rien à faire… 
… Sinon rejeter d'un bloc tous ses principes. 
Saurait-il s'y résoudre ? Il regarda le couteau qu'il tenait toujours, et se sentit frissonner sous le poids de ses démons. Ses doigts se crispèrent, étreignirent plus solidement le manche de corne… 
Une minute plus tard, le dernier civilisé avait disparu de la surface du globe. Avec lui périssaient le dernier des pacifistes, le dernier des objecteurs de conscience, le dernier des amateurs d'art, le dernier des bibliophiles. À la place de ces figures admirables, se dressait Miller, couteau au poing et promenant tout autour de lui, de par la forêt, un regard farouche qui cherchait quelque chose. 
Cette chose, il la trouva : une grosse branche abattue par la foudre, longue de près d'un mètre, et qu'il eut vite fait de dépouiller de ses rameaux. 
Miss Denis n'allait pas tarder à voir surgir devant elle, hirsute, sale, puant et massue brandie, le condensé horrible de l'abominable espèce mâle tout entière. Il espéra qu'elle aurait néanmoins le temps de comprendre, de se rendre compte que c'était elle-même qui avait ressuscité la brute des cavernes : ce serait pour elle une véritable révélation. 
Et peu après, les quatre jeunes personnes eurent également leur part de révélation. Suzie, surtout. 
(Traduit par René Lathière.)

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Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
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