Et s’il n’en reste qu’un… - POUL ANDERSON
Et s’il n’en reste qu’un… - POUL ANDERSON
Dans la présente compétition entre socialisme et libre entreprise, on oublie que la lutte ne se terminera pas forcément par la victoire de l'un des deux clans. Poul Anderson nous montre une société future qui ne correspond exactement à aucune des prophéties faites jusqu'ici : une société qui n'est ni capitaliste ni communiste, mais où l'un et l'autre système apparaissent comme périmés. La science-fiction en principe ne fait pas de politique. Mais cela ne veut pas dire qu'elle doive s'abstenir de marquer la vanité de nos querelles politiques, ni le fait qu'elles sont peut-être appelées à disparaître un jour.
Je me souviens d'un vieux fou qui habitait dans notre ville, du temps où je n'étais encore qu'un gamin de neuf ans. Un très vieil homme, presque centenaire je crois, et qui avait perdu tous ses parents – mais à cette époque, on trouvait encore dans chaque cité quelques vieilles gens n'appartenant à aucune famille.
L'Oncle Jim n'avait plus sa tête, mais il était inoffensif. Il travaillait à réparer nos chaussures. Son échoppe donnait devant sa maison, toujours reluisante de propreté, et quand nous étions là à respirer la bonne odeur des cuirs, nous pouvions apercevoir, par la porte de derrière, la pièce où il vivait. Il n'avait pas beaucoup de livres, mais tous ses rayons étaient bourrés de grandes brochures recouvertes de plastique, des brochures aussi vieilles que lui, toutes déchirées et jaunies par les ans. Ses revues, comme il les appelait. Lorsque nous étions sages, nous les gosses, il lui arrivait de nous les laisser feuilleter pour regarder les illustrations, mais nous devions en prendre soin. Par la suite, après sa mort, j'ai eu l'occasion d'en lire les textes. Ils n'avaient aucun sens, et je sais que personne n'irait se mettre martel en tête pour toutes ces choses auxquelles les bonshommes de ses revues attachaient tant d'importance. Il possédait aussi un gros poste de télévision datant du déluge, mais je n'ai jamais compris pourquoi il le gardait, alors qu'il n'y avait rien à recevoir, sinon les avis officiels, et que la ville disposait d'un excellent appareil convenant parfaitement à cet usage. Enfin, c'était son idée. Il était fou.
Chaque jour nous voyions sa longue silhouette toute raide partir en promenade matinale dans Main Street. Les Arbres étaient suffisamment hauts en cet endroit pour former une voûte d'ombre au-dessus de la rue et semer le soleil par petites taches claires sur le trottoir. L'Oncle Jim avait toujours sur lui ses habits d'un autre âge. Il ne les ôtait jamais, quelle que soit la chaleur – et chez nous, dans l'Ohio, les étés peuvent être torrides. Il portait invariablement une chemise blanche tout effrangée dont le col usé lui étranglait le cou, une culotte qui descendait jusqu'à ses talons, une espèce de petit manteau étriqué et des chaussures dans lesquelles ses pieds devaient se trouver trop serrés. C'était laid, mais il fallait voir le soin qu'il en prenait.
Nous étions gosses, donc cruels. À ne jamais le voir sans vêtements, nous avions d'abord pensé qu'il voulait cacher quelques affreuse difformité, et nous ne nous privions pas de nous moquer de lui. Mais John, le frère de ma tante, y mit le holà, et du reste, l'Oncle Jim ne nous en voulait pas. Il avait même coutume de nous régaler de caramels de sa propre fabrication, jusqu'au jour où le dentiste de la ville poussa les hauts cris. Nous eûmes alors une explication sérieuse avec nos pères qui nous apprirent que le sucre gâtait les dents.
Nous avions fini par conclure que l'Oncle Jim (nous disions « oncle » tout court, sans préciser de quel côté il était l'oncle de quelqu'un, puisqu'en fait il ne l'était de personne) portait tous ces vêtements comme une sorte de décor, destiné à mettre en valeur un bouton sur lequel on lisait : « votez Villard ». Un jour que je lui demandais ce que cela signifiait, il me répondit que Villard avait été le dernier Président Républicain des États-Unis, un très grand homme qui avait voulu empêcher le désastre ; mais qu'il était arrivé trop tard au pouvoir, les gens étant déjà trop enlisés dans leur aveulissement. Cela faisait beaucoup de choses pour une petite caboche de neuf ans. Même à présent je ne comprends pas très bien ce qu'il voulait dire – sinon qu'autrefois les villes n'avaient pas leur propre gouvernement et que le pays se divisait en deux groupes ; ces groupes n'étaient même pas des clans, mais chacun d'eux désignait presque à tour de rôle un Président qui n'était pas seulement un arbitre entre les villes et les États ; il s'occupait de tout.
L'Oncle Jim descendait d'abord Main Street en passant devant la Mairie et l'usine d'énergie solaire. Il tournait ensuite à la fontaine, longeait la maison de mon grand-oncle paternel Conrad et se retrouvait à la sortie de la ville, au-delà de laquelle les champs et les Arbres ondulaient vers la ligne ténue de l'horizon. Il s'arrêtait ensuite à l'aérodrome et revenait par chez Joseph Arakélian. Il ne manquait jamais, au passage, de jeter sur les métiers à main son petit coup d'œil que ponctuait un ricanement méprisant, ni de dire son mot sur les machines automatiques d'autrefois. J'ignore ce qu'il avait contre les métiers, d'autant que le tissage de Joseph était renommé dans toute la ville. De même, il fallait toujours qu'il dénigre « ce trou à rats d'aérodrome » et les six hélicoptères de la ville, ce qui était injuste : nous avions là un très bon terrain, revêtu de plaques de ciment arrachées à l'ancienne grand-route ; quant aux hélicoptères, ils suffisaient bien largement à nos plus longs voyages. Dans une ville comme la nôtre, à l'époque dont je parle, on ne voyait jamais plus de six groupes de personnes se déplacer en même temps.
Mais c'est du Communiste que je voulais vous parler.
On était au printemps. La neige avait fondu, la terre séchait et nos fermiers faisaient les premières semailles de l'année. Le reste de la ville s'affairait joyeusement aux préparatifs de la Fête. On cuisait, on cuisinait, on respirait les fumets délectables ; les femmes se passaient les bonnes recettes de porte à porte ; les artisans clouaient, sciaient, soudaient ; les fils à sécher le linge ployaient sous les vêtements du dimanche tout frais sortis des coffres d'hiver ; et main dans la main, les promis se chuchotaient leur bonheur anticipé. Quant à moi, en compagnie de Red, de Bob et de Stinky, je jouais aux billes près de l'aérodrome. Nous préférions habituellement la pichenette, mais certains gosses ayant imaginé de viser les Arbres, les Anciens avaient décidé qu'aucun enfant n'aurait le droit d'avoir un couteau sur lui sans la surveillance d'une grande personne.
Ainsi jouissions-nous de la douceur d'une belle matinée de printemps sous la haute voussure d'un ciel bleu où le soleil jouait avec les petits nuages blancs, et les premières promesses de verdure, chantées par le vent, nous arrivaient d'au-delà des collines. Nos billes partaient, roulaient, faisaient mouche, chassaient la poussière ; la brise venue du sud glissait comme une caresse sur ma peau, sur mes cheveux, sur la terre, sur la saison, et nous étions jeunes.
Nous nous apprêtions à ramasser les billes pour aller ensuite chercher nos carabines et débusquer les lapins dans les bois, quand deux ombres s'interposèrent entre nous et le soleil. C'était l'oncle Jim accompagné de mon cousin maternel Andy. Le vieil homme avait un long manteau par dessus tous ses autres vêtements, ce qui ne l'empêchait pas de grelotter, et ses mains appuyées sur sa canne étaient toutes bleues de froid. Andy portait un kilt, à cause des poches, et il avait des sandales aux pieds. Mon cousin maternel, un solide gaillard de quarante ans était l'ingénieur de notre ville, mais jadis, avant ma naissance, il avait fait partie d'une expédition sur Mars ; de sorte que nos imaginations d'enfants faisaient de lui notre héros et que nous n'arrivions pas à comprendre qu'il ne fût pas plutôt devenu un corsaire de fière mine. Il ne devait pas avoir moins de trois mille bouquins chez lui, soit plus du double de ce que possédaient en moyenne les autres habitants de la ville. On le voyait également très souvent avec l'Oncle Jim, ce qui ne manquait pas de m'intriguer. Je me rends compte à présent qu'il s'efforçait d'apprendre par la bouche du vieil homme le plus de choses possible sur les événements du passé. Pas le passé sans vie que l'on trouve figé dans les livres d'histoire, mais la façon dont vivaient les gens de jadis.
En voyant notre petit groupe à quatre pattes, l'Oncle Jim soupira :
« Vous n'avez rien sur le dos, les enfants. Vous allez attraper la mort. » Sa voix était fluette, mais ne tremblait pas comme le reste de sa personne. Depuis si longtemps qu'il vivait tout seul, il avait dû apprendre à se maîtriser.
— « Allons donc ! » sourit Andy. « Je parie qu'il y a au moins quinze degrés au soleil. »
— « On va à la chasse, tu sais, » déclarai-je fièrement. « Je t'apporterai mon lapin et ta femme pourra nous mijoter une gibelotte. » Comme tous les enfants, j'étais aussi souvent chez les divers alliés de la famille que chez mes parents, mais j'avais une préférence marquée pour la maison d'Andy. Sa femme cuisinait à merveille, on en trouvait peu comme son fils aîné pour jouer de la guitare et sa fille était à peu près de ma force aux échecs – ni trop forte ni trop faible.
J'avais été ce jour-là le grand gagnant de la partie ; ce fut donc moi qui rendis leurs billes aux perdants. L'Oncle Jim qui nous regardait faire hocha la tête : « Lorsque j'étais petit, » dit-il, « nous jouions pour de bon. »
— « Et qu'est-ce qu'on faisait quand le meilleur avait gagné toutes les billes de la ville ? » demanda Stinky. « C'est difficile à fabriquer, Oncle Jim, une bille bien ronde. Moi, en tout cas, je n'arriverais pas à remplacer toutes celles que je perdrais. »
— « De mon temps, tu aurais pu en acheter d'autres. Il y avait de grands magasins où l'on pouvait acheter de tout. »
— « Mais qui est-ce qui fabriquait toutes ces billes ? »
— « Il y avait des usines qui…»
Des usines, je vous demande un peu ! Des adultes, des hommes passant leur temps à mouler des billes de verre coloré !
Nous allions nous esquiver tous les quatre, quand le Communiste apparut. Nous le vîmes déboucher de derrière le bouquet d'Arbres situé en bordure des quatre-vingt hectares nord qui, cette année-là, étaient mis en herbages. Il marchait sur la route de Middleton dont la poussière se soulevait à chacun de ses pas. Il allait pieds nus.
L'arrivée d'un étranger en ville, c'est toujours un événement. Les gosses que nous étions firent mine de courir tout de suite à son devant. Il fallut qu'Andy nous arrête d'un mot péremptoire et nous rappelle que le voyageur avait droit à un accueil courtois. Nous nous contentâmes donc de l'attendre sur place en ouvrant des yeux ronds.
Un étranger, oui, mais bien calamiteux. Aussi grand et aussi maigre que l'Oncle Jim, il portait une cape réduite à quelques lambeaux qui pendaient sur une poitrine dont on aurait pu compter les côtes. Il n'avait plus un seul cheveu et son visage était mangé d'une barbe blanche tout agglomérée de crasse et de poussière, qui lui descendait jusqu'à la taille. Il avançait lentement, très lentement, chacun de ses pas l'arc-boutant lourdement sur un bâton, lourd comme le Malheur, et tout enfant que j'étais, je sentais la solitude, l'abandon peser de tout leur poids sur ses épaules décharnées.
Andy fit un pas à sa rencontre et s'inclina devant lui : « Je vous salue et vous souhaite la bienvenue, Citoyen. Je suis Andrew Jackson Welles, ingénieur de cette ville. Au nom de ses Habitants je vous invite à y séjourner, vous y reposer et vous y restaurer. » Ces mots d'accueil, il ne se contenta pas de les débiter à la va-vite comme il l'eût fait pour une vieille connaissance. Il les articula lentement, d'une voix forte.
Alors l'Oncle Jim sourit, d'un sourire dont la chaleur faisait songer à la caresse réchauffante du printemps après un long, très long hiver. Parce que cet étranger était aussi vieux que lui, et né comme lui dans un monde dont nul n'avait gardé le souvenir. La main tendue, il clopina vers l'arrivant : « Bonjour, monsieur, » dit-il. « Je m'appelle Robbins. Ravi de vous connaître. » On n'avait vraiment pas de bonnes manières, de son temps.
— « Merci, Camarade Welles, merci, Camarade Robbins. » La réponse de l'étranger s'accompagnait d'un sourire qui se perdit dans la broussaille de sa barbe. « Je m'appelle Harry Miller. »
— « Camarade ? » L'Oncle Jim répétait le mot lentement, comme s'il se fût agi d'un mot entendu dans un cauchemar. En même temps il retirait la main offerte. « Camarade… Que voulez-vous dire ? »
Le nouveau venu se redressa brusquement sur son bâton. Le regard qu'il nous décocha me fit peur, « Rien d'autre que ce que j'ai dit, » rétorqua-t-il. « Je n'ai pas à m'en cacher. Je suis Harry Miller, du Parti Communiste des États-Unis d'Amérique ! »
L'Oncle Jim avala une ample gorgée d'air. « Mais…» Il bégayait. « Mais je… je croyais qu'à tout le moins… Je croyais que vous étiez tous morts… vous et tous les pourceaux de votre espèce…»
— « Allons, cela suffit, » intervint Andy. « Je vous demande pardon, Citoyen Miller, mais notre ami est… euh… n'a plus toute sa tête. Ne prenez pas ce qu'il dit pour une insulte personnelle, je vous en prie. »
Miller eut un petit ricanement farouche : « Oh ! ça me laisse froid. On m'en a dit bien d'autres. »
— « Et vous le méritiez ! » Jamais encore je n'avais vu l'Oncle Jim en colère. Jamais je n'avais vu ce visage de vieillard rouge de fureur, cette canne dont la pointe martelait la poussière, « Andy, cet… cet homme n'est qu'un traître ! Un traître, m'entendez-vous ? Un agent de l'étranger ! »
— « Vous voulez dire que vous vous êtes enfui de Russie ? » murmura Andy. Aussitôt nous nous rapprochâmes tous les quatre d'un seul mouvement, d'une seule oreille. Un étranger venant d'un autre pays, cela ne se rencontrait pas souvent.
— « Non, » répondit Miller, « non, je viens de Pittsburgh. Je n'ai jamais été en Russie, je n'ai pas voulu. C'est trop affreux, là-bas… Et dire qu'ils ont eu le Communisme, autrefois. »
— « Je ne savais pas qu'il restait encore des gens à Pittsburgh, » s'étonna Andy. « J'y suis allé l'autre année avec une équipe de récupération, pour le cuivre et l'acier. C'est tout juste si l'on y a vu des oiseaux. »
— « Il en reste. Un peu. Très peu seulement. Ma femme et moi… Mais elle est morte, et je n'ai pu me résoudre à rester seul au milieu d'une ville qui tombe en ruine. J'ai pris la route…»
— « Et une route que vous allez pouvoir reprendre dans l'autre sens ! » gronda l'Oncle Jim.
— « Voyons, restez tranquille, » pria Andy. « Venez avec nous, Citoyen Miller… ou Camarade Miller, si vous préférez. Puis-je vous offrir une place sous mon toit ? »
À ces mots, l'Oncle Jim l'empoigna par le bras, secoué en même temps d'un tremblement de tout son être, comme une feuille morte que malmènent sans pitié les bises d'automne : « Non ! » s'écria-t-il. « Non, Andy, c'est impossible, vous ne pouvez pas, vous n'avez pas le droit ! Vous ne comprenez donc pas qu'il va vous contaminer, vous pervertir ? Vous ne voyez donc pas qu'ils finiront par faire de nous leurs esclaves, lui et sa clique de bandits ? »
— « M'est avis, Mr. Robbins, » rétorqua Miller, « que vous n'êtes pas le dernier à contaminer les esprits. »
L'Oncle Jim demeura un instant immobile, la tête très basse. Je vis des larmes briller sous ses paupières. Des larmes furtives, des larmes de vieil homme. Puis il se redressa, et l'orgueil fit vibrer ses paroles : « Je suis un Républicain. »
— « Je m'en doutais. » Le Communiste regardait tout autour de lui – l'aérodrome, les Arbres, les terres – en hochant la tête à petits coups, comme s'il opinait pour lui seul : « Réalisations typiques de la pseudo-culture bourgeoise. Voyez-moi ces hommes… chacun avec son petit tracteur bien à lui, son champ bien à lui et son petit égoïsme bien à lui, dont il ne démordra pas…»
Andy se gratta la tête : « De quoi parlez-vous donc, Citoyen ? Ces tracteurs sont ceux de la ville. Qui donc irait se compliquer l'existence avec un tracteur, une charrue ou une moissonneuse dont il aurait lui-même à assurer l'entretien ? »
— « Oh ! vous…» Les yeux caves du Communiste eurent une lueur émerveillée, et ses mains se tendirent à demi vers Andy. Des mains usées par les ans, qui n'avaient plus qu'une peau desséchée sur les os. « Vous voulez dire que vous travaillez la terre en collectivité ? »
— « Ma foi, non. À quoi diable cela nous servirait-il ? Un homme a bien le droit de disposer de ses propres récoltes, non ? »
— « Ainsi, » s'emporta le vieillard, « ces terres qui devraient appartenir à tout le monde, qui devraient être le bien de la communauté, ces terres sont partagées entre ces koulaks ! »
— « Mais bon sang, comment voulez-vous que la terre puisse appartenir à qui que ce soit ? La terre, c'est… c'est la terre, quoi ! On ne peut pas fourrer deux hectares de cultures dans sa poche et filer avec, tout de même ! » Andy s'arrêta, reprit son souffle, puis : « Vous avez dû rester un bon bout de temps sans nouvelles de rien, à Pittsburg… Vous viviez de cette nourriture en boîtes qu'on préparait autrefois, hein ? C'est bien ce que je pensais. Tout s'explique. Écoutez-moi, vous voyez ce champ, là-bas ? Mon cousin maternel Glenn est en train d'y semer du blé. Ce blé est à lui, il lui appartient et il pourra l'échanger contre toute autre denrée dont il aura besoin. Mais l'an prochain, pour que le sol ne s'appauvrisse pas, on sèmera de la luzerne à la place et c'est Willy, le fils de ma sœur qui s'en occupera. Quant aux fruits et aux légumes de jardin, nous avons presque tous un lopin que nous cultivons nous-mêmes, juste pour nous donner un peu d'exercice tous les jours. »
La lueur qui s'était allumée dans le regard de l'étranger s'éteignit. « C'est insensé…» marmotta-t-il, et je pouvais me rendre compte, à sa voix, à quel point la fatigue l'écrasait. Il avait dû marcher longtemps, pour venir de si loin. Marcher très longtemps, et se nourrir de rogatons mendiés auprès des nomades et des Fermiers Isolés.
— « Entièrement d'accord, » intervint l'Oncle Jim en esquissant un petit sourire sans joie. « Du temps de mon père…» commença-t-il, mais il serra les lèvres et se tut derechef. Son père était mort en Corée, je le savais. L'Oncle Jim n'était encore qu'un bébé à l'époque de cette guerre. Il avait survécu, restant seul à conserver vivants le souvenir et le sombre orgueil de cette fin. Je me rappelai les leçons du Citoyen Levinsohn, l'homme qui connaissait le mieux l'histoire de notre ville. Je frémis. Un communiste ! Les Communistes qui avaient tué, qui avaient torturé des Américains… et celui-ci qui n'était pourtant qu'un très vieil homme, une loque humaine incapable de tuer une mouche… Tout cela était bien bizarre.
Nous nous mîmes en route vers la Mairie. Les gens nous apercevaient, s'attroupaient sur notre passage et se communiquaient leurs impressions à mi-voix, sans outrepasser les limites de la courtoisie due à un étranger. Et nous autres – Red, Bob, Stinky et moi – nous trottions tout de suite derrière Miller, derrière un Communiste, un vrai, en chair et en os, sous les yeux admiratifs des autres gosses.
Lorsque nous passâmes devant le tissage, toute la famille et tous les apprentis de Joseph se massèrent au bord du trottoir en ouvrant des yeux comme des soucoupes. Miller les regarda et cracha à ses pieds : « Je suppose que tous ces gens sont gagés ! » ricana-t-il.
— « Vous ne vous attendez tout de même pas à ce qu'ils travaillent pour rien ? » rétorqua Andy.
— « Ils devraient travailler pour la communauté. »
— « Mais c'est ce qu'ils font ! Chaque fois que quelqu'un a besoin d'un vêtement ou d'une couverture, Joseph rassemble sa maisonnée et tout le monde se met aux métiers. Et ce qu'on lui achète est de bien meilleure qualité que ce que les femmes pourraient faire elles-mêmes à la maison. »
— « Oh ! j'ai connu cela. Le bourgeois exploiteur…»
— « Si seulement il en était ainsi…» grommela l'Oncle Jim entre ses dents.
— « C'est ce que tu voudrais, hein ? » coupa Miller hargneusement.
— « Rassurez-vous, c'est loin d'être le cas. Les gens n'ont plus aucun ressort. Plus d'émulation. Plus le moindre désir d'améliorer leur niveau de vie. Plus rien… On se contente d'acheter ce dont on a besoin, de porter les mêmes vêtements tant qu'ils tiennent bon… et c'est forcé de continuer comme cela un fichu bout de temps. » L'Oncle Jim brandit sa canne au-dessus de sa tête. « Je vous le répète, Andy : ce pays est en pleine décadence ! L'économie piétine, stagne, et voilà où en est réduit le commerce : deux ou trois misérables boutiques, et les gens fabriquant eux-mêmes ce qu'autrefois ils achetaient ! »
— « J'estime pour ma part que nous sommes correctement nourris, vêtus et logés, » remarqua Andy.
— « Mais où est votre… votre énergie, votre cran, à la fin ? Qu'est devenu cet élan, qu'est devenu cet enthousiasme qui ont fait la grandeur de l'Amérique ? Ouvrez les yeux, Andy ! Votre femme porte le même modèle de robe que portait déjà sa mère, et vous vous servez d'hélicos qui datent du temps de vos parents. Vous ne désirez donc rien de mieux ? »
— « Nos machines sont bien assez bonnes comme elles sont. » Andy répondait d'une voix lassée. C'était là l'éternel sujet de discussion entre le vieillard et lui, alors que le Communiste représentait un élément nouveau. Puis je vis la cape loqueteuse de Miller s'engouffrer chez Si Johansen, notre menuisier-charpentier, et nous suivîmes tous.
Si était en train d'assembler une commode pour George Hulme qui devait se marier au printemps. Il avait lâché ses outils et répondait poliment au vieillard :
— « Oui… oui, Citoyen… Bien sûr, que je travaille ici… M'organiser ? Mais pourquoi ?… Sur le plan social, vous dites ? Mais mes apprentis en ont déjà bien assez comme ça, du social ! Tous les trois jours, qu'ils se reposent, ou pas loin… Ah ! pour ça non, ils ne sont pas opprimés. Des garçons de ma famille, bon sang !… Mais chacun a de bons meubles, ici ! Sauf, bien sûr, si le menuisier est un bon à rien ou s'il est trop fier pour se faire aider par…»
— « Mais les autres peuples du monde ? » s'écriait Miller. « Les autres peuples ? N'as-tu donc pas de cœur, l'ami ? Que fais-tu des péones mexicains, hein ? »
Si Johansen haussa les épaules : « Ce que j'en fais ? Ma foi, si ça leur plaît de se débrouiller autrement que nous, c'est leur affaire. » Sur ce, il abandonna sa fraise électrique et cria aux apprentis que la journée était finie. Notez qu'ils seraient aussi bien partis sans qu'il y ait rien besoin de leur dire, naturellement, mais notre menuisier se donnait volontiers des petits airs de patron.
Andy entreprit de faire sortir Miller de l'atelier, puis nous continuâmes jusqu'à la Mairie où le Maire, qui revenait des champs, nous accueillit. Comme on annonçait du beau temps pour toute la semaine, chacun fut d'accord pour décider qu'il n'était pas besoin d'activer les semailles, et que l'après-midi serait consacré à fêter l'arrivée de notre hôte.
— « Tas de fainéants ! » fulmina l'Oncle Jim. « Dire que vos ancêtres n'auraient pas lâché un travail avant de l'avoir achevé ! »
— « Nos semailles seront terminées en temps voulu, Jim, » répondit le Maire sur le ton que l'on prend pour parler à un bébé « À quoi bon se précipiter ? »
— « À quoi bon ? Mais à faire avancer le travail, à terminer ce que l'on a entrepris pour passer à autre chose ! Produire mieux pour vivre mieux ! »
— « Pour mieux profiter à ceux qui vous exploitent, oui ! » ricana Miller. Il restait debout sur le perron de la Mairie, tel un vieux coq de combat en colère.
L'ahurissement du Maire n'eut d'égal que le nôtre : « Ceux qui nous exploitent ? De qui voulez-vous parler ? »
— « D'eux… des gros hommes d'affaires, des requins de la…»
— « Il n'y a plus de gros hommes d'affaires, » dit l'Oncle Jim, et cette constatation semblait soudain lui rendre un peu de vie. « Nos boutiquiers ?… Non, pas eux : tout ce qu'ils désirent, c'est d'assurer leur subsistance. Ils n'ont jamais su ce qu'était un bénéfice – et ils sont bien trop paresseux pour chercher à s'agrandir. »
— « Mais pourquoi dans ce cas n'avez-vous pas adopté le socialisme ? » Miller regardait tout autour de lui. On aurait dit qu'il cherchait quelque ennemi à l'affût parmi nous. « Chacune de vos familles se contente de vivre repliée sur elle-même. Et la solidarité ? »
— « Nous nous entendons suffisamment bien comme cela, Citoyen, » répondit le Maire. « Nous avons des tribunaux pour régler nos différends. »
— « Vous n'avez donc aucun désir d'aller de l'avant, de marcher vers l'avenir, de…»
— « Nous avons ce qu'il nous faut. » Le Maire se passait une main sur le ventre, « Même si l'on m'y obligeait, je ne pourrais pas manger plus que je ne mange à présent. »
— « Vous pourriez en tout cas être un peu plus vêtu ! » s'écria l'Oncle Jim. Pauvre vieux fou… Je le revois encore en train de gesticuler sur le perron de notre Mairie, dansant devant nous comme une pauvre marionnette au bout de ses fils, « Vous auriez votre automobile, une automobile à vous que vous revendriez chaque année pour acheter le nouveau modèle ! Vous inventeriez d'autres machines, des machines nouvelles qui vous faciliteraient le travail, et…»
— « … Et pour cela, pour toute cette camelote destinée uniquement à la consommation, vous seriez obligés de travailler à vie comme esclaves du capitalisme ! » glapit Miller « Le Peuple doit produire pour le Peuple ! »
Andy et le Maire échangèrent un coup d'œil rapide, « Écoutez, Citoyen, » dit alors mon cousin d'une voix très douce. « Nous, nous n'avons nul besoin de toutes ces choses dont vous parlez. Ce que nous avons déjà nous suffit. À quoi bon se fatiguer à vouloir toujours davantage, quand le printemps nous donne de jolies filles à aimer, et l'automne le cerf à chasser ? Et quand bien même cela serait, m'est avis que nous travaillerions pour nous, mais pas pour un autre, que vous l'appeliez Peuple ou Capitalisme. Asseyons-nous à présent, et tâchez de vous calmer un peu d'ici le déjeuner. »
Cependant, je m'étais faufilé entre les jambes des gens attroupés, et j'entendis Si Johansen grommeler à l'adresse de Joseph Arakélian : « Comprends pas. Qu'est-ce qu'on pourrait bien faire de tant de machines ? Et qu'est-ce que je ferais de mes dix doigts, moi, si l'un de ces sacrés trucs débitait les planches à ma place ? »
Joseph haussa les épaules : « Tout cela me dépasse, Si. Mais s'il fallait que je voie deux personnes porter des culottes de même couleur, taillées de la même façon, je crois que je deviendrais fou. »
— « Dis donc ? » chuchota Red qui était accroupi à côté de moi. « Ça ne serait peut-être pas si mal, ça, d'avoir une automobile comme celles qu'on voit dans les… machins… les magazines de l'Oncle Jim ? »
— « Et où est-ce que t'irais avec ? » demanda Bob.
— « Ben, j'en sais rien, moi. Au Canada, peut-être… Mais que je suis bête ! Si je voulais aller au Canada, j'aurais qu'à demander à papa de louer un hélico, tiens ! »
— « Oui, » approuva Bob. « Et si l'on n'a qu'un petit voyage à faire on peut toujours prendre un cheval, pas vrai ? On n'a pas besoin de ces vieilles automobiles. »
Je me frayai ensuite un passage à travers la foule en direction de la Grand-Place où les femmes dressaient des tables en plein air, sur lesquelles elles déposaient au fur et à mesure les éléments du festin annoncé. Il y avait tellement de monde, autour de la chaise de notre hôte, que je ne pus m'approcher plus près de lui. Mais je réussis à escalader l'Arbre planté au centre de la Place, un grand chêne gris dont je suivis une grosse branche pour me retrouver finalement juste au-dessus de la tête de Miller. Une tête entièrement chauve, dont la peau était toute couverte de taches jaunes. Je la voyais branler sur son cou squelettique. Mais le vieil homme ne cessait de la pointer farouchement dans toutes les directions, et sa voix montait en notes aiguës.
Andy et le Maire se trouvaient à côté de lui, chacun fumant sa pipe. Et il y avait aussi l'Oncle Jim, que les gens avaient laissé passer afin de mieux profiter du spectacle. C'était peut-être un jeu cruel, irréfléchi, mais comment aurions-nous pu prévoir la suite ? L'Oncle Jim avait toujours été si doux, si paisible… et puis, c'était la première fois que nous avions deux fous à la fois dans notre ville.
— « Je n'étais qu'un enfant, à cette époque, » criait le Camarade Miller, « et il y avait encore des réseaux de télévision. Je me souviens des pleurs de ma mère, de ses larmes quand nous avons appris que l'Union Soviétique était dissoute. Ce soir-là, ma mère me fit jurer de ne jamais perdre l'espoir. Et cet espoir, cette foi, je l'ai gardé ! J'ai tenu le serment fait à ma mère et, si je suis maintenant parmi vous, c'est pour vous dire la vérité. La seule vérité, et non un fatras grotesque de mensonges capitalistes ! »
— « Que c'était-il donc passé en Russie ? » lui demanda Ed Mulligan d'un ton surpris. (Mulligan, le psychiatre de la ville, avait étudié à Menninger, dans le Kansas.) « Après tout ce que j'ai lu d'elle dans les livres, je n'aurais jamais pensé que l'Union Soviétique laisserait ses peuples reprendre leur liberté. »
— « Les Communistes ont été corrompus ! » cracha Miller. « Corrompus, pourris par les bourgeois visqueux, par leurs mensonges lubriques et leur argent ! »
— « C'est faux ! » bondit l'Oncle Jim. « Ce sont eux qui ont peu à peu développé leurs propres germes de corruption et d'avilissement. Ainsi en va-t-il de toute tyrannie ! Les Communistes n'avaient pas prévu les modifications profondes qu'entraînerait la technologie nouvelle ; ils l'ont accueillie chez eux sans se méfier, si bien qu'en moins d'une génération leur fameux Rideau de Fer s'est effondré, et qu'ils n'ont plus été écoutés de personne ! »
— « C'est à peu près cela, Jim, » approuva Andy. Il m'aperçut entre les branches de l'Arbre et me fit un petit clin d'œil. « Les choses n'ont pas été aussi simples que vous croyez, les hommes d'alors ont eu recours à la violence, mais en gros c'est bien ce qui est arrivé. Le malheur, c'est que vous ne semblez pas vous rendre compte qu'il en a été exactement de même pour les États-Unis. »
Miller secoua la tête : « Marx a démontré que les progrès de la technique signifient inéluctablement un pas de plus vers le socialisme. Oh ! je sais : notre Cause a reculé, mais le jour approche. »
— « Il se peut que vous ayez raison jusqu'à un certain point, » acquiesça mon cousin maternel. « Mais c'est ce point, voyez-vous, que la science et la technique avaient dépassé. Elles étaient allées trop loin. Peut-être pourrais-je vous en donner une explication assez simple. »
— « Si vous voulez, » bougonna Miller.
— « J'ai eu l'occasion d'étudier cette époque dans les livres. On en était arrivé au point où la technique avait fait de tels progrès, qu'il suffisait d'une faible main-d'œuvre et de très peu de terres cultivées pour nourrir l'ensemble du pays. Des millions d'hectares tombèrent en friche, on pouvait les acheter pour une bouchée de pain. Cependant, les grandes cités étaient grevées d'impôts et saturées de leur propre commerce intérieur. Puis ce furent la découverte de l'énergie solaire à faible prix de revient et l'invention de l'accumulateur à grande puissance. Ces deux éléments permirent bientôt à un homme de subvenir presque entièrement à ses propres besoins, sans s'inquiéter de payer ou de faire payer à autrui les prix démesurés qu'exigeait un système économique où tout commerce était subventionné aux frais du contribuable. De même, l'homme put bientôt réduire son propre revenu au point de n'avoir presque plus d'impôts à payer : il vivait donc réellement mieux pour une somme de travail moindre.
» Or, les gens eurent de plus en plus tendance à abandonner leurs grandes cités pour aller former de petites communautés rurales. Du fait qu'ils consommaient moins, une crise ne tarda pas à se produire, et cette crise ne fit qu'accélérer le départ des gens des villes. Un jour vint où les grandes entreprises et les dirigeants de l'organisation du travail se rendirent compte de ce qui allait se passer à brève échéance ; ils tentèrent alors de faire adopter des lois contre ce qu'ils appelaient des pratiques anti-américaines. Mais il était maintenant trop tard : personne ne les suivit. Tous ces changements s'étaient faits petit à petit, progressivement, voyez-vous. Mais enfin ils avaient eu lieu, et je crois au total que nous sommes plus heureux à présent que ne le furent les gens d'alors. »
— « Grotesque ! » s'écria Miller. « Le capitalisme a fait faillite, je vous l'accorde : Marx le prévoyait déjà, voici deux cents ans. Mais son influence perverse est demeurée si forte qu'au lieu de progresser vers le collectivisme, vous retournez à l'état de paysans ! »
— « S'il vous plaît…» intervint le Maire. Je voyais qu'il s'était rembruni et je me dis que, probablement, les « paysans » ne devaient pas être des Citoyens, « Je crois… hum… que nous pourrions peut-être entendre quelques chansons pour passer le temps avant le repas ? »
Il lui restait bien peu de voix, et ce peu ne valait guère la peine qu'on en parle ; néanmoins, la courtoisie exigeait que Miller fût prié de chanter le premier. Il se leva donc et chevrota quelque chose où il était question de « partisans ». L'air était joli, mais je me rendais bien compte malgré mon jeune âge que les vers ne valaient rien. C'était une banale disposition enfantine en a-b-a-b, sans même une double métaphore. Et puis, comment pouvait-on s'intéresser aux aventures d'une poignée de vagabonds alors qu'il y a tant de beaux refrains de chasse et de poèmes épiques chantant les héros des navigations interplanétaires ? Je fus bien content qu'Andy prenne la suite pour nous envoyer quelques couplets pleins de fougue.
Le femmes vinrent annoncer que le déjeuner était prêt. Je me laissai glisser en bas de l'Arbre et pris un escabeau à proximité. Le Camarade Miller et l'Oncle Jim ne cessèrent de tout le repas d'échanger des regards haineux par-dessus la table ; mais jusqu'au moment où tout le monde se leva, deux heures plus tard, ni l'un ni l'autre ne prononça plus un mot. Depuis qu'ils savaient que l'étranger avait passé toute sa vie terré dans les ruines d'une grande cité, les gens semblaient s'être désintéressés de lui et chacun s'éloigna à droite ou à gauche pour organiser les danses et les jeux. Seul Andy resta – non qu'il y tînt spécialement, mais Miller était son hôte.
Le Communiste eut un long soupir en se levant : « Vous avez été très bon pour moi, » murmura-t-il.
— « Je croyais que nous n'étions qu'un ramassis de sales capitalistes ? » ricana l'Oncle Jim.
— « C'est à l'homme que je m'intéresse, » rétorqua Miller, « À l'homme, où qu'il se trouve et quelles que soient les conditions dans lesquelles on le force à vivre. »
— « L'homme ! » L'Oncle Jim élevait la voix en brandissant de nouveau sa canne. « Vous osez prétendre vous intéresser aux hommes, vous qui n'avez fait que les massacrer ou en faire des esclaves ? »
— « Ah ! ne revenez plus là-dessus, Jim, » pria Andy. « C'est de l'histoire ancienne, tout cela. Qui voulez-vous qui s'y intéresse à présent ? »
— « Moi, je m'y intéresse, moi ! » s'écria le vieil homme d'une voix où naissait un sanglot ; mais c'était Miller qu'il regardait, et vers lequel il clopinait, les mains en forme de griffes. « Ils ont tué mon père ! Mon père et des milliers d'hommes qui sont morts comme lui… pour un idéal ! Et vous, ça ne vous intéresse pas, vous vous en moquez ! Vous n'avez plus rien dans le ventre, tous autant que vous êtes ! »
Je restais cloué au pied de l'Arbre, sentant sous ma main appuyée le contact rassurant de l'écorce rugueuse. J'avais un peu peur, parce que je ne comprenais pas. Andy, que l'institut de Recherches des Villes-Unies envoyait jadis sur la longue route noire qui allait jusqu'à Mars… un lâche, lui ? Sûrement pas. Ni mon père, que je voyais toujours si bon et plein de gaieté. Ils ne manquaient sûrement pas de cran. Mais alors, de quoi étions-nous censés manquer ?
— « C'est toi ! » hurlait Miller à son tour. « C'est toi qui leur as vidé le ventre en les étripant ! Toi et tes pareils, valets, lécheurs de bottes qui rampiez à plat ventre devant le capitalisme ! C'est vous qui avez assassiné les prolétaires, vous qui avez enchaîné leurs fils dans des syndicats menteurs, et qui… et… et les Mexicains, hein ? Qu'en dis-tu ? »
Andy voulut s'interposer et le bâton brandi par Miller l'atteignit à la tête. Il recula, essuyant son sang, réduit à l'impuissance devant les deux vieux déments qui continuaient à se hurler leurs injures. Il ne pouvait user de sa force. Il aurait risqué de les blesser.
Peut-être, à ce moment-là, comprit-il. « Entendu, Citoyens, » leur dit-il très vite. « C'est entendu, nous vous écouterons ! Vous irez ce soir à la Mairie, où vous pourrez discuter à fond. Nous y serons tous, et…»
Mais c'était trop tard : l'Oncle Jim et le Camarade Miller étaient déjà en train de se battre. Ils s'étreignaient de leur bras décharnés, leurs yeux noyés des larmes qui leur venaient de n'avoir plus assez de forces pour détruire ce qu'ils haïssaient. Mais je crois à présent que la haine résultait en eux d'un amour frustré. Tous deux nous avaient voué ce même amour étrange, déformé, auquel nous ne répondions pas – auquel nous ne nous intéressions pas.
Andy rassembla quelques hommes et réussit enfin à les séparer. On les emmena chacun d'un côté pour les obliger à dormir un peu, mais lorsque le Docteur Simmons se présenta chez l'Oncle Jim trois heures plus tard, il ne trouva personne ; il en fut de même quand il voulut voir le Communiste.
Je n'ai appris tout cela qu'après, car j'étais descendu jouer à chat perché avec les autres au bord de la rivière, à l'endroit où elle coulait froide et profonde. C'est dans cette même rivière que l'Agent Thompson les retrouva tous les deux le lendemain matin. Personne n'a su ce qui s'était passé. On les avait vus se retrouver sous les Arbres, seuls, à l'heure où s'allumaient les feux de joie et où les Anciens se rassemblaient gaiement autour des hautes flammes claires pendant que les amoureux s'esquivaient en direction des bois. C'est tout ce que l'on a pu savoir. Nous leur avons fait un bel enterrement.
Pendant une semaine ce fut le grand sujet de commentaires de la ville, au point que tout l'Ohio en eut des échos ; puis les langues se fatiguèrent à force, et l'on eut bientôt oublié les deux pauvres vieux fous. C'était l'année où le Clan de la Fraternité prit le pouvoir dans le nord, et les esprits commençaient à s'inquiéter de ce que cela donnerait. Ils l'apprirent au printemps suivant. Les villes firent alors alliance avec les États et, cette fois, ce fut la guerre qui franchit nos collines. Car la clique de la Fraternité ne plantait aucun Arbre, et un tel crime ne pouvait demeurer impuni.
(Traduit par René Lathière.)